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LE SPIN MANQUANT ...

 

À la poursuite du spin manquant


physique - par Serge Kox et Jean-Marc Le Goff dans mensuel n°391 daté novembre 2005 à la page 52 (2052 mots)
Les particules qui composent le noyau des atomes représentent 99 % de la masse qui nous environne. Bien qu'elles aient été découvertes dans la première moitié du XXe siècle, leur structure interne recèle encore bien des mystères. On commence seulement à entrevoir comment se construit l'une de leurs caractéristiques quantiques fondamentales, le spin.

La revue que vous tenez entre les mains, vos mains elles-mêmes, et plus généralement toute la matière qui nous entoure est formée d'atomes, assemblages d'électrons et de noyaux. Les composants de ces noyaux, les nucléons, sont les protons, de charge électrique positive, et les neutrons, électriquement neutres. Les nucléons sont eux-mêmes constitués de particules plus fondamentales encore : les quarks et les gluons qui lient ces derniers entre eux. Cette description est bien établie depuis maintenant une trentaine d'années. Mais retrouver les propriétés d'une structure à partir de celles de ses constituants est parfois difficile. C'est le cas pour la construction des nucléons à partir des quarks et des gluons, et cela est

particulièrement vrai pour ce qui concerne le « spin », une propriété qui caractérise tous les objets de l'infiniment petit.

Les physiciens ont longtemps pensé que le spin des nucléons résultait principalement du spin des quarks. Mais une expérience réalisée il y a une quinzaine d'années au laboratoire européen pour la recherche nucléaire, le CERN, près de Genève, a montré que la contribution des spins des quarks au spin du nucléon était très faible ! Ce résultat totalement inattendu sema le trouble dans la communauté des physiciens. Que nous dit-il sur la façon dont la matière est organisée ? D'où vient alors le spin des nucléons ? Ces questions posées, ce que l'on a appelé la « crise du spin » suscita une intense activité de recherche à la fois théorique et expérimentale. La preuve, l'article du CERN qui déclencha la controverse est l'une des trois publications expérimentales les plus citées en physique des particules. Ces recherches commencent aujourd'hui à porter leurs fruits.

Sauts quantiques
Le spin est une grandeur qui n'a de sens que lorsque l'on se place dans le cadre de la mécanique quantique. Son existence permet d'expliquer de nombreux phénomènes physiques, tels que le magnétisme et les spectres d'émission lumineuse des atomes. Une image courante pour expliquer ce qu'est le spin est de se représenter les particules comme des toupies tournant sur elles-mêmes. Si l'on se situait dans le cadre de la physique classique, ces toupies seraient caractérisées par une grandeur appelée « moment cinétique intrinsèque ». Puisque cette grandeur dépend de la masse, du rayon et de la vitesse de rotation, elle pourrait prendre toutes les valeurs possibles. Le spin, en revanche, spécifique au monde subatomique, ne peut prendre que des valeurs particulières séparées par des « sauts quantiques ».

En général, les caractéristiques individuelles d'un système de particules en interaction s'ajoutent pour donner ses propriétés globales à l'ensemble. C'est le cas par exemple pour la charge électrique du nucléon : on l'obtient en additionnant la somme des charges portées par les quarks qui le constituent. Six types de quarks existent « up », « down », « étrange », « charme », « bottom » et « top », mais deux seulement sont présents de manière permanente dans les nucléons : un quark down et deux quarks up pour le proton ; deux down et un up pour le neutron. La charge électrique du proton est ainsi la somme des charges des deux quarks up 2/3 et de celle du quark down - 1/3, soit une fois la charge électrique élémentaire. Pour la composition des spins, bien que les règles de la mécanique quantique compliquent un peu les choses, un raisonnement similaire peut s'appliquer. Ainsi, les physiciens s'attendaient à ce que le spin du nucléon provienne essentiellement des trois quarks, up ou down , qui le composent.

Pour mettre à nu la structure interne des nucléons, une finesse d'observation adaptée à leur très petite taille, qui est de l'ordre du millionième de millionième de millimètre, est requise. Or, plus les objets sont petits, plus l'énergie nécessaire à leur observation doit être grande. Les « microscopes » que les physiciens utilisent sont ainsi de puissants accélérateurs qui projettent à très grande vitesse des particules contre des nucléons cibles. Deux types de particules sont utilisés pour cela : les électrons, et leurs « cousins » plus massifs, les muons, qui portent tous les deux une charge électrique. En effet, ces particules ont l'avantage de ne pas posséder de structure interne, ce qui facilite l'interprétation des résultats, et la théorie de l'électrodynamique quantique décrit avec une très grande précision les interactions qui se produisent entre particules chargées. Les expériences sont réalisées avec des particules « polarisées », c'est-à-dire que leurs spins pointent tous dans une direction donnée lire ci-dessous « Les particules selon leur spin ». On mesure alors le nombre d'interactions entre les projectiles et les nucléons dans les cas où leurs spins sont orientés soit dans le même sens, soit dans un sens opposé. La différence entre ces taux de réaction permet de déduire la contribution des quarks au spin du nucléon.

La piste des gluons
C'est de cette manière que les physiciens de l'expérience European Muon Collaboration EMC du CERN mesurèrent pour la première fois en 1988 la contribution du spin des quarks au spin du nucléon [1] . Énorme surprise : la valeur était très faible, il était même possible qu'elle soit nulle ! On soupçonna immédiatement une erreur expérimentale. Des expériences plus précises conduites ultérieurement par la collaboration SMC au CERN de 1992 à 1996, par différentes collaborations au SLAC en Californie de 1992 à 1997, puis par la collaboration Hermes auprès de l'accélérateur DESY à Hambourg à partir de 1995, ont « essentiellement » confirmé les résultats de EMC, en les revoyant néanmoins un peu à la hausse. La contribution du spin des quarks au spin du nucléon, qui est aujourd'hui établie à 25 % environ, reste encore bien au-dessous de ce à quoi les physiciens s'attendaient.

