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LE CERVEAU DES DYSLEXIQUES

 


Le singulier cerveau des dyslexiques

 

 


voir dans le cerveau - par Michel Habib, Fabrice Robichon et Jean-François
© Yacobchuk / Big Stock Photos

Voilà plus de dix ans que les neurologues se penchent sur le cerveau des dyslexiques. L’imagerie cérébrale a permis de confirmer les particularités anatomiques découvertes chez certains d’entre eux : défaut d’asymétrie des hémisphères cérébraux, taille anormalement grande de la masse de substance blanche qui relie les deux hémisphères. L’imagerie fonctionnelle, en visualisant ce cerveau singulier au travail, aide à comprendre pourquoi il peine à la lecture.

Quelle que soit leur appartenance géographique ou ethnique, 8 à 10 % des enfants d’âge scolaire souffrent de dyslexie. Ils éprouvent des difficultés à apprendre à lire et à écrire qui ne sont dues ni à un retard mental, ni à un trouble psychiatrique ou neurologique, ni à une carence socio-éducative majeure. Ils inversent et confondent les lettres ou les syllabes d’un mot, mais le langage oral peut aussi être plus ou moins perturbé, du simple retard chez l’enfant aux troubles de l’expression chez l’adulte. Dans la grande majorité des cas, la rééducation orthophonique permet à l’enfant d’accomplir sa scolarité, souvent au prix d’efforts considérables. Et les problèmes d’orthographe persistent fréquemment à l’âge adulte.

Depuis quelques années, ce trouble, dont l’origine génétique est fortement suspectée, a pu être relié à une anomalie de la maturation du cerveau. L’imagerie permet aujourd’hui d’en visualiser les conséquences sur l’anatomie cérébrale et d’en discuter les mécanismes. Il devient aussi possible de voir comment ce cerveau singulier, parfois capable de performances hors du commun, traite l’information et se réorganise sous l’effet de la rééducation.

Entre 1979 et 1985, Albert M. Galaburda et ses collaborateurs du Beth Israel Hospital de Boston ont été les premiers à examiner au microscope le cerveau de huit personnes décédées, tous anciens dyslexiques1. Ils ont alors découvert de multiples petites malformations, dont les plus flagrantes sont des « ectopies ». Une ectopie est une véritable verrue à la surface du cerveau, un amas de plusieurs milliers de neurones en position aberrante sur le cortex. Le cerveau des dyslexiques examinés présentait des dizaines de ces amas, témoins d’un défaut survenu au cours de la maturation du cerveau. Ils traduisent en effet une migration anormale des neurones dans la couche la plus superficielle du cortex, normalement très pauvre en cellules. L’anomalie s’est sûrement mise en place chez le foetus, à la fin du deuxième trimestre de la grossesse, lorsque les futurs neurones traversent l’épaisseur du cerveau pour atteindre leur position définitive.

Ces amas de neurones ne sont pas distribués au hasard sur la surface du cerveau : ils sont nettement plus nombreux dans l’hémisphère gauche. De plus, ils prédominent autour d’un des replis du cerveau la scissure de Sylvius, justement dans ce que les neurologues dénomment l’« aire du langage » car chez l’adulte sa lésion entraîne des troubles du langage aphasie.

Il est surprenant que ces malformations microscopiques soient distribuées dans toute la zone du langage. D’abord, on aurait pu s’attendre à ce qu’elles prédominent dans la partie postérieure de l’aire du langage, puisque chez l’adulte, ce sont les lésions de cette zone qui provoquent des troubles spécifiques de la lecture. Ensuite, on peut s’étonner que des malformations dans une vaste zone dévolue au langage en général ne perturbent pratiquement que le langage écrit.

Une explication possible est que le mauvais développement des régions de l’hémisphère gauche affecterait peu la compréhension et l’articulation du langage. Il compromettrait une caractéristique sans doute très élémentaire du traitement des sons qui serait, elle, indispensable à l’apprentissage du langage écrit. Il y a plus de vingt ans, Paula Tallal, de l’université Rutgers à Newark New Jersey, a démontré une caractéristique frappante du fonctionnement cérébral du dyslexique. Souvent celui-ci a particulièrement du mal à distinguer deux sons présentés de manière rapprochée : alors qu’un enfant est généralement capable de discriminer deux sons distants de moins de 20 millisecondes ms, la majorité des dyslexiques ne peuvent le faire que si l’intervalle mesure plus de 300 ms2. Une telle anomalie peut modifier considérablement la perception auditive des dyslexiques, qui seraient alors véritablement « sourds » à certains sons du langage. Par exemple au passage consonne/voyelle dans des syllabes comme /pa/ ou /ba/, dont la différence, du point de vue des caractéristiques acoustiques, se joue à une vingtaine de millisecondes près. On comprend dès lors que l’apprentissage de la lecture, qui consiste fondamentalement à associer un son à une lettre et vice versa , puisse être compromis. Ceci reste cependant à confirmer, d’autant que ce trouble de la discrimination des sons est absent chez environ un tiers des enfants dyslexiques dans ces cas, l’élément déterminant pourrait être d’ordre visuel plutôt qu’auditif.

Selon une autre hypothèse plus ancienne, la dyslexie est la conséquence d’un défaut de latéralisation du langage qui prédomine dans l’hémisphère gauche chez les droitiers ; chez les gauchers et les ambidextres, cette latéralisation est moins prononcée, voire inversée. Déjà, des cliniciens du début du siècle avaient remarqué que les enfants dyslexiques sont souvent ambidextres, mal latéralisés, écrivent parfois en miroir et font des erreurs d’inversions droite/gauche lorsqu’ils lisent ou écrivent. A la fin des années 1960, Norman Geschwind et Walter Levitsky ont suggéré le rôle déterminant de l’asymétrie d’une région du cortex dévolue au traitement des informations auditives et située dans le lobe temporal, le planum temporale . Ils ont mesuré la taille de cette aire sur cent cerveaux de cadavres et démontré qu’elle est nettement plus grande du côté gauche chez environ les deux tiers des individus ; chez le tiers restant, planums droit et gauche sont dans la majorité à peu près de la même taille3. Le groupe de Galaburda a réalisé la même mesure sur les cerveaux de dyslexiques et trouvé un aspect symétrique du planum sur la totalité des huit cerveaux examinés. Nécessairement, ce type de constatation réalisée post mortem repose sur un nombre limité de cerveaux. Cependant, elle pourrait s’avérer un précieux indice pour répondre à de nombreuses questions sur le cerveau du dyslexique. Pouvait-on la vérifier à plus large échelle et chez des personnes vivantes, grâce à l’imagerie ?

Parmi les outils disponibles, la meilleure méthode pour visualiser la morphologie du cortex cérébral est l’imagerie par résonance magnétique IRM. Dès la généralisation de cette technique, vers la fin des années 1980, diverses équipes ont tenté de répliquer sur de plus larges populations les données de Galaburda sur le planum temporale . Elles se sont alors heurtées à de nouvelles difficultés inhérentes à la méthode. Par exemple, il n’est pas aisé de repérer avec précision les limites du planum . Et comme les groupes de chercheurs ont utilisé des méthodes de mesure différentes, les résultats ne sont pas nécessairement comparables.

Une des premières études a été celle de George Hynd et ses collaborateurs, à l’université de Géorgie. Le but principal était de savoir si l’anomalie d’asymétrie est spécifique de la dyslexie, ou si elle se retrouve dans d’autres troubles. Pour ce faire, ils ont mesuré la taille du planum temporale chez dix enfants dyslexiques et l’ont comparée aux mesures chez dix enfants souffrant de « syndrome d’hyperactivité », une affection qui se caractérise par un trouble du développement des aptitudes liées à l’attention : défaut de concentration, distractivité importante, impossibilité à rester en place et impulsivité. Alors que 70 % des hyperactifs présentaient l’asymétrie habituelle en faveur de l’hémisphère gauche, celle-ci était absente chez 90 % des dyslexiques. Ce résultat suggérait que le planum temporale joue un rôle particulier dans le trouble du dyslexique4. L’équipe norvégienne de Jan Peter Larsen a obtenu des résultats similaires. Sur dix-neuf dyslexiques et dix-sept témoins, elle a retrouvé un aspect symétrique du planum chez 70 % des dyslexiques et 30 % seulement des témoins5. En outre, ces chercheurs sont allés plus loin, en essayant de mettre en relation les singularités anatomiques du cerveau dyslexique avec ses caractéristiques fonctionnelles. Ils n’ont observé de symétrie du planum que chez les dyslexiques ayant d’importantes difficultés à convertir des graphèmes, unités du langage écrit, en phonèmes, unités du langage oral par exemple le mot « chapeau » comporte sept graphèmes, c-h-a-p-e-a-u, transformés en quatre phonèmes, /º/ /a/, /p/, /o/. Ainsi, la prédominance du planum gauche semble liée à l’aptitude des sujets à traiter les sons du langage.

