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NAISSANCE DES NEURONES ... |
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Naissance des neurones et mort d'un dogme
neurones à volonté - par Heather Cameron dans mensuel n°329 daté mars 2000 à la page 29 (4155 mots)
En quelques années, plusieurs découvertes se sont succédé qui confirment ce qui était autrefois une hérésie : des neurones continuent à naître dans le cerveau adulte des mammifères, y compris l'homme, et ce tout au long de la vie. Des perspectives thérapeutiques révolutionnaires s'ouvrent à nous. Mais de nombreux points restent à éclaircir, et notamment la relation qu'entretient cette neurogenèse avec la mémoire.
On estime généralement que tous les neurones de notre cerveau sont présents dès la naissance. Ce fait est considéré comme une caractéristique essentielle du cerveau des mammifères, et il a plusieurs conséquences importantes ; ainsi, tous les processus d'apprentissage à l'âge adulte s'organisent dans le cadre d'un cerveau anatomiquement stable, et toute mort de neurones à la suite d'une lésion ou d'une maladie entraîne un déficit permanent. Mais nous savons maintenant que ce dogme n'est pas parfaitement exact. Certains types de neurones continuent à être produits tout au long de la vie chez toutes les espèces de mammifères étudiées, y compris l'homme. L'existence de cette neurogenèse la production de nouveaux neurones pourrait modifier les théories du fonctionnement cérébral. Sa compréhension et sa maîtrise permettraient le développement d'outils thérapeutiques exceptionnels pour le traitement des lésions cérébrales ou des maladies neurodégénératives, entre autres.
La vision du cerveau adulte comme un organe anatomiquement stable trouve probablement son origine dans la différence de plasticité entre les cerveaux d'enfant et d'adulte, c'est-à-dire leurs capacités différentes à se modifier en réponse à des perturbations de l'environnement. Cliniquement, on sait depuis longtemps que le cerveau humain en développement, pendant l'enfance, se révèle beaucoup plus capable que le cerveau adulte de récupérer après une lésion. Expérimentalement, on avait constaté que les hormones ont sur le cerveau et sur le comportement des effets anatomiques permanents - des effets dits d'organisation - lorsque l'exposition a lieu pendant le développement, alors qu'elles n'exercent à l'âge adulte qu'une action réversible. Un phénomène similaire avait été observé dans le système visuel : si les signaux visuels reçus pendant la période de développement sont anormaux, le système visuel cérébral est altéré de manière définitive, alors que ces anomalies des stimuli visuels n'ont pas d'effet durable à l'âge adulte. Cette phase du développement caractérisée par une grande plasticité anatomique et comportementale est appelée période critique. Les études sur la prolifération cellulaire confortèrent cette idée d'une différence radicale entre le cerveau en développement et le cerveau adulte : il était facile d'observer des neurones en division dans le cerveau embryonnaire ou à la période postnatale précoce, mais il était extrêmement difficile d'en trouver à l'âge adulte. De plus, on pensait, sur la base de critères morphologiques, que les cellules en division que l'on parvenait à découvrir étaient des précurseurs de cellules gliales* et non de neurones.
Cette différence - qualitative en apparence - de plasticité entre le cerveau en développement et le cerveau adulte a été introduite dans les théories sur le fonctionnement du cerveau. Alors que la capacité à réparer les lésions par la régénération des cellules perdues semble comporter d'énormes avantages et que le phénomène s'observe dans de nombreux tissus, il devait exister une raison extrêmement importante pour que les neurones cérébraux ne se renouvellent pas. Les théories sur la nécessité de la stabilité du cerveau pour que les pensées et les souvenirs puissent se conserver sur toute la durée de vie se fondent sur cette idée que les neurones du cerveau adulte ne se renouvellent pas ; à l'inverse, ces théories ont renforcé la conviction selon laquelle le cerveau adulte est structurellement stable1.
