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Stanislas Dehaene : la psychologie cognitive, les maths et le langage

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Stanislas Dehaene : la psychologie cognitive, les maths et le langage

Par Marine Van Der Kluft le 30.05.2017 à 15h09
Lecture 2 min.

Stanislas Dehaene est un éminent spécialiste des sciences cognitives. Il parraine la 18e édition du salon Culture et jeux mathématiques qui s'achève ce mardi 29 mai 2017. Entretien en vidéo.

Amoureux des chiffres depuis toujours, Stanislas Dehaene est aujourd’hui professeur au Collège de France, où il est titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale. Directeur de l'unité INSERM-CEA de neuro-imagerie cognitive, il est le parrain de cette 18e édition du salon Culture et Jeux Mathématiques qui s'achève aujourd'hui, mardi 29 mai 2017.

Une rencontre en vidéo avec Stanislas Dehaene
A cette occasion Sciences et Avenir a rencontré Stanislas Dehaene pour un entretien vidéo que nous proposons que visionner ci-dessous. Le chercheur y explique ce qu'est cette fameuse "psychologie cognitive". Il revient aussi sur ce qui lie cette discipline méconnue du grand public et les maths. Stanislas Dehaene confie que "ses recherches exploitent à la fois les méthodes de la psychologie cognitive et de l’imagerie cérébrale" et "notamment sur les circuits de l’arithmétique, de la lecture, du langage parlé, et de l’accès à la conscience dans le cerveau humain".

Stanislas Dehaene : la psychologie cognitive

Le thème de cette édition du salon Culture et Jeux Mathématiques était "Mathématiques et Langage". Un sujet vraiment dans les cordes du psychologue cognitif qui, en plus des maths, s'intéresse aussi au langage. "La compétence mathématique dépend-elle de l’émergence du langage ou fait-on plutôt appel à des intuitions pré-verbales ?"  Une très vieille question, selon Stanislas Dehaene. En psychologie cognitive, la préoccupation est avant tout d'y apporter une réponse expérimentale. "Nous avons des données qui suggèrent que les circuits mathématiques ne font pas du tout appel aux aires du langage dans le cerveau", commente-t-il, sans trop en dévoiler.

Stanislas Dehaene : Mathématiques VS langage ?

En 2015, Stanislas Dehaene confiait à Sciences et Avenir : "Dès la première semaine (de son entrée à l'Ecole Normale Supérieure, NDLR), j'ai compris que je voulais résoudre des problèmes expérimentaux et étudier le cerveau ! Je rêvais de créer une intelligence artificielle". Un amour des maths venu très jeune, qu'il souhaite aujourd'hui partager : "A l'origine des mathématiques, il y a la découverte et le jeu (...). C'est ça que le salon a restauré."

 

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Le libre-arbitre, vaste illusion ? Nos actions volontaires ne dépendraient peut-être pas de notre conscience

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Le libre-arbitre, vaste illusion ? Nos actions volontaires ne dépendraient peut-être pas de notre conscience

Par Héloïse Chapuis le 06.02.2020 à 16h13
Lecture 6 min.

Le libre arbitre n'est-il qu'une vaste illusion ? Les angles philosophiques et psychologiques sur cette question n'ont cessé depuis des siècles de se succéder, de s'opposer et de se compléter. Le débat est désormais nourri par une nouvelle découverte, cette fois-ci neuroscientifique.

La conscience, le libre-arbitre, ils intriguent depuis des siècles les philosophes, qui plus récemment ont été rejoints par les psychologues et les neuroscientifiques, en quête d’en percer les secrets. Les mouvements volontaires que chacun choisi de faire et les mouvements physiologiques sur lesquels nous n’avons aucun contrôle ont inspiré un effort scientifique de mise en lumière des mécanismes cérébraux impliqués dans la prise de décision individuelle.

Ce phénomène passe par des signaux électriques parcourant l’encéphale en traversant l’immense réseau de neurones qui le constitue. Les connexions électriques régissant les mouvements volontaires sont-elles différentes de celles qui sont à l’origine des battements du cœur, des paupières, de la respiration ou des réflexes moteurs qui répondent à des stimulations extérieures ? Sommes-nous véritablement conscients et libres d’agir, ou simples sujets à des processus physiologiques et cérébraux qui, eux, prennent toutes les décisions musculaires que l’on pensait « volontaires » ? La réponse à cette question a fait l’objet d’une étude suisse publiée dans la revue Nature Communications le 6 février 2020.

Le potentiel de préparation motrice précède toujours une action volontaire

C’est en 1965 que Hans Helmut Kornhuber et Lüder Deecke découvrent le potentiel de préparation motrice (RP pour readiness potential) à l’issue d’expériences visant à mettre à l’épreuve les actions volontaires. A l’époque, les chercheurs demandent à des participants coiffés d’électrodes d’appuyer à volonté sur un bouton. L’électroencéphalogramme qui surveille l’activité électrique du cerveau repère systématiquement une augmentation des signaux environ une seconde avant la performance volontaire. Le RP devient alors le marqueur de l’action volontaire qu’il précède à chaque fois, sans exception.