Lors d’une étude plus récente6, Christina Leonard, de l’université de Floride, n’a pas retrouvé cette différence entre neuf dyslexiques et douze témoins soigneusement sélectionnés. En revanche, elle conclut à l’existence d’un défaut d’asymétrie dans une autre partie de la zone du langage, située cette fois dans le lobe pariétal, le cortex pariétal inférieur. Cette région est placée juste au-dessus du planumtemporale : les anomalies constatées dans les études précédentes étaient peut-être des artefacts liés à une précision insuffisante des repérages anatomiques en IRM.

De fait, la région pariétale, qui est aussi plus développée à gauche chez la majorité des personnes7, est connue pour abriter certains aspects, en particulier phonologiques, du traitement du langage. Chez l’adulte, sa lésion à la suite d’un accident vasculaire cérébral provoque des troubles de l’ordonnancement des sons du langage et des syllabes. De même, en anatomie fonctionnelle, cette région s’active lorsque le sujet doit stocker quelques secondes une information auditive mémoire « de travail ». Or les dyslexiques sont justement en grande difficulté lorsqu’ils doivent dans le même temps traiter un son du langage et le maintenir quelques secondes en mémoire épreuves de « conscience phonologique ». Par exemple, un enfant dyslexique, et même un adulte ayant apparemment complètement récupéré d’une dyslexie de l’enfance, seront mis en défaut lorsqu’on leur demande de segmenter un mot en ses constituants sonores, ou encore de décider si deux mots entendus riment ou non. L’une de ces épreuves illustre parfaitement la nature du trouble. Le sujet doit trouver l’« intrus » parmi quatre mots qui lui sont prononcés exemple : « blé » ; « blanc » ; « bras» ; « bleu ». Pour réaliser une telle épreuve, il faut à la fois segmenter chaque mot en sons, en particulier séparer les consonnes doubles, étape la plus délicate pour un dyslexique, et garder le résultat en mémoire auditive pendant quelques secondes. On pouvait donc supposer que, plutôt que le lobe temporal, c’est le lobe pariétal qui est impliqué dans ce traitement complexe permettant de « jouer » avec les sons du langage.

Existe-t-il une relation entre le défaut d’asymétrie du lobe pariétal et le trouble de la « conscience phonologique » que présentent si souvent les dyslexiques ? Pour le savoir, nous avons proposé le même type d’épreuves à seize jeunes adultes anciens dyslexiques et à autant de sujets témoins. Tous ont subi un examen du cerveau par IRM pour mesurer l’asymétrie à la fois du planum temporale et de la région pariétale inférieure voir figure ci-dessous.

Plusieurs études ont associé la dyslexie à une mauvaise latéralisation des aires du langage, qui d’habitude prédominent dans l’hémisphère gauche. Ici, l’une de ces aires, la région pariétale inférieure, est visualisée en IRM chez un ancien dyslexique en bleu dans les deux hémisphères. Chez un sujet normal, elle est nettement plus grande à gauche. Ici, elle est presque symétrique. Nombre d’adultes ayant été dyslexiques pendant l’enfance présentent cette particularité. Clichés auteurs

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Plusieurs études ont associé la dyslexie à une mauvaise latéralisation des aires du langage, qui d’habitude prédominent dans l’hémisphère gauche. Ici, l’une de ces aires, la région pariétale inférieure, est visualisée en IRM chez un ancien dyslexique en bleu. Chez un sujet normal, elle est nettement plus grande dans l’hémisphère gauche. Ici, elle est presque symétrique. Nombre d’adultes ayant été dyslexiques pendant l’enfance présentent cette particularité. Cliché auteurs" alt="Plusieurs études ont associé la dyslexie à une mauvaise latéralisation des aires du langage, qui d’habitude prédominent dans l’hémisphère gauche. Ici, l’une de ces aires, la région pariétale inférieure, est visualisée en IRM chez un ancien dyslexique en bleu. Chez un sujet normal, elle est nettement plus grande dans l’hémisphère gauche. Ici, elle est presque symétrique. Nombre d’adultes ayant été dyslexiques pendant l’enfance présentent cette particularité. Cliché auteurs" src="http://www.larecherche.fr/content/system/media/0/289/02890801_1.gif" />

Les dyslexiques, qui ont pourtant atteint, grâce à une rééducation adéquate, un niveau de lecture quasiment normal, réalisent une performance très inférieure à celle des témoins en moyenne 40 % d’erreurs contre moins de 5 % chez les non-dyslexiques. Surtout, les difficultés qu’ils éprouvent sont proportionnelles au degré de symétrie de l’aire pariétale inférieure. Elles s’avèrent en revanche indépendantes du degré de symétrie du planum temporale . Ainsi, l’imagerie anatomique montre que la particularité du cerveau du dyslexique doit bien se trouver au niveau pariétal, et non au niveau temporal comme cela était suspecté jusqu’alors. Mieux, cette particularité paraît étroitement liée à l’intensité du trouble du dyslexique, auquel elle doit nécessairement contribuer.

Quelle peut être la nature de ce lien ? On suppose que l’asymétrie est indispensable à l’installation et à la spécialisation des circuits de l’hémisphère gauche essentiels à l’apprentissage de la lecture. Chez le dyslexique, une asymétrie insuffisante de la région pariétale inférieure pourrait expliquer en partie que ces circuits hémisphériques gauches ne puissent assumer pleinement leur rôle. Mais cette explication ne peut être que partielle, puisque bon nombre de sujets sans cette asymétrie 30 à 35 % des témoins ne sont pas pour autant dyslexiques. Une autre théorie, proche et complémentaire, fait intervenir dans la dyslexie un trouble du transfert d’informations entre les deux hémisphères. Les psychologues du développement ont en effet retrouvé chez les dyslexiques les signes d’une mauvaise maturation des relations interhémisphériques. Ils présentent souvent des symptômes très similaires à ceux d’adultes dont les connexions entre hémisphères ont été coupées : défaut de coordination des deux mains, mauvaise identification des stimuli tactiles sur la main gauche, « extinction » de l’oreille gauche lorsqu’on leur présente simultanément un mot dans chaque oreille. Dans tous les cas, ces symptômes s’expliquent par le fait que l’information parvenue à un hémisphère ne peut atteindre l’hémisphère opposé.

Autre singularité anatomique relevée chez des dyslexiques : le corps calleux, cette volumineuse masse de fibres qui relient les deux hémisphères, visible ici en IRM flèche. A gauche, le cerveau d’un ancien dyslexique ; à droite, celui d’un témoin. Chez le dyslexique, le corps calleux est plus gros et de forme différente. L’origine d’une telle singularité pourrait remonter aux premières semaines après la naissance, lorsque le corps calleux prend sa forme définitive. Mais elle pourrait aussi traduire les effets de la rééducation. Clichés auteurs

Le transfert des informations entre les deux hémisphères du cerveau se fait grâce à une structure cérébrale, le corps calleux. C’est une masse de substance blanche faite de millions de fibres nerveuses, issues des neurones d’un hémisphère et aboutissant dans la zone symétrique de l’hémisphère opposé. Le corps calleux apparaît de façon évidente sur une coupe médiane du cerveau en IRM voir figure ci-dessus, ce qui permet d’analyser sa forme et de mesurer sa taille avec précision.

Bien que ce type d’analyse soit facile, peu de travaux ont examiné le corps calleux des dyslexiques. En outre, les quelques études réalisées ont donné des résultats contradictoires. C’est sans doute, en grande partie, parce que l’apparence du corps calleux change avec l’âge et le sexe. Sa taille croît progressivement pendant l’enfance, jusqu’à l’âge de 16 ans environ. De sorte que toute étude chez des enfants d’âges différents s’expose à un biais méthodologique évident. De plus, les hommes en particulier les gauchers ont un corps calleux proportionnellement plus étendu que celui des femmes8,9. Les dyslexiques que nous avons étudiés sont tous des jeunes hommes âgés de 18 à 24 ans. La mesure de leur corps calleux a montré qu’il est plus gros que chez les témoins, et que sa forme même est différente.

Le cerveau des dyslexiques présente ainsi deux traits d’anatomie singuliers : un défaut d’asymétrie des lobes temporaux et pariétaux, et un corps calleux anormalement gros, ce qui indique qu’un plus grand nombre de fibres nerveuses relient les deux hémisphères.

Quelle est l’origine de ces particularités ? Sont-elles liées à un défaut du développement du cerveau ? Galaburda10 a montré que chez les dyslexiques la symétrie du planum temporale est due à un développement excessif du côté droit et non pas à un planum gauche trop petit. Les raisons n’en sont pas encore élucidées. Mais il est possible que des phénomènes de mort de neurones, qui ont normalement lieu lors de la maturation du cerveau au troisième semestre de la grossesse, ne puissent pour une raison encore inconnue s’opérer pleinement chez le dyslexique. Chez la majorité des individus, une plus grande quantité de neurones seraient perdus à droite qu’à gauche ; pas chez le dyslexique, ce qui aboutirait à un cerveau anormalement symétrique11.

