|
|
|
|
|
|
LES BASES GÉNÉTIQUES DE L'ÉVOLUTION HUMAINE |
|
|
|
|
|
Texte de la 10ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 10 janvier 2000 par André Langaney
Les bases génétiques de l'évolution humaine
Pour parler de l'évolution humaine, il faut d'abord évoquer lévolution des ancêtres des humains actuels, c'est d'abord 3 milliards 800 millions d'années d'histoire de la vie, une histoire pré-humaine à 99'9%. Ceux qui ont constitué lessentiel de notre généalogie n'étaient pas des hommes. Cela a été l'objet d'un grand débat, de lourdes polémiques. En 1619, un prêtre italien, Jules César Vanini a eu la langue arrachée, a été strangulé et brûlé vif, si lon peut dire, sur la place publique à Toulouse, pour avoir proposé, entre autres choses, que les hommes descendaient de singes. Ceci deux siècles avant Darwin à qui lon attribue trop souvent cette idée, et un siècle et demi avant Lamarck, qui lavait écrite huit ans avant la naissance de Charles Darwin. Ces idées, depuis, ont été confirmées dans le cadre d'une théorie énoncée pour la première fois par le même Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck : la théorie de l'évolution des espèces.
Il est possible d'établir une classification des espèces vivantes d'après la structure moléculaire dune enzyme présente dans toutes les cellules de toutes les espèces vivantes : le cytochrome C. Celui-ci a été étudié depuis plus de trente ans chez de très nombreuses espèces. La séquence de la partie active de cette protéine est, à peu de chose près, la même dans les différentes espèces, mais il y a des différences entre les parties non actives de ces séquences, différences d'autant plus grandes que les espèces sont moins parentes dans la classification des espèces. Si tous les cytochromes sont pareils, c'est parce que ce sont des variantes du même gène initial qui ont été héritées à travers la généalogie commune de toutes les espèces. Cela implique donc que toutes ces espèces aient une origine commune. Ce qui a été découvert sur le cytochrome est vrai pour toutes les autres grandes molécules qui assurent les fonctions principales de la vie : reproduction, synthèse des protéines, établissement des structures cellulaires et, pour la plupart des êtres vivants, sexualité.
Une séquence d'ADN a été trouvée chez la mouche du vinaigre, la célèbre drosophile des généticiens, qui code des gènes organisant le corps de cette mouche d'avant en arrière. Cette découverte du groupe de Walter Gehring, à Bâle, montre que, contrairement à ce que tous les biologistes moléculaires avaient cru jusque-là, il peut y avoir parfois, dans un organisme, dans son patrimoine génétique, sur un chromosome, sur une molécule d'ADN, une sorte de plan préétabli de cet organisme.
Dautres gènes organisateurs vont faire que l'animal a un ventre et un dos, quil est segmenté en anneaux, comme l'abdomen de cette mouche du vinaigre ou comme son thorax. Il y en a évidemment dans toutes les espèces qui ont des propriétés semblables. Un groupe américain a retrouvé presque exactement la même séquence de gènes organisateurs avant- arrière et de segmentation chez l'embryon de souris, même si l'avant et larrière y sont plus difficile à définir. Cela signifie qu'un ancêtre commun, déjà organisé d'avant en arrière et segmenté, existe entre la mouche du vinaigre et l'ensemble des vertébrés, jusqu'à l'homme. Nous, humains, avons un corps organisé d'avant en arrière, de haut en bas, et qui est segmenté comme celui de la mouche du vinaigre, sauf que nos segments sont à l'intérieur au lieu d'être extérieur : ce sont nos vertèbres. Les gènes organisateurs font que le plan fondamental des organismes est le même chez les vertébrés et chez les invertébrés. Cela signe donc une incroyable parenté de tous les êtres vivants.
Cette parenté se retrouve au niveau des chromosomes. La comparaison des chromosomes, les supports du matériel génétique, de l'homme et du chimpanzé montre qu'ils sont aussi nombreux et sont très semblables par leurs anneaux colorables, si ce n'est que le grand chromosome 2 humain n'a pas d'équivalent chez le chimpanzé. Le chimpanzé, lui possède deux petits chromosomes qui n'ont pas d'équivalents chez l'homme, à moins de les recoller, auquel cas ils forment un chromosome 2 humain parfait. Il est clair que, soit un ancêtre commun à l'homme et au chimpanzé avait la structure du chimpanzé et les deux chromosomes ont fusionné, soit, à l'inverse, il y avait un chromosome de type humain qui s'est partagé. La comparaison avec d'autres espèces prouve que l'ancêtre commun avait la même structure que le chimpanzé, et que, sur la seule lignée humaine, il y a eu une fusion pour donner ce nouveau chromosome n°2.
Il est vraisemblable qu'un événement comme celui-là ne s'est produit qu'une seule fois. Il a fallu partir d'un petit groupe dans lequel cette anomalie a eu l'occasion de se reproduire. Cela veut dire qu'à certains moments, à chaque fois qu'il s'est passé des choses comme cela, nos ancêtres sont repartis de populations de très petits effectifs, seules capables de "fixer" de telles mutations rares. L'origine des espèces n'est donc certainement pas toujours ce qu'imaginaient Charles Darwin ou Jean Lamarck : de grandes populations mères qui se séparent en deux ou trois grandes populations filles, lesquelles deviennent de plus en plus différentes. Ce dernier cas, cest celui des espèces dites "jumelles" ; cela existe de temps en temps, mais ce n'est pas le cas général. Le cas le plus fréquent, c'est sans doute le bourgeonnement, à partir d'une espèce- mère d'une petite population dans laquelle vont s'établir des différences de structures chromosomiques, lesquelles vont aboutir à l'inter- stérilité entre l'ancienne et la nouvelle espèce. Par exemple, on a pu montrer que, depuis un ancêtre commun qui vivait il y a quatre à sept millions d'années, jusqu'à l'homme d'un côté et jusqu'au chimpanzé de l'autre, il y a eu au moins neuf fois où lon est repartis à partir de peu dindividus porteurs dune nouvelle mutation chromosomique importante, qui se sont reproduits entre eux.
L'histoire des chromosomes de l'ensemble des primates a été décrite par Bernard Dutrillaux, du CNRS. Les cercopithèques de la forêt dAfrique équatoriale ne présentent pas toujours une séparation très claire de leurs espèces deux à deux, mais se croisent parfois entre espèces ou pré-espèces interfécondes, formant une sorte de "patate évolutive", aux limites internes floues et dont les racines correspondant aux espèces qui en sortent. En forêt dAfrique équatoriale, par exemple, il y a une vingtaine d'espèces de petits cercopithèques différentes, adaptées à des environnements légèrement différents, dont les individus, en principe, forment des populations qui se reproduisent entre elles. Mais il arrive des accidents de deux types : d'abord, que tous les membres d'une même espèce n'aient pas la même formule chromosomique; ensuite, que les membres de deux espèces différentes s'hybrident et produisent des hybrides féconds. Dans un cas comme celui-là, il est clair que ces espèces sont récentes et ne sont pas encore bien séparées. On est donc obligé d'admettre que les ancêtres des différentes espèces ont pu échanger de temps en temps un chromosome et quelques gènes pendant un certain temps après le début de leur séparation, ce qui veut dire que celle-ci ne sest pas faite par des "dichotomies", des séparations en deux des généalogies, semblables pour tous les chromosomes et tous les gènes. Avec de tels échanges génétiques après le début de la formation des espèces, deux chromosomes ou deux gènes peuvent avoir des histoires généalogiques différentes au sein dun même groupe despèces proches.
Et ceci s'est produit aussi sur la lignée humaine. Pour un certain nombre de chromosomes, l'homme, le chimpanzé et le gorille sont exactement semblables. Pour d'autres chromosomes, les plus nombreux, l'homme et le chimpanzé sont semblables, le gorille est différent. Pour d'autres, le chimpanzé et le gorille sont semblables, l'homme est différent. Enfin, il y a un tout petit chromosome, le n°15, pour lequel le gorille et l'homme sont semblables et le chimpanzé est différent. D'après le chromosome n°15, vous supposeriez un ancêtre commun à l'homme et au gorille, et puis, avant, un ancêtre qui aurait été commun avec le chimpanzé. Mais si vous prenez le chromosome n°2, par exemple, vous allez avoir l'homme et le chimpanzé d'abord, et puis le gorille qui se rattachera après. Ces deux histoires sont incompatibles, ce qui veut dire que la séparation des espèces ne s'est pas toujours faite deux à deux ou bien trois à trois, comme on le supposait autrefois. Pendant un certain temps et cela complique beaucoup certaines études de génétique entre les espèces -, les ancêtres de plusieurs espèces ont pu être interféconds, et la séparation de ces espèces n'a pas été aussi nette, deux à deux, quon le croit souvent encore.
Lucy, l'australopithèque de l'Afar, est reconstituée en jolie petite pygmée au Muséum dhistoire naturelle de Genève et cest par contre un chimpanzé qui marche debout au Musée de lHomme de San Diego, en Californie ! On na bien sûr aucune information sur sa pilosité, mais, poilue ou pas, elle marchait debout quand elle était à terre. Autrement, du point de vue anatomique, c'était plus un chimpanzé quun humain et elle vivait sans doute à moitié dans les arbres.
Qui étaient les ancêtres communs à l'homme et au chimpanzé ? Ces ancêtres communs sont prouvés par la biologie moléculaire, par la biologie cellulaire, par la théorie de l'évolution, par l'anatomie comparée et datés entre quatre et sept millions d'années avant nous. Tout le monde voudrait que certains australopithèques, nos seuls cousins connus de lépoque, soient les ancêtres de l'homme, mais presque personne ne voudrait que ce soient aussi les ancêtres du chimpanzé. Résultat: en trente ans de paléontologie déconcertante, on a trouvé des quantités d'ancêtres possibles de l'homme et jamais un seul ancêtre du chimpanzé ! Pourtant, il avait bien des ancêtres, ce chimpanzé ! Comme les australopithèques, par la démarche debout, verticale, ressemblaient plus à l'homme, même si, par leur crâne et par le reste, ils ressemblaient plus au chimpanzé, le grand problème, ce n'est pas l'hominisation, qui est un chose simple : inventer l'homme à partir de Lucy, qui marche debout, tout le monde en est capable ! Mais inventer le chimpanzé à partir dun cousin de Lucy, semblait plus difficile. Alors, il faudra y penser car le chimpanzé avait des ancêtres et, en ces temps reculés, on ne connaît que des australopithèques.
Homo habilis, daté de trois à 1,8 millions d'années, est retrouvé associé à des outils depuis 2,5 millions, puis à des restes de dépeçage collectif et à des traces dhabitations probables. Ses outils en pierre taillée le font qualifier dhumain, parce que, si les chimpanzés utilisent des outils et en fabriquent aussi, ils fabriquent plutôt des outils en bois. Quelque temps plus tard, entre 1,8 et 1,6 million dannées, apparaît Homo dit erectus et quelques autres dotés de noms très arbitraires. Déjà, les Homo habilis avaient une station verticale parfaite et ne vivaient plus dans les arbres la moitié de leur vie, comme Lucy et ses semblables. Homo erectus est franchement humain et il est associé à des outils nettement plus sophistiqués. Et puis, particularité nouvelle, il est parfois très grand : le squelette trouvé au bord du lac Turkana était celui dun jeune très grand. S'il avait continué à grandir - il est mort avant d'avoir fini sa croissance -, il aurait atteint une taille de 1,85 ou 1,90 mètre, voire plus, ce qui coupe court à la légende selon laquelle les Homo erectus n'auraient jamais mesuré plus de 1,70 mètre. Ces Homo erectus vont conquérir le monde une première fois. Ils vont se retrouver en Asie du Sud-Est, en Chine, et leurs cousins en Europe. Certains sont restés en Afrique depuis 1,6 millions dannées, mais, jusque vers 500 000 ans avant nous, on en a un peu partout. Il y en a peut-être qui ont continué un peu plus longtemps, mais, à partir de 500 000, on voit un certain nombre de fossiles bizarres, plutôt intermédiaires entre eux et nous. Si lon ne peut pas tenir de grands discours sur ce qui s'est passé dans cette transition, c'est d'abord parce qu'on n'a pas presque pas d'informations, les fossiles de cette période étant rares et, de plus, mal datées pour des raisons techniques.
Depuis 100 000 ans, il y a des hommes modernes, ayant le même squelette que nous, en Palestine et peut-être en Éthiopie et en Afrique du Nord. Non seulement ils nous sont semblables sur le plan anatomique, mais ils enterrent leurs morts dans des tombes, les cadavres sont orientés, on retrouve, dans les sépultures, des pollens de fleurs et des offrandes aux défunts, donc des rites religieux. Mais ce qui est caractéristique, c'est, à nouveau, que lon en retrouve très peu jusqu'à 12 000 ans avant nous, jusqu'à l'invention de l'agriculture. Celle-ci apparaît à différents endroits des cinq continents entre quinze et six ou sept mille ans et les fossiles d'hommes modernes très rares jusque là, deviennent très fréquents dès que leur mode de vie change, grâce à la production de nourriture liée à lagriculture.
Il y a donc eu une grande révolution démographique dans la préhistoire parce que, pendant les neuf dixièmes des 100 000 ans, mille siècles, des humains modernes (une histoire très courte), ils ont été très peu nombreux. Cétait une espèce rare, comme tous les autres grands primates. Les chimpanzés, les gorilles, les orangs-outans, les bonobos, comptaient au plus quelques centaines de milliers d'individus pour tout le continent qui les hébergeait. Les humains, pendant très longtemps, ont sans doute été aussi quelques dizaines de milliers, quelques centaines de milliers au plus, dont la plupart n'ont pas laissé de descendants. Et puis, ils inventent l'agriculture, produisent de la nourriture par leurs jardins et leurs champs, ainsi que par l'élevage. Ils peuvent alors être vingt, trente ou quarante fois plus nombreux sur les mêmes territoires et cest le début d'un grand changement.