Quelques mois après la présentation des résultats de l'expérience EMC, des recherches théoriques conduisirent toutefois à leur réinterprétation [2] . Du fait de complications mathématiques inhérentes à la théorie de la chromodynamique quantique, qui décrit les interactions entre les quarks, EMC et les expériences suivantes ne mesuraient en fait pas toute la contribution des spins des quarks : le résultat était réduit d'une fraction de la contribution du spin des gluons. On entrevit ainsi un scénario où la crise du spin disparaissait : la contribution des gluons y serait telle que l'on retrouverait la contribution importante des quarks à laquelle on s'attendait. Pour le vérifier et tenter d'avoir une compréhension plus précise de la structure des nucléons, une collaboration internationale de 250 chercheurs s'est regroupée au CERN en 1997 pour réaliser l'expérience Compass.

Contrairement aux quarks, les gluons n'ont pas de charge électrique. On ne peut donc pas faire interagir directement des faisceaux d'électrons ou de muons avec des gluons pour étudier leur spin. Néanmoins, on peut avoir recours à une approche indirecte. L'interaction entre un muon et un proton se produit par l'intermédiaire d'un photon. Dans une grande majorité de cas, ce photon interagit avec un quark ce qui donne lieu à de nombreuses particules produites dans la direction de la quantité de mouvement * du photon.

Plus rarement, le photon interagit avec un gluon, ce qui produit une paire formée d'un quark et d'un antiquark, son équivalent d'antimatière. Dans ce cas, des particules peuvent être produites dans une autre direction

que celle du photon, ce qui permet de savoir que l'on a bien « vu » un gluon. Comme pour les quarks, c'est la différence entre les taux de réaction selon l'orientation des spins qui permet de déduire la contribution du spin des gluons. Telle est la méthode expérimentale sur laquelle se fonde la collaboration Compass, qui utilise notamment une nouvelle génération de détecteurs

dont le principe a été proposé par Georges Charpak, Prix Nobel de physique en 1992.

En avril 2005, la collaboration a présenté les résultats de la première moisson de données. Ils suggèrent que la contribution du spin des gluons est très faible. La piste des gluons n'est toutefois pas abandonnée. Car Compass n'a pris en compte qu'une certaine catégorie de gluons, ceux dont la quantité de mouvement est telle qu'ils pouvaient effectivement interagir avec le faisceau de particules accélérées. Après un arrêt d'une année, Compass prendra à nouveau des mesures à partir du

printemps 2006 avec un appareillage amélioré. Celui-ci devrait permettre d'obtenir d'autres résultats par une méthode complémentaire, fondée sur l'identification du type de particules produites plutôt que sur leur direction de propagation.

Contribution du « spin orbital »
Par ailleurs, une collaboration internationale de physiciens travaillant au laboratoire RHIC, à Brookhaven, près de New York, cherche elle aussi à mesurer la contribution des gluons. Pour cela, elle fait collisionner l'un contre l'autre deux faisceaux de protons polarisés. L'un des faisceaux est utilisé en quelque sorte comme un faisceau de quarks pour « voir » les gluons dans l'autre proton. En 2006, les données déjà enregistrées depuis trois ans devraient permettre d'obtenir un résultat pour des gluons ayant des quantités de mouvement différentes de ceux observés par Compass. On peut donc espérer savoir d'ici peu si la contribution des gluons est à même de résoudre la crise du spin.

En attendant, et puisque la contribution des gluons semble pour le moment faible, l'attention se focalise sur une troisième contribution possible au spin des nucléons. Celle-ci est associée aux mouvements relatifs des quarks et des gluons à l'intérieur même du nucléon. En effet, pour reprendre l'analogie où l'on représente une particule comme une toupie en rotation autour

de son axe, celle-ci peut également tourner autour du « centre » du nucléon, comme les

planètes gravitent autour du Soleil, qui matérialise le centre du système solaire.

On dispose de plusieurs indications sur l'existence de cette forme de spin au sein du nucléon, que l'on appelle aussi le « spin orbital ». La plus probante a été apportée par une expérience

réalisée en 2004 au laboratoire Thomas Jefferson, en Virginie, à laquelle vingt-deux équipes internationales ont participé [3] . Les physiciens ont bombardé une cible de neutrons avec un faisceau d'électrons, dont les caractéristiques permettaient d'étudier une configuration rare où l'un des trois quarks porte à lui seul presque toute la quantité de mouvement du nucléon. Ils ont constaté que, lorsque ce quark était un quark down , son spin pointait dans la direction opposée à celle du spin du nucléon. Or, selon la théorie de la chromodynamique quantique qui décrit les interactions entre les quarks, ce résultat est inexplicable si l'on néglige le spin orbital. La contribution de ce dernier au spin du nucléon doit donc vraisemblablement être prise en compte.

Ce résultat qualitatif encourage les physiciens à mesurer la contribution du spin orbital. Les travaux réalisés notamment par le théoricien Xiang-Dong Ji, un physicien de l'université du Maryland, offrent l'espoir d'y parvenir un jour [4] . Car les formalismes sur lesquels il travaille depuis 1996, appelés « distributions de partons généralisées », permettent de décrire à la fois la quantité de mouvement des particules selon un axe et leur position dans un plan perpendiculaire. C'est-à-dire exactement ce qui est nécessaire pour calculer le spin orbital. Toutefois, accéder à la contribution du spin orbital

reste encore une gageure. Car, pour se servir de ces

outils théoriques, il faut réaliser des expériences où toutes les particules produites sont détectées, et utiliser

plusieurs accélérateurs couvrant une très large gamme

d'énergie. Lorsque l'on y parviendra, la combinaison de

ces percées théoriques et expérimentales permettra

d'obtenir pour la première fois une image tridimensionnelle de la structure la plus intime de la matière.