Si deux régions analogues des hémisphères droit et gauche comportent globalement plus de neurones, on peut concevoir que les fibres qui en sont issues doivent être plus nombreuses. Ce qui pourrait expliquer la plus grande taille du corps calleux chez les dyslexiques. Toutefois, le corps calleux n’acquiert sa forme définitive que plus tard, au cours de la petite enfance. Giorgio Innocenti et son équipe de l’université de Lausanne12 ont montré en particulier que l’amincissement de sa partie arrière l’isthme apparaît huit à dix semaines après la naissance. Au cours de cette période, des millions de fibres du corps calleux sont alors éliminées.

Les singularités anatomiques du cerveau dyslexique pourraient donc avoir une origine très précoce, remontant à la vie foetale pour les ectopies et les asymétries des hémisphères, et aux tout premières semaines de vie dans le cas du corps calleux. De façon intéressante, l’anomalie correspondrait à chaque fois à un défaut de phénomènes régressifs au cours de la maturation cérébrale, avec pour résultat un excès de neurones et de connexions.

Jusqu’à présent, l’idée dominante était que ces anomalies sont fixées très tôt après la naissance. Mais depuis peu, on envisage le rôle possible de l’apprentissage sur l’anatomie macroscopique du cerveau. C’est ce qu’indiquent les travaux de l’équipe de Helmuth Steinmetz, à Düsseldorf, sur une population très particulière et riche d’enseignements, les musiciens professionnels. Ces chercheurs ont étudié trente témoins et trente musiciens ayant bénéficié d’un apprentissage intensif durant l’enfance. Chez les musiciens, la partie antérieure du corps calleux est significativement plus volumineuse voir figure ci-dessous13.

Apprendre à jouer un instrument de musique pendant l’enfance semble modifier la forme du corps calleux. Celui d’un musicien professionnel, à gauche, est comparé à celui d’un témoin, à droite. L’hypertrophie de la partie antérieure chez le musicien serait liée à une plus grande quantité de fibres reliant les aires motrices droite et gauche. Par analogie, on peut supposer que la rééducation active d’un enfant dyslexique modifie l’état des connexions entre hémisphères. Schlaug et al., Düsseldorf

Qui plus est, l’asymétrie du planum en faveur de l’hémisphère gauche serait plus marquée chez ceux qui jouissent de l’oreille absolue14. La morphologie du cerveau peut donc encore se sculpter longtemps après la naissance, sous l’effet de l’apprentissage voir l’article de Thomas Elbert et Brigitte Rockstroh dans ce numéro. Par analogie, les caractéristiques anatomiques du cerveau du dyslexique pourraient refléter non seulement des particularités du développement prénatal, mais aussi l’influence de la rééducation intensive.

Aujourd’hui, la possibilité d’explorer le cerveau au travail, grâce aux méthodes d’imagerie fonctionnelle, permet d’aller plus loin que la simple anatomie. Comment le cerveau « singulier » du dyslexique traite-t-il les messages qui lui parviennent ? A quel niveau de traitement se situent les déficits entravant l’apprentissage normal de la lecture ?

Les troubles du dyslexique erreurs de transcription des graphèmes en phonèmes ne sont pas seulement dus à un déficit de traitement des sons du langage. Ils sont aussi, au moins en partie, liés à un défaut de la perception visuelle. La lecture des mots a d’abord été étudiée par la méthode des potentiels évoqués. Si on enregistre l’activité électrique du cerveau d’une personne en train de lire le dernier mot d’une phrase, une onde négative apparaît 400 millisecondes après la présentation du mot onde dite N400. Cette onde est d’autant plus ample que le mot a un sens incongru par rapport au début de la phrase par exemple : « L a mère tient son enfant dans ses narines » . Si le dernier mot est plausible « la mère tient son enfant dans ses bras » , l’onde est très faible ou disparaît. On admet ainsi que l’onde N400 reflète l’effort conscient produit pour tenter d’intégrer un mot dans le sens général d’une phrase. Helen Neville, de l’université de Californie à San Diego, a montré que les personnes dyslexiques présentent, sur les phrases « incon-grues », des ondes N400 plus amples que celles des témoins.

Qui plus est, les ondes N400 apparaissent chez les dyslexiques même pour les phrases plausibles15. Ainsi, un dyslexique semble se comporter devant tous les mots comme un lecteur normal devant un mot incongru. Ses troubles de lecture pourraient donc résulter, au moins en partie, de l’incapacité à intégrer un mot dans le sens de la phrase.

Mais on pense que ce déficit n’est que la conséquence d’un trouble plus élémentaire, touchant des étapes très précoces du traitement des mots écrits. En effet, un dyslexique obtient des performances plus faibles que la moyenne s’il doit analyser les caractéristiques visuelles élémentaires de certains objets. Une spécialiste américaine de ce domaine, Margaret Livingstone, a par exemple présenté à des témoins et à des dyslexiques un damier noir et blanc dont on inverse rapidement les cases et dont on fait varier le contraste. Dans le même temps, l’activité électrique du cortex est mesurée par la méthode des potentiels évoqués. Résultat : quel que soit le contraste du damier, les témoins présentent des ondes précoces 50 millisecondes après la présentation du stimulus. En revanche, chez les dyslexiques, ces ondes n’apparaissent que pour les forts contrastes16. La perception de ce type d’objet dépend de voies visuelles distinctes de celles chargées de la vision d’objets colorés ou plus contrastés. Et c’est justement ce système « à faible contraste » qui intervient lorsqu’un mot est présenté très brièvement.

Qu’en est-il lors de la perception visuelle de mots ? Chez les personnes témoins, la lecture d’un mot suscite des ondes précoces entre 30 et 100 millisecondes, qui reflètent ses caractéristiques visuelles forme générale du mot, hauteur des lettres, etc.. Avec Mireille Besson, du laboratoire de neurosciences cognitives, à Marseille, nous avons montré que chez les dyslexiques ces ondes sont altérées. Elles diminuent d’amplitude, voire disparaissent, en corrélation avec la difficulté du dyslexique à lire des non-mots des alignements de lettres ou de syllabes dépourvus de sens17.

Les méthodes de potentiels évoquées restent toutefois très imprécises quant à la topographie des zones cérébrales impliquées. D’où l’intérêt de se tourner vers l’imagerie fonctionnelle avec la caméra à positons ou TEP pour tenter de comprendre quelles régions du cerveau fonctionnent différemment chez un dyslexique. La méthode a d’abord été utilisée pour étudier le traitement sonore des mots.

Les premiers travaux, à la fin des années 1980, n’obtenaient qu’une résolution spatiale faible, de l’ordre d’un centimètre cube. Ils semblaient montrer qu’à la lecture de mots, certaines régions de l’hémisphère droit normalement silencieuses s’activent chez les dyslexiques18. En utilisant la méthode plus précise à l’oxygène 15, Judith Rumsey, du NIH à Bethesda, a étayé ces résultats. Dans son expérience, les sujets - dyslexiques ou non - doivent déterminer si deux mots entendus riment19. Cette tâche est plus difficile pour les dyslexiques. Judith Rumsey s’est concentrée en imagerie sur des « régions d’intérêt », situées dans les lobes temporal et pariétal de l’hémisphère gauche. Ces régions sont, à l’échelle macroscopique, d’anatomie normale chez le dyslexique. Mais leur activité est plus faible que chez les témoins. Certaines zones du cerveau du dyslexique ne semblent donc pas pouvoir entrer en action lorsqu’il doit effectuer un traitement pourtant simple du contenu sonore de deux mots. Cependant, cette étude avait l’inconvénient de ne visualiser qu’une petite partie des hémisphères cérébraux.

Aujourd’hui, l’imagerie permet de réaliser de véritables cartes fonctionnelles de l’ensemble du cerveau. Cette année, Eraldo Paulesu et ses collaborateurs, à Milan et à Londres, ont ainsi pu visualiser pour la première fois un cerveau entier de dyslexique « en action20 ». Ils ont proposé à cinq anciens dyslexiques deux tâches phonologiques, l’une de jugement de rimes, l’autre de mémoire à court terme retenir une série de lettres. Chez les non-dyslexiques, ces deux tâches activent la totalité de l’aire du langage cortex pariétal inférieur, aire de Broca et aire de Wernicke, cette dernière incluant le planum temporale . A l’inverse, les dyslexiques n’en utilisent qu’une partie : la tâche de jugement de rimes n’active que l’aire de Broca, celle de mémoire à court terme n’active que l’aire de Wernicke. Paulesu et ses collègues ont proposé que ces deux aires du langage sont déconnectées chez les dyslexiques, et ne peuvent être activées simultanément.