C'est la question du "libre-arbitre" qui est mise à l'épreuve dans cette étude. Mais l'enjeu n'est-il pas terriblement ambitieux ? L'un des scientifiques qui a participé au projet, Bruno Herbelin, concède à Sciences et Avenir qu'il est en effet quelque peu excessif d'affirmer parvenir à définir la totalité de cette notion complexe par le simple appui sur un bouton. Certes, les participants s'en remettaient durant l'expérience à leur volonté pour déterminer a quel moment ils appuyaient, mais cette action n'englobait pas complètement l'essence du "libre-arbitre" : les participants ne pouvaient qu'appuyer sur un bouton, et rien d'autre, même s'ils en choisissaient le moment. Cette performance avait comme immense avantage de répondre à de nombreuses contraintes expérimentales : « Comme pour tout protocole experimental, il s'agit d'isoler des conditions pendant lesquelles la fonction en question (ici le libre arbitre) peut être observée de manière systématique, controlée et réplicable. Ceci est très limitant et en effet demanderait a être étendu a des conditions plus écologiques (de véritables actions du quotidien, ndlr) », explique Bruno Herbelin. Autre bénéfice de l'expérience : « Notre travail est en ligne avec les grands classiques de la recherche sur le potentiel de preparation et le libre arbitre (Kornhuber en 1965 et Libet en 1983) et nous repliquons exactement le meme protocole afin de pouvoir y apporter un element nouveau  », selon Herbelin qui précise donc la volonté de compléter de précédentes découvertes en en suivant le même chemin. Et en effet, « le signal EEG observé est lié a un paramètre que les chercheurs n'avaient pas considéré a l'époque: la respiration du sujet ».

Le temps W, preuve de l’illusion du libre arbitre ?
30 ans plus tard, Benjamin Libet découvre le temps W, un moment décrit comme une « envie pressante » d’effectuer un mouvement volontaire, qui survient 200 millisecondes avant l’action elle-même. Ce temps W, manifestation de l’intention consciente de bouger, arrive juste après le RP, le courant électrique qui active les zones du cerveau impliquées dans la motricité volontaire. Ainsi, avant même la prise de décision consciente pour initier une action volontaire, le cerveau est déjà inconsciemment activé. La chronologie d’apparition du RP et du temps W témoigne de l’engagement du cerveau à engendrer une action avant même que l’individu soit conscient d’une envie d’effectuer ce mouvement.

Le potentiel de préparation est dépendant de la respiration

Olaf Blanke, auteur principal de l’étude a fait appel à 52 volontaires auxquels il a demandé de reproduire l’expérience de Kornhuber : appuyer sur un bouton lorsqu’ils le souhaitaient, en espaçant les répétitions d’au moins 8 à 12 secondes. "Nous avons explicitement demandé aux participants de ne pas utiliser de stratégies telles que le comptage de nombres (par exemple les secondes) et d'essayer d'utiliser des intervalles irréguliers pour maximiser la spontanéité de la tâche", peut-on lire dans l’étude. Sans surprise, l’électroencéphalogramme qui relevait l’activité cérébrale révéla l’apparition du RP et du temps W avant chaque initiation de mouvement.
Cependant, une ceinture autour de la poitrine qui mesurait la respiration et l’activité cardiaque apporta une nouvelle corrélation : les participants appuyaient sur le bouton pendant la phase d'expiration de leur respiration. Bien que les participants aient été entièrement libres de choisir le début du mouvement, dans les limites des contraintes expérimentales, leur modèle respiratoire, plus particulièrement la phase d’expiration, était systématiquement couplé au début de leurs mouvements volontaires, sans qu’ils s’en rendent compte.
Ce phénomène est propre aux actions volontaires, n’ayant pas été observé pendant une autre des expériences effectuées qui testait les mouvements involontaires (réponse à des stimuli extérieurs). "Une action volontaire, interne ou générée d’elle-même, est couplée avec un signal intéroceptif, en l'occurrence la respiration. Cela pourrait n’être qu’un exemple parmi d’autres de ce genre, où les actions de libre arbitre sont otages d’états corporels et du traitement des signaux internes par le cerveau. De manière intéressante, on a démontré que de tels signaux sont également important pour la conscience de soi ", résume Olaf Blanke.

Les signaux introspectifs, révélateurs de la volonté d’initier une action

L’expiration suit directement l’émission des signaux RP dans le cerveau, et cette phase de la respiration intervient systématiquement dans la performance d’une action volontaire. Pourrait-on à terme prédire quand quelqu’un va agir volontairement en surveillant ses cycles de respiration ? C’est ce que semblent espérer les scientifiques qui évoquent également dans un communiqué la possibilité d’"exploiter le mouvement du souffle pour prédire les comportements des consommateurs, comme lorsqu’on actionne un bouton". Cette découverte offre également des perspectives thérapeutiques, comme le développement d’outils pour diagnostiquer certaines pathologies du contrôle de l’action volontaire comme le syndrome de Gilles de la Tourette, les troubles obsessionnels compulsifs et la maladie de Parkinson.

 

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Manier des outils améliore nos compétences langagières

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Manier des outils améliore nos compétences langagières

COMMUNIQUÉ | 11 NOV. 2021 - 20H00 | PAR INSERM (SALLE DE PRESSE)

NEUROSCIENCES, SCIENCES COGNITIVES, NEUROLOGIE, PSYCHIATRIE | TECHNOLOGIE POUR LA SANTE

Les aires cérébrales liées au langage se seraient étendues chez nos ancêtres dans des périodes d’explosion technologique, au moment où l’usage d’outils devenait plus répandu. © Adobe Stock
 
Notre capacité à comprendre la syntaxe de certaines phrases complexes fait partie des compétences langagières les plus difficiles à acquérir. En 2019, des travaux avaient révélé une corrélation entre le fait d’être particulièrement habile dans le maniement d’outils et d’avoir de bonnes compétences syntaxiques. Une nouvelle étude, menée par des chercheurs et chercheuses de l’Inserm, du CNRS et de l’Université Claude Bernard Lyon 1 et l’Université Lumière Lyon 2, en collaboration avec le Karolinska Institutet en Suède, montre désormais que ces deux habiletés font appel à de mêmes ressources cérébrales, localisées dans la même région du cerveau. Par ailleurs, un entraînement moteur avec un outil améliore nos capacités à comprendre la syntaxe de phrases complexes et à l’inverse, un entrainement syntaxique améliore les performances d’utilisation d’outils. Dans le domaine clinique, ces résultats pourraient être exploités pour soutenir la rééducation de patients ayant perdu une partie de leurs compétences langagières. L’étude est publiée dans la revue Science.