Des mesures de la diversité connue du système des groupes sanguins Rhésus ont été réalisées à travers le monde. Il y a, dans ce système génétique, quatre gènes principaux R0, R1, R2, qui donnent des Rhésus positifs et r qui, en double exemplaire, donne le caractère Rhésus négatif. Le classement informatique d'une vingtaine de populations à travers le monde, conduit aux résultats suivant : dabord, les répertoires de gènes sont les mêmes partout, mais les fréquences de ces gènes varient beaucoup dune population à lautre, surtout si elles ont vécu loin lune de lautre. Ensuite, les populations s'enchaînent l'une à l'autre depuis une extrémité où lon observe les populations du Sud et de l'Ouest de l'Afrique, puis de l'Est de l'Afrique, puis de l'Afrique du Nord, puis du monde indo-européen, jusquà lautre extrémité avec celles de l'Asie orientale, de l'Océanie, de l'Amérique et de la Polynésie, mélangées. L'ordinateur a ainsi retrouvé l'ordre géographique d'alignement des populations dans lancien monde et ses prolongements américain et océanien. Il y a donc une logique géographique dans les variations des fréquences génétiques du système Rhésus à travers le monde. Par ailleurs, lordre en question na pratiquement aucun rapport avec laspect physique des populations : des populations de proportions corporelles ou de couleurs de peau très différentes sont génétiquement très proches, et inversement.
Richard Lewontin, célèbre généticien nord-américain, a fait, il y a plus de trente ans, une étude qui portait sur les enzymes humaines, dont la molécule varie souvent dun sujet à un autre. Il s'est demandé quelles étaient les parts de la diversité de ces enzymes qui étaient dues aux variations entre les individus à l'intérieur d'une même population, celle qui était due aux variations entre populations d'un même continent et celle qui était due aux grandes différences intercontinentales, aux "races" géographiques. Le résultat obtenu fut que la variabilité à l'intérieur des populations représentait 86% de la variabilité totale et les autres 6 à 8 % seulement. Les différences interindividuelles étaient donc beaucoup plus importantes que les différences systématiques entre populations soit d'un même continent, soit de continents différents. Cela a été retrouvé depuis pour la plupart des autres caractères génétiques : il y a une énorme variation à l'intérieur des populations et quelques différences systématiques, mais bien peu, entre les populations d'origines différentes.
Pour faire des greffes d'organes, on a énormément de mal à trouver un donneur aléatoire compatible et on ne le trouve pas forcément dans la population du receveur sil ny en a pas parmi ses frères et sSurs. C'est pour cela que les organismes de transplantation internationaux vont parfois chercher un cSur ou un rein à l'autre bout du monde, dans une population qui n'a rien à voir ni physiquement, ni culturellement, ni du point de vue de son histoire. Le classement des populations d'après les variantes du système HLA qui conditionne les greffes dorganes est aussi lié à leur position géographique et même à la forme des continents, dans certains cas. Il ny a qu'un seul facteur qui puisse expliquer cette distribution: ce sont les migrations. Lorsque l'on fait le test statistique de la répartition des fréquences des gènes pour 80% des systèmes génétiques connus en fonction de la distance géographique entre les résidences d'origine des populations, on trouve que cette répartition géographique explique entre la moitié et 75% de la variation des fréquences des gènes.
Tout ceci confirme très clairement la similitude des répertoires de gènes à travers les populations et la variation de leurs fréquences en fonction de leurs possibilité déchanges directs ou indirects de migrants. Lorsque, après linvention de lagriculture au néolithique, les humains sont devenus très nombreux sur tous les continents, ils ont pu établir de grands réseaux de migration. Ils ont échangé assez de conjoints de proche en proche et de migrants de loin en loin pour que l'ensemble des gènes actuels soit réparti en nappes continues à la surface de la planète. Il n'y a donc pas de discontinuité génétique notoire, pas de frontières biologiques entre les populations ou des "races" humaines.
Un arbre du à Estella Poloni représente les différences génétiques observées entre des populations étudiées pour 80 systèmes génétiques répartis sur une vingtaine de chromosomes humains différents. Le résultat est une coïncidence à peu près totale entre les lieux de résidence des populations et cette carte des ressemblances génétiques, à une exception près, les Européens. Ces derniers sortent près du Proche Orient doù ils viennent, et non en Europe, où ils résident. Il faut donc penser la diversité génétique humaine, non pas en termes de populations séparées et de barrières entre ces populations, mais en termes de réseaux de migration. Il est parfaitement clair qu'à l'intérieur d'un réseau de migration, tout le monde n'est pas pareil. A l'intérieur d'une population déjà, tout le monde est différent, puisqu'on y est incompatible pour les greffes d'organes, puisqu'on y est très souvent incompatible pour la transfusion sanguine, alors que les groupes sanguins sont les mêmes partout à travers le monde et puisque quiconque peut être identifié par son physique et ses empreintes digitales ou génétiques.
Depuis 8 000 à 10 000 ans au moins, un réseau génétique s'est établi à travers le monde, de proche en proche. Certaines portions de ce réseau sont très serrées, comme la partie centrale autour de la méditerranée, de lAfrique de lEst et de la péninsule indienne. Dautres, en Amérique, Océanie, Asie du Nord, Afrique de lOuest et du Sud, semblent plus lâches, correspondant à des colonisations moins denses et/ou plus récentes. Presque toutes les variantes des gènes existent dans le monde indo-européen, Nord-Africain, en Afrique de l'Est et dans le monde Indien. Au contraire, à la périphérie, que ce soit en Afrique de l'Ouest ou du Sud, que ce soit en Asie orientale, en Amérique ou en Océanie, les populations ont les gènes les plus fréquents du noyau central, à des fréquences souvent différentes, mais ont perdu un certain nombre de variantes rares. Les variantes rares perdues ne sont pas les mêmes en Afrique, en Océanie, en Asie orientale et en Amérique. Enfin, quelques variantes très rares n'existent qu'en Afrique ou en Océanie ou en Asie ou en Amérique, correspondant à des mutations récentes.
En 100.000 ans, depuis les premiers humains modernes connus, les populations n'ont pas eu le temps d'accumuler de nouveaux gènes à de fortes fréquences. Par contre, à une époque où les humains étaient très peu nombreux, ils ont eu le temps de perdre ici ou là des variantes quand les premiers émigrants sont allés recoloniser l'Afrique, l'Asie orientale, l'Océanie ou l'Amérique, longtemps après les premiers séjours des Homo erectus. Il n'y a aucun doute sur le fait que l'ensemble des humains modernes actuels soient issus d'une seule même souche, peu nombreuse d'Homo erectus. Ensuite, ils ont du recoloniser toute la planète. Vers 64 000 ans, ils sont arrivés en Chine du Sud, vers 50 000 ans, en Australie et en Papouasie-Nouvelle-Guinée, vers 40 000 ans, en Dordogne. Ils ont ensuite recolonisé l'Afrique à partir du Nord-Est, puis, sans doute après un premier passage infructueux il y a plus de 40 000 ans, ils ont colonisé l'Amérique. La Polynésie a été occupée nettement plus tard. Cette histoire est relativement bien connue. Elle s'est faite du temps où nos ancêtres étaient chasseurs-cueilleurs, et peu nombreux. Ce sont sans doute ces chasseurs-cueilleurs peu nombreux qui ont perdu un certain nombre de variantes génétiques du noyau central en émigrant vers leurs nouveaux territoires, tandis que les populations de ce noyau central correspondent sans doute aux descendants les plus directs de la population d'origine.
Certains caractères physiques sont répartis en fonction de la géographie dorigine des peuplements. Les couleurs de la peau, les tailles, les dimensions du corps, le fait qu'on soit plutôt petit et volumineux sous les climats froids, au Groenland, dans l'Himalaya ou dans les Andes, et plutôt grand et mince dans les déserts chauds. Les statures intermédiaire se trouvent dans les plaines tempérées ou dans les savanes tropicales.
Les couleurs moyennes de la peau ont été étudiées chez des populations aborigènes autochtones, aussi bien en Europe qu'ailleurs. Les populations à peau foncée sont originaires de la zone intertropicale, sans la moindre ambiguïté, et, dans les zones tempérées froides Nord, mais aussi Sud, il y a des populations à peau nettement moins foncée. Des explications de l'ordre de la sélection naturelle ont été proposées. Il semble bien quavoir la peau claire dans la zone intertropicale expose à de fortes fréquences de mélanomes, des cancer de la peau mortels. Les populations à peau foncée seraient moins exposées parce que la mélanine protège les noyaux cellulaires de la peau des rayons ultraviolets intensifs. Cela a été constaté, par exemple, entre les Aborigènes australiens et les surfeurs dorigines européenne : ces derniers font beaucoup plus de mélanomes que les Aborigènes. De même, les Chinois de Californie sont quatre fois plus atteints que les Chinois de Chine qui vivent à la même latitude, mais ne se mettent pas au soleil. Et puis, pour les populations qui ont émigré dans les zones tempérées froides, il semble bien que ce soit une question de biosynthèse de la vitamine D qui ait déterminé leurs couleurs moyennes de la peau. Dans les zones peu ensoleillées, la biosynthèse de la vitamine D, dans les conditions de la préhistoire, se faisait essentiellement à travers la peau et sous l'influence du rayonnement ultraviolet. Là, cette fois-ci, il y a peu de ces rayons dans les zones froides et, si on les bloque, en ayant beaucoup de mélanine dans l'épiderme, on a sans doute un risque plus grand de rachitisme par défaut de vitamine D avec une peau foncée quavec une peau claire. C'est sans doute cela qui s'est passé dans la préhistoire et qui expliquerait la répartition des couleurs de peau des populations.
Des arguments concernant lAmérique indienne où, malgré une colonisation récente, on observe cette répartition des pigmentations de la peau selon la latitude font penser que ces changements de couleur peuvent être relativement rapides. De même, des populations qui ont pratiquement le même patrimoine génétique, signant une origine commune récente à 20 000 ou 30 000 ans au plus (par exemple, entre Mélanésiens, Polynésiens et certains habitants de l'Asie du Sud-Est), ont des couleurs de peau totalement différentes, des textures des cheveux totalement différentes, des tailles totalement différentes.
Les populations d'Afrique centrale ont des tailles moyennes ou petites, elles ont les cheveux crépus, elles ont la peau très foncée, comme certains Papous ou Mélanésiens. Mais, si vous regardez les patrimoines génétiques, ils sont très différents entre ces populations physiquement semblables. Les Papous ou les Mélanésiens ont des fréquences génétiques d'Orientaux et sont beaucoup plus proches des Chinois, des Vietnamiens ou des Polynésiens que des Africains. Donc, très clairement, la ressemblance est le fruit du milieu alors que la parenté génétique est le fruit de l'histoire et de la géographie. Les Mélanésiens, les Polynésiens, et les Vietnamiens, malgré leurs différences physiques, sont beaucoup plus proches parents que les Bantous et les Papous qui, pourtant, se ressemblent plus physiquement.
L'analyse de séquences d'ADN mitochondrial chez 119 habitants du Sénégal par Laurent Graven et Laurent Excoffier montre de nombreuses différences. Il y a quelques lettres du code génétique qui sont différentes entre pratiquement chaque paire dindividus étudiés. Pascal Gagneux, à San Diego, a fait des études de la diversité de l'ensemble de notre espèce en comparant une séquence d'ADN chez 811 humains modernes. Il a aussi étudié un certain nombre de chimpanzés, une vingtaine de gorilles, un certain nombre de bonobos. Dans un même élevage de chimpanzés, on retrouve des individus dont les gènes sont séparés depuis plusieurs centaines de milliers d'années. Même chose chez les gorilles ou les orangs-outans.
Chez les humains, par contre, on trouve des séquences toutes différentes mais qui diffèrent par très peu de variations, ce qui signe que l'ancêtre commun à toutes ces séquences est plus proche de nous dans le temps. Des calculs sur un grand nombre de séquences d'ADN, nucléaire cette fois, ont été faits par un Japonais, Takahata. Ils montrent que le type de diversité observée au niveau de l'ADN humain ne peut s'interpréter raisonnablement que si l'effectif minimal de nos ancêtres depuis qu'il existe des humains modernes, a été de lordre de 5 000 reproducteurs. Par des méthodes de simulation extrêmement compliquées, on trouve, dans la variation moléculaire humaine, des traces d'une expansion qui aurait eu lieu entre 60 000 et 80 000 ans avant nous, juste avant la recolonisation de la planète par les humains modernes.
Les humains modernes ont migré à partir d'une population fondatrice qui avait plein de gènes différents. Ensuite, en allant au bout du monde, d'un côté ou de l'autre, telle ou telle population- fille a perdu quelques variantes de ces gènes, généralement des variantes rares. Pourquoi n'a t'on jamais, avec ce mécanisme, deux populations qui ont des gènes complètement différents pour un même système génétique ? Il y a deux explications à cela la première, c'est que les séparations longues entre populations dhumains modernes ont sans doute été peu nombreuses ; la deuxième, c'est que, sil y en a eu au paléolithique, les migrations ultérieures, au moins depuis le néolithique, ont compensé tout cela en redistribuant tous les gènes entre les nouvelles populations, beaucoup plus nombreuses, et à travers les continents.