L’activité cérébrale est ici visualisée en TEP pendant la lecture passive d’un mot. En haut, une personne témoin, en bas, deux dyslexiques. Chez le témoin, la vision du mot active une vaste zone de l’hémisphère gauche, qui correspond aux aires du langage. L’hémisphère droit reste presque silencieux. En revanche, chez les deux dyslexiques, les aires du langage restent silencieuses et l’activation est très forte dans l’hémisphère droit. Notons que les zones actives ne sont pas strictement superposables chez les deux dyslexiques. On suppose qu’un mauvais établissement des connexions entre les aires du langage empêche, chez les dyslexiques, le traitement automatique des aspects linguistiques des mots. Clichés auteurs

Avec Richard Frackowiak, à Londres, nous nous sommes récemment penchés sur le traitement des mots écrits. Nous avons placé douze volontaires six dyslexiques et six témoins dans deux situations distinctes. Dans l’une, le sujet doit lire passivement des mots voir figure ci-dessus. Dans l’autre, il écoute un mot et doit juger de son orthographe voir figure ci-dessous. Dans les deux cas, le dyslexique n’active qu’incomplètement, par rapport au témoin, la zone du langage gauche. En outre, alors que le lecteur normal témoin active de manière presque exclusive son hémisphère gauche, chez le dyslexique, les deux tâches provoquent une activation anormalement importante de l’hémisphère droit. Le fonctionnement du cerveau des dyslexiques présente donc deux caractéristiques singulières. D’une part, une moindre activation des régions normalement impliquées dans les tâches de traitement sonore ou visuel des mots. D’autre part, une activation anormale d’autres régions, en particulier dans l’hémisphère droit, ce qui peut être rapproché du défaut d’asymétrie souvent observé. Il faut cependant nuancer ces conclusions au vu de l’importance des variations entre individus, maintenant révélées par l’étude séparée en imagerie de chaque sujet. Les premiers travaux d’imagerie fonctionnelle masquaient ces différences, car les images étaient réalisées par moyennage de plusieurs sujets afin d’obtenir un contraste suffisant.

L’activité cérébrale d’un dyslexique et d’un témoin est ici comparée pendant une épreuve où ils doivent, à partir d’un mot entendu, décider de son orthographe. Chez les deux sujets, le cortex auditif est actif dans les deux hémisphères. Mais l’activation est nettement plus importante à gauche chez le témoin, à droite chez le dyslexique. De plus, une grande partie des aires du langage zones pariétale et frontale inférieures gauches ne sont que peu ou pas activées chez le dyslexique. Même lorsqu’un effort cognitif lui est demandé, le dyslexique semble donc incapable de mettre convenablement en jeu la totalité des aires du langage. Clichés auteur

Les anomalies d’activation observées chez le dyslexique témoignent probablement du défaut de mise en place, au cours du développement, des connexions qui, entre hémisphères et au sein de chaque hémisphère, relient les zones impliquées dans un même aspect du traitement du langage. Visualiser le cerveau du dyslexique au travail trahit déjà, même si les données sont préliminaires, une mauvaise connexion des différentes aires du langage. La mise en activité, lorsque l’enfant apprend à lire, de circuits improprement connectés, pourrait jouer un rôle déterminant dans la stabilisation de ces connexions aberrantes. Et, par là même, dans la pérennisation des difficultés d’apprentissage. Une rééducation précoce des aptitudes de l’enfant à la segmentation du langage est actuellement proposée, avant même le début de l’apprentissage de la lecture. Les capacités d’un enfant de 5 ans à segmenter le langage oral permettent en effet de prédire de façon excellente ces futures aptitudes en lecture. On conçoit que plus l’entraînement est précoce, plus grandes sont les chances de récupérer un niveau d’efficacité suffisant, ou du moins de limiter les conséquences de l’anomalie de la morphologie du cerveau.

Récemment, la neuropsychologue Paula Tallal, en collaboration avec Michael Merzenich, de l’université de Californie à San Francisco, a d’ailleurs montré qu’une rééducation intensive centrée sur la discrimination temporelle des sons du langage déficiente chez au moins une partie des dyslexiques peut améliorer de façon durable non seulement les performances auditives des enfants, mais aussi leur compréhension du langage21.

Il faudra patienter encore quelques années avant de penser à intégrer l’imagerie dans la prise en charge des dyslexiques

La découverte d’une possible influence de l’apprentissage précoce sur la morphologie même du cerveau laisse entrevoir le rôle considérable que pourrait jouer, dans le futur, l’imagerie cérébrale dans la prise en charge de la dyslexie. On peut imaginer qu’elle permettra d’analyser avec précision la morphologie du cerveau d’un enfant, pour choisir par exemple la méthode de rééducation en fonction du degré d’asymétrie des aires du langage. Eventuellement, on pourrait évaluer les effets de cette rééducation sur les caractéristiques anatomiques et fonctionnelles mesurées. A cet égard, l’introduction récente de l’IRM fonctionnelle sera d’un intérêt tout particulier, en raison de sa parfaite innocuité qui permet des examens répétés contrairement à la TEP, qui demande l’injection d’un produit radioactif. L’application de ces méthodes à la pratique clinique devra encore attendre quelques années de validation expérimentale.

Michel Habib, Fabrice Robichon et Jean-François Démonet 1996

 

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SCIENCE ET CONSCIENCE

 

Axel Cleeremans : science et conscience


entretien - par Propos recueillis par Elisa Brune dans mensuel n°353 daté mai 2002 à la page 87 (2668 mots) | Gratuit
Longtemps jugée inaccessible à l'investigation scientifique, la conscience fait aujourd'hui l'objet d'une véritable ruée vers l'or. Les techniques d'imagerie ont ouvert la voie à l'expérimentation scientifique pure et dure. Une nouvelle réalité se fait jour : l'étude de la conscience fait apparaître la réalité de l'inconscient - mais pas au sens de la psychanalyse !

La Recherche : Peut-on aborder par l'expérimentation la question la plus difficile des sciences cognitives ?

Axel Cleeremans : Cela peut paraître surprenant, mais la réponse est oui. Pendant des décennies, la conscience a été exclue d'office du champ de l'étude scientifique, essentiellement parce qu'on ne voyait pas comment étudier un phénomène aussi privé et subjectif au moyen de techniques objectives. Aujourd'hui, les difficultés méthodologiques restent nombreuses, mais elles sont aussi source d'un renouveau conceptuel spectaculaire. Le principe de base de l'approche, c'est de dire qu'à tout état mental perçu, ressenti, et donc subjectif correspond un état neural un état physique du cerveau, observable, mesurable, et donc objectif. Il est ainsi possible de se lancer dans un programme de recherche visant à l'identification systématique de ce qu'on appelle aujourd'hui les « corrélats neuraux de la conscience ».

Comment peut-on identifier un état neural, concrètement parlant ?

Grâce aux nouvelles techniques d'imagerie médicale, qui permettent littéralement de « voir » et même de quantifier l'état du cerveau en activité. Il s'agit notamment de la résonance magnétique nucléaire ou de la tomographie par émission de positons TEP. Toutes deux permettent de cartographier l'activité du cerveau avec une résolution spatiale très élevée et une finesse temporelle qui s'améliore constammentI. Ces techniques ont littéralement révolutionné les sciences cognitives, au point qu'on doit plutôt parler aujourd'hui de « neurosciences cognitives ».

Si un état mental correspond à un état neural, est-on sûr que ce sera le même chez tout le monde ? N'avons-nous pas des caractéristiques personnelles dans le cerveau, comme les empreintes digitales ou les traits du visage ?

Il y a des arguments solides pour étayer cette idée. L'expérience subjective est fondamentalement déterminée par l'histoire des interactions de l'individu avec son environnement, histoire par essence personnelle. De plus, on sait que le cerveau est un organe extrêmement plastique. D'innombrables exemples de récupération de capacités après lésions en ont fourni la preuve. Même chez le sujet normal, on peut trouver la trace de l'expérience. Les zones du cerveau qui représentent la stimulation tactile du bout des doigts, par exemple, sont agrandies chez les joueurs d'instruments à cordes. Ou encore l'hippocampe des chauffeurs de taxis est particulièrement développé par rapport à celui des sujets n'ayant pas dû mémoriser de géographies complexes. Nous ne pouvons plus douter que l'apprentissage laisse des traces détectables dans le cerveau. Dans ces conditions, il faut s'attendre à ce qu'il y ait des variations importantes d'un individu à l'autre. Mais il nous reste de nombreux traits communs à étudier avant de buter sur cette limite de la spécificité individuelle.

Comment procède-t-on pour être sûr d'isoler tel ou tel état mental ?