Le langage a longtemps été considéré dans le domaine des neurosciences comme une habileté très complexe, mobilisant des réseaux cérébraux spécifiquement dédiés à cette faculté. Cependant, depuis plusieurs années, des travaux scientifiques ont réexaminé cette idée.
Des études ont ainsi suggéré que des zones du cerveau qui contrôlent certaines fonctions langagières, comme le traitement du sens des mots par exemple, sont également impliquées dans le contrôle de la motricité fine. Toutefois, aucune preuve fondée sur l’imagerie cérébrale n’a permis de révéler de tels liens entre langage et utilisation d’outil. La paléo-neurobiologie[1] a indiqué que les aires cérébrales liées au langage se seraient étendues chez nos ancêtres dans des périodes d’explosion technologique, au moment où l’usage d’outils devenait plus répandu.
En considérant ces données, des équipes de recherche se sont donc interrogées : et si l’usage de certains outils, qui suppose de réaliser des mouvements complexes, impliquait des ressources cérébrales similaires à celles mobilisées dans des fonctions langagières complexes comme la syntaxe?
 
Exercices de syntaxe et maniement d’une pince
En 2019, le chercheur Inserm Claudio Brozzoli en collaboration avec la chercheuse CNRS Alice C. Roy et leur équipe a montré que des individus particulièrement habiles dans l’utilisation d’outils étaient aussi généralement plus performants dans le maniement des subtilités de la syntaxe suédoise.
Pour aller plus loin, la même équipe en collaboration avec la chercheuse CNRS Véronique Boulenger[2], a mis au point toute une série d’expériences en s’appuyant sur des techniques d’imagerie cérébrale (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle ou IRM) et des mesures du comportement. Les participants ont été invités à réaliser plusieurs tests consistant en un entraînement moteur avec une pince mécanique et des exercices de syntaxe en français. Cela a permis aux scientifiques d’identifier les réseaux cérébraux spécifiques à chaque tâche, mais aussi communs aux deux tâches.


Le maniement de la pince et les exercices de syntaxe proposés aux participants produisaient des activations dans une région appelée « ganglions de la base ». © Claudio Brozzoli


 « Le choix de la pince et non d’un autre objet n’est pas un hasard. En effet, il s’agit d’un outil qui permet un mouvement sophistiqué, dans lequel interviennent des paramètres comme la distance parcourue pour rejoindre l’objet que l’on veut attraper, l’ouverture « des doigts » de la pince et l’orientation, et que l’on peut donc comparer en termes de complexité au maniement de la syntaxe dans le langage », explique Claudio Brozzoli.

À travers les différentes expériences, les scientifiques ont observé pour la première fois que le maniement de la pince et les exercices de syntaxe proposés aux participants produisaient des activations cérébrales dans des zones communes, avec une même distribution spatiale, dans une région appelée « ganglions de la base ».
 
Entraînement cognitif
Si ces deux types d’habiletés utilisent les mêmes ressources cérébrales, est-il possible d’en entraîner une pour améliorer l’autre ? Un entraînement moteur avec la pince mécanique permet-il d’améliorer la compréhension de phrases complexes ? Dans la seconde partie de leur étude, les scientifiques se sont intéressés à ces questions et ont montré que c’est bien le cas.
Les participants ont cette fois été invités à réaliser une tâche de compréhension syntaxique avant et après un entraînement moteur de 30 minutes avec la pince (voir encadré pour le détail de l’expérience). Les chercheurs et chercheuses ont ainsi démontré que l’entraînement moteur avec la pince s’accompagne d’une amélioration des performances dans les exercices de compréhension syntaxique.
Par ailleurs, les résultats obtenus soulignent que l’inverse est également vrai : un entraînement des facultés langagières, avec des exercices de compréhension de phrases à la structure complexe, améliore les performances motrices avec une pince mécanique.

Entraînement moteur et exercices de syntaxe
L’entraînement moteur consistait à insérer avec la pince de petits pions dans des trous adaptés à leur forme mais avec des orientations variables.
L’exercice de syntaxe réalisé avant et après cet entraînement consistait à lire des phrases à la syntaxe simple comme « Le scientifique qui admire le poète rédige un article » ou à la syntaxe plus complexe comme « Le scientifique que le poète admire rédige un article ». Ensuite, les participants devaient juger comme vraies ou fausses des affirmations du type : « Le poète admire le scientifique ». Les phrases comportant le pronom relatif objet « QUE » sont plus difficiles à traiter et les performances étaient donc généralement moins bonnes pour ce type de phrases.
Ces expériences ont révélé qu’après l’entraînement moteur, les participants présentaient de meilleures performances avec les phrases considérées plus difficiles. Les groupes contrôles, qui ont réalisé la même tâche langagière mais après un entraînement moteur à main nue ou sans entraînement, n’ont pas montré une telle amélioration.

Les scientifiques réfléchissent désormais à la meilleure manière d’appliquer ces résultats dans le domaine clinique. « Nous sommes en train d’imaginer des protocoles qui pourraient être mis en place pour soutenir la rééducation et la récupération des compétences langagières de certains patients ayant des facultés motrices relativement préservées, comme par exemple des jeunes présentant un trouble développemental du langage. Au-delà de ces applications, qui pourraient se révéler innovantes, ces résultats nous donnent aussi un aperçu de la manière dont le langage a évolué dans l’Histoire. Lorsque nos ancêtres ont commencé à développer et utiliser des outils, cette habileté a profondément changé le cerveau et a imposé des demandes cognitives qui pourraient avoir amené à l’émergence de certaines fonctions comme la syntaxe », conclut Claudio Brozzoli.
 