EN DEUX MOTS Dans le monde subatomique, tous les objets sont caractérisés par une propriété quantique fondamentale : le spin. Une image courante pour expliquer ce qu'est le spin est de représenter ces objets comme des toupies en rotation sur elles-mêmes. Les physiciens ont longtemps pensé que le spin des particules qui composent le noyau des atomes, les nucléons, provenait essentiellement des briques les plus élémentaires de la matière, les quarks. Mais les mesures réalisées depuis la fin des années 1980 ont toutes infirmé cette hypothèse, ce qui mettait en cause les modèles sur la structure des nucléons. Cette « crise du spin » a déclenché une intense activité de recherche dont on voit poindre aujourd'hui les résultats.

Par Serge Kox et Jean-Marc Le Goff

 

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GRAVITÉ QUANTIQUE ...

 

1 - La gravité quantique à boucles en 5 questions


dossier - par Bernard Romney dans mensuel n°458 daté décembre 2011 à la page 38 (2607 mots) | Gratuit
En quelques années, la théorie de la gravité quantique à boucles, qui cherche à quantifier la gravitation, a changé de statut et gagné une certaine maturité. Quels sont les fondements de cette théorie ?

F in mai 2011, Madrid accueille une communauté particulière de physiciens : tous les spécialistes de la « gravité quantique à boucles » s'y réunissent pour célébrer les 25 ans de l'article fondateur de cette théorie. Dans son allocution, l'auteur de cette publication, le physicien d'origine indienne Abhay Ashtekar, dépeint l'essor actuel de cette approche théorique, notamment en cosmologie. On est donc loin de la théorie longtemps considérée comme exotique, n'intéressant que quelques théoriciens travaillant à une reformulation mathématique de la loi de la gravitation.

Aujourd'hui, ce modèle de quantification de l'espace-temps est cohérent et a acquis une nouvelle assise. Tout tourne autour de l'idée que l'espace n'est plus continu mais formé de petits grains élémentaires. Bien sûr, cette théorie, très difficile à tester, est encore spéculative. Mais décrire la structure intime de l'espace-temps, comme passer « de l'autre coté du Big Bang » motive toute cette communauté de physiciens. « Les boucles » ont passé un cap : c'est donc l'occasion d'en expliquer les fondements.

1 Quels sont les objectifs de cette théorie ?
Imaginée à partir du milieu des années 1980, la gravité quantique à boucles est une théorie qui, comme son nom l'indique, cherche à quantifier la gravité, et tente ainsi de répondre à l'une des questions clés de la physique actuelle. En effet, le début du XXe siècle a vu l'émergence des deux théories de la physique contemporaine. La mécanique quantique qui décrit les propriétés de l'infiniment petit : molécules, atomes, particules élémentaires... Et la relativité générale, théorie relativiste de la gravitation, qui décrit l'Univers à grande échelle. Dans leurs domaines respectifs, ces deux théories font des merveilles. Pour autant, elles sont totalement incompatibles, et conduisent à deux représentations du monde radicalement différentes. D'un côté, des phénomènes quantiques aléatoires, incertains et discontinus, ayant cours dans l'espace-temps parfaitement plat et figé de la microphysique. De l'autre l'espace-temps courbe et dynamique, mais parfaitement lisse et continu de la relativité générale.

Exigence conceptuelle donc, mais pas seulement. En effet, si elles sont peu nombreuses, certaines questions, comme le début de l'Univers ou la fin de vie d'un trou noir, requièrent, pour être abordées dans leur intégralité, une théorie à même de rendre compte de situations où les effets gravitationnels se font sentir à l'échelle microscopique. Ce dont seule une théorie quantique de la gravitation serait capable.

Dès 1916, Einstein prend conscience de la nécessité de quantifier la gravitation. Mais les physiciens y sont d'abord parvenus pour les autres interactions fondamentales : la force électromagnétique et les interactions nucléaires faible et forte. C'est d'ailleurs l'un des triomphes de la physique du siècle dernier d'avoir forgé une théorie à la fois quantique et relativiste de ces trois dernières interactions. Et le résultat de ce tour de force est synthétisé dans ce que les physiciens des particules appellent le modèle standard.

À l'inverse, malgré un siècle d'efforts, personne n'a réussi à proposer une version quantique entièrement satisfaisante de la gravitation. Et pour cause : alors que les outils mathématiques utilisés pour quantifier les autres forces fondamentales ne sont utilisables que dans le cadre d'un espace-temps plat, celui de la gravitation est fondamentalement mouvant.

Pour contourner le problème, plusieurs tentatives ont consisté à étudier le cas de petites déformations de l'espace-temps sur une trame considérée comme plate et fixe. Mais toutes se sont confrontées à d'incontournables incohérences mathématiques les rendant in fine inutilisables.

Aujourd'hui, il existe essentiellement deux grandes théories concurrentes, et à ce stade encore spéculatives, qui proposent de quantifier la gravitation : la théorie des cordes lire L'ambitieuse théorie des cordes, p. 41 et la gravité quantique à boucles. La première évolue sur un espace-temps parfaitement figé. Et c'est ce qu'un certain nombre de théoriciens lui reprochent. Selon eux, pour cette raison, la théorie des cordes ne peut pas être l'ultime théorie quantique de la gravitation. Et ils lui préfèrent la gravité quantique à boucles, a priori plus modeste. N'ayant pas pour ambition d'unifier toutes les interactions, elle se concentre en effet exclusivement sur la quantification de la gravitation. De plus, l'approche « cordiste » part d'une hypothèse ad hoc - l'existence des cordes -, alors que les « bouclistes », et c'est leur force, ne se fondent que sur de la physique connue : la mécanique quantique et la relativité générale.