Ce que l'on cherche à mettre en évidence, ce sont des oppositions entre ce qui se passe avec ou sans conscience. Exactement comme le font les physiciens, on tâche de réduire la difficulté en étudiant une seule variable à la fois, et dans une seule dimension de la conscience, comme la perception ou l'attention par exemple. Il existe plusieurs voies d'approche possibles. Dans l'une d'elles, on étudie l'activité du cerveau lorsque la perception du sujet change, alors que le stimulus qui lui est présenté ne change pas. Un exemple parfait de cette possibilité réside dans la rivalité binoculaire. Imaginez un dispositif qui ressemble à des jumelles. Chaque oculaire donne à voir une image projetée, un rond du côté gauche et un carré du côté droit. Ce stimulus reste constant au cours de l'expérience. La situation est très artificielle puisqu'elle sépare les champs visuels associés aux deux yeux du sujet et en plus leur fournit des informations différentes. L'intégration habituelle des données par superposition des images en provenance des deux champs ne peut pas se faire normalement. Ce que l'on constate, c'est que la perception subjective du sujet va osciller entre deux états. Tantôt il voit un rond, tantôt il voit un carré. L'intéressant, c'est que l'on peut alors observer - par l'une des techniques d'imagerie que j'ai citées - le corrélat neural l'état du cerveau qui correspond à la sensation de voir un rond, par opposition au corrélat neural qui correspond à la sensation de voir un carré. La différence observée reflète uniquement la différence de perception subjective. Le stimulus objectif, lui, n'a pas changé.

Dans cette expérience, on réduit le champ de la conscience à presque rien : percevoir un rond ou un carré ! Peut-on vraiment soutenir que l'on est en train d'étudier l'expérience subjective ?

Ce ne sont que les premiers jalons dans cette direction. Il faut commencer par associer des perceptions conscientes, même élémentaires, et des états du cerveau. Mais très vite les questions posées vont s'affiner. Des progrès énormes sont en train de se faire, puisqu'on étudie déjà les états émotionnels de cette façon. On demande par exemple au sujet de sélectionner une phrase parmi huit qu'on lui propose des phrases qui évoquent des climats émotionnels très différents et, en observant l'activité de son cerveau grâce au PET Scan, on est capable de deviner à quelle phrase il pense. Tout cela évoque la possibilité de « lire » un jour dans les pensées grâce à l'observation du cerveau.

Pensez-vous que l'on puisse repérer par l'observation du cerveau des choses que le sujet ignore lui-même ? Par exemple, des souvenirs ou des informations qu'il aurait oubliés ?

Il est évident que l'activité du cerveau donne parfois des indications que le sujet ne peut pas fournir lui-même. On peut déterminer par exemple qu'il a perçu un stimulus, alors qu'il ne le sait pas. C'est un cas de figure exactement inverse de la rivalité binoculaire - ici, la perception subjective ne change pas tandis que le stimulus a changé. Un exemple type concerne les personnes qui ont perdu la faculté de reconnaître les visages : les sujets dits « prosopagnosiques ». Toute personne, même très familière, leur apparaît comme si c'était la première fois. Or, on s'aperçoit que les corrélats neuraux ne sont pas les mêmes si on leur présente des photos de personnes réellement inconnues et des photos de leurs proches. Bien qu'elles déclarent ne reconnaître personne, l'activité de leur cerveau prouve qu'il y a une différence marquée. Autre exemple : des patients atteints de lésions qui les rendent aveugles pour une partie de leur champ visuel. Si on présente un objet dans la partie aveugle, ils disent ne rien voir. Mais ils se montreront capables, par la suite, de retrouver cet objet dans une série qu'on leur propose. C'est ce qu'on appelle la « vision aveugle ». Ces phénomènes témoignent de la possibilité d'une connaissance sans conscience. Il pourrait même apparaître que la majorité des phénomènes perceptifs mettent en jeu de tels mécanismes inconscients. C'est certainement le cas pour les processus d'apprentissage.

Vous voulez dire que nous sommes capables d'apprendre des choses sans le savoir ?

Parfaitement. Dans mon équipe, nous avons particulièrement étudié ce phénomène d'apprentissage implicite1. Dans un protocole type, des sujets parviennent à améliorer notablement leurs performances dans une tâche où on leur demande de réagir à l'apparition d'un stimulus lumineux sur l'écran d'un ordinateur. Il y a par exemple six endroits où le stimulus peut apparaître, six touches devant le sujet, et celui-ci doit enfoncer la touche correspondant au stimulus le plus rapidement possible. On mesure leur temps de réaction. Ce qu'ils ignorent, c'est que le stimulus se déplace en suivant des règles. S'ils connaissaient ces règles, ils pourraient prédire l'endroit où le stimulus suivant va apparaître, et donc répondre plus vite. Curieusement, les sujets se montrent capables de progresser sans passer par un apprentissage des règles. Au bout d'un temps, ils répondent nettement plus vite à ces séquences réglées que lorsqu'on leur présente des séquences totalement aléatoires. Pourtant, ils ne peuvent rien dire des règles qu'ils devinent, ils n'ont même pas conscience de deviner quoi que ce soit ! Ils ont donc appris sans le savoir.

Il semblerait que la conscience et la formalisation des connaissances ne sont pas nécessaires à la mobilisation de celles-ci. C'est aussi la raison pour laquelle tout être humain est capable de produire des expressions correctes dans sa langue maternelle, sans passer par un apprentissage formel.

On voit que l'étude de la conscience bute rapidement sur le problème de l'inconscient !

Cela n'aurait pas de sens d'étudier l'une sans l'autre, en effet. Les rapports entre ces deux entités font l'objet de vives discussions dans la profession sans même parler de l'inconscient de la psychanalyse, bien éloigné de notre propos. Je proposerais pour ma part que ces rapports soient régis par la notion de qualité des représentations. Certaines connaissances échappent à notre contrôle parce qu'elles sont trop faibles, tandis que d'autres échappent à notre contrôle parce qu'elles sont tellement fortes que nous n'avons pas besoin de les contrôler pensez à toutes les activités que vous réalisez sans y penser, comme marcher, conduire, manger.... Il faut donc distinguer la disponibilité à la conscience et la disponibilité au contrôle. Quand les deux sont faibles, on est en régime de connaissances implicites sans conscience. Quand les deux sont élevées, on est en régime de connaissances explicites avec conscience. Et quand la disponibilité à la conscience reste élevée alors que la disponibilité au contrôle retombe à un niveau très bas, on est en régime de connaissances automatiques. Celles-ci sont accessibles à la conscience, mais ne l'occupent pas de façon centrale. Elles forment une sorte de bruit de fond.

La conscience serait donc à placer sur un continuum, assorti de « changements de régime » entre l'implicite et l'explicite, puis l'explicite et l'automatique ?

Exactement, tout comme les changements graduels et continus de la température d'une masse d'eau s'accompagnent de changements d'états brutaux en certains points critiques. Ici, c'est la qualité des représentations qui est la variable continue. La conscience ou sphère de l'explicite correspond à un pic dans le traitement des stimuli perçus, entre deux domaines d'inconscient fort différents, celui où la qualité des représentations est trop faible et rejetée à la mer, comme les poissons trop petits, et celui où cette qualité est très forte et permet aux représentations de s'exprimer toutes seules, en quelque sorte.

Y a-t-il des faits expérimentaux pour soutenir cette description de la conscience ?

Beaucoup. Prenons l'expérience de Yuko Munakata consacrée à l'acquisition de consignes par un enfant de 5 ans2. Sur des cartes, on a dessiné des camions et des fleurs, qui peuvent être rouges ou bleus. On demande à l'enfant de trier les cartes selon la couleur, les rouges à droite et les bleues à gauche. Il réussit la tâche. Ensuite, on lui annonce qu'on change les règles : maintenant il faut mettre les camions à gauche et les fleurs à droite, on ne joue plus le jeu de la couleur mais le jeu de la forme. Lorsqu'un camion bleu apparaît, l'enfant se trompe et le classe à droite, comme dans le jeu précédent. Le point crucial, c'est que si on lui pose la question : « Où faut-il mettre les camions ? » il répond correctement et montre la gauche. Mais si on lui présente à nouveau un camion bleu, il le place à droite. Dans cette expérience, la qualité des représentations de la tâche qu'a développée l'enfant est encore fragile. Il est capable de répondre aux questions qui ne mobilisent qu'une dimension à la fois, mais pas aux stimuli conflictuels entre forme et couleur.

Dans une autre expérience menée par Dan Simons3, on demande à des sujets adultes de suivre une vidéo et d'y compter les passes de ballon qui s'effectuent entre les membres d'une équipe de basket habillés en blanc. La tâche est difficile, car une autre équipe, habillée en noir, s'échange un autre ballon dans le même espace. A la fin, les sujets donnent des résultats, corrects ou non, mais aucun n'est capable de dire qu'il s'est produit un événement bizarre pendant la séquence : un homme déguisé en gorille a traversé l'écran. Ils ne l'ont pas vu, parce que leur attention était entièrement focalisée sur le ballon. Le stimulus n'était certainement pas trop faible pour être perçu consciemment, mais il a été négligé lors d'un traitement préconscient. Seuls accèdent au champ de la conscience les stimuli qui ont été sélectionnés comme dignes d'attention. En somme, la conscience se ramène à une bande passante plus ou moins étroite dans le bombardement de stimuli auxquel nous sommes confrontés.