[1] Champ d’étude dans lequel les scientifiques s’intéressent à l’évolution de l’anatomie du cerveau de nos ancêtres.
[2] Sont impliqués dans ces résultats le Centre de recherche en neurosciences de Lyon (Inserm/CNRS/Université Claude Bernard Lyon 1) et le laboratoire Dynamique du langage (CNRS/Université Lumière Lyon 2).

 

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ENSEIGNER : LE DEVOIR DE TRANSMETTRE, LES MOYENS D'APPRENDRE

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ENSEIGNER : LE DEVOIR DE TRANSMETTRE, LES MOYENS D'APPRENDRE

En ces temps de crise de la filiation, quand le lien entre les générations est visiblement mis à mal, le maître, de tous côtés, est enjoint de "transmettre ". Et, effectivement, "transmettre" est bien le premier devoir de l'enseignant : l'enfant a, plus que jamais, besoin d'être introduit dans le monde, inscrit dans une histoire. Il ne peut grandir sans maîtriser les langages fondamentaux des hommes, sans intégrer les règles fondatrices de la socialité. Mais l'impératif de la transmission, quand il s'exaspère et perd de vue la spécificité de la relation éducative, peut conduire le maître au bord de l'abîme : dans l'alternative mortifère entre "la fabrication" et "la démission", entre le passage en force pour quelques-uns et l'exclusion des réfractaires.
C'est que l'éducation ne "fabrique" pas mais accompagne l'émergence d'une liberté. Dans ces conditions, la transmission ne peut céder à sa dérive "mécanique", elle doit échapper au conflit des volontés qui gangrène l'institution scolaire et engendre tensions et violences. L'École ne peut pas concevoir son rôle à la manière d'une "colonisation de l'intérieur". Mais, elle ne peut pas, non plus, renoncer à son projet de permettre l'accès de tous aux formes universelles de la culture.
Enseigner, dans ces conditions, est bien un de ces "métiers impossibles" décrit par Freud. Et, pourtant, c'est une activité quotidienne pour des millions de personnes dans le monde. Activité qui devient envisageable dès lors qu'elle est consciente des contradictions qui la traversent.