2 Comment les boucles quantifient-elles la gravitation ?
Pour les spécialistes des boucles, une véritable théorie quantique de la gravitation ne doit formuler aucune hypothèse sur la géométrie de l'espace-temps. Comme en relativité générale, c'est le contenu en matière de l'Univers qui fixe de façon dynamique sa géométrie. Les physiciens parlent ainsi d'approche « indépendante du fond ».

À partir de là, il s'agit d'appliquer les techniques standard de quantification à la gravitation. C'est-à-dire à l'espace-temps lui-même, puisque selon les équations d'Einstein, la force qui fait « tomber les pommes » est une manifestation directe de la déformation que la matière imprime à la trame de l'espace-temps.

Certes, de multiples tentatives ont montré toute la difficulté d'appliquer un tel programme. Mais pour les promoteurs de la gravité quantique à boucles, c'est justement le fait d'avoir privilégié des approches non indépendantes du fond qui a été à l'origine des échecs passés. Car en figeant la trame de l'espace-temps, elles empêchaient que ne se révèle son éventuelle structure quantique.

Concrètement, l'origine de la gravité quantique à boucles réside dans une reformulation de la relativité générale proposée en 1986 par Abhay Ashtekar, alors à l'université de Syracuse, aux États-Unis [1] . L'exercice est d'une extrême technicité mathématique. Sauf que réécrites sous cette forme, les équations décrivant la géométrie mouvante de l'espace-temps ressemblent désormais à celles qui décrivent les lignes de champ électrique dans la théorie de Maxwell. Ce que remarquent Carlo Rovelli et Lee Smolin, alors à l'université Yale aux États-Unis, au tournant des années 1980 et 1990 [2] .

Les deux physiciens suggèrent d'exporter les méthodes utilisées pour dériver la version quantique de l'électromagnétisme, quoique sous une forme très largement remaniée, dans le champ de la relativité générale et de la gravitation. Ainsi naît une théorie quantique de la gravité, dont le nom, gravité quantique à boucles, vient du fait qu'elle s'appuie sur le calcul de la variation de l'orientation de surfaces d'espace le long de lignes fermées d'espace-temps, autrement dit des boucles. Calculs auxquels sont associées des incertitudes fondamentales équivalentes à celles qui, en mécanique quantique, empêchent de déterminer simultanément la position et la vitesse d'une particule microscopique.

3 À quelle vision de l'espace-temps conduit la gravité quantique à boucles ?
En 1994, Carlo Rovelli et Lee Smolin, alors aux universités de Pittsburgh et de Syracuse, montrent que cette théorie conduit à une représentation de l'espace-temps radicalement nouvelle [3] . Alors que l'espace-temps de la théorie d'Einstein est lisse à toutes les échelles, celui de la gravité quantique à boucles, d'après les calculs des deux théoriciens, présente une structure discontinue si on le regarde aux échelles les plus petites.

Ainsi, de la même manière que l'énergie d'un atome ou d'une molécule ne peut prendre que certaines valeurs, la gravité quantique à boucles indique que l'espace lui-même n'est pas insécable à l'infini. Les calculs conduisent à une longueur élémentaire, la plus petite possible, équivalente à la longueur de Planck, soit 10-35 mètre. Ce qui mène à une surface élémentaire d'Univers de 10-70 mètre carré, et en trois dimensions à un volume élémentaire, le plus petit « cube » d'espace envisageable, de 10-105 mètre cube. L'Univers entier devenant alors une sorte de gigantesque « lego » composé de volumes élémentaires certes minuscules, mais insécables. De la même manière que la matière, d'apparence lisse et continue à notre échelle, résulte de l'agencement de particules dont la taille est finie.

Étonnant ? Peut-être. Si ce n'est que ces « grains » d'espace n'ont rien d' ad hoc , mais sont au contraire une conséquence implacable des calculs à base de boucles. Plus précisément, chaque fois que les équations de la théorie parcourent une boucle de façon abstraite, elles engendrent du même coup un nouveau quantum de volume [fig. 1] .

L'année suivante, Carlo Rovelli et Lee Smolin raffinent leur approche. Plus précisément, ils réalisent que la structure granulaire de l'espace peut être décrite par une gigantesque toile, ou réseau, dont chaque noeud représente un volume élémentaire et chaque lien la surface séparant deux volumes adjacents. Cette représentation leur a été inspirée par des travaux réalisés quinze ans plus tôt par Roger Penrose, à l'université d'Oxford. Et c'est donc auprès du célèbre mathématicien que les deux théoriciens peaufinent leurs idées durant l'été 1994, lors d'un séjour à Vérone, en Italie.

Pour autant, cet espace-temps granulaire ne suffit pas à faire alors de la théorie quantique à boucles une théorie quantique de la gravité. Encore faut-il qu'elle indique comment la dynamique de l'espace-temps met en oeuvre ces quanta d'espace dans des situations physiques concrètes, de la même manière que la relativité générale décrit l'extension de l'Univers dans l'espace-temps comme une solution des équations d'Einstein.

Les premières équations d'évolution d'un Univers quantique sont le fait de Thomas Thiemann, alors à l'université de Penn State, en Pensylvanie, en 1996. Accueillies avec un immense enthousiasme, elles laissent entrevoir la possibilité de calculer les probabilités quantiques précises de chaque modification de l'espace-temps quantifiée. Elles conduisent aussi à se représenter ce dernier telle une « mousse » faite de petits volumes d'espace et de temps, la quatrième dimension - le temps - devenant également une grandeur discontinue, dont le plus petit incrément est environ égal au temps de Planck, soit 10-43 seconde [fig.2] .