Mais si la conscience est une fenêtre plus ou moins arbitraire sur le monde, comment se fait-il qu'elle nous paraisse si stable ?

Voilà bien l'une des questions les plus délicates posées aux sciences cognitives. Car si l'expérience subjective conduit à ne pas douter de l'unité de la conscience, celle-ci est infirmée par toute une série de résultats expérimentaux. D'une part, il est de plus en plus évident que la conscience, loin d'être localisée dans une région précise du cerveau, émerge du fonctionnement simultané de l'ensemble de nos neurones. D'autre part, certaines études cliniques apportent des éclairages très troublants sur les possibles dissociations de la conscience. Je ne citerai qu'un exemple. Quand le cerveau est divisé, il semble que la conscience le soit aussi. Sperry et Gazzaniga ont été les initiateurs, dans les années 1960, des études sur des sujets dont le corps calleux* avait été sectionné un traitement de l'épilepsie à l'époque4. A première vue, ces sujets étaient tout à fait normaux. Mais des études beaucoup plus fines ont fait apparaître des phénomènes étonnants. Si on envoie un stimulus vers l'hémisphère gauche d'un tel patient par l'intermédiaire de son oeil droit uniquement, il le voit et peut dire ce qu'il voit. Si on envoie un stimulus vers l'hémisphère droit, il affirme n'avoir rien vu, mais peut retrouver l'objet si on le lui donne à palper, sans toutefois pouvoir le nommer. On semble être confronté à deux individus différents dans la même personne, qui ne coopèrent pas nécessairement. Le premier dépend de l'hémisphère gauche et prend la parole le centre de la parole se trouve dans l'hémisphère gauche. Le second dépend de l'hémisphère droit et est privé de parole, mais fait la preuve qu'il perçoit et agit, si on l'interroge adéquatement. Un homme qui était paisible pourra s'apercevoir qu'il gifle sa femme, mais uniquement de la main gauche, comme s'il avait perdu le contrôle sur les initiatives prises par son hémisphère droit. Ainsi, les deux personnes qui résident dans nos deux hémisphères fonctionnent habituellement de concert grâce aux communications qui s'établissent par le corps calleux, mais si celles-ci sont coupées, il est possible de constater l'autonomie de l'hémisphère droit !

Pourra-t-on dire que l'on aura compris les états subjectifs lorsque l'on aura établi leurs corrélats neuraux ?

Probablement pas. La connaissance, même ultraprécise, de l'état d'activité du cerveau ne donne en réalité aucun accès à l'expérience elle-même c'est-à-dire à ce que le sujet éprouve en tant que sujet. C'est la limite ultime des sciences cognitives et elle donne bien du fil à retordre aux philosophesII. Elle s'illustre classiquement dans deux histoires. Imaginez un scientifique qui a étudié tout ce que l'on peut savoir sur la perception des couleurs. Imaginez qu'il vit depuis sa naissance dans un environnement exclusivement composé de noir et de blanc. Bien qu'il connaisse toute la neurophysiologie de la perception du rouge, il ne peut pas lui-même savoir quel effet cela fait de percevoir du rouge. Dans le même ordre d'idée, le philosophe Thomas Nagel demande, dans un article qui a fait date, « Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris5 ? », et montre que la réponse à cette question nous restera probablement inaccessible, quelle que soit la quantité de connaissances que nous accumulerons. Il demeurera un hiatus infranchissable entre la description à la troisième personne, seule possible pour la science, et le vécu à la première personne, que nous voudrions atteindre malgré tout. Certains, comme Daniel Dennett, affirment même que la conscience subjective est un mystère, parce que c'est un problème auquel on ne sait pas encore comment penser6 !

Par Propos recueillis par Elisa Brune

 

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L'ORIGINE DES DOIGTS

 


L'origine des doigts


special : l'histoire de la vie - par Denis Duboule et Paolo Sordino dans mensuel n°296 daté mars 1997 à la page 66 (1683 mots) | Gratuit
Les doigts courts et larges des premiers tétrapodes auraient d'abord servi de pagaies et non, comme nous pourrions le croire, de pinces pour sortir de l'eau. Mais d'où viennent ces doigts ? Ont-ils été créés à partir d'une structure ancestrale ? Comment sont-ils apparus ? La question longtemps débattue semble enfin avoir une réponse. Il s'agit probablement d'une bifurcation génétique tardive pendant le développement de la nageoire.

L'histoire évolutive de nos mains et de nos pieds commence il y a environ 380 millions d'années par une surprenante métamorphose : le passage de la nageoire au membre, étape décisive dans l'évolution des vertébrés. Tout aussi extraordinaire, l'apparition des doigts est à l'origine d'un débat encore très animé1-5. Le récit de cette controverse scientifique débute vers la fin du XIXe siècle avec les premières observations paléontologiques des nageoires de poissons ancestraux. Les grandes similitudes entre leurs rayons osseux* et les doigts des tétrapodes primitifs conduisent un certain nombre de paléontologues de cette époque à penser qu'il existe une relation directe entre ces deux types de structures. Selon eux, les doigts seraient le résultat d'une simple transformation morphologique. Dans les années 1950-1960, un paléontologue suédois, Erik Jarvik, va défendre un tout autre point de vue. Inspiré des travaux de l'embryologiste Niels Holmgren6, Jarvik interprète les doigts comme des structures néomorphes, nouvellement formées. Pour lui et quelques autres paléontologues, les petits bouts d'os présents à l'extrémité des nageoires des poissons ancestraux tel le Coelacanthe* ou les poissons de la famille des Panderichthyidae * ne peuvent être considérés comme les précurseurs des doigts des premiers tétrapodes voir l'article de J. Clack dans ce numéro. Mais cette nouvelle interprétation de l'origine des doigts est loin de faire l'unanimité et les deux écoles vont s'affronter trente années durant. La thèse suédoise soulève en effet une question supplémentaire : comment expliquer, dans ces conditions, la ressemblance parfaite entre les autres éléments osseux de la nageoire humérus, radius et cubitus et les trois os principaux du membre postérieur des premiers tétrapodes fémur, tibia et péroné fig. 1 ?

L'enquête scientifique va prendre un tournant décisif à la fin des années 1980 grâce à la rencontre de l'embryologie classique et moléculaire. Les nouvelles observations de l'embryologie classique vont nous apprendre beaucoup sur le développement des membres7,8 et des nageoires. Résumons brièvement ces différents résultats expérimentaux.

Chez les tétrapodes, tout commence par un bourgeonnement et par la différenciation d'une couche de cellules à la périphérie de ce bourgeon fig. 2a. Cette couche dite ectodermique* agit comme un bouclier : sous elle, les cellules proli-fèrent et construisent la partie osseuse du squelette appelé l'endosquelette. Puis, pour des raisons encore mal comprises, des cellules de la partie basse du bourgeon vont commencer à proliférer plus rapidement et à envahir petit à petit la partie avant du bourgeon : c'est dans cette zone avant que les doigts vont finalement se former.

Ces observations ont apporté la preuve que le membre des tétrapodes se fabri- que bien progressivement, de l'arrière vers l'avant. Ainsi, chez l'homme, cette construction commence par la production du bras le stylopode, suivie par l'avant-bras le zeugopode puis par le poignet et la main l'autopode. Morphogénétiquement parlant, nos mains sont donc plus jeunes que nos bras.

Chez les poissons, tant cartilagineux requin, raie, etc. qu'osseux truite, carpe, etc., le développement des nageoires semble être contrôlé au tout début par des mécanismes très voisins de ceux des membres des tétrapodes fig. 3 a : on assiste d'abord à la naissance du bourgeon, puis à l'émergence de la couche ectodermique. Mais à ce stade, un phénomène nouveau se produit. En quelques heures la multiplication des cellules est telle que la couche se recourbe en formant un pli allongé. L'espace vide situé à l'intérieur du pli va petit à petit se trouver colonisé par un type très particulier de cellules, dont l'origine reste assez mystérieuse. Quelques heures plus tard, celles-ci formeront ce que les spécialistes appellent « le squelette dermique », c'est-à-dire les rayons flexibles de la nageoire. Dans la partie arrière du bourgeon, l'endosquelette possède Ñ selon le type de poisson Ñ un nombre variable d'éléments : il est en général considérablement réduit chez les poissons « modernes », comme la truite ou la dorade, au bénéfice du squelette dermique au contraire très bien développé.

D'un point de vue embryologique, le développement de la nageoire est donc marqué par le repliement de la couche ectodermique. On suppose aujourd'hui que ce repli empêche la transmission de l'information de croissance au reste du bourgeon. L'endosquelette s'arrête de croître. Chez les tétrapodes, il n'y a pas de repli : la couche ectodermique peut continuer à fournir l'information de croissance aux autres cellules du bourgeon. Sous ces conditions, les doigts naissent d'une surprolifération cellulaire dans la partie basse du bourgeon.