Texte de la 246e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 2 septembre 2000.
ENSEIGNER : LE DEVOIR DE TRANSMETTRE ET LES MOYENS D’APPRENDRE
par Philippe MEIRIEU
Longtemps nos sociétés se sont contentées d’enseigner à ceux qui voulaient bien apprendre et y étaient socialement préparés. Mais, dès lors que nous voulons démocratiser l’accès aux savoirs, cette attitude n’est plus possible. Et c’est cette impossibilité même qui rend nécessaire la réflexion proprement pédagogique. Car, précisément, “ les pédagogues ” se sont donné, chacun à leur époque, le projet d’enseigner à ceux qui étaient alors réputés inéducables. À cet égard, la modernité éducative commence avec Pestalozzi (1746-1827), quand le disciple de Rousseau, confronté aux “ barbares ” qui ne veulent pas de lui, décide de ne pas les abandonner. Il ne cherche pas, non plus, à les instruire aux forceps, mais s’efforce de les accompagner pour que chacun, selon sa belle formule, puisse “ se faire œuvre de lui- même ”. Une telle entreprise se poursuit, le plus souvent aux marges des institutions officielles, avec des hommes et des femmes aussi différents qu’Itard, Jacotot, Froëbel, Ferrer, Makarenko, Montessori, Korczak, Freinet, Don Milani, Paulo Freire ou Fernand Oury. Chaque fois, quelqu’un fait le pari que celui qui a été rejeté hors du cercle du langage et de la culture peut y accéder si on lui en donne les moyens, si l’on réussit à trouver un chemin entre l’abandon et le dressage, si l’on sait inventer les moyens pour susciter l’envie d’apprendre et le désir de grandir.
Transmettre est un impératif et ne pas transmettre est une démission...
L'homme se caractérise par son fabuleux pouvoir d'apprentissage. Mais le revers de la médaille, c'est que l'enfant doit tout apprendre de ce qui lui permettra de vivre avec ses semblables. C’est pourquoi celui qui est éduqué ne peut pas choisir lui-même ce à quoi il doit être éduqué. Nos enfants ne choisissent pas la langue dans laquelle ils vont s'exprimer, les coutumes avec lesquelles ils vont vivre. Pas plus qu’ils ne pourront, à l’école, choisir les disciplines qu’ils vont devoir apprendre pour s'intégrer dans la société. Si l'enfant pouvait choisir ses objets d'apprentissage, c’est qu’il serait déjà éduqué. Aucun “ respect ” ne peut justifier ici l’abstention éducative. L’adulte a un impératif “ devoir d’antécédence ”. Il ne peut abandonner l’enfant sans l’inscrire dans une histoire.
Sans doute cette question de la transmission se posait-elle moins aux maîtres hier qu'elle ne se pose aujourd'hui. Hannah Arendt, dans La crise de la culture explique, en effet, que les écoles ont maintenant à jouer un rôle qui, dans les époques précédentes, aurait été naturellement assuré par les familles1. C'est qu'il n'y a pas si longtemps encore, les différences d'une génération à une autre étaient minimes ; les générations se superposaient très largement
1 Arendt (H.), La crise de la culture, Paris, Folio-Essais, 1989, page 225.
l'une sur l'autre de telle manière que le lien entre elles était assuré en quelque sorte par imprégnation ; il se transmettait là, dans la quotidienneté des premières années de la vie, toute une culture qui sédimentait et permettait à la culture scolaire de se développer sur un acquis relativement stabilisé.
Or ce “ tenon familial ” est aujourd’hui fragilisé. Et les pédagogues, précisément, ont travaillé, depuis toujours, avec des enfants réellement ou symboliquement orphelins. Ils savent qu’une telle situation impose de renforcer la transmission culturelle afin de réarticuler le sujet à son histoire. Loin d’avoir renoncé à la transmission, les “ pédagogues historiques ” en sont des obsessionnels: au nom du principe d’éducabilité, ils veulent absolument transmettre et, depuis Itard - inventant les premiers jeux pédagogiques pour l’instruction de Victor de l’Aveyron - jusqu’aux praticiens de “ la pédagogie par objectifs ” - découpant les savoirs en de savantes taxonomies pour garantir leur appropriation -, ils s’entêtent à enseigner et à faire apprendre... au point de basculer parfois dans la violence ou la manipulation. Parce qu’ils ont été en contact avec les enfants les plus réfractaires, les pédagogues ont vécu et décrit avant nous l’emballement de la volonté éducative, les tentations de l’éducateur aux prises avec la résistance et le refus : passer en force, se satisfaire d’une soumission de façade, abandonner ou exclure les réfractaires, circonvenir leur liberté. Ils témoignent, en des écrits souvent maladroits, de ce que vivent aujourd’hui bien des enseignants. Et ils expriment tous, d’une manière ou d’une autre, la même contradiction : il faut impérativement transmettre, mais rien ne se transmet vraiment si ce n’est ressaisi par la liberté du sujet qui apprend.
Transmettre est une impasse éducative...
Le malheur, en effet, c'est quand une volonté s'affronte à une autre volonté : “ Tu vas travailler et je m'en porte garant. Je ne lâcherai pas prise jusqu'à ce que tu aies compris. Je réexpliquerai jusqu'à ce que tu saches faire et que tu me le prouves. Tu finiras bien par céder... ” Telle est l'attitude de l'adulte qui croit pouvoir soigner l’anorexie par le gavage : une volonté se cabre et renforce la détermination de l'autre. La relation bascule alors dans une partie de bras de fer à laquelle les enseignants ne sont pas préparés et dont ils sortiront, bien souvent, blessés. Car, quand ils se laissent happer par la relation duelle, les maîtres doivent affronter des jeunes qui maîtrisent les armes des exclus : identifier les faiblesses de l'autre et faire saigner ses blessures.
En réalité, la fonction de transmission, quand elle prétend s’effectuer “ par décret ”, comporte toujours un déni implicite de la place du sujet dans sa propre éducation. Car je ne peux jamais, en dépit de tous mes efforts, contraindre quiconque à apprendre. Il est sans doute possible de l'obliger à répéter une phrase, à exécuter un geste, à se soumettre à une règle... mais il n'y a rien là qui ressorte d'un apprentissage proprement humain ; nous restons ici dans l'ordre du dressage ou dans celui de la “ mécanique sociale ”.