Ensuite, la préhistoire nous a valu des variations des climats. Il y a 18 000 ans, du fait des glaciations, le niveau des mers était cent vingt mètres plus bas et on passait à pied jusqu'à Bornéo ou jusqu'à Timor ; là, il restait 90 km de mer à traverser pour passer en Nouvelle-Guinée, alors rattachée à lAustralie. Des humains lont fait il y a 50 000 ans, et puis, bien entendu, dautres ont pu le refaire très facilement il y a 18 000 ans où lon savait probablement déjà naviguer. À la même époque, le Sahara était beaucoup plus grand que maintenant. Il allait jusqu'à la côte, en Côte d'Ivoire. Il y a des gens qui ont été coincés en Afrique centrale à cette période, dans des conditions climatiques très particulières, différentes du reste du monde et sans doute très isolés. Ils sont peut-être à l'origine des particularités physiques d'une bonne partie des Africains et de quelques bizarreries de fréquences des gènes au sud du Sahara. A lépoque, on ne pouvait pas habiter en Europe du Nord ou en Amérique du Nord à cause de lextension des calottes glaciaires et des climats trop rigoureux. Les gens ont donc forcément bougé. Les chasseurs préhistoriques de cette période se sont forcément déplacés, ne serait-ce que parce que les faunes et les flores dont ils se nourrissaient se sont déplacées, parfois, de 2 000, 3 000 ou 4 000 kilomètres en latitude. Nos ancêtres chasseurs-cueilleurs qui en dépendaient nont donc pas pu évoluer en restant sur place comme le supposent les tenants des hypothèses dites "multi- régionales" sur lhistoire des peuplements et les partisans dune divergence très ancienne de races humaines que la génétique rejette aujourdhui sans le moindre doute. Des études de génétique montrent des auréoles de fréquence des gènes autour des centres de diffusion de l'agriculture, et ceci sur tous les continents, confirmant les hypothèses de repeuplement, au moins partiel, depuis linvention de lagriculture et/ou de migrations continues à travers les continents depuis.
Les grandes familles de langues africaines ont été classées par Joseph Greenberg, il y a une trentaine d'années. Il y a quatre grandes familles de langues en Afrique: la famille dite afro-asiatique, qui comprend les langues d'Afrique du Nord, d'une partie du Sahara, de l'Afrique de l'Est et aussi les langues parlées dans la péninsule arabe et au Proche-Orient. Le groupe Niger- Congo comprend les langues des Ouest- Africains et des Bantous. La famille Khoisan comprend les langues à clicks parlées en Afrique du Sud et celles de deux populations de Tanzanie. Enfin, un groupe assez particulier est celui des Nilo- Sahariens. On pense qu'il correspond aux descendants directs des anciens occupants du Sahara, pendant la période fertile, il y a une dizaine de milliers d'années. Une étude génétique de ces populations sépare, de manière spectaculaire, ces groupes linguistiques: le groupe Niger- Congo, les Khoisan, les Est- Africains et les Afro-Asiatiques divergent en parallèle par les langues quils parlent et par leurs fréquences génétiques.
La génétique et les langues donnent les mêmes classification de ces populations. Or, la langue que lon parle ne dépend évidemment pas de l'ADN, et l'ADN que l'on porte ne dépend pas de la langue qu'on parle ! Sil y a, comme on lobserve, une forte corrélation entre ces deux phénomènes qui ne sont pas la cause lun de lautre, cest quils ont un "synchroniseur" commun : lhistoire de la dernière recolonisation de l'Afrique. Ce repeuplement de l'Afrique est parti de l'Afrique de l'Est ou de l'Est du Sahara durant une période fertile ancienne, de là où lon avait toute la diversité génétique initiale. Puis, une première émigration, on ne sait pas quand, a emmené les ancêtres des Khoisan, à travers la Tanzanie vers l'Afrique du Sud. D'autres migrations, après, ont sans doute réparti le groupe Nilo-Saharien pendant la dernière phase fertile du Sahara. Enfin le groupe Niger- Congo a été issu du repli vers la forêt guinéenne ou vers le Nigeria et le Cameroun, des populations qui ont fui la zone saharienne, laquelle était en train de se désertifier à nouveau. La suite de l'histoire est très bien connue, avec les corrélations entre l'apparition de la métallurgie et les migrations des Bantous en particulier. On peut donc ainsi unir les informations de la génétique, de la linguistique et de l'archéologie pour mieux comprendre notre histoire ancienne.
VIDEO CANAL U LIEN
( si la vidéo n'est pas visible,inscrivez le titre dans le moteur de recherche de CANAL U ) |
|
|
|
|
|
|
LA TRANSGENÈSE |
|
|
|
|
|
Texte de la 30ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 30 janvier 2000 par Louis-Maris Houdebine
LA TRANGENESE ET SES APPLICATIONS
Les découvertes des cinquante dernières années nous ont familiarisé avec lidée que la vie nest quun ensemble de réactions physico-chimiques qui se déroulent à lintérieur despaces bien délimités, les cellules. Ces actions sont effectuées pour une part essentielle par des protéines (enzymes, facteurs sanguins, hormones, anticorps, etc.) Les protéines de tous les organismes vivants sont composées des mêmes vingt acides aminés assemblés les uns derrière les autres pour former des chaînes dont la longueur est très diverse. Les protéines peuvent contenir de quelques unités à quelques milliers dacides aminés. Le nombre de combinaisons théoriques des vingt acides aminés est considérable et lensemble des protéines existantes ne représente quune faible partie des possibilités. Lactivité biologique des protéines est directement liée à lenchaînement des acides aminés mais dune manière très complexe. Les chaînes formant les protéines se replient de multiples manières qui sont définies par la séquence des acides aminés. Ces repliements forment les sites actifs des protéines.
La découverte des protéines sest accompagnée de la mise en évidence dune molécule omniprésente dans les organismes vivants : lacide désoxyribonucléique ou ADN qui renferme linformation génétique. Cette molécule est formée dune chaîne de phosphate et de désoxyribose sur laquelle sont accrochées quatre structures appelées bases et symbolisées par les lettres ATGC.
De multiples observations ont montré quun gène est constitué par une région de la chaîne dADN et quà un gène correspond essentiellement une protéine. Des études systématiques ont permis détablir que la succession des bases dans un gène définit directement lenchaînement des acides aminés de la protéine correspondante selon un code universel : le code génétique. Trois bases successives déterminent ainsi quel acide aminé doit participer à la formation de la protéine.
LADN peut donc considérer comme une banque de données dont la cellule fait usage en fonction de ses besoins en protéines. Une copie dun gène sous la forme dun acide ribonucléique messager (ARNm) est formé à la demande de la cellule et décrypté pour synthétiser la protéine correspondante. Ces faits établis il y a bientôt quarante ans définissaient déjà tout le principe du génie génétique. En effet, si les messages génétiques contenus dans lADN ne sont définis que par la succession des quatre bases, il doit être possible de modifier ces messages voire den créer de nouveaux dès lors que lon maîtrise la chimie de lADN. Les techniques essentielles qui permettent de manipuler ainsi lADN ont été définies il y a maintenant un peu plus de vingt ans et avec elles est né le génie génétique qui est désormais un outil très largement utilisé dans de nombreux laboratoires.
Il est admis quil y a une continuité stricte entre la matière inorganisée qui a précédé le Big Bang il y a quinze milliards dannée et la matière très organisée que constituent les organismes vivants apparus sur la terre il y a quatre milliards dannées. Les minéraux représentent un état de complexité intermédiaire.
Les organismes vivants sont eux-mêmes dune complexité très variable qui va croissante des bactéries aux mammifères et à lhomme en passant par les levures et les plantes. Très logiquement, on constate que les organismes vivants les plus complexes sont ceux qui ont le plus grand nombre de gènes. Les bactéries ont ainsi de 350 à 4000 gènes, les levures environ 6000, un des plus petits animaux connus de la famille des nématodes 19099, les plantes environ 20000 et lhomme autour de 100000 (le chiffre proche de la réalité sera connu au cours de lannée 2000). Ces données sont particulièrement révélatrices de la manière dont lévolution a procédé pour faire émerger les différentes espèces. Les mammifères sont en effet beaucoup plus complexes que les bactéries et ils nont pourtant que 50 fois plus de gènes. Les biologistes savent déjà que les gènes, les protéines et les molécules qui en dérivent sont capables dinteragir de manière de plus en plus complexe au fur et à mesure que lorganisme est lui-même devenus plus évolué. La complexité du vivant naît donc au moins autant dune combinatoire de plus en plus sophistiquée de molécules qui le compose que dune accumulation des informations génétiques primaires.
1/ Des gènes au génie génétique
Ces faits ont une répercussion directe et profonde sur les expériences impliquant le génie génétique. Les techniques actuelles permettent virtuellement disoler nimporte quel gène, den étudier la structure, de le modifier et de le réintroduire dans une cellule ou un organisme vivant. Cette dernière opération est une des plus essentielles. Un gène peut en effet se comparer à une bande magnétique. Tous les deux contiennent des messages linéaires codés et aisément modifiables. Ces messages sont en soi inertes. Ils nont dintérêt que par les produits qui en sont issus : une image ou un son dans un cas, une protéine dans lautre cas. Une différence fondamentale existe toutefois entre les deux systèmes ; le lecteur de bande magnétique est indifférent au message quil décode ce qui nest le plus souvent pas le cas pour les gènes dans la mesure où les protéines peuvent agir sur la cellule ou sur lorganisme entier qui les synthétisent.
Un gène peut dans une certaine mesure être comparé à un micro-ordinateur qui contient un message spécifique. Lintroduction dun gène isolé dans une cellule et à fortiori dans un organisme entier revient alors à connecter le micro-ordinateur à un réseau de micro-ordinateurs déjà interconnectés et interagissant. Une telle incursion peut enrichir le réseau de manière harmonieuse ou à linverse perturber profondément son fonctionnement.
La transgenèse est lopération qui consiste à ajouter un gène étranger à un organisme pluricellulaire (plantes ou animaux) entier ou à remplacer un des ses gènes par un autre. Il est bien évident que dans lun et lautre cas, les effets du transgène sur lorganisme ne peuvent être totalement prévisibles aussi bien connues que soient les propriétés du gène étranger et de la protéine correspondante. La transgenèse est donc par essence un retour au complexe, lisolement dun gène et son étude in vitro étant au contraire une étude volontairement réductionniste. Les conséquences dune transgenèse sont donc à priori inévitablement en partie inconnues. La gestion du complexe que représentent lagriculture et lélevage est en réalité une activité très familière pour les communautés humaines. La sélection génétique consiste classiquement à repérer les effets biologiques intéressants (prolificité, résistance aux maladies etc.) apparus spontanément chez quelques individus au hasard de la redistribution des gènes lors de la reproduction sexuée et de mutations résultant derreurs dans la réplication de lADN. La reproduction privilégiée des individus dotés des propriétés biologiques intéressantes conduit progressivement à létablissement de lignées ou de races. Cette méthode de sélection a largement fait ses preuves et nous en bénéficions grandement. La sélection classique est toutefois une opération le plus souvent réalisée en aveugle. Le sélectionneur ne sait en effet le plus souvent rien des gènes quil a sélectionnés ni de leurs effets individuels. Seul le résultat global est généralement pris en compte. Le remaniement des chromosomes dans les cellules germinales consiste à redistribuer les gènes parentaux de manière aléatoire. Ceci explique que les enfants dun même couple sont différents. Le remaniement des chromosomes parentaux concerne de longs segments dADN qui portent de nombreux gènes contigus. La sélection dun gène ayant un intérêt biologique attendu saccompagne donc inévitablement de la co-sélection de gènes voisins inconnus dont les effets ne sont pas toujours bénéfiques. Ainsi, des taureaux, des verrats, etc. retenus comme géniteurs en raison de leur potentiel génétique intéressant savèrent parfois à lusage porter également un gène parfaitement nuisible pour lélevage. Ces géniteurs doivent alors être éliminés non sans parfois avoir entraîné des pertes financières importantes. Il en est de même pour la sélection végétale.
La transgenèse évite, par essence, une bonne partie de ces effets imprévisibles. La modification génétique quelle représente a des effets en grande partie attendus, dans la mesure où les propriétés du gène étranger sont elles-mêmes connues. La transgenèse ne correspond par ailleurs quà une seule modification génétique de lorganisme. La transgenèse vue ainsi est donc en principe moins hasardeuse que la sélection classique. Tout bien considéré, les mutations obtenues par transgenèse ne sont généralement pas plus complexes que celles engendrées par les mécanismes naturels à chaque cycle de reproduction. La gestion des organismes transgéniques peut donc logiquement sinspirer de celle des organismes obtenus par sélection classique.
2/ Les techniques de transfert de gènes
Le transfert dun gène isolé à un organisme nest quexceptionnellement un phénomène spontané. Si tel nétait pas le cas, lintégrité des espèces ne serait pas une réalité puisque les organismes vivants sont très fréquemment en contact direct avec lADN dautres espèces. Les virus qui ne sont constitués que de quelques gènes associés à des protéines ont une capacité exceptionnelle à pénétrer dans les cellules. Ce processus que lon nomme une infection est primordiale pour le virus qui doit absolument utiliser la machinerie cellulaire dont il est dépourvu pour se répliquer. Lintroduction de gène étranger destiné à obtenir des organismes transgéniques requiert donc des méthodes expérimentales variées. La plus utilisée chez les animaux consiste à procéder à une microinjection directe du gène isolé en solution dans le noyau ou le cytoplasme dun embryon au stade une cellule. Dans une petite proportion de cas (de lordre de 1%) le gène étranger sintègre à LADN de lembryon et se transmet ainsi à ses cellules filles puis à sa descendance.
Cette méthode ne peut être appliquée aux végétaux. Deux techniques sont dans ce cas le plus souvent utilisées. Lune consiste à introduire le gène étranger dans un vecteur dérivé dune bactérie. Celui-ci pénètre aisément dans la cellule végétale et sintègre dans son ADN. Lautre méthode est utilisée pour les végétaux ne pouvant bénéficier du vecteur. Elle consiste à faire pénétrer de force des microbilles métalliques enrobées dADN contenant le gène étranger dans les cellules végétales en les projetant à haute vitesse. Dans lun et lautre cas, le transfert de gène doit être suivi dune régénération complète dune plante à partir de la cellule ayant subi la modification génétique.