Ces résultats expérimentaux mettaient en évidence des différences fondamentales entre les modes de développement des nageoires et des membres. Mais plusieurs questions restaient sans réponse : comment de telles différences avaient pu générer des éléments structuraux si semblables entre la nageoire et le membre les éléments osseux de la nageoire et ceux du membre antérieur et quels étaient les processus génétiques responsables de ces comportements cellulaires ?

Retour quelques années en arrière, début 1980, avec le démarrage de l'embryologie moléculaire des vertébrés9-11 : les nouvelles techniques de génie génétique allaient nous faire découvrir des gènes très particuliers, appelés gènes homéotiques, qui commandent et contrôlent Ñ entre autre Ñ le développement des membres des tétrapodes. Grâce à ces techniques tout un champ d'expériences s'ouvrait à nous.

Par la méthode d'hybridation in situ *, nous pouvions enfin localiser précisément les domaines d'expression de chacun de ces gènes. Autrement dit, prévoir où et quand ces gènes interviennent dans le développement des différents organes. Les doigts s'étaient-ils développés à partir d'un élément présent sur la nageoire ou bien s'agissait-il d'une véritable innovation morphologique ? La génétique et l'embryologie allaient peut-être nous permettre de tester les hypothèses des uns et des autres. En quelques années cette technique s'est effectivement montrée très performante et nous a permis de décrypter la fonction et l'action de plusieurs dizaines de gènes homéotiques au cours des principales étapes de la morphogenèse des membres et des nageoires. Ces nouvelles expériences permirent d'étayer une idée déjà supportée par les études comparatives des bourgeons de nageoire et de membre, à savoir l'existence d'une sorte de bifurcation dans les phases tardives de leur développement.

Chez les mammifères, les homéogènes sont regroupés en quatre complexes HoxA , HoxB , HoxC et HoxD * Hox est une abréviation pour H oméob ox localisés sur des chromosomes différentsI,II. Très récemment, dans une étude portant sur la souris, nous avons constaté que les gènes HoxD s'exprimaient dans des régions différentes du membre pendant son développement fig. 2b et 4. Dans une première phase correspondant au début du bourgeonnement, ces gènes s'expriment suivant une stratégie de poupées russes centrée sur la partie basse du bourgeon. Dans une seconde phase, lors de la formation des doigts, leur domaine d'expression s'étend vers l'extrémité avant et les bords supérieur et inférieur du bourgeon12.

Ce mécanisme est-il observé chez les poissons ? Pour répondre à cette question, il nous faut d'abord caractériser leur bagage génétique c'est-à-dire identifier les complexes Hox responsables de leur développement. Par clonage des gènes Hox d'un petit poisson du Gange, le poisson-zèbre le Danio rerio , nous avons retrouvé les quatre mêmes complexes A, B, C, D, qui caractérisent donc tous les vertébrés13,14. Premier élément important : le passage des poissons aux tétrapodes n'a donc pas été accompagné d'une augmentation du nombre de gènes Hox. Sur la base de cette découverte, nous avons suivi, dans un deuxième temps, l'activation des gènes au cours du développement de la nageoire pectorale celle située à l'avant, homologue à nos bras du poisson-zèbre12.

Cette étude a permis de montrer qu'il existait au stade précoce du développement une grande similitude entre ce petit poisson et la souris, les gènes HoxD s'exprimant essentiellement dans la partie basse de la future nageoire fig. 3b. En revanche, dans le stade morphogénétique plus avancé, aucune activation de ces gènes n'est détectée dans la partie avant et sur les bords inférieur et supérieur du bourgeon comme c'est le cas chez la souris. Seule donc la phase précoce d'expression des gènes HoxD estobservée chez les poissons. Il en est de même des gènes du complexe HoxA qui, au stade avancé du développement, ne sont pas activés de la même façon chez les poissons et les tétrapodes.

Une différence fondamentale dans la phase terminale de la morphogenèse suggère que les doigts sont bien des structures nouvellement formées

D'un point de vue strictement moléculaire, la phase I du développement fait donc intervenir les mêmes gènes aux mêmes endroits chez le poisson et la souris, ce qui, à notre avis, explique les similitudes morphologiques homologie entre certains éléments osseux de la nageoire et les trois os principaux du membre. En revanche, la nageoire semble être dépourvue de la phase terminale présente dans la morphogenèse des membres. Cette différence fondamentale suggère que les doigts sont bien des structures nouvellement formées.

Les poissons pourraient-ils fabriquer des doigts ? Il est probable qu'ils en ont bel et bien le potentiel génétique mais qu'ils en sont empêchés au stade avancé du développement. Seule responsable de leur évolution morphologique, la machinerie génétique a choisi pour eux la solution « nageoire ». Peut-on pour autant en conclure que ces choix génétiques sont les véritables initiateurs du passage de la nageoire au membre il y a environ 380 millions d'années ? Posé de cette façon, le problème reste entier. Les mécanismes moléculaires que nous avons décrits constituent une solution possible. Mais si cette solution est bien la bonne, quel scénario évolutif pouvons-nous proposer ? Il semble que le facteur déterminant du choix entre les rayons flexibles et les doigts soit le moment précis auquel la croissance du bourgeon diminue, suite au repli de la couche ectodermique. Il s'agirait donc d'une illustration très réussie d'un mécanisme d'hétérochronie* par lequel un temps Ñ celui du repli Ñ détermine la structure finalement produite : le repli est précoce et les rayons apparaissent, le repli est tardif ou inexistant et les doigts apparaissent. Une innovation morphologique qui aurait précédé de plusieurs millions d'années la colonisation de la terre ferme.

Par Denis Duboule et Paolo Sordino

 

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COMMENT SE FORMENT NOS HABITUDES

 


Comment se forment nos habitudes


spécial mémoire - par Hélène Beaunieux dans mensuel n°432 daté juillet 2009 à la page 50 (1881 mots) | Gratuit
Jongler fait appel à la mémoire procédurale. C’est la mémoire des savoir-faire, qui nous permet d’accomplir automatiquement certaines activités physiques, verbales ou cognitives routinières.

Selon quels processus acquérons-nous tous nos savoir-faire ? Leur identification permet le développement de nouvelles techniques d’apprentissage pour certaines personnes amnésiques.

EN DEUX MOTS : La mémoire procédurale permet d’accomplir automatiquement des activités physiques, verbales et cognitives routinières. Identifiée il y a déjà plusieurs siècles par les philosophes, elle fait actuellement l’objet de nombreux travaux de recherche. Ils ont permis de déterminer la façon dont elle interagit avec d’autres types de mémoire, telle la mémoire des évènements.

La journée a été longue, et le travail harassant. Le soir venu, fort heureusement, votre voiture emprunte le chemin du retour, et vous conduit jusque chez vous comme si elle était branchée sur pilote automatique. Vous ne vous souvenez plus des circonstances dans lesquelles vous avez appris à conduire. Ni de la première fois où vous avez parcouru cette route. Mais vous la sillonnez sans produire le moindre effort.

De tels automatismes sont actionnés par une mémoire qualifiée de « procédurale » par les neuropsychologues. Elle fait actuellement l’objet de nombreux travaux de recherche. Ces travaux ont conduit à une compréhension plus fine des mécanismes liés au fonctionnement de cette mémoire procédurale, mais aussi des autres types de mémoire avec lesquels celle-ci interagit, telle la mémoire des événements et de leur contexte.

Bergson précurseur

La mémoire procédurale a d’abord été un objet d’intérêt pour des philosophes, à l’instar d’Henri Bergson, en particulier dans son ouvrage Matière et Mémoire, publié en 1896. Bergson n’était pas le premier à s’intéresser à la mémoire sous une forme évoquant les théories cognitives modernes. René Descartes, Pierre Maine de Biran et Théodule Ribot l’avaient fait avant lui. Mais, pour tout neuropsychologue s’intéressant à cette fonction mentale, la lecture de Matière et Mémoire est toujours saisissante.

« Le passé se survit sous deux formes distinctes : dans les mécanismes moteurs et dans les souvenirs indépendants. » Le postulat bergsonien de deux mémoires de natures différentes est en accord avec les modèles actuels de l’architecture de la mémoire humaine. Cette distinction renvoie à celle formulée en 1980 par Neal Cohen et Larry Squire, de l’université de Californie. En montrant que des patients amnésiques pouvaient, malgré tout, apprendre une nouvelle habileté de lecture sans conserver de souvenirs des séances d’apprentissage, ils ont opéré une distinction entre la mémoire déclarative - mémoire du « savoir quoi » - et la mémoire procédurale - mémoire du « savoir comment ».

La mémoire déclarative permet la récupération consciente des événements - mémoire épisodique - et des faits - mémoire sémantique. La mémoire épisodique contient nos souvenirs de vie, comme un accident de trottinette, nos premiers rendez-vous amoureux, etc. Et la mémoire sémantique stocke tout ce que nous avons appris au cours de notre vie : une recette de cuisine ; 1515 : la bataille de Marignan, etc.