Bien des philosophes, d’ailleurs, révèlent l’existence d’une brèche irréductible dans tout apprentissage : du Platon du Ménon au paradoxe de la cithare de l’Éthique à Nicomaque d'Aristote, de Saint Augustin à Descartes, de Pascal à Rousseau, de Bergson à Jankélévitch, on retrouve l’idée que l'apprentissage est une prise de risque irréductible aux conditions qui permettent son émergence. À leur manière, les pédagogues ne diront pas autre chose : Montessori, Freinet, Cousinet ne cessent de répéter que le maître doit accompagner mais qu’il ne peut qu’accompagner. Jamais faire à la place de l’autre. Jusqu’à Rogers chez qui le refus d’enseigner n’est, sans doute, que l’expression conjoncturelle, dans le contexte de la
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psychosociologie américaine, de la certitude fondatrice que “ l’on apprend bien que ce que l’on a appris soi-même ”. Et Jacotot, enfin, qui, en une provocation ultime, explore jusqu’à l’extrême limite la ruse rousseauiste, prétend que l’on ne peut enseigner que ce que l’on ignore : quand on le sait, on l’explique et l’on empêche l’autre de le découvrir... Certes, Jacotot pousse la roublardise jusqu’à laisser croire que c’est l’ignorance qui opère alors que c’est, bien plutôt, la rétractation, la retenue de l’enseignant qui, au moment même où il transmet, laisse à l’autre la place suffisante pour apprendre.
Apprendre n'est pas facile, en effet, à réduire aux catégories traditionnelles de la causalité : car c'est chercher à faire quelque chose que l'on ne sait pas faire en le faisant. C’est s’engager, affronter l’incertitude et l’inconnu, en s’appuyant, certes, sur le maître et toutes les ressources que ce dernier apporte, mais en posant un acte qui n’est jamais déductible des conditions qui le permettent.
Éduquer c'est faire œuvre de médiation pour que “ chacun se fasse œuvre de lui- même ” (Pestalozzi).
C’est devenu une banalité que d’attribuer aujourd’hui la crise de l’école à la perte de sens des savoirs scolaires. La tradition pédagogique avait, pourtant, souligné depuis longtemps que, selon la formule de Dewey, “ toute leçon doit être une réponse ”. Mais elle a longtemps confondu le sens et l’utilité. S’efforçant de faire apparaître les savoirs comme nécessaires pour résoudre des problèmes ou comprendre des situations concrètes, elle a privilégié les savoirs instrumentaux. Au nom du “ tâtonnement expérimental ” prôné par Freinet, elle a parfois totémisé le bricolage, risquant d’écarter les explications théoriques plus complexes au nom d’une efficacité immédiate. Pourtant, dès 1960, Louis Legrand avait plaidé Pour une pédagogie de l’étonnement, insistant sur la dimension symbolique des savoirs et refusant leur réduction utilitariste.
Cette perspective est d’autant plus d’actualité que, précisément, le caractère utile des savoirs scolaires est récusé par les élèves eux-mêmes, tant pour ce qui relève de leur propre réussite (l’École n’étant plus guère perçue comme un outil de promotion sociale) que pour ce qui concerne leur capacité à les aider à comprendre le monde. Inutile de s’échiner à démontrer l’utilité des savoirs scolaires aux élèves... ces savoirs sont d’avance disqualifiés. On ne fait pas entendre raison à celui qui n’est pas dans le registre de la raison.
Il faut d’abord réinstaller le savoir dans l’ordre du désirable, lui redonner une place dans l’espace symbolique des élèves. Or, l’École a abandonné le symbolique au marché. Ainsi, après avoir dépensé tout leur argent de poche dans les jeux vidéos et les superproductions cinématographiques, les enfants retournent en classe “ parce que c’est obligatoire ” et pour obtenir, si possible, quelques notes leur permettant de “ limiter les dégâts ”. Plus rien de ce qui est essentiel à l’homme ne vibre dans les savoirs scolaires, tout entiers récupérés par la “ pédagogie bancaire ”, comme disait Paulo Freire.
C’est sur ce terrain-là qu’il faut travailler si nous ne voulons pas laisser l’École se vider de toute substance : elle ne trouvera le chemin du désir d’apprendre que si elle permet la découverte d’une culture universelle qui reconstitue la chaîne généalogique et restaure la filiation de “ l’humain ”. Il faut s’attacher, pour cela, à ce qui, dans les cultures diverses qui s’expriment, résonne au-delà de chacun, touche aux invariants anthropologiques et relie un être singulier à ses semblables. Aucune renonciation dans cette démarche, bien au contraire.
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Une exigence forte qui articule l’intime et l’universel. Car c’est bien là l’enjeu de toute éducation : on n’aide pas un homme à se construire en l’obligeant à renoncer à son histoire et à ce qui, au plus intime de lui-même, nourrit son désir. Mais on ne l’aide pas, non plus, à se construire en le privant de ce qui peut donner forme à son désir, l’inscrire dans l’histoire des hommes, le relier aux autres dans une filiation où trouvent place les “ grandes œuvres ”, les questions fondamentales de la science, les créations les plus marquantes de l’histoire humaine : Lascaux et le calcul infinitésimal, Gandhi et l’arbre à palabres, les cartes au trésor et la déclaration des Droits de l’homme, Homère et Einstein, Hérodote et Mozart...
Il nous faut pour cela, comme nous y invite Jérôme Bruner dans son dernier ouvrage, retrouver ou inventer “ l'art d'exploiter les questions, de les garder vivantes ”2, car ainsi, non seulement on restaure la liaison entre les générations, mais aussi on apprend à se relier à ceux qui, aujourd'hui, posent les mêmes questions, même s'ils n'y donnent pas les mêmes réponses. Entre le relativisme différentialiste, d’une part, qui assigne les individus à résidence sociale et culturelle, et l’universalisme dogmatique, d’autre part, qui poursuit la colonisation de l’intérieur, il y a place pour une pédagogie où les élèves, se reconnaissent ensemble fils et filles des mêmes questions, capables d’assumer sans violence la différence de leurs réponses.