Laddition de gène est lopération la plus simple et de loin la plus fréquemment pratiquée. Le remplacement spécifique de gène est également hautement souhaitable. Il permet en pratique de remplacer un gène de lorganisme par un gène inactif (ceci revient alors à supprimer sélectivement un gène de lorganisme) ou par un autre gène actif. Cette opération nest actuellement possible que chez les animaux (et les microorganismes). Elle implique en effet que lADN étranger contenant le gène de remplacement reconnaisse très spécifiquement le gène ciblé pour pouvoir se substituer à lui par un processus de recombinaison homologue. Cette opération nest finalement couronnée de succès que si la cellule dans laquelle a eu lieu le remplacement de gène peut donner naissance à un organisme entier. Cette régénération très couramment pratiquée chez bon nombre de plantes est particulièrement malaisée chez les animaux. En pratique, la cellule animale modifiée doit être celle dun embryon précoce capable, une fois introduite dans un embryon précoce hôte, de participer au développement de lorganisme jusquà transmettre la mutation à la descendance. Cette méthode laborieuse est utilisée depuis plus de 10 ans mais, pour des raisons techniques, chez la souris seulement. Le remplacement de gène par recombinaison homologue a donc pendant une décennie été réservée à cette seule espèce.
Une autre approche très séduisante peut en principe reposer sur la technique de clonage des animaux. Cette technique mise au point il y a environ quinze ans consiste à reconstituer léquivalent dun embryon en introduisant le double stock de chromosomes dune cellule dans un ovocyte préalablement énucléé. Ceci na pendant longtemps été possible quen partant de cellules embryonnaires non différenciées (totipotentes) et non cultivées. Des améliorations techniques relativement minimes ont permis dobtenir des clones de moutons en partant de cellules embryonnaires totipotentes cultivées (un an avant la naissance de Dolly) puis à partir de cellules fStales différenciées et enfin de cellules adultes. Ces expériences ont été menées essentiellement pour tenter de simplifier la technique de transgenèse. Il est en effet en principe possible de transférer des gènes étrangers dans des cellules cultivées utilisées ensuite pour engendrer des animaux qui se trouvent être transgéniques. Laddition de gène a ainsi été couronnée de succès (naissance de Polly) un an après la naissance de Dolly. En 1999, le remplacement de gène chez les moutons a pu être obtenu par recombinaison homologue par le même procédé.
Laddition de gène est ainsi simplifiée et le remplacement de gène est devenu possible chez les ruminants domestiques et très vraisemblablement chez dautres espèces dans le futur.
Les fragments dADN qui sont utilisés pour la transgenèse sont généralement construits au laboratoire pour diriger lexpression du gène étranger spécifiquement dans un tissu donné. La connaissance limitée que lon a actuellement du mode de fonctionnement des gènes ne permet encore quune approche empirique raisonnée dans la construction des futurs transgènes. Des progrès rapides récents dans ce domaine laisse prévoir pour un avenir assez proche un contrôle satisfaisant du fonctionnement des transgènes dans la majorité des cas.
3/ Les applications de la transgénèse
La transgenèse, a dès ses débuts chez les animaux en 1981 puis en 1983 chez les plantes, été définie avant tout comme un outil de recherche. Laddition ou le retrait dune information génétique dans un organisme entier est en effet un moyen incontournable pour déterminer les mécanismes moléculaires qui contrôlent le fonctionnement des gènes et le rôle des gènes eux-mêmes dans lexpression des fonctions biologiques. Lidentification systématique et massive des gènes de certains organismes par le séquençage complet de leur ADN va logiquement être suivie dune utilisation plus intense de la transgenèse chez quelques organismes modèles comme la souris et le tabac.
La maîtrise du vivant que représente la transgenèse a rendu possible des applications nouvelles dans le domaine médical et agronomique. Létude des maladies humaines ne peut se passer de modèles animaux. Les modèles pertinents résultant de mutations spontanées sont rares. Dans le meilleur des cas, des modèles particulièrement précieux peuvent être obtenus par addition ou remplacement de gènes. Cest surtout la souris qui est sollicitée en raison de son faible coût dutilisation. Dautres espèces sont parfois nécessaires pour diverses raisons, cest le cas notamment du rat, du lapin, du porc et des primates non humains. Cette approche expérimentale est devenue récemment plus simple et potentiellement plus utile à la suite de lamélioration des techniques de transgenèse.
Les animaux et les plantes sont depuis des temps immémoriaux la source de substances dotées de propriétés pharmacologiques. Ces substances nont, par le passé, été que rarement des protéines. Jusquà une époque récente en effet, un nombre relativement petit de protéines était connu et seulement quelque unes dentre elles pouvaient être extraites pour être administrées à lhomme. Cétait le cas de linsuline de porc pour le traitement des diabétiques. Le génie génétique offre la possibilité de préparer virtuellement nimporte quelle protéine en abondance en transférant le gène correspondant dans des bactéries, des levures, des plantes ou des animaux. Linsuline et lhormone de croissance humaine proviennent désormais essentiellement de bactéries recombinées. Plusieurs dizaines de protéines dintérêt pharmaceutique ont été obtenues à partir du lait danimaux ou de plantes transgéniques. La première protéine extraite ainsi du lait doit être mise sur le marché en 2000. Beaucoup dautres suivront et on peut considérer quune nouvelle branche de lindustrie pharmaceutique est née.
La transgenèse peut jouer un rôle décisif dans le domaine des greffes dorganes. Plusieurs milliers de personnes meurent chaque année en France par manque de greffon humain. Limpossibilité quil y a et qui persistera sans doute longtemps de remédier à cette situation a fait resurgir une idée déjà ancienne. Certains organes ou cellules des animaux et notamment ceux du porc pourraient probablement être utilisés à la place de matériel humain. Les rejets extrêmement violents des organes animaux ont jusquà maintenant empêchés les xénogreffes de devenir une réalité. Des succès partiels mais bien réels ont été obtenus dans la dernière décennie du XXème siècle. Des cSurs et des reins de porcs transgéniques abritant des gènes capables dinhiber le système du complément humain responsable du rejet hyper-aigu des éléments étrangers ont pu être maintenus, intègres, pendant plusieurs semaines après avoir été greffés à des singes.
De multiples obstacles, y compris dans le domaine de la connaissance des mécanismes de rejet, restent à franchir pour que la xénogreffe devienne une réalité médicale. La xénogreffe peut toutefois dans lavenir concerner plus les cellules qui sont moins sujettes aux rejets que les organes. La démonstration récente que des cellules embryonnaires humaines peuvent être différenciées in vitro en cellules souches dorganes laisse penser que des cellules humaines préparées de cette manière pourraient être dans lavenir utilisées plutôt que leurs homologues dorigine porcine. La situation actuelle incite à imaginer que la xénogreffe ou la greffe à partir de cellules humaines différenciées pourraient être retenues comme moyen thérapeutique au cas par cas en fonction des problèmes à résoudre. Le transfert de gène dans les cellules ou via la transgenèse pourrait permettre aux cellules porcines non seulement dêtre mieux tolérées mais également dapporter des protéines ayant une activité thérapeutique. Une thérapie génétique serait alors réalisée en même temps quune thérapie cellulaire.
Les applications agronomiques de la transgénèse commencent à être significatives, en ce qui concerne les végétaux. Elles sont, pour des raisons techniques, tout juste naissantes chez les animaux. La transgenèse permet dans certains cas de conférer aux plantes et aux animaux une résistance contre les maladies. Ceci se traduit ou se traduira par une moindre utilisation de pesticides et dantibiotiques ainsi que par une simplification de la tâche des agriculteurs et des éleveurs. La résistance des animaux à des maladies devenue ainsi génétiquement transmissible a par ailleurs toutes les chances de réduire la souffrance des animaux, de permettre de consommer des viandes plus saines et diminuer la fréquence des zoonoses.
Certains projets de transgenèse nont dautre but que de réduire la pollution. Des porcs transgéniques expérimentaux rejettent ainsi deux fois moins de phosphate dans lenvironnement. Des plantes transgéniques ont été spécialement conçues pour capter certains ions métalliques toxiques présents spontanément dans le sol ou apportés à la suite dune activité industrielle.
Des plantes capables de se développer dans des sols salés ou alcalins impropres à lagriculture ont été obtenues par transgenèse. Ceci permet denvisager de conquérir de nouvelles terres.
La modification volontaire de la composition des plantes ou des animaux via la transgenèse peut permettre de fournir aux consommateurs des aliments plus riches en éléments essentiels voire plus sapides. Le riz doré capable dapporter un supplément de vitamine A aux 400 millions dêtres humains qui en manquent et sont menacés de devenir aveugles ainsi que de fer aux 4 milliards de personnes carencées est un exemple éloquent. Le transfert de plusieurs gènes a dû être réalisé pour atteindre ce but.
Diverses améliorations des produits animaux sont également envisagées. Elles concernent la composition du lait, des graisses, de la carcasse, de la laine, etc.
Il est intéressant de mentionner également que les végétaux qui sont déjà la source de molécules non destinées à l'alimentation humaine ou animale vont de plus en plus être sollicités pour servir comme base à la synthèse de plastiques biodégradables, de carburants, etc. La transgenèse peut dans certains cas apporter des solutions uniques ou originales et très satisfaisantes.
4/ Les problèmes posés par la transgenèse
La transgenèse est actuellement vue surtout par ses applications très marginales mais spectaculaires dans lalimentation humaine. Les OGM (organismes génétiquement modifiés) ont très mauvaise presse. Ce fait ne laisse de surprendre la majorité des biologistes qui considèrent que la transgenèse appliquée à lalimentation est à priori une des techniques puissantes les moins dangereuses que lhumanité ait inventées. Certes, un organisme transgénique est par définition en partie inconnu, mais cela est aussi le cas dun organisme obtenu par sélection classique ou dun aliment exotique. Les tests classiques de toxicité, oncogénicité et allergénicité accompagnés dune traçabilité raisonnable doivent pouvoir réduire les risques à un niveau bien inférieur à celui de beaucoup dautres techniques très généralement acceptées. Il est incontestable que certaines plantes, transgéniques ou non, posent des problèmes environnementaux dont limportance ne peut pas être aisément évaluée. Les modèles de laboratoire ne peuvent en effet que difficilement prendre en compte de manière satisfaisante des paramètres comme lespace et le temps. Les biotechnologistes ont quelque difficulté à imaginer comment leurs actions dans le domaine agronomique pourraient faire ne serait-ce que dix ou cent fois moins de victimes que lautomobile. Les réticences actuelles des consommateurs ne sont toutefois pas incompréhensibles. Toute nouveauté effraie. Les condamnations actuelles des OGM ressemblent à sy méprendre à celles appliquées aux vaccins il y a un siècle. Il est vrai quune désinformation qui a atteint un niveau peu commun ne fait quentretenir la confusion. Les critiques vis à vis des OGM sont en fait bien souvent dirigées plus contre la société libérale mal contrôlée que contre la technique elle-même. Les OGM en font actuellement les frais. Il est vrai que leur utilisation ne devrait pas tomber sous la coupe dentreprises qui détiennent des monopoles de fait. Lobtention du riz doré financée par lUnion Européenne et la fondation Rockefeller indique que la situation est bien plus ouverte et diverse que certains ne le prétendent. Les réticences des pays riches vis à vis des OGM ne sont pas partagées par ceux qui souffrent de pénuries alimentaires. Les chinois consomment ou utilisent actuellement au moins sept plantes transgéniques. Il ne semble pas que ces cultures se fassent sans contrôle. Les agriculteurs chinois sappuient en effet sur les résultats des expériences réalisées dans les pays développés et notamment les USA. Lavenir de lagriculture ne peut reposer sur un retour aux techniques anciennes, pas plus que la médecine traditionnelle ne saurait être un remède à certaines dérives des pratiques médicales modernes. Une application raisonnée des techniques agronomiques modernes, y compris de la transgenèse, paraît plus appropriée. En face de la demande croissante des consommateurs humains, le principe de précaution invite à mettre à notre disposition toutes les techniques de transgenèse pour optimiser les productions végétales et animales, quitte à ne pas les utiliser si des alternatives au cas par cas savèrent tout aussi efficace.
La transgenèse appliquée à lespèce humaine est en principe possible. Tout le monde ou presque saccorde pour considérer quune telle opération ne devrait comporter aucun risque technique et ne concerner que des activités thérapeutiques. La première condition nest pas actuellement remplie mais on peut imaginer que cela sera un jour le cas. Les thérapies géniques germinales ne peuvent raisonnablement concerner que le remplacement de gènes responsables de maladies humaines par leurs homologues non mutés. Ce type dopération est et restera probablement difficile et elles devront être accompagnées de contrôles stricts pour sassurer que la modification génétique induite est bien celle que lon attendait. Cette approche thérapeutique se trouverait en compétition directe avec le tri des embryons portant les gènes défectueux. Il y a tout lieu de penser que la deuxième solution paraîtra majoritairement comme la plus satisfaisante.
La modification du patrimoine génétique dun être humain non destinée strictement à remplacer un gène défectueux par un gène sain paraît difficilement envisageable sans risque. Laddition dun gène, conférant une résistance vis à vis dune maladie infectieuse, paraît séduisante à première vue. Nul ne peut prévoir tous les effets du transgène et ce qui est acceptable pour les animaux et les plantes ne lest plus pour l'espèce humaine. Il est concevable de procéder à des transgènes réversibles. Ceci ne paraît pas suffire à justifier lutilisation de cette technique pour l'espèce humaine.