La mémoire procédurale correspond, quant à elle, à la mémoire de nos savoir-faire, expressions des procédures cognitives et motrices encodées en mémoire, non accessibles à la conscience et difficilement verbalisables. Elle nous permet d’accomplir, de manière automatique, des activités physiques, verbales ou cognitives routinières. C’est une mémoire qui s’exprime dans l’action.

Les capacités d’apprentissage de nouveaux automatismes par une variété de patients amnésiques ont ainsi été testées au moyen de tâches essentiellement motrices. Outre l’apprentissage de nouveaux automatismes, ces patients amnésiques conservent aussi tous leurs anciens automatismes : conduite automobile, gestes sportifs ou techniques, automatismes de calcul ou stratégie de jeu.

Il semble néanmoins que l’apprentissage de nouveaux automatismes cognitifs soit plus difficile à acquérir pour les patients présentant des troubles de la mémoire épisodique, ce qui est le cas des amnésiques. Ce constat a été réalisé en 1994 par Alan Baddeley et Barbara Wilson, de l’université de Cambridge [1] .

Ils avaient proposé à deux patients amnésiques d’apprendre à utiliser un agenda électronique afin de pallier leurs difficultés à s’orienter dans le temps et de mieux gérer leurs rendez-vous. Pour cela, ils avaient tenté de leur apprendre la procédure de programmation d’un rendez-vous dans un agenda électronique. Contre toute attente, ces deux patients avaient été incapables d’apprendre ce nouvel automatisme : ils commettaient des erreurs lors des premières étapes de cette procédure, et ils étaient incapables, lors de l’essai suivant, de ne pas les commettre à nouveau. Le fait est que les deux patients avaient déjà oublié leurs erreurs, ainsi que les solutions qui leur avaient été proposées sur le moment. Cette observation a conduit à reconsidérer le rôle de la mémoire épisodique dans l’apprentissage de nouvelles habiletés cognitives.

Phase transitoire

Des travaux menés en 2006 par notre laboratoire auprès de sujets jeunes non amnésiques ont, par ailleurs, montré que l’apprentissage d’une nouvelle habileté cognitive était de nature séquentielle, et qu’elle impliquait la mémoire épisodique [2] .

Notre objectif était d’étudier le rôle de certaines fonctions cognitives dans l’encodage d’une action en mémoire procédurale, grâce à une série d’expériences sur des sujets sains à qui nous avons demandé d’automatiser la résolution du problème de la « tour de Toronto ».

Trois tiges sont disposées sur une base rectangulaire. Sur la tige la plus à gauche, quatre disques de couleurs différentes sont enfilés : un noir, un rouge, un jaune et un blanc. Le disque le plus foncé se situe en bas, et le plus clair, sur le dessus. L’exercice consiste à reproduire la même configuration sur la tige la plus à droite, en obéissant à deux règles : ne bouger qu’un seul disque à la fois ; et ne jamais placer un disque foncé au-dessus d’un disque plus clair. L’objectif, pour le sujet, est de découvrir et d’automatiser la procédure de résolution du jeu à force de pratique. Nous avons ainsi démontré que l’apprentissage d’une procédure se déroule en trois étapes distinctes : une étape cognitive, une étape associative et une étape qualifiée d’autonome.

Lors de la première étape, le sujet découvre ce qu’il doit apprendre : il tâtonne et commet de nombreuses erreurs. Puis il passe à l’étape associative, phase transitoire au cours de laquelle il commence à contrôler la tâche à effectuer, sans pour autant l’avoir automatisée. Enfin, pendant la troisième étape, les gestes sont automatisés et atteignent un niveau d’efficacité maximale.

En plus de cet apprentissage, nous avons évalué l’intelligence non verbale des sujets, ainsi que leurs capacités de raisonnement, leurs capacités psychomotrices, leur mémoire de travail et leur mémoire épisodique, à l’aide de différents tests cognitifs.

Erreurs passées

L’examen des corrélations entre le niveau de performance des sujets lors des différentes étapes de la résolution de la tour de Toronto et leurs résultats à ces divers tests a permis de déterminer la contribution de chacune de ces fonctions à l’apprentissage procédural. Ces analyses indiquent que les sujets qui automatisent le plus vite la solution sont également ceux qui possèdent également la meilleure mémoire épisodique.

Nous avons ainsi établi que la mémoire procédurale ne fonctionne de manière autonome que lorsqu’une procédure est totalement automatisée. Les deux premières phases de l’apprentissage nécessitent, en revanche, l’intervention d’autres formes de mémoire : la mémoire épisodique et la mémoire de travail. Le recours à la première permet de se souvenir de ses erreurs passées, et ce faisant, de ne pas les reproduire. Quant à la mémoire de travail, il s’agit d’un registre à court terme, qui permet de visualiser dans son intégralité la séquence à effectuer.

Devant un distributeur automatique de billets, par exemple, l’étape cognitive correspond aux premiers retraits d’argent avec un nouveau code. Nous sommes alors très concentrés. Nous faisons appel à notre mémoire épisodique pour nous souvenir consciemment du code, et éviter les erreurs qui auraient pour conséquence de voir notre carte avalée par le distributeur ! À force d’utilisation, nous avons de plus en plus de facilités à taper ce nouveau code - même s’il nous arrive encore d’avoir une hésitation, ce qui correspond à la phase associative. Puis peut-être au terme de la période des soldes, nous entrons dans la phase autonome, au cours de laquelle la composition du code est devenue un automatisme. Nous n’avons plus à nous concentrer pour nous rappeler du code. Nos doigts le composent tout seuls.

Lobes frontaux

Cette dynamique est liée à une réalité cérébrale. En 2007, notre équipe a en effet démontré qu’à chacune de ces trois étapes correspondait l’implication d’aires cérébrales spécifiques [3] . La première étape est caractérisée par une activation du lobe frontal, qui est impliqué dans le fonctionnement de la mémoire épisodique et de nos capacités de résolution de problèmes. On observe ensuite un basculement progressif de cette activation vers les régions postérieures : le cervelet, les ganglions de la base * et le thalamus.

Ce basculement expliquerait pourquoi nos automatismes sont si difficiles à verbaliser. Reprenons l’exemple du distributeur de billets. Au départ, nous enregistrons notre code en mémoire épisodique afin de pouvoir le composer correctement. Mais, à force de pratique, ces informations sont transformées en un programme moteur, stocké cette fois en mémoire procédurale. Autrement dit, les régions antérieures de notre cerveau travaillent de moins en moins, tandis que les régions postérieures prennent le relais.

Il devient difficile, dès lors, de chercher à nous souvenir de notre code : une fois l’information transformée et stockée dans ces structures cérébrales, la trace conservée par les régions antérieures du cerveau est moins accessible, car moins utile. Nous connaissons notre code, mais il devient très difficile de le verbaliser... Tout simplement parce que l’information la plus accessible ne se trouve plus là où nous la cherchons : elle est stockée dans une zone du cerveau qui ne permet pas cette verbalisation. Heureusement, avec un effort de concentration faisant appel à nos lobes frontaux, nous pourrons tout de même mettre des mots sur les gestes que nous maîtrisons parfaitement et avoir accès à notre code caché dans un recoin de notre mémoire épisodique.

Apprentissage sans erreur

Le rôle joué par la mémoire épisodique et les régions antérieures du cerveau lors de la première étape explique pourquoi certains patients amnésiques, ainsi que tous les sujets présentant des troubles de la mémoire épisodique éprouvent des difficultés lors de ce type d’apprentissage. Ces difficultés peuvent aller d’un ralentissement de l’apprentissage procédural, comme cela a été récemment démontré chez des sujets âgés [4] et des alcooliques chroniques [5] , à l’impossibilité de mise en place d’un nouvel automatisme cognitif chez certains patients amnésiques [6] .

Face aux difficultés d’apprentissage des patients, et parce que la mémoire procédurale serait préservée chez ces derniers, plusieurs techniques d’acquisition adaptées à leurs difficultés ont été imaginées et testées. Parmi celles-ci, la technique de l’apprentissage sans erreur semble particulièrement efficace [7] . Son principe est simple : si les patients, du fait de leur déficit de mémoire épisodique, ne sont pas capables de corriger leurs erreurs d’apprentissage, mettons-les dans des situations où ils ne sont pas susceptibles d’en commettre.

Par exemple, il est possible d’aider un patient amnésique à automatiser le code PIN de son téléphone portable, à condition de rester à ses côtés avec lui lors des 50 premières utilisations afin de lui donner le code. À force de pratique, le patient va automatiser la série motrice sur le clavier de son téléphone. Il restera néanmoins incapable de s’en rappeler explicitement sans l’usage de son téléphone. Cette technique devra encore être développée et élargie, mais elle a déjà fait ses preuves, tant pour l’apprentissage des procédures cognitives de programmation d’agenda électronique chez des patients traumatisés crâniens [8] que la réactivation d’anciennes habiletés liées au jardinage chez une patiente atteinte de la maladie d’Alzheimer [9] .

Hélène Beaunieux 2009



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