“ Sans violence ”, dans un monde pacifié et serein : là est justement le problème pour beaucoup d’enseignants. Car nous assistons aujourd’hui à la montée en puissance d’un phénomène majeur : les élèves arrivent de plus en plus “ sous pression ” au seuil de la classe. Les difficultés sociales, économiques, affectives qu’ils vivent par ailleurs les rendent peu disponibles à des savoirs scolaires qui s’exposent dans une sorte de transparence rationnelle. Ce sont des écorchés vifs que la moindre réflexion, insignifiante pour l’enseignant qui la profère, va faire sortir de leurs gonds. Les rapports au sein de la classe n’ont jamais été aussi chargés affectivement et, dans bien des cas, la classe n’a jamais été aussi vide d’objets capables de venir lester des relations qui s’exaspèrent.
C’est pourquoi les pratiques pédagogiques qui s’inspirent des “ méthodes actives ”, de la “ pédagogie Freinet ” ou de ce que Georges Charpak a lancé récemment sous le nom de “ La Main à la pâte ” sont si intéressantes. Méthodes délibérément “ actives ”, elles ne sont en rien “ non-directives ”. Bien au contraire, elles rendent possible l’accès à la Loi, aux règles de vie collective et aux savoirs fondamentaux qui deviennent ici nécessaires pour mener à bien la tâche commune. Quand des enfants sont confrontés à une expérience scientifique, quand ils disposent d’un protocole de travail et peuvent observer eux-mêmes “ ce qui marche ” et “ ce qui ne marche pas ”, ils sont bien obligés de sortir du simple rapport de forces. Pour autant que le maître soit attentif à ce qu’aucun membre du groupe ne dissimule des résultats ou n’impose le silence à quiconque, les élèves, même très jeunes, peuvent accéder à une délibération où la vérité se construit progressivement, en extériorité par rapport aux tensions affectives et aux problèmes sociologiques qui peuvent exister par ailleurs. De la même façon, le travail sur les textes représente une occasion précieuse de se trouver confronté à un objet qui existe et résiste, qui dit ce qu’il dit, auquel on ne peut pas faire dire n’importe quoi... tout en nous donnant le droit de l’investir dans les interstices, d’oser son interprétation dans les espaces ouverts entre les mots et les phrases. Et que dire d’une carte de géographie, d’un graphique économique, d’une page en langue étrangère ? Ce sont des objets culturels sur lesquels peut s’éprouver le rapport, constitutif de la construction de l’intelligence, entre l’extériorité et l’intériorité : car la réalité extérieure est “ dure ”, elle nous résiste et nous ne pouvons jamais lui imposer complètement notre loi... mais elle nous permet, néanmoins, de
2 Bruner (J.), L’éducation, entrée dans la culture, Paris, Retz, 1996, page 158.
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“nous mettre en jeu”, de dire: “je comprends”, “je sais”, “j’hésite”, “je veux y voir clair ”... C’est parce que l’École fait exister des objets qu’elle permet l’émergence de sujets.
Il s’agit donc, à l’École, de sortir du face à face entre des opinions qui cherchent à s’imposer par la force, la tradition ou simplement l’autorité. Comme le dit si bien Bernard Rey, “ l’École est le lieu où l’on apprend que la vérité d’une parole n’est pas relative au statut de celui qui l’énonce ”3. La vérité se découvre et se construit là dans une démarche exigeante de confrontation, dans un travail où l’on se défait progressivement de ses velléités hégémoniques, où l’on accepte de se remettre en question, d’avoir tort, de reconsidérer son point de vue. L’École est un lieu où il faut se dégager de la tentation du “ c’est à prendre ou à laisser ”, un lieu où, précisément, il y a à discuter, à examiner avant d’adhérer.
Ainsi, si l’École a pour mission de socialiser les élèves, c’est bien à travers la mise en place progressive de situations d’apprentissages où la confrontation des personnes peut être régulée par l’exigence de vérité. C’est dans ce cadre que doit se faire l’apprentissage fondamental du sursis : sursis à l’immédiateté de l’impulsion, sursis à l’expression non régulée des affects, sursis aux préjugés, sursis aux règles du clan ou de la communauté d’appartenance. Il faut d'abord “ poser les lances ” dit Marcel Mauss à la fin de L'Essai sur le don, reprenant la métaphore des Chevaliers de la Table Ronde4. Il faut des dispositifs pédagogiques pour rendre possible la construction d’un espace scolaire permettant le travail intellectuel et formant au débat démocratique.
Les moyens d’apprendre
Pour y parvenir, les pédagogues, au-delà de leurs divergences, proposent de construire des dispositifs pédagogiques qui obéissent à sept principes essentiels :
1) Refuser la relation duelle et introduire systématiquement une “ activité tierce ” : l'objet de la transaction pédagogique n'est pas le rapport direct que le maître entretient avec l'élève. L'objet qui les réunit appartient au “ monde ” et comporte ses exigences propres qui échappent au pouvoir, aux caprices et aux affinités électives de ceux qui sont là.
2) Distinguer la tâche et 1'objectif : l’essentiel, dans l'activité pédagogique, n'est jamais le “produit”, le résultat directement observable. L’essentiel, c'est le progrès effectué par chacun, les connaissances qu'il s'est appropriées et qu'il peut réinvestir.
3) Mettre en place “ un espace de sécurité ” : la prise de risque inhérente à tout apprentissage requiert que soit suspendue la pression évaluative du maître et que celui-ci garantisse que les autres élèves n'utiliseront ni la moquerie ni l'humiliation qui décourage ce “ courage des commencements ”, dont parle si bien Vladimir Jankélévitich5 et sans lequel personne ne peut tenter de faire ce qu'il ne sait pas encore faire pour apprendre à la faire.
3 Rey (B.), Les compétences transversales en question, Paris, ESF éditeur, 1996.
4 Mauss (M.), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1990, page 279.
5 Jankélévitch (V.), “ Avec l’âme tout entière – Hommage à Henri Bergson ”, Bulletin de la Société française de Philosophie, 1960, IV, 1.
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* 4)  Différencier les temps et les lieux : vivre ensemble, c'est apprendre que tout n'est pas possible tout le temps et partout : il y a des moments pour travailler et des moments pour discuter, des espaces d'initiative individuelle et des regroupements pour entendre les consignes collectives. Il y a un temps pour tâtonner où l'on ne doit pas être évalué et un temps pour vérifier où l'évaluation est nécessaire et responsabilise chacun. 