Les générations qui nous suivront trouveront peut-être légitime et souhaitable de modifier le patrimoine génétique humain pour toute sorte de bonnes raisons. On pourrait en effet par exemple souhaiter que les êtres humains soient plus sereins et moins féroces envers leurs semblables ou plus modestement quils aient une vieillesse biologiquement plus douce. Il nest en rien certain que la transgenèse, dans le meilleur des cas, puisse apporter une solution à des problèmes aussi complexes. Quoiquil en soit, il serait sans doute prétentieux de condamner par avance les décisions de nos descendants. Il nous suffit, dans les faits, dêtre pleinement en accord avec nos convictions actuelles. Elles nous indiquent sans ambiguïté que la transgenèse ne doit pas âtre appliquée à lespèce humaine.
VIDEO CANAL U LIEN
( si la vidéo n'est pas visible,inscrivez le titre dans le moteur de recherche de CANAL U ) |
|
|
|
|
|
|
LA NOTION D'ÉVOLUTION |
|
|
|
|
|
Texte de la 429e conférence de l'Université de tous les savoirs, donnée le 7 juillet 2002
Hervé Le Guyader, "La notion d'évolution"
Pour présenter la notion d'évolution, j'ai choisi d'adopter une démarche historique, en singularisant différents points autour de périodes clés.
Premièrement, je présenterai quelques éléments importants des XVIIe et XVIIIe siècles qui permettent d'arriver à la conception d'un individu clé, Lamarck, date clé : 1829, publication de sa Philosophie zoologique. Le deuxième individu important est Darwin, date clé : 1859, publication de l' Origine des espèces. La troisième date clé se situe aux alentours de 1940, quand la Théorie synthétique de l'évolution est développée. Enfin, j'exposerai quelques éléments de l'après guerre, qui, à mon sens, montrent comment tout ce qui gravite autour des théories de l'évolution se met en place.
En introduction, j'attire votre attention sur cette citation d'Ernst Mayr qui compare les biologistes et les physiciens : « Au lieu de créer et de donner des lois comme le font les physiciens, les biologistes interprètent leurs données dans un cadre conceptuel »
Ce cadre conceptuel, c'est la notion d'évolution, qui se construit pas à pas, à force de discussions, controverses, voire même d'altercations, de progrès conceptuels ou expérimentaux.
Actuellement, ce cadre conceptuel devient extrêmement compliqué. Néanmoins, il s'en dégage quelques idées directrices.
I. L'apparition du transformisme
Je vous présente tout d'abord comment l'idée, non pas d'évolution, mais de transformisme, est apparue.
En premier lieu, je tiens à insister sur un point. En histoire, on montre souvent l'apparition de concepts « nouveaux » - sous entendu : avant, il n'existait rien. De plus, on attache souvent l'apparition d'un concept à un individu clé, considéré comme un génie. En réalité, ce génie, cet individu clé, ne représente la plupart du temps que le courant de l'époque, et ne fait « que » cristalliser une idée, qui existe néanmoins chez ses contemporains.
Pour que l'idée du transformisme apparaisse, deux mouvements se sont produits en même temps. La première avancée concerne la réfutation d'idées erronées. Ces idées, tant qu'elles n'étaient pas réfutées, empêchaient l'émergence de la notion de transformisme. Concomitamment, de nouveaux concepts apparaissent.
A. Les obstacles au transformisme
1. La métamorphose
Parmi les concepts erronés, celui de métamorphose est l'un des plus importants. Une planche extraite d'un livre d'Ulisse Aldrovandi (1522 - 1605) (fig.1), édité en 1606, illustre cette idée. Elle représente des crustacés, qui appartiennent à la classe des cirripèdes : des anatifes, crustacés fixés par un pédoncule, et dont le corps est contenu dans une sorte de coquille formée de plaques calcaires.
Cette planche montre comment on concevait le devenir de ces coquillages : selon Aldrovandi, les anatifes peuvent se transformer en canards ! Les cirres devenaient les plumes, le pédoncule, le cou, et la tête du canard correspond à l'endroit de fixation. J'aurais pu vous citer bien d'autres exemples de la sorte... D'ailleurs, ceux qui ont fait du latin reconnaîtront peut-être dans le terme actuel pour désigner une de ces espèces, Lepas anatifera, le terme anatifera qui signifie « qui porte des canards ».
Ainsi, dans les esprits d'alors, les animaux pouvaient se transformer les uns en les autres, un crustacé en canard, parmi une foultitude d'exemples. On concevait également des passages du monde végétal au monde animal... Tout était imaginable !
Dans ces conditions, il était impossible que l'idée d'un processus historique puisse apparaître. Ces exemples de métamorphose sont rencontrés jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Puis chacun des exemples de métamorphose est tour à tour réfuté. La notion-même devient progressivement la notion biologique actuelle - la métamorphose par mues des insectes et le passage têtard-adulte des batraciens.
2. La génération spontanée
La deuxième idée, la notion de génération spontanée, n'est pas caractéristique des XVIIe et XVIIIe siècles. Il faudra attendre Louis Pasteur (1822 - 1895) pour qu'elle soit complètement anéantie. En termes actuels, la notion de génération spontanée consiste en ce que de la « matière inanimée » puisse s'animer et produire des êtres vivants. L'abbé Lazzaro Spallanzani (1729-1799) est un homme clé parmi ceux qui ont démontré que la génération spontanée n'existe pas, du moins au niveau des organismes de grandes tailles : souris, insectes... etc. Cependant, il faudra attendre la controverse de 1862 entre Pasteur et Pouchet pour que cette notion disparaisse également au niveau des microorganismes. Retenons qu'au XVIIIe siècle cette notion ne persistera qu'à l'égard des « animalcules », les petits organismes.
3. L'Echelle des Êtres
La notion d'Echelle des Êtres existe déjà chez Aristote. Cette notion traverse tout le Moyen- Age, puis est remise en valeur par Gottfried Leibniz (1646-1716) et reprise par le biologiste Charles Bonnet (1720-1793).
La planche (fig 2) figure cette conception du monde : au bas de l'échelle, se situent les quatre éléments : feu, air, terre, eau. Des terres, on monte vers les cristaux et les métaux. Ensuite, on progresse vers le corail, les polypes, les champignons, jusqu'aux végétaux, insectes et coquillages. Certaines hiérarchies peuvent paraître étranges : les serpents d'abord, les poissons ensuite. Plus haut encore, les poissons, dominés par les poissons volants, qui conduisent aux oiseaux (!) ; puis des oiseaux, on parvient aux quadrupèdes et, qui se situe au sommet de l'échelle ? Bien naturellement : l'homme.
Ce concept était très ancré avant la Révolution. Un extrait d'un poème d'Ecouchard le Brun (1760) illustre comment les lettrés concevaient les relations entre êtres vivants :
« Tous les corps sont liés dans la chaîne de l'Être.
La nature partout se précède et se suit.
[...]
Dans un ordre constant ses pas développés
Ne s'emportant jamais à des bonds escarpés.
De l'homme aux animaux rapprochant la distance,
Voyez l'homme du Bois lier leur existence.
Du corail incertain, ni plante, ni minéral,
Revenez au Polype, insecte végétal. »
Tout était mêlé, avec une notion de progrès. Cette échelle des Êtres vivants est un concept qu'il a fallu discuter longuement, avant qu'il ne soit réfuté.
Cette notion d'Echelle des Êtres, il faut le souligner, est une notion quasi intuitive que tout individu développe. Il ne faut pas se focaliser sur son aspect historique ou archaïque. Chacun, de façon « naturelle », s'imagine être au sommet d'une Echelle des Êtres et conçoit une hiérarchie qui le lie à des subordonnés.
4. L'échelle de temps
Dernière conception à réfuter, la notion de temps. Avant la Révolution, l'échelle des temps reste une échelle biblique. Différents théologiens anglicans ont longuement calculé le temps qui les séparait de la création du monde, à partir des généalogies bibliques. Ils n'étaient pas tous d'accord, à une centaine d'années près, mais s'accordaient autour de 6 000 ans. Comment une idée d'évolution aurait-elle pu germer dans les esprits avec une marge de temps aussi courte ?
L'un de ceux qui réfutent cette idée, c'est Georges Buffon (1707-1788). Il propose une dizaine de milliers d'années, puis une centaine de milliers d'années. Enfin, dans sa correspondance, il émet l'idée que, peut être, la vie serait apparue il y a plusieurs millions d'années. C'est donc à cette époque que naît l'idée d'un temps long, en lien avec le développement de la géologie de l'époque.
B. Les nouvelles idées
A présent, quelles sont les nouvelles propositions ? Trois notions sont essentielles pour que les concepts de transformisme et d'évolution puissent apparaître.
1. L'unicité de la classification naturelle
Depuis Aristote au moins, les hommes ont voulu classer les organismes. Initialement, cette classification a principalement occupé les botanistes.
Aux XVe et XVIe siècles, on se retrouve avec une multitude de systèmes et de méthodes de classification. La bibliothèque du Muséum d'Histoire Naturelle en conserve une centaine dans ses vieux livres. S'il en reste tant actuellement, il en existait au minimum 500 à 600 en Europe, à cette époque.
Carl von Linné (1707-1778), comme les savants de cette époque, est un grand lecteur : il connaît toutes les tentatives réalisées par ses contemporains. Brusquement, il lui apparaît quelque chose d'assez extraordinaire. En effet, lorsque le travail de classification est mené correctement, en bonne logique, d'après de bons caractères, à chaque fois les grandes familles de la botanique ressortent : liliacées, orchidacées, rosacées... etc. Linné remarque que ces multiples tentatives conduisent à une même classification, un même ordonnancement. Tout se passe comme s'il existait une unité qui représente un ordre de la Nature. L'objectif est désormais de décrire cet ordre par une classification naturelle. Cette classification est nécessairement unique, car il n'y a qu'un ordre dans la Nature. Dans le contexte judéo-chrétien de l'époque, Linné imaginait que cette classification naturelle représentait l'ordre de la création.
Cette unicité de la classification est une idée extrêmement forte, comme on le verra avec Darwin. Elle change le sens de la classification - non plus seulement ranger les organismes, mais trouver une unité au monde du vivant.
2. Le concept d'homologie
Le concept d'homologie est mis au point par Etienne Geoffroy St Hilaire (1772-1844). Il utilise des travaux de botanique et bâtit un concept repris par Cuvier quasi en même temps : le concept de plan d'organisation. Cette idée de plan d'organisation, bien antérieure à Geoffroy St Hilaire, est fondamentale. Elle met en évidence que certains êtres vivants sont organisés de la même façon. Cuvier présente quatre plans d'organisation différents pour l'ensemble du règne animal - par exemple, le plan d'organisation des vertébrés.
A partir de ces plans d'organisation, Geoffroy St Hilaire construit un outil très performant pour l'anatomie comparée. Il crée, bien que ce ne soit pas le terme qu'il emploie, le concept d'homologie. Il affirme la nécessité, si on souhaite comparer les organismes, de savoir quels sont les "bons" organes que l'on compare : comment savoir si on compare les « mêmes » organes chez deux organismes différents ? Geoffroy Saint-Hilaire essaie, tout simplement, de trouver des organes qui occupent la même situation dans un plan d'organisation. Par exemple, en observant les membres antérieurs de vertébrés quadrupèdes (fig 3), on remarque qu'à chaque fois, le cubitus, entre autres, se trouve au même endroit dans le membre, même si la forme, la fonction de ce membre changent entre ces animaux.
Ce concept d'homologie permet de comparer de façon pertinente les organismes, ce qui est la condition pour proposer une bonne systématique.
3. La mort des espèces
En plus du concept d'homologie, George Cuvier (1769-1832) apporte une autre notion, qui a un impact considérable. Il démontre, par la paléontologie, que les espèces meurent. Grâce à des fossiles de vertébrés, en particulier ceux du gypse de Montmartre, il prouve qu'il existait des animaux qui n'existent plus actuellement dans le monde, c'est-à-dire que les espèces disparaissent.
Ce concept de mort des espèces a été une révolution extrêmement importante à l'époque, au tout début du XVIIIesiècle. Cet extrait de La peau de chagrin, de Balzac, illustre la portée de ce concept dans le monde des lettres :
« Cuvier n'est-il pas le plus grand poète de notre siècle. Notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis. Il fouille une parcelle de gypse, y perçoit une empreinte et vous crie : « Voyez ! ». Soudain, les marbres s'animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule »
Brusquement, l'idée apparaît que des mondes, qui n'existent plus, existaient; le monde « se déroule » ; on verra qu'il « évolue ».
C. Lamarck et le transformisme
1. Logique et transformisme
Pour résumer, si vous réfutez les métamorphoses, si vous abandonnez le concept de génération spontanée, si vous allongez l'échelle de temps, si vous relativisez l'Echelle des Êtres, si vous imaginez une unité de classification, si vous concevez les concepts d'homologie et de plan d'organisation et si vous acceptez l'idée de mort des espèces, vous ne pouvez que suivre Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), puis proposer de conserver avec lui la notion de transformisme.
Pourquoi ? Très brièvement, si on suit un raisonnement logique, il ne reste que deux possibilités pour réunir ces idées. Soit on reste créationniste : il faut alors nécessairement imaginer des créations multiples. Or, cela ne figure pas dans la Bible, qui ne mentionne qu'une seule création. Soit, on opte pour une seconde possibilité : les espèces se transforment les unes en les autres. Une troisième possibilité a été retenue par quelques théologiens : le stock des espèces allait en s'amenuisant - ce qui, d'après eux, n'était pas important, puisque seul l'homme a une valeur. Cette dernière théorie a eu très peu d'impact.