Néanmoins, l'euphorie est de courte durée : les équations de Thiemann sont si difficiles à manipuler qu'elles ne sont presque d'aucune utilité pratique. Sans compter qu'à l'horizon des années 2000 personne n'est en mesure de garantir l'unicité des règles conduisant à la quantification de l'espace-temps dans le cadre de la gravité quantique à boucle. D'où un risque de conduire, pour une situation physique donnée, à des prédictions différentes et contradictoires et donc d'invalider la théorie.

Aussi faut-il attendre ces toutes dernières années pour que plusieurs physiciens, notamment Laurent Freidel, à l'institut Perimeter, à Waterloo, au Canada, Etera Livine, à l'école normale supérieure de Lyon, et le groupe de Carlo Rovelli, au Centre de physique théorique, à Luminy, prouvent définitivement le caractère univoque de la gravité quantique à boucles [4] . Et en donnent une formulation permettant de l'utiliser pour réaliser des calculs.

4 Quels sont les succès de cette théorie ?
Tout d'abord, la gravité quantique à boucles est la seule théorie qui propose une description quantique de l'espace-temps, et donc de la gravitation, qui intègre à la fois les exigences de la mécanique quantique : description probabiliste des phénomènes physiques, relations d'incertitude, caractère discontinu de la réalité... et le caractère fondamentalement dynamique de l'espace-temps de la relativité générale.

Par ailleurs, John Barrett, Winston Fairbairn et leur groupe de recherche, à l'université de Nottingham en Grande-Bretagne, ont récemment prouvé qu'à grandes échelles la gravité quantique à boucles se résume effectivement à la relativité générale [5] , de même que dans le domaine des faibles champs de gravitation, la relativité générale ne fait qu'une avec la théorie newtonienne.

Dans le même esprit, Eugenio Bianchi et You Ding, à l'université de Aix-Marseille, ont montré que la gravité quantique à boucles permet de décrire certaines propriétés de l'espace-temps en terme de propagation de gravitons, particule élémentaire imaginée être associée au champ de gravité. Et là encore, ses prédictions sont conformes à celles de la relativité générale. Elle permet aussi de retrouver les équations dites de Friedman qui décrivent l'expansion de l'Univers dans le cadre de la théorie d'Einstein de la gravitation.

Mais ce n'est pas tout. L'une des plus grandes réussites de la gravité quantique à boucles concerne la cosmologie. Ainsi, elle permet de dépasser les difficultés posées par la singularité mathématique associée au Big Bang, dont le sens physique est inexistant. Plus précisément, elle montre que notre univers en expansion pourrait résulter du « rebond » d'un univers en contraction qui l'aurait précédé lire « De l'autre côté du Big Bang », p. 46.

Enfin, la gravité quantique à boucles s'est illustrée dans la description de la physique des trous noirs lire « Comment la théorie des boucles voit les trous noirs », p. 44. En effet elle a permis à Carlo Rovelli, dès 1996, de retrouver la formule de l'entropie d'un trou noir. En des termes profanes, l'étrange résultat obtenu au début des années 1970 par Stephen Hawking, à Cambridge, et Jacob Bekenstein, alors à Princeton, selon lequel un trou noir, astre dont la relativité générale indique qu'il est impossible de s'en extraire, émet néanmoins, comme tout corps, un rayonnement thermique lié au fait qu'il possède une température. Et dont le physicien Stephen Hawking avait montré qu'il ne peut s'expliquer qu'en introduisant une dose de mécanique quantique dans la physique de ces astres noirs.

5 Est-il possible de tester la gravité quantique à boucles ?
Sachant que les prédictions de la gravité quantique à boucles concernent des domaines - échelle de Planck de l'espace-temps , Big Bang, trous noirs - totalement inaccessibles à l'expérimentation directe, la réponse est difficile. Et, il y a encore quelques années, d'aucuns auraient assuré que cette théorie, comme du reste toute théorie quantique de la gravitation, ne pourrait jamais être testée. Aujourd'hui, les avis sont partagés. Mais quelques pistes existent.

Ainsi, même s'il n'y a pas consensus sur la question, il n'est pas impossible que la granularité de l'espace prédite par les « boucles » s'accompagne d'une violation du sacro-saint caractère de la vitesse de la lumière. En effet, lorsqu'elle se propage entre les atomes d'un solide, la lumière, si sa longueur d'onde est très grande par rapport à la distance inter-atomique, ne subit pas d'influence du réseau cristallin, comme si elle ne le « voyait » pas. Et sa vitesse est la même que dans le vide. A l'inverse, si sa longueur d'onde est de l'ordre de grandeur de la distance inter-atomique, ou plus petite, elle devient sensible à l'influence du milieu dans lequel elle se propage. Sa vitesse dépend alors de sa longueur d'onde. Il n'est donc pas impossible qu'un photon de très petite longueur d'onde, de l'ordre de la longueur de Planck, puisse voir sa vitesse de propagation dans le vide affectée par la structure quantique de l'espace-temps telle que prédite par la gravité quantique à boucles.

Pour le savoir, les astrophysiciens comptent en particulier sur l'observation de ce qu'ils appellent des sursauts gamma, soit des bouffées de lumière ultra intenses - pendant quelques centaines de secondes, elles sont jusqu'à 10 fois plus lumineuses que toute la galaxie - émis par des galaxies anciennes situées à plusieurs milliards d'années-lumière de la Terre. Ainsi, un décalage constaté dans l'arrivée des photons de différentes longueurs d'onde pourrait être un signe favorable en faveur des boucles.