* 5)  Ritualiser le fonctionnement : nul n'accède à la parole sans rite. Le rite éducatif est un cadre... non un “ cadre plein ”, communautariste, où le sujet abandonne toute identité au groupe pour ne retrouver d'existence que comme membre de ce groupe ; mais un “ cadre vide ” qui garantit, par sa régularité, la distribution des rôles, son mode de fonctionnement et la présence d'une mémoire collective, que chacun peut se mettre en jeu sans risque majeur. 

* 6)  Multiplier les ressources : c’est le corollaire de l’obstination dans la volonté d’atteindre les mêmes objectifs culturels sans “ passer en force ” ni encourager les attitudes de rejet ou de dissimulation. Multiplier les ressources, c’est offrir autant de prises possibles pour susciter et appuyer la détermination à apprendre. C’est diversifier les méthodes et les types de travail tout en accompagnant chacun pour éviter la dispersion, rappeler les objectifs et aider à l’évaluation. 

* 7)  Offrir des recours : personne ne parvient d’emblée aux objectifs qu’on lui fixe ; sur le chemin, les difficultés sont nombreuses, les erreurs inévitables. Ce ne sont pas des scories dont il faudrait se débarrasser. Difficultés et erreurs sont, au contraire, des occasions d’analyse, des moyens de comprendre, des opportunités pour offrir d’autres explications, proposer d’autres entrées. Le “ recours ”, à ce titre, n’est pas simplement un “ rattrapage ”, c’est un outil de régulation essentiel, un moyen de stimuler l’inventivité pédagogique. 

Conclusion
Qu'il me soit permis d'évoquer, en conclusion, l’image de celui que j’ai identifié comme le premier représentant de la modernité éducative... En automne 1798, le gouvernement helvétique envoie Heinrich Pestalozzi diriger un orphelinat à Stans. L'armée française du Directoire vient de dévaster le canton de Nidwal. Les orphelins miséreux pullulent. Malgré sa sympathie politique pour la Révolution française et la république helvétique Pestalozzi considère la situation comme humainement insupportable et accepte la mission qui lui est confiée. Là, il touche le fond de la misère, trouvant des enfants “ complètement farouches et habitués à la mendicité ”, “ couverts de gale au point de pouvoir à peine marcher, le front ridé par la méfiance envers celui qui était l'allié des soldats qui avaient fait leur malheur ”. Ils ne tiennent pas en place, vivent dans la violence de tous les instants, ne savent rien de ce que Pestalozzi considère comme “ les savoirs élémentaires ” et n'accordent aucun crédit à leur “ maître ”.6 Pestalozzi s'empresse, néanmoins, d'ouvrir un institut capable, tout à la fois, d'accueillir les enfants tels qu'ils sont, de répondre à leurs besoins matériels immédiats et de “ mettre leur activité intellectuelle en éveil ” : “ Apprendre
6 Pestalozzi (J. H.), Lettre de Stans, 1985, Centre de documentation et de recherche Pestalozzi, Yverdon-les- Bains, Suisse.
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était pour eux une chose entièrement nouvelle et dès que certains s'aperçurent qu'ils arrivaient à quelque chose, leur zèle devint alors infatigable. ”
(PLACER ICI LA GRAVURE)
Regardons la classe de Pestalozzi telle qu'elle apparaît sur une gravure d'époque. Le maître ne parle pas ; il montre à trois jeunes filles une planche d'architecture. Ces dernières, d'âges différents, réagissent chacune à leur manière ; un échange s'ébauche qui subvertit, en 1798, toutes les formes possibles de contrôle et de préjugés sociaux : des filles du peuple, debout dans une classe, travaillent sur des questions traditionnellement dévolues aux hommes et aux nantis ; qui plus est, elles ne se contentent pas de recevoir un enseignement mais interrogent et discutent ; c’est même la plus jeune qui, avec assurance, interpelle le maître. Ce dernier, tout en “ enseignant ”, tient la main d'un enfant malade qu'un autre élève regarde attentivement et semble protéger : celui qui ne peut apprendre n’est pas exclu pour autant ; il reste présent, objet de tous les soins d’une collectivité qu’il aspire - son regard en témoigne - à rejoindre au plus tôt. Aux pieds de Pestalozzi, une jeune fille apprend à lire à deux autres enfants : le maître, pour un temps, a délégué son pouvoir à une de ses élèves ; de toute évidence, cette dernière accomplit sa tâche avec une ardeur qui force l’attention des plus jeunes et stimule leur curiosité. À côté d’elles, au-dessous de la fenêtre, un enfant dort ; il ne trouble pas la classe et ne sera ni puni ni sanctionné : son heure d'étudier viendra, pour autant que le maître soit là à son réveil. Un autre travaille seul, debout : il écrit ; et la détermination sereine qu’on peut lire sur son visage laisse supposer qu’il continuera bien après que la classe soit finie. De l’autre côté, un jeune garçon lit à ses camarades un ouvrage à haute voix ; trois élèves semblent à peu près attentifs, mais un autre s’étire pour marquer son ennui tandis qu’un cinquième se laisse attirer, par un garçon au regard sceptique, vers des activités sans doute plus attractives : apprendre n’est pas facile et les tentations de s’y soustraire sont nombreuses. Pestalozzi ne semble pas choqué : solide et paisible, il laisse faire. À quoi bon assujettir les corps quand, de toutes façons, les esprits vagabonderont ? Il vaut mieux garder son énergie pour saisir ou créer des occasions plus favorables. Sur le seuil, une mère attend avec un enfant dans les bras. À moins que ce ne soit une assistante de Pestalozzi. Mais elle ne fait pas la classe, elle accompagne et accueille, sans usurper la place du maître. Dehors, on se bat encore ; mais le jeu de règles, on le devine, supplante déjà la violence brute.
Bien sûr, la classe de Pestalozzi est un mythe. Mais on y trouve les principes qui peuvent nous aider à comprendre ce que doit être un maître aujourd'hui : un passeur de culture. Quelqu’un qui garantit la Loi et préserve l'intégrité des personnes. Qui marque des limites qui permettent de ne pas se dissoudre dans un espace sans frontière. Quelqu'un qui aide chacun à reconnaître dans la culture les échos et les réponses de l'humanité à ses propres interrogations. Quelqu’un qui multiplie les ressources et accompagne chacun pour qu’il donne le meilleur de lui-même.
C'est pourquoi on peut être fier d'appartenir à une République qui, par un décret de l'Assemblée nationale du 26 août 1792, “ considérant que les hommes qui, par leurs écrits et par leur courage ont servi la cause de la liberté et préparé l'affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre, (...) déclare conférer le titre de citoyen français à Heinrich Pestalozzi. ” Qu'un pédagogue ait été ainsi
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fait citoyen d'honneur de la République française devrait rassurer tous ceux qui s'inquiètent des menaces que la pédagogie ferait peser sur la République.

 

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