2. La théorie de Lamarck
Lamarck présente une classification. Il a l'idée remarquable, même si elle a été réfutée plus tard, de séparer vertébrés et invertébrés. Au niveau des animaux, il construit ce qui reste une échelle des Êtres. Il classe les animaux en trois catégories : les animaux apathiques, les animaux sensibles, les animaux intelligents. Cette vision demeure hiérarchisée.
Il imagine une transformation des organismes les uns en les autres (fig 4). Un premier point est fondamental, novateur : Lamarck présente des bifurcations, c'est-à-dire qu'il construit un arbre, une arborescence. A ma connaissance, c'est la première représentation qui rompt ainsi la linéarité de l'échelle des Êtres. Deuxième innovation, les espèces sont reliées par des points (actuellement ce serait symbolisé par des flèches), qui désignent les transformations possibles : les vers en insectes, les poissons en reptiles ou en amphibiens. La limite de la vision de Lamarck se situe à la base de ce réseau de transformations : la génération spontanée alimente le stock des organismes les plus simples - les vers -. Pour expliquer ce schéma, on a utilisé l'image de l'escalier roulant, qui, avec ses arrêts, ses paliers, paraît particulièrement pertinente : elle montre que Lamarck n'a pas une vision historique. Par exemple, au niveau des oiseaux, certains viennent de prendre l'escalier roulant - ils viennent de se transformer -, tandis que d'autres sont là depuis longtemps. Cela signifie que les animaux semblables ne résultent pas d'une même transformation, qui serait survenue à une même date dans le cours de l'histoire.
Il faut retenir, dans la pensée de Lamarck, cette notion de transformation, d'arbre, nourri continuellement par la génération spontanée.
II. Darwin
Sans entrer dans les détails de la vie de Charles Darwin (1809-1882), un élément important pour le développement de sa vision scientifique et pour l'élaboration de l' Origine des espèces (1859) réside dans un tour du monde de presque cinq ans, effectué entre 1831 et 1836. Non seulement Darwin est un très bon naturaliste et un très bon géologue, mais il possède également des notions d'anatomie et d'embryologie comparées.
A. La théorie de L'Origine des Espèces
Pour illustrer la difficulté de recevabilité que rencontra le livre de Darwin à sa publication, voilà le sous- titre donné dans la traduction française. Le titre original anglais est "Origin of species - by means of natural selection" , qui se traduit par : « L'origine des espèces - par les moyens de la sélection naturelle ». Or, dans l'édition française de 1862, ce titre est « traduit » de manière erronée en : « De l'origine des espèces ou des lois du progrès chez les êtres organisés ». Ce sous-titre montre combien la notion de progrès - et d"échelle des espèces" implicite - était profondément ancrée.
La meilleure solution pour exprimer l'idée clé de L'Origine des espèces, c'est d'examiner un extrait qui traduit de manière essentielle le sens que donne Darwin à la notion de classification :
«Le système naturel, c'est-à-dire la classification naturelle, est fondé sur le concept de descendance avec modification... »
Ce concept de «descendance avec modification » est essentiel pour comprendre la pensée de Darwin. Pourtant, si on interroge quelqu'un sur ce qu'a apporté Darwin, il répondra sans doute « la sélection naturelle "». En réalité, il a proposé ces deux idées, liées : sélection naturelle et descendance avec modification. A mon sens, c'est cette dernière idée qui est la plus importante.
« ... sur le concept de descendance avec modification, c'est-à-dire que les caractères que les naturalistes décrivent comme montrant de réelles affinités entre deux ou plusieurs espèces sont ceux qui ont été hérités d'un parent commun. »
Ces caractères auxquels Darwin fait référence, ce sont les caractères homologues de Geoffroy St Hilaire. Ce que propose Darwin, c'est une réponse à la question : pourquoi ces caractères sont-ils homologues ? Parce qu'ils ont été hérités d'un parent commun. Darwin interprète la notion de ressemblance, très prégnante depuis Geoffroy St Hilaire, comme une notion d'héritage de caractères. Il ne remet pas en cause le travail de ces prédécesseurs : il lui donne « seulement » un autre sens.
« Et par conséquent, toute vraie classification est généalogique... »
Enfin, Darwin plonge ce travail dans un continuum temporel. Cette notion de généalogie bouleverse le sens des classifications : désormais, on recherche des relations de parenté :
« ... c'est-à-dire que la communauté de descendance est le lien caché que les naturalistes ont cherché inconsciemment et non quelque plan inconnu de création. »
A l'époque, cette dernière phrase a représenté une provocation extraordinaire !
Pour éclairer le propos de Darwin, voilà la seule illustration présente dans L'Origine des Espèces (fig 5). Premièrement, cette planche dévoile une vision historique : les lignes horizontales représentent des horizons temporels. Cette figure comprend trois concepts importants :
1) des espèces disparaissent - l'idée de Cuvier ;
2) au cours du temps, les espèces peuvent se transformer - l'idée de Lamarck ;
3) des espèces peuvent donner naissance à plusieurs autres espèces.
Si on considère deux espèces après un embranchement, Darwin considère qu'il faut les rapprocher parce qu'elles partagent un ancêtre commun. Or les espèces partagent toujours un ancêtre commun. La différence réside dans la plus ou moins grande proximité de ces ancêtres. Pour Darwin, les organismes se ressemblent beaucoup car ils partagent un ancêtre commun récent. Les organismes très différents partagent un ancêtre commun lointain, à partir duquel il y a eu énormément de temps pour diverger.
B. La première « généalogie » des organismes
Ces concepts proposés par Darwin sont immédiatement repris par un biologiste allemand, Ernst Haeckel (1834 - 1919). Haeckel poursuit ces idées, en les exagérant même un peu.
Il utilise un arbre pour représenter sa classification. Il propose trois règnes : aux deux règnes animal et végétal classiques, il ajoute les protistes (organismes unicellulaires). Son apport fondamental se situe à la base de l'arbre. Pour chacun des règnes, il situe un ancêtre commun hypothétique, et surtout, il met en place un tronc avec une seule racine commune à l'ensemble des êtres vivants-un ancêtre commun à l'ensemble des organismes.
Cette proposition, en 1866, est le premier arbre dit « phylogénétique »- terme créé par Haeckel. Bien que discutée à ses débuts, l'idée essentielle d'origine commune est conservée - elle contient également l'idée d'origine de la vie sur terre -. Le mouvement est lancé : depuis Haeckel, les chercheurs vont « se contenter » de corriger cet arbre. Seules les logiques pour inférer les relations de parenté sont modifiées et améliorées.
C. Les difficultés de Darwin
Il manque des éléments à Darwin pour expliquer les mécanismes soutenant ce double concept de descendance avec modification. Elle contient premièrement l'idée de descendance entre espèces. Darwin n'utilise pas d'échelle des temps. Entre les lignes horizontales de son schéma, il ne s'agit pas d'années, ni de millions d'années : il s'agit de nombres de générations. Selon Darwin, ce qui rythme la vie des organismes, c'est la reproduction sexuée, à l'origine du concept de descendance. Deuxièmement, Darwin suppose que les caractères héréditaires, transmis via la reproduction sexuée, se « transforment »- mais il ignore comment.
Les deux disciplines qui lui manquent sont d'une part la génétique, et d'autre part, l'embryologie.
III. La Théorie synthétique de l'évolution
A. Les bases de la théorie
Un événement scientifique se produit au début du XXe siècle : la redécouverte des lois de Gregor Mendel (1822 - 1884), indépendamment par trois chercheurs : le hollandais Hugo De Vries (1848 - 1935), l'allemand Carl Correns (1864 - 1933), et l'autrichien Erich von Tschermak (1871 - 1962). Redécouverte, certes, mais enrichie d'un nouveau concept essentiel, celui de mutation. Cette idée de mutation permet de concevoir comment les caractères sont à la fois héréditaires et changeants.
A partir de 1905 jusqu'à 1930, se produit un difficile rapprochement entre deux disciplines : la génétique dite « des populations » (l'étude du devenir des fréquences de gènes dans les populations au cours du temps), se rapproche du darwinisme, par l'intermédiaire de la sélection naturelle. Ce rapprochement conduit à la Théorie synthétique de l'évolution. Signalons que cette traduction mot à mot de l'anglais introduit une connotation étrange en français - c'est plutôt une théorie qui fait une synthèse -.
Cinq biologistes de renom participent à cette nouvelle vision de l'évolution. Le premier individu clé est Theodosius Dobzhansky (1900 - 1975), d'origine russe, immigré aux États-Unis. Comme quasi tous les autres protagonistes de cette théorie, il appartient à l'Université de Columbia, à New York. Dobzhansky publie en 1937 un ouvrage intitulé : Genetics and Origin of Species. Cette référence explicite à Darwin traduit bien sa volonté de démontrer, par la génétique, que Darwin avait raison.
Les autres chercheurs impliqués dans cette vision nouvelle sont :
- Julian S. Huxley (1887-1975), généticien ;
- Ernst Mayr, zoologiste, ornithologue, théoricien de la spéciation ;
- George G. Simpson (1902-1984), géologue et paléontologue ;
- Ledyard G. Stebbins, qui travaille sur la spéciation en biologie végétale.
J'ai repris à partir d'un article récent d'Ernst Mayr les principes de base de cette théorie :
Premier principe : l'hérédité est particulaire et d'origine exclusivement génétique. Cela signifie que l'hérédité est portée par des particules-les gènes-qui ne se mélangent pas. En insistant sur l'origine exclusivement génétique, ce principe nie l'idée d'hérédité des caractères acquis, une forme de lamarckisme en vogue à l'époque.
Second principe : il existe une énorme variabilité dans les populations naturelles. Les organismes présentent une grande variabilité des différents gènes, des différents caractères. Cette variabilité intraspécifique permet l'apparition de nouvelles espèces à partir d'une espèce donnée.
Troisième principe : l'évolution se déroule dans des populations distribuées géographiquement. Un des moteurs les plus importants de la spéciation est l'isolement reproducteur. Les populations peuvent se retrouver séparées par des barrières géographiques, de comportement... etc. A partir du moment où une barrière de reproduction apparaît, des populations isolées peuvent donner naissance à des espèces distinctes.
Quatrième principe : l'évolution procède par modification graduelle des populations. L'évolution se fait pas à pas suivant un gradualisme quasi linéaire en fonction du temps. Autrement dit, le taux d'évolution est toujours considéré comme à peu près constant par unité de temps.
Cinquième principe : les changements dans les populations sont le résultat de la sélection naturelle. Les changements de fréquence des gènes et de caractères dans les populations sont provoqués par la sélection naturelle. Cette idée sera remise en question plus tard : la sélection naturelle existe, certes, mais d'autres moteurs de changement seront avancés.
Dernier principe : la macro-évolution n'est que le prolongement dans le temps de ces processus. La macro-évolution désigne les changements importants, les grands bouleversements, en particulier au niveau des animaux - changements de plans d'organisation, etc. Cette macro-évolution n'est considérée ici que comme le prolongement de la micro-évolution - les changements graduels. La macro-évolution n'est que le résultat de petits changements accumulés pendant des dizaines ou des centaines de millions d'années.
La théorie synthétique de l'évolution contredit la notion fondamentale de finalité : elle affirme que l'évolution ne poursuit aucun but. Tout se passe pas à pas, dans un affrontement continuel, au présent, des organismes avec leur environnement, et les uns par rapport aux autres, et non en fonction d'un but précis.
B. La rupture de la cladistique
Cette théorie synthétique de l'évolution a été un nouveau point de départ. Dans les années 1950, plusieurs aspects sont discutés pour parvenir à la vision actuelle.
Premier point clé : cette nouvelle vision modifie la manière de traiter les fossiles en particulier, et l'histoire de la vie sur Terre, en général. Deux éléments illustrent cette notion. Le premier est révélé par un schéma de Simpson, qui, représente par une arborescence les différentes classes de vertébrés, les mammifères, les oiseaux, les reptiles et les poissons. Malgré Darwin, cet arbre traduit, non pas une recherche de parenté, mais de descendance, de généalogie. Par exemple, l' Ichthyostega est placé de telle sorte qu'on puisse penser qu'il est l'ancêtre de l'ensemble des organismes qui le suivent.
Cette représentation illustre un problème clé : comment retracer les relations de parenté ? Comment se servir des fossiles ? A ces questions, le zoologiste allemand Willy Hennig (1913-1976) propose une nouvelle méthode : la cladistique.
Hennig pense qu'il faut rechercher, non pas des relations de descendance, mais de parenté-les relations de cousinage, en quelque sorte-, et positionner des ancêtres hypothétiques. Pour mettre à jour ces relations de parenté, il faut, parmi les caractères homologues (hérités d'un ancêtre commun), considérer ceux qui correspondent à des innovations. Ces caractères novateurs permettent de rassembler les organismes.
En considérant ces organismes (fig 6), des oiseaux et des reptiles (tortues, lézards et crocodiles), une des innovations héritées d'un ancêtre commun hypothétique est la plume, partagée par l'ensemble des oiseaux. La plume résulte de la transformation de l'écaille épidermique existant chez les organismes reptiliens, à la suite d'un processus évolutif particulier.
Cette démarche, fondée non pas sur un mais plusieurs caractères, permet de construire des arbres phylogénétiques. La méthode consiste à définir des groupes monophylétiques, pas à pas, à partir d'ancêtres hypothétiques communs. Un groupe monophylétique est un groupe qui rassemble un ancêtre et l'ensemble de ses descendants. A l'opposé, un groupe paraphylétique correspond à un ancêtre et une partie de ses descendants.