Autre possibilité : la piste cosmologique. En effet, les calculs montrent que la structure granulaire de l'espace-temps aurait pu imprimer sa marque dans le fond diffus cosmologique, la plus ancienne lumière aujourd'hui observable dans l'Univers. Effets qui pourraient être décelés par les nouveaux télescopes spatiaux. Avec tout de même un bémol : l'impossibilité de prévoir, étant donné l'indétermination qui règne sur certains paramètres de la théorie, si ces modulations dans le fond diffus ne seraient pas plus grandes que l'Univers observable. Auquel cas, même si elles existent, elles resteront à jamais inaccessibles.

Certains « bouclistes » optent enfin pour une approche probabiliste, et se demandent par exemple quelle est la probabilité que la gravité quantique à boucle engendre un Univers compatible avec les propriétés du nôtre. À ce jeu, il sera difficile de vérifier cette théorie.

Par Bernard Romney

 

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DES ROBOTS HUMANOÏDES

 

Paris, 12 février 2016
Des robots humanoïdes dans les usines aéronautiques de demain

Développer des technologies de robotique humanoïde pour effectuer des tâches difficiles dans les usines aéronautiques, c'est le programme de recherche commun, d'une durée de quatre ans, du Joint Robotics Laboratory (CNRS/AIST)1 et d'Airbus Group. Il sera officiellement lancé le 12 février 2016 à l'ambassade de France à Tokyo2. L'introduction d'humanoïdes sur les lignes d'assemblage aéronautiques permettra de décharger les opérateurs humains des tâches les plus laborieuses ou dangereuses. Ils pourront ainsi se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. La principale difficulté pour ces robots sera de travailler dans un environnement exigu : comment réaliser certains mouvements sans entrer en collision avec les nombreux objets alentours ? C'est la première question à laquelle devront répondre les chercheurs, en développant de nouveaux algorithmes de planification et contrôle des mouvements précis.
Du fait de la taille des appareils aéronautiques (par exemple des avions de ligne) et du très grand nombre de tâches à effectuer sur peu d'unités, l'utilisation de robots spécialisés à base fixe, déjà utilisés dans l'industrie automobile, est impossible dans l'industrie aéronautique. D'autres difficultés s'ajoutent : même si des robots constitués d'une base mobile et d'un bras manipulateur peuvent être utilisés par l'industrie (comme chez Airbus Group par exemple), ceux-ci sont limités dans leurs déplacements. Ils n'ont, en effet, pas la possibilité de monter des escaliers ou des échelles, de passer des obstacles au sol, etc. De son côté, le Joint Robotics Laboratory (JRL, CNRS/AIST) développe, à partir des modèles de robots HRP-2 et HRP-43, des nouvelles technologies de locomotion dites multi-contacts : en s'aidant de tout son corps pour prendre contact avec son environnement, et non seulement avec ses pieds, ce type de robot peut monter des échelles et entrer dans des endroits exigus. La possibilité d'avoir des contacts multiples permet aussi d'accroître la stabilité du robot et la force qu'il peut appliquer lorsqu'il effectue une tâche. De plus, la forme anthropomorphique de ces robots offre une polyvalence utile pour effectuer un grand nombre de tâches différentes dans des environnements variés.

La collaboration entre les chercheurs du JRL et Airbus Group a donc pour but de permettre aux robots humanoïdes d'effectuer des tâches de manipulation dans un environnement contraint et limité, les lignes d'assemblage, où ils devront faire un usage coordonné de leur corps pour mener à bien leur mission. Les espaces exigus requièrent en effet des postures particulières. Le calcul de telles postures s'avérant mathématiquement complexe, les chercheurs devront tout d'abord développer de nouveaux algorithmes, bien plus puissants que ceux existants actuellement, tout en gardant ces calculs suffisamment rapides pour que les mouvements des robots restent efficaces. Les tâches typiques que les robots auront à effectuer seront, par exemple, de serrer un écrou, de nettoyer une zone de ses poussières métalliques ou d'insérer des pièces dans la structure de l'appareil. Ils pourront également vérifier le bon fonctionnement des systèmes une fois la fabrication terminée.

Ces algorithmes seront testés sur un ensemble de scénarios tirés des besoins des différentes branches d'Airbus Group (Aviation Civile, Hélicoptères, et Spatial), et dont le réalisme ira croissant au fil des années. Du côté de la recherche en robotique, en plus de l'apport des nouveaux algorithmes, cette collaboration mettra peut-être en lumière des insuffisances des robots actuels (design, précision ou puissance, par exemple). Elle pourrait également permettre de spécifier le cahier des charges de la première génération de robots humanoïdes dédiés à la manufacture de grandes structures, d'ici 10 à 15 ans.

 

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LES TERRES RARES

 

«La course aux terres rares est stimulée par de nouveaux usages »


entretien - par Propos recueillis par Muriel de Véricourt dans mensuel n°457 daté novembre 2011 à la page 92 (1989 mots) | Gratuit
C'est l'histoire d'un groupe de 17 métaux, les terres rares, enjeu géopolitique tout autant qu'industriel. À quoi servent-elles ? Quelles sont leurs promesses ? Risque-t-on d'en manquer ? Georges Pichon décrypte pour La Recherche les jeux du marché.

LA RECHERCHE : Pourquoi les terres rares intéressent-elles tant de monde ?

GEORGES PICHON : À cause des propriétés chimiques, optiques et magnétiques très intéressantes de ces quinze métaux dont le noyau atomique est constitué d'un nombre de protons compris entre 57 et 71 ils sont regroupés sous le vocable de lanthanides, auxquels il faut ajouter l'yttrium et le scandium, situés dans la même colonne du tableau périodique des éléments. Ces terres dites rares ne le sont pourtant pas : elles sont plutôt bien réparties dans l'écorce terrestre. Par exemple, le cérium, le plus commun d'entre ces métaux, est plus répandu que le cuivre. L'institut d'études géologiques des États-Unis estime que l'écorce terrestre contient 100 millions de tonnes de terres rares, plus de 700 fois la demande actuelle !

Ce sont donc leurs possibles applications qui sont à l'origine de leur popularité...

G.P. Tout à fait, ces éléments chimiques font parler d'eux d'abord parce qu'ils entrent dans la composition de produits de notre quotidien : téléphones portables, téléviseurs, ordinateurs. Mais ils font aussi figure de possibles substituts à l'énergie issue du pétrole. Ils entrent d'ores et déjà dans la fabrication des éoliennes ou des véhicules hybrides. D'autres utilisations, enfin, n'existent pas encore mais pourraient être gourmandes en terres rares si certaines technologies décollaient. C'est par exemple le cas des réfrigérateurs ou des climatiseurs sans fluides frigorigènes. Au total, compte tenu de ce que l'on fabrique actuellement, la demande en terres rares est environ de 136 000 tonnes par an.

Ce niveau élevé est-il en augmentation ?

G.P. Oui, le nombre d'applications ne cesse de croître, à tel point que certains spécialistes n'hésitent pas à parler d'« addiction » aux terres rares. En 2000, la production mondiale n'excédait pas 80 000 tonnes par an. En 2014, on estime qu'elle pourrait être de plus de 203 000 tonnes ! Cette tendance à la hausse n'est pas nouvelle. Ces métaux, découverts entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, ont en effet toujours intéressé les industriels. Les premières applications remontent à la fin du XIXe siècle : il s'agissait d'utiliser le cérium pour fabriquer des becs de gaz destinés à l'éclairage public. Puis on s'est mis à fabriquer des pierres à briquet, utilisant la capacité des terres rares à s'enflammer au contact de l'air. Ces métaux ont ensuite été utilisés pour polir et décolorer le verre par oxydation : c'est une application qui continue encore aujourd'hui à tirer la demande à la hausse, du fait de l'augmentation des surfaces vitrées dans le monde. Les terres rares se sont également imposées dans les opérations de traitement de la fonte et de l'acier, une pratique qui consomme encore aujourd'hui plus d'un quart de la production mondiale.

Qu'en est-il des nouveaux usages ?

G.P. À partir des années 1990, l'industrie électronique est devenue utilisatrice, propulsant le Japon au premier rang des consommateurs de ces métaux. Dix ans plus tard, le secteur de l'énergie s'est à son tour emparé de ces éléments chimiques. Notamment de l'un d'entre eux, le néodyme, qui entre dans la composition des aimants très puissants utilisés dans les éoliennes et les moteurs de véhicules hybrides. Aujourd'hui, l'amélioration du niveau de vie partout dans le monde stimule à la fois l'augmentation des usages traditionnels et la multiplication des applications de haute technologie. La hausse de la demande est, on l'a compris, un phénomène de longue date. Ce qui est nouveau, donc, c'est plutôt l'impression, au vu des positions chinoises, que cette demande pourrait un jour devenir difficile à satisfaire.

Quel est le problème avec la Chine ?

G.P. La Chine, qui produit et commercialise 95 % des terres rares dans le monde, limite ses exportations depuis 2004. À mon avis, l'objectif est d'inciter les nombreux industriels utilisateurs de ces matières premières à venir s'installer sur place. Quoi qu'il en soit, l'Organisation mondiale du commerce vient de condamner le protectionnisme chinois. Officiellement, pas pour les terres rares. Mais, selon les analystes, il s'agit bel et bien d'un avertissement. En effet, le motif de condamnation concerne l'adoption récente d'une politique agressive de restriction des exportations sous prétexte de protection de l'environnement. Cela s'applique, entre autres, aux terres rares.

Comment s'explique la position hégémonique de la Chine ?

G.P. Plusieurs pays disposent d'importantes ressources en terres rares, mais la Chine est quasi la seule à les exploiter aujourd'hui. Cette situation est très récente, et personne n'a su la prévoir. Dans les années 1970, les États-Unis étaient le premier producteur mondial, grâce à une mine située à Mountain Pass, en Californie. La Chine a commencé à produire en 1984, dans l'indifférence générale, car les terres rares étaient à l'époque une ressource peu coûteuse et largement disponible. Du fait du faible niveau de salaires et de l'absence de réglementation environnementale contraignante, génératrice de surcoûts dans les pays industrialisés, la production chinoise a progressivement supplanté toute concurrence. La mine californienne a fini par fermer en 2002. Depuis, la plus grande partie des volumes échangés provient d'un seul centre de traitement situé à Baotou, en Mongolie-Intérieure, à côté de la mine de Bayan Obo, qui renferme 600 millions de tonnes de minerais contenant 5 % d'oxydes de terres rares. Les industriels du monde entier s'accommodaient parfaitement de cette situation tant que les prix étaient bas. D'autant plus que l'extraction des terres rares est une industrie polluante, car les minerais qui en contiennent renferment aussi des éléments radioactifs, à savoir du thorium-232, de l'uranium-238 et leurs produits de filiation.

La tension géostratégique actuelle conduit-elle les industriels à réfléchir à une diversification de leurs approvisionnements ?

G.P. C'est certain, plusieurs sociétés minières ont remis en service des gisements délaissés quelques années auparavant. C'est le cas de la mine de Mountain Pass, remise en exploitation en 2010, qui a déjà produit 1 000 tonnes. La société Molycorp, qui exploite ce gisement, indique vouloir produire 20 000 tonnes par an à partir de 2012. De son côté, la compagnie minière Lynas a ouvert une mine en Australie. Celle-ci devrait commencer à produire d'ici à la fin de l'année et fournir 22 000 tonnes par an fin 2012. Mais ces projets se heurtent à de nombreux obstacles. Ainsi, la société Lynas espérait envoyer ses produits d'extraction en Malaisie pour qu'ils y soient raffinés. Mais la population malaise menace de se mobiliser contre la perspective de rejets radioactifs sur son territoire... Face à ces difficultés, l'accent est également mis sur la recherche de nouveaux gisements prometteurs. De nombreuses sociétés minières, épaulées par des géologues, en recherchent en ce moment, notamment en Finlande, aux États-Unis et sur le continent africain. Je n'ai encore vu passer aucune annonce qui fasse état de découvertes en Afrique susceptibles de bouleverser l'économie des terres rares, mais je parierais volontiers que cela arrivera.