Pour éclairer ces concepts, considérons cet arbre, relativement juste - relativement car encore sujet de controverse. Cet arbre met évidence un groupe monophylétique, les sauropsides, groupant les oiseaux, les crocodiles, les lézards, les serpents et les tortues. Or, dans la classification "traditionnelle", les reptiles (serpents, lézards, tortues) figurent d'un côté, les oiseaux de l'autre. Cela revient à présenter un groupe monophylétique (les oiseaux) et un groupe paraphylétique (les serpents, les oiseaux et les tortues). Cette dichotomie se fonde sur un ensemble de particularités des oiseaux qui les mettaient, intuitivement, "à part" : la capacité de voler, le plumage... Dans ce cas-là, on occulte la relation de parenté extrêmement importante entre les crocodiles et les oiseaux. Dans le cas contraire, on explicite un groupe monophylétique clé : les archosauriens (crocodiles et oiseaux), ce qui modifie la conception évolutive intuitive.
On aurait "naturellement" tendance à penser que les crocodiles ressemblent plus aux varans ou aux lézards qu'aux oiseaux. Cette méthode met en pièce le concept de ressemblance - en trouvant des caractères (moléculaires ou morpho-anatomiques) qui permettent de positionner des ancêtres hypothétiques communs qui ont apporté des innovations. Dans ce cas particulier, l'innovation est la présence d'un gésier. Ce gésier, connu chez les oiseaux, moins chez les crocodiles, n'est pas présent chez les autres reptiles.
Examinons à présent cet arbre (fig 7), qui représente les archosaures. Deux groupes d'animaux vivent actuellement : les oiseaux et les crocodiliens (ici l'alligator), aux deux extrémités du graphe. D'autres branches sont importantes :
- la branche des ptérosauriens - les « dinosaures » volants ;
- le groupe des dinosaures, divisés en deux branches : ornitischiens et saurischiens ;
- les théropodes.
Contrairement à la figure précédente (fig 6), les fossiles ne figurent pas en tant qu'ancêtres. Ils sont représentés comme apparentés aux autres organismes. Des ancêtres hypothétiques communs sont positionnés. A leur niveau, on fait apparaître les innovations. De cette manière, l'histoire de ces innovations est retracée : à partir d'organismes de "type" dinosaure, on voit l'évolution des différents caractères (tels que la plume, l'évolution des membres, mâchoires...etc.), jusqu'aux oiseaux actuels.
Parmi ces archosaures, seuls existent encore les crocodiles et les oiseaux. Entre ces deux groupes se trouvent tous les dinosaures. Les oiseaux partagent des ancêtres hypothétiques avec quantité de ces dinosaures. On croit que les dinosaures ont disparu. Et bien non ! Quand vous croiserez une volée de pigeons dans les rues de Paris, vous pourrez dire : "nous sommes envahis par les dinosaures !" Tous les oiseaux sont des dinosaures : cette méthode change considérablement la vision intuitive des choses, n'est ce pas ?
Je conclus cet exposé en présentant ce à quoi vous avez échappé :
- Tout d'abord, à la phylogénie moléculaire. Actuellement, tous les organismes de la diversité du vivant peuvent apparaître sur un même arbre : bactérie, animaux, plantes... Cet arbre commence à représenter une bonne vision synthétique du monde vivant.
- Ensuite, à l'évolution du génome. On commence à comprendre comment les innovations, les mutations surviennent au niveau du génome. Elles se produisent principalement par duplication des gènes : des motifs de l'ADN se dupliquent et ces gènes dupliqués peuvent acquérir de nouvelles fonctions. La mise en évidence de ces phénomènes permet de mieux comprendre comment la descendance avec modification se produit. Ce ne sont pas de petites modifications ponctuelles comme on le pensait auparavant.
- Troisième point : la sélection n'agit pas exclusivement au niveau des organismes. Elle opère à tous les niveaux d'organisation. Un exemple très simple est la présence, dans les génomes, de petites unités appelées transposons. Ces transposons se répliquent, indépendamment, envahissent le génome, peuvent passer d'un chromosome à l'autre. Ces transposons participent certainement à la fluidité du génome. Le pourcentage de ces transposons dans le génome est considérable : 40 % du génome humain est composé de ces séquences - des unités « parasites "» puisqu'elles ne participent ni à la construction, ni au fonctionnement de notre organisme. Au niveau végétal, ce chiffre est encore plus important : jusqu'à 75 % du génome de certaines plantes serait envahi de transposons.
- Avant dernier point : l'évolution n'est pas si graduelle, elle se fait souvent par crises. La vitesse d'évolution change. Des crises se sont produites, extrêmement importantes dans l'histoire géologique de la Terre. L'une des plus belles crises est celle du Permien, au cours de laquelle 80 % des espèces auraient disparu. Ces crises d'extinctions ont été suivies de radiations, où des innovations très importantes se produisent.
- Enfin, dernier point qui m'est cher. La notion de progrès devient complètement relative. Les innovations se font sur toutes les branches : il n'existe pas d'organisme plus évolué qu'un autre. Tous les organismes ont parcouru le même temps d'évolution. Seulement, ils n'ont pas évolué dans les mêmes directions, en raison de contraintes différentes, de milieu et de choix de stratégies différentes.
Si on prétend dans un style « d'Echelle des Êtres », qu'il existe de « meilleurs » organismes, c'est qu'on met en exergue un ou plusieurs caractères. Ce n'est pas de la biologie. La biologie considère tous les caractères au même niveau et que la biodiversité est structurée par cette évolution. Dans ces conditions, chaque organisme vaut par lui-même.
VIDEO CANAL U LIEN
( si la vidéo n'est pas visible,inscrivez le titre dans le moteur de recherche de CANAL U ) |
|
|
|
|
|
|
DÉVELOPPEMENT ET EVOLUTION DU SYSTÈME NERVEUX |
|
|
|
|
|
Le développement et l'évolution du système nerveux.
Notre propos traitera d'embryologie, pas d'embryologie humaine bien que certains aspects du développement des autres espèces soient aussi valables pour celui de l'Homme. Nous avons, en effet, beaucoup à partager avec les autres animaux, voire avec les champignons et les plantes.
S'il fallait donner une définition de l'embryologie elle serait relativement simple. L'embryologie est l'ensemble des processus qui mènent de l'oeuf, à partir du moment où le spermatozoïde et l'ovule l'ont formé, à l'organisme adulte ou imago. Ainsi sous le terme d'embryologie, deux processus se confondent ou se superposent :
- fabriquer l'imago c'est-à-dire faire un individu dont la forme est représentative de l'espèce ;
- fabriquer un individu particulier qui diffère des autres membres de son espèce.
Ces deux processus sont inscrits l'un dans l'autre et, selon l'espèces ou l'embranchement – la place occupée dans l'histoire de l'évolution - ils n'ont pas forcément la même importance. Fondamentalement l'embryologie est question de formes et question de temps. À partir d'un oeuf se construit un individu dont la forme, l'imago, est spécifique de l'espèce. Un oeuf c'est une cellule alors qu'un individu c'est plusieurs milliards de cellules. Il y a donc une immense prolifération du nombre de cellules à partir de l'oeuf. Par ailleurs, un individu est constitué de plusieurs types de tissus, musculaire, nerveux, hépatique. Ces tissus se forment à partir de trois feuillets embryonnaires : le mésoderme donnera les muscles et les os, l'ectoderme le système nerveux et la peau, l'endoderme le tube digestif, les poumons et les glandes annexes du tube digestif comme le foie, le pancréas, la thyroïde.
Les résultats sur la première étape de formation du tissu nerveux - l'induction neurale - ont été initialement obtenus chez le crapaud Xénope mais ils sont également vrais pour le poulet, et dans les grandes lignes pour la souris et l'Homme. Au départ, à partir de la cellule initiale, une phase de prolifération mène au stade de la morula, puis de la blastula qui précède la gastrulation et l'induction neurale. La blastula est une sorte de boule creuse avec des cellules à la surface. Le système nerveux va se développer à partir de la surface extérieure dorsale de cette boule. Au cours de la gastrulation cet ectoderme dorsal est induit à devenir de l'ectoderme neural c'est-à-dire à former du système nerveux.
L'induction neurale a été découverte dans les années 1930-40 par Mangold et Spemann à la suite d'expériences dans lesquelles ils greffaient des morceaux d'embryon de Triton blanc dans un embryon de Triton noir, histoire de distinguer tissu receveur et tissu donneur. En prenant une région particulière du Triton blanc et en la greffant dans la région ventrale d'un oeuf de Triton noir, ils se sont rendus compte qu'ils dorsalisaient la région ventrale de ce dernier. Au lieu d'avoir un Triton normalement constitué ils ont obtenu un Triton à deux dos dans lequel il n'y avait pas de partie ventrale. Ils avaient induit la formation d'un deuxième système nerveux central.
À la suite de ces expériences, de nombreux chercheurs ont cherché à identifier la nature moléculaire de ces inducteurs neuraux présents dans cette petite région inductrice et mésodermique qui mise au contact de la région ventrale modifie destin embryonnaire. Cette recherche des inducteurs neuraux qui dure depuis plus de 60 ans n'est - à ce jour - toujours pas totalement aboutie. Dans la suite du développement, le triton s'allonge et à la surface dorsale se constitue une plaque neurale. Cette plaque neurale ne va donner naissance au tube neural qu'après avoir été internalisée par l'embryon.
Dans le développement du système nerveux, comme dans le développement en général, l'information positionnelle joue un rôle très important. On peut voir le système nerveux comme une plaque, une feuille sur laquelle on peut tracer un quadrillage. Une fois qu'elle s'est refermée en tube, la plaque reste quadrillée. Il y a une orientation dorso-ventrale et une orientation antéro-postérieure. Si chacun de ces carrés était défini par l'expression d'une catégorie de gènes, d'un algorithme génétique, on serait capable de définir la position de n'importe quelle cellule à partir de la connaissance des gènes qu'elle exprime. Considérer le système nerveux comme un plan et considérer ce problème de l'information positionnelle comme le problème d'un quadrillage du plan peut aider à comprendre énormément de questions qui sont posées sur la construction du système nerveux.
L'information positionnelle signifie qu'une cellule dans une région donnée, quand le tube neural s'est fermé et différencié, donnera naissance à un type de cellules bien déterminé par exemple spécifique du cortex frontal ou du bas de la moelle épinière. Pourtant, au départ, au moment où la plaque neurale se forme, les cellules sont extrêmement semblables. Beaucoup plus tard, les réseaux neuronaux seront construits. Les neurones sont amenés à envoyer un axone, un prolongement, vers une autre région pour former une synapse, un contact neuronal. La navigation du cône de croissance, la tête chercheuse du neurone, doit être précise. Le cône de croissance doit être capable, dans l'espace tridimensionnel du système nerveux, de retrouver une cible parfois très éloignée. Le quadrillage de l'information positionnelle est fondamental pour que le cône de croissance connaisse sa position et sache où il doit se diriger et quand il doit s'arrêter, c'est-à-dire pour construire un système nerveux fonctionnel.
Nous allons maintenant faire une parenthèse sur le concept d'information positionnelle et ce qu'on appelle les gènes de développement. Les gènes sont d'importance variable. Ainsi les gènes qui contrôlent la forme et la couleur des poils, la couleur des yeux, sont importants d'un point de vue esthétique mais ne sont pas fondamentaux pour ce qui est du développement de l'embryon. Par contre, il existe des classes de gènes dits de développement, qui - eux – sont essentiels pour ce qui est de la forme de l'embryon et de son développement.
La découverte de gènes dont les mutations modifiaient la forme a constitué une avancée considérable dans la compréhension de comment se construit un organisme. La grande percée a eu lieu chez la mouche du vinaigre, Drosophile, chez laquelle des généticiens du début du siècle, surtout l'école de Morgan, ont démontré que certaines mutations pouvaient transformer un organe en un autre, par exemple l'oeil en aile (mutation ophtalmoptera). Ces mutations monstrueuses suggérèrent que les gènes mutés étaient responsables du développement morphogénétique de ces petits amas de cellules embryonnaires qu'on appelle des disques imaginaux à l'origine des différents organes de la mouche. Ces gènes ont été clonés chez la mouche. Ils ont été appelés homéogènes parce que leur
mutation entraîne la transformation de l'organe d'un segment de la mouche en l'organe homologue d'un autre segment (l'aile en oeil ou l'antenne en patte, par exemple). L'existence de ces gènes lie le développement à l'évolution. En effet la compréhension de la transformation d'un organe en un autre permet de comprendre comment se sont formés des monstres au cour de l'évolution. Il est probable que beaucoup de processus de création de nouvelles espèces (les monstres qui ont réussi) sont liés à des modifications du nombre, du lieu d'expression et surtout du temps d'expression de ces gènes qui influent sur le développement morphologique des animaux et des plantes. Ces gènes homéotiques codent pour des facteurs de transcription c'est-à-dire des protéines qui restent dans le noyau des cellules et qui régulent l'expression d'autres gènes. Ce sont des gènes architectes qui contiennent le plan de la mouche et décident de la position des différents organes. Ils régulent d'autres gènes qui, eux, fabriquent réellement les organes. Ces gènes de développement sont au centre de réseaux génétiques. Une des grandes difficultés de la biologie du développement aujourd'hui est de comprendre quels sont les gènes dont l'activité est régulée par les gènes de développement, lesquels sont maintenant pratiquement tous identifiés dans le règne animal.
Chez la mouche, ces gènes de développement sont disposés le long d'un chromosome. Une chose tout à fait étonnante est que les gènes "en avant" du chromosome, en 3', sont exprimés dans les régions les plus antérieures de l'animal et que les gènes en 5', "en arrière" du chromosome, sont exprimés dans les régions les plus postérieures. D'une certaine façon la mouche est représentée sur le chromosome par la disposition des gènes de ce complexe homéotique. Quand le génome passe de la génération x à la génération x+ 1, le plan de l'animal, de l'imago, qu'il va falloir construire est transmis.