Un moyen d'apaiser le marché est d'économiser le matériau. Peut-on recycler les terres rares ?

G.P. Beaucoup de chercheurs y travaillent. Le groupe de chimie Rhodia, qui exploite et transforme des terres rares importées de Chine dans son usine de La Rochelle, est particulièrement actif. L'enjeu est de mettre au point des procédés métallurgiques d'extraction des terres rares à partir d'un produit de recyclage, et ce à un prix acceptable. Ces efforts aboutiront sans doute au cours des prochaines années. Les chimistes travaillent aussi à la mise au point de procédés plus économes, pour exploiter au mieux une ressource dont le prix flambe.

La substitution par d'autres composés est-elle possible ?

G.P. Des recherches intensives sont menées sur le sujet, notamment au Japon et en Allemagne, mais les résultats sont pour l'instant décevants. Certaines caractéristiques des terres rares, comme leurs propriétés magnétiques liées à leur structure électronique particulière, les rendent difficilement remplaçables. De plus, la volonté de s'affranchir de ces matières premières se heurterait dans bien des cas à la rigidité des filières industrielles. Les producteurs de verre, par exemple, sont peu enclins à modifier leur équipement. Pour l'instant, ils préfèrent payer davantage, car ce surcoût reste marginal dans le produit final. En revanche, les secteurs qui ne sont pas encore rentables, comme la production d'énergie sans pétrole, pourraient abandonner les recherches autour de technologies utilisatrices de terres rares si celles-ci ne sont pas disponibles à un coût acceptable.

C'est donc un problème de prix...

G.P. Absolument, les acteurs de ce marché ne croient pas au risque de pénurie. Le battage autour de la situation commerciale actuelle donne au grand public l'impression que la ressource en terres rares est sur le point de s'épuiser. En fait, ce n'est pas le cas. On connaît d'ailleurs de nombreux gisements de terres rares répartis dans le monde, entre autres en Finlande, au Vietnam, aux États-Unis, au Canada et en Allemagne.

De plus, les efforts de prospection devraient conduire à en identifier de nouveaux et à évaluer si leur exploitation est envisageable et peut être rentable.

Mais peut-on au moins connaître le montant des réserves disponibles ?

G.P. Cette information est gardée comme un secret d'État par les Chinois. Et ils ont intérêt à mentir ! Ailleurs dans le monde, ces renseignements seraient plus facilement disponibles... s'ils n'étaient pas couverts par le secret industriel. Toutefois, les exploitants sont obligés de communiquer lorsqu'ils recherchent des financements pour exploiter un nouveau gisement. Cotés en Bourse, ils ne peuvent pas se permettre de distiller des données fantaisistes. Quoi qu'il en soit, la principale raison pour laquelle l'information est aujourd'hui lacunaire, c'est que jusqu'ici personne ne s'intéressait à ces matières premières peu coûteuses. En raison de la tension actuelle sur ce marché, les industriels et les États aimeraient aujourd'hui y voir plus clair et disposer d'une cartographie détaillée des ressources.

Quelle est l'importance de l'expertise scientifique dans ce travail de recension ?

G.P. L'apport des géologues est capital non seulement pour identifier les gisements mais aussi pour déterminer la teneur des minerais en telle ou telle espèce chimique. En effet, la composition exacte des produits d'extraction varie d'une mine à l'autre. Cela importe peu pour certains usages, liés aux propriétés chimiques voisines des dix-sept terres rares, qui peuvent donc être utilisées sous forme de mélange. Mais c'est au contraire très important pour les applications qui misent sur les propriétés magnétiques ou optiques propres à l'un ou l'autre de ces dix-sept éléments. La composition exacte du minerai d'un gisement est donc une information sensible, qui reste secrète. L'expertise des géologues permet de décrypter les données qui sont rendues publiques.

On a récemment découvert d'importants gisements sous-marins dans l'océan Pacifique. Cela change-t-il la donne ?

G.P. La mise en évidence par une équipe de scientifiques japonais de terres rares dans des boues prélevées à plusieurs milliers de mètres au fond dans l'océan Pacifique n'est pas véritablement une surprise : l'existence de ressources sous-marines était déjà connue. C'est avant tout un effet d'annonce, à replacer dans le contexte de la tension diplomatique entre la Chine et le Japon. L'industrie électronique japonaise, qui exporte ses productions dans le monde entier, consomme les deux tiers des terres rares exportées par les Chinois, sans disposer d'aucune ressource productive et se trouve donc en état de totale dépendance. Cette « découverte » est à classer parmi les arguments avancés pendant une négociation commerciale...

Apprendre à extraire une telle ressource sous-marine n'est donc pas envisageable ?

G.P. Personne ne peut répondre à cette question aujourd'hui. Pour trancher, il faudrait y consacrer beaucoup de temps et de moyens. Cette affaire rappelle l'engouement, depuis la fin des années 1970, pour les nodules polymétalliques, ces concrétions rocheuses présentes à plusieurs milliers de mètres de profondeur sous les océans, dont on pensait pouvoir extraire des métaux. Leur exploitation n'a pas, depuis, fait la preuve de sa rentabilité. Ce précédent devrait inciter à la prudence. Pour ma part, je ne crois pas que ces « gisements » de terres rares seront exploités dans les cinquante prochaines années, s'ils le sont jamais.

Par Propos recueillis par Muriel de Véricourt


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