Ces facteurs de transcription, produits de ces gènes de développement - gènes du complexe HOM - se fixent à l'ADN car ils doivent réguler l'expression d'autres gènes. Ils se fixent par une petite séquence d'environ 60 acides aminés, appelée l'homéodomaine et codée par l'homéoboîte. Tous ces gènes chez la mouche ont pratiquement la même homéoboîte. Ils constituent donc une famille. Grâce à cette signature de l'homéoboîte cette même famille a été retrouvée chez la souris et chez l'Homme. Chez les vertébrés, ces gènes sont disposés non pas sur un mais sur quatre chromosomes et les gènes de ces quatre complexes HOM/Hox ont à peu près les mêmes propriétés que ceux de la mouche. Ils sont exprimés à l'avant de l'embryon quand ils sont en 3' du chromosome et à l'arrière des axes embryonnaires quand ils sont en 5' du chromosome. En analysant les gènes de mouche et de souris il a été observé que le remplacement d'un gène de mouche par un gène placé à la même position sur un des quatre chromosomes de la souris, permet de réparer la mouche. Cette complémentation marque une homologie à travers l'évolution ou encore une orthologie. À partir de la constatation de ces orthologies, on peut tirer la conclusion qu'il existe un ancêtre commun aux arthropodes et aux vertébrés. Cet ancêtre aurait vécu il y a 600 millions d'années, soit avant l'explosion du précambrien. L'évolution a alors suivi deux voies différentes l'une vers l'embranchement des arthropodes, l'autre vers celui des vertébrés. Deux duplications chromosomiques ont probablement permis la formation des quatre complexes qui sont la signature des vertébrés.
Les gènes que nous venons de décrire n'influent pas directement sur le système nerveux antérieur. Les chercheurs qui s'intéressent au cerveau ont donc utilisé une stratégie très proche en cherchant des gènes s'exprimant dans les ganglions céphaliques de la mouche. Ils ont trouvé à nouveau des gènes de la même famille, codant pour des facteurs de transcription, par exemple orthodenticle ou otd. Ayant découvert ces gènes ils ont regardé si des gènes homologues existaient dans le cerveau de la souris et en ont trouvé. Par exemple otx 1 et otx 2 qui sont assez proches de otd, s'expriment aussi dans les régions antérieures du cortex de la souris et de l'Homme et sont capables de complémenter otd. La suppression, chez la mouche, du gène otd entraîne la perte des structures céphaliques antérieures et, pour certains allèles de otd, des ocelles (trois "yeux" dorsaux). Son remplacement par otx 1 ou otx 2 de souris ou d'Homme restitue à la mouche sa morphologie normale. A l'homologie de structure et de site d'expression dans les régions antérieures du système nerveux, s'ajoute donc la
complémentation fonctionnelle. Ceci suggère très fortement que les régions antérieures existaient chez l'ancêtre commun et peut être même avant. Ainsi l'idée très développée que la céphalisation est un processus tardif de l'évolution est une idée fausse. La génétique du développement nous démontre qu'en fait la tête était là depuis le départ, au moins depuis le moment où nous nous sommes séparés de nos lointains cousins les arthropodes. Pourquoi avons-nous deux gènes otx 1 et otx 2 ? La génétique de la souris est suffisamment évoluée pour qu'on puisse retirer ou ajouter un gène à n'importe quel moment du développement. On parle de perte ou gain de fonction. La délétion de otx 2 donne une souris sans tête, c'est-à-dire sans système nerveux antérieur. C'est létal. Celle de otx 1 laisse un cerveau presque normal mais aminci du côté temporal et la souris fait des crises d'épilepsie. Surtout, elle perd le canal latéral semi-circulaire de l'oreille interne, structure qui au cours de l'évolution apparaît avec la transition des poissons sans machoires (agnathes) aux gnathostomes. Si on remplace otx 2 par otx 1 la souris commence à faire son système nerveux
mais elle ne le maintient pas. Si on remplace otx 1 par otx 2 on restitue presque toutes les fonctions de otx 1 sauf le développement du canal latéral semi-circulaire de l'oreille interne. Cela suggère qu'au départ il y avait uniquement otx 2 (orthologue de otd). Une duplication de otx 2 a rendu possible la formation de son paralogue otx 1 dont l'évolution a apporté des gains de fonction associés au passage des agnathes aux gnathostomes. L'étude des gènes de développement permet donc non seulement de comprendre le développement des organismes mais aussi l'évolution des espèces. Une nouvelle discipline est née "l'évodévo" ou développement/évolution. Il existe une très grande quantité de gènes exprimés dans les régions antéro-postérieures et dorso-ventrales du système nerveux de telle sorte que si on prend un système nerveux aplati sur lequel on trace un quadrillage, chaque région peut être définie par une combinatoire d'expression de gènes de développement. C'est en fonction de cette information positionnelle que les cellules vont donner naissance aux différents organes.
L'étape suivante dans la formation du système nerveux après la formation du tube neural à partir de la plaque neurale qui s'est refermée, c'est de le faire grossir. À partir d'une ou deux rangées de cellules il faut construire, par exemple, un cortex de 2 m2 chez Homo sapiens. Les différentes zones de cette surface ne sont pas homogènes, elles ne sont pas dévolues aux mêmes fonctions : il existe des aires olfactives, des aires associatives, des aires auditives, des aires visuelles, etc. Au cours de l'évolution la surface du cortex a augmenté et s'est régionalisée. Plis et circonvolutions permettent de tout empaqueter dans la boîte crânienne. L'augmentation générale de surface et celle ds surfaces dévolues aux fonctions spécifiques ont probablement varié à la suite de mutations de gènes de développement régulant prolifération et survie cellulaire dans des régions particulières. Par exemple, les surfaces allouées aux fonctions dites cognitives, associatives, ou permettant la maîtrise du langage, ont augmenté chez Homo sapiens plus que chez nos cousins les primates. Après la régionalisation du système nerveux, la deuxième période de ce développement permet donc la multiplication des cellules, l'organisation du cortex en six couches, la formation de toutes les structures cérébrales, la navigation axonale, la formation des synapses. Les mécanismes d'orientation d'une cellule migrante ou du cône de croissance d'un axone d'une cellule nerveuse ne sont pas encore connus même si nous savons qu'ils ont partie liée avec la lecture de l'information positionnelle, donc l'expression des gènes de développement.
Nous allons maintenant passer à des aspects un peu plus généraux. Nous avons vu tout à l'heure que nous avions au niveau chromosomique quatre représentations du corps, ce qu'on appelle des homonculus génétiques ou représentations génomiques du plan du corps. Ce plan du corps est marqué par la localisation de ces gènes de développement le long des chromosomes et par leur domaine d'expression spatio-temporel. Le cerveau est lui-même l'objet d'une construction génétique soumise à une régulation épigénétique. Par exemple, il existe dans le cortex sensoriel - sous la forme de réseaux neuronaux - une représentation du corps (donc à caractère génétique car reproduisant l'imago), mais cette représentation est déformée épigénétiquement car les régions les plus innervées sur le plan sensoriel mobilisent le plus grand nombre de neurones. La stimulation sensorielle "anime et déforme" un ensemble de neurones qui sont, pas exemple, "la main dans le cerveau".
Les réseaux neuronaux sont construits en fonction, à la fois d'une contrainte génétique, il s'agit d'un homonculus spécifique de l'espèce, et d'un environnement sensoriel. Si on coupe les afférences sensorielles, on perd le développement correct des représentations du corps au niveau du cortex. Si, chez la souris, à la naissance, on ôte les vibrisses (récepteurs sensoriels sur le museau), ils ne seront pas représentés dans le cortex, le membre sera absent. L'usage et l'influence de l'environnement sur tous les systèmes sensoriels modifient donc pour chaque individu la construction de ses représentations au niveau du système nerveux central. C'est ce qu'on appelle l'épigenèse, processus par lequel bien qu'appartenant à une même espèce, tous les individus sont différents. Le cerveau est capable d'engrammer une histoire individuelle, affective, sensorielle, une histoire de nos stimulations par le milieu. Plus nous sommes stimulés, plus nous développons des constructions épigénétiques variées. C'est vrai chez l'enfant, chez l'adolescent mais aussi chez l'adulte. En effet, une des grandes innovations des vertébrés est d'avoir gardé un système nerveux embryonnaire chez l'adulte. Ainsi, l'épigenèse se construit-elle à partir des nouveaux neurones, des arborisations neuritiques qui se
déforment, des synapses qui se font et se défont. Elle est un processus d'adaptation qui se
poursuit toute la vie. Le fait d'être du côté des arthropodes ou de celui des vertébrés a des conséquences fondamentales sur les stratégies d'adaptation. Nous partageons beaucoup avec les mouches, avec les vers et toute les études sur ces organismes sont extraordinairement importantes pour comprendre comment fonctionne et comment se construit le système nerveux des vertébrés.
Mais les logiques de nos stratégies adaptatives sont très différentes. Dans l'embranchement des arthropodes, notre grand concurrent au niveau de l'évolution, l'adaptation se fait de façon presque purement génétique. Il y a très peu d'individuation. La construction de l'individu n'est jamais très éloignée de celle de son génome. Chez les vertébrés, et encore plus chez nous parce que nous avons des systèmes de communication qui sont très riches de sens, le langage en particulier, l'adaptation ne se fait pas au niveau de la sélection de clones, elle se fait au niveau de la variabilité de l'individu, de son évolution.
L'adaptation se fait par individuation
Le système nerveux d'un individu au temps t et au temps t+δt n'est pas le même, il a évolué. L'intensité des synapses, leur nombre, le nombre de cellules, l'organisation des réseaux auront varié. Cette variation de structure biologique correspond à une évolution de l'objet, une adaptation à son milieu, une réponse à son histoire. Il y a donc de la plasticité chez l'adulte, dans certaines limites bien entendu, et cette plasticité est très certainement liée à l'expression continuée de ces même gènes de développement qui sont responsables non seulement de l'évolution, non seulement de la mise en place des grandes structures cérébrales (cortex, cervelet, moelle épinière), mais aussi de la plasticité permanente du système morphologique y compris à l'âge adulte.
La plasticité implique que de nombreuses cellules naissent, se différencient et meurent. Il existe des cellules souches dans la peau, le foie, le système hématopoïétique/immunitaire mais aussi dans le système nerveux central. Les premières ont été trouvées dans le bulbe olfactif : les interneurones du bulbe olfactif se reproduisent environ une fois par mois à partir de la zone sous-ventriculaire qui est une structure corticale située à l'avant du cerveau dont les cellules migrent pour aller envahir le bulbe. Ces cellules souches prolifèrent, migrent, se différencient comme des neurones normaux au cour du développement embryonnaire. Puis des cellules souches ont été repérées dans l'hippocampe, une structure à l'arrière du cortex qui est d'une grande importance pour la mémoire spatiale. Dans nombre de maladies neurodégénératives il y a perte de cellules au niveau de l'hippocampe. Très récemment des cellules souches ont été trouvées dans le cortex associatif du macaque. C'est une des régions la plus importante pour la mémorisation, la construction de souvenirs, pour la pensée d'une certaine façon. Le développement embryonnaire se poursuit donc sous une forme silencieuse chez l'adulte par la génération de nouvelles cellules souches qui vont migrer, se différencier et s'insérer dans des nouveaux réseaux neuronaux de la naissance à la mort. C'est une des bases de notre capacité à apprendre, de notre force d'adaptation, au niveau individuel, face aux défis qui nous sont apportés par les modifications de l'environnement physique et affectif. La question du vieillissement est donc à reposer. Pour certains, le vieillissement est une perte de fonctions à partir d'un âge idéal, une sorte de gain d'entropie catastrophique. Il peut être vu, aussi,
comme l'accumulation d'accidents du développement chez l'adulte. La biologie du développement pourrait donc nous donner des clés pour comprendre ce qu'est le vieillissement chez l'animal adulte et ce que sont de nombreuses maladies neurodégénératives comme la maladie d'Alzheimer.
En conclusion, revenons sur ce que ces résultats rapportés de façon extrêmement schématiques nous disent sur ce qu'on appelle "pensée". Il existe beaucoup de confusions sur le terme de "pensée". La pensée n'est pas une substance, elle n'est pas un mécanisme. Pour un biologiste, la pensée est le rapport adaptatif que tout corps vivant entretient avec son milieu. Les arthropodes, les invertébrés, ont une pensée qui est très génétique : leur rapport au milieu est fixé, très proche de leur génome. C'est une contrainte mais c'est peut-être aussi un succès parce qu'ils se développent de façon clonale. Des mutations favorables peuvent être reproduites très vite. La connaissance que nous avons des arthropodes, dans un certain sens soutiennent les thèses sociobiologiques. Si on veut bien admettre que la pensée est le rapport adaptatif à son milieu, alors, tous les êtres, animaux et plantes, pensent. Chez les vertébrés et au plus haut point chez Homo sapiens, le milieu modifie la structure. Nos gènes font que nous sommes Homo sapiens mais ils nous donnent une très grande liberté par rapport au milieu. L'évolution a sélectionné une stratégie de développement qui fait que
chaque individu peut se modifier au cours de sa vie, qu'il bénéficie d'une très grande liberté épigénétique. C'est une des bases du succès et de l'adaptation de l'espèce humaine, encore que, sans vouloir être pessimiste, après 200 000 ans d'existence à peine, nous ne savons pas vers quoi mènera ce perfectionnement extraordinaire des mécanismes épigénétiques. Enfin, nous pouvons nous adapter par individuation mais aussi par l'invention d'artefacts comme la culture qui est, avec la mémoire génétique et la mémoire individuelle, la troisième et dernière forme de mémoire à laquelle nous pouvons nous référer pour penser le vivant.
VIDEO CANAL U LIEN
( si la vidéo n'est pas visible,inscrivez le titre dans le moteur de recherche de CANAL U ) |
|
|
|
|
Page : [ 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 ] Précédente - Suivante |
|
|
|
|
|
|