C'est dans les années 1960 que l'on s'aperçut pour la première fois que de nouveaux neurones apparaissent dans le cerveau des mammifères adultes. Cette découverte est due à Joseph Altman, qui s'intéressait alors à la prolifération cellulaire induite par des lésions, dans le cerveau du rat. A l'époque, on pensait que, dans le système nerveux, seules les cellules gliales pouvaient se régénérer. Ainsi, après une lésion du cerveau, on peut observer « une cicatrice gliale ». Comme une cicatrice sur la peau, elle est due à la régénération de cellules, en l'occurrence des astrocytes*. Cependant, outre ce renouvellement glial, Altman observa d'autres cellules nouvelles qui ressemblaient davantage à des neurones. Cette observation était très surprenante car elle contredisait la théorie en vigueur depuis des dizaines d'années et selon laquelle les neurones ne sont produits que pendant une période limitée du développement.
C'est par une caractérisation morphologique que les nouvelles cellules furent identifiées comme neurones. Ceux-ci sont en effet plutôt plus volumineux que les cellules gliales, et apparaissent plus clairs qu'elles avec les colorants classiques. Ce type d'argument, bien qu'évocateur, n'est pas considéré comme concluant, surtout lorsqu'il s'agit d'une question aussi controversée que la neurogenèse chez l'adulte. Pourtant, il y avait effectivement naissance de nouveaux neurones dans le cerveau des mammifères adultes. C'était seulement difficile à prouver. Vers la fin des années 1970 et dans les années 1980, les chercheurs purent montrer que des cellules nées dans le cerveau du rat adulte possédaient des synapses, ces connexions spécialisées qui n'existent qu'entre neurones. C'était la preuve de la naissance de nouveaux neurones, mais la technique de recherche des synapses sur les cellules nouvellement apparues prenait un temps considérable, et le nombre de nouveaux neurones identifiés était extrêmement faible, à peine deux ou trois cellules par cerveau. Du coup, il était facile de considérer la neurogenèse chez l'adulte comme un phénomène négligeable, peut-être un processus ancestral hérité du cerveau des lézards ou des oiseaux, chez lesquels la neurogenèse à l'âge adulte est relativement abondante. Ces dernières années, néanmoins, les techniques immunohistochimiques ont révolutionné de nombreux domaines de la biologie. Elles permettent l'identification de centaines de types cellulaires, y compris les neurones et les cellules gliales, en fonction des protéines particulières qu'ils expriment, au moyen d'anticorps auxquels sont fixés un marqueur visible, par exemple une molécule fluorescente. Avec des marqueurs spécifiques, on a pu observer au début des années 1990 de très nombreux neurones nouveau-nés dans le cerveau adulte. Cette technique a permis une analyse quantitative du nombre de ces nouveaux neurones, et on a ainsi pu étudier les modifications de la production neuronale en réponse à divers traitements expérimentaux.
Nier la neurogenèse devenait impossible. Depuis, elle a été décrite chez toutes les espèces de mammifères étudiées, et notamment chez le rat, la souris, la musaraigne, les primates du Nouveau Monde et ceux de l'Ancien Monde, dont l'homme2, 3. Il apparaît également que cette neurogenèse concerne des zones cérébrales plus étendues qu'on ne le pensait encore très récemment. En effet, on crut tout d'abord que les seuls neurones dotés de cette capacité de renouvellement étaient les cellules granulaires ou simplement « grains » du bulbe olfactif et de la région du g yrus dentatus ou corps godronné de l'hippocampe p. 33. Mais Elizabeth Gould, de l'université de Princeton, a mis en évidence dans un article publié en octobre dernier une production de nouveaux neurones dans certaines régions précises du cortex des primates4. Cette découverte est extrêmement intéressante, non seulement parce que le cortex intervient dans les processus cognitifs dits de haut niveau, bien développés chez l'homme et les autres primates, mais aussi parce qu'elle donne à penser que de nouveaux neurones pourraient apparaître dans d'autres régions du cerveau des mammifères qui n'ont pas encore été examinées d'assez près.
Malgré tout, le vieux dogme n'est pas entièrement faux. Il semble bien que, dans leur grande majorité, les neurones du cerveau adulte aient été produits aux alentours de la naissance. Et, s'il n'est pas actuellement possible d'exclure une poursuite de la neurogenèse dans d'autres régions cérébrales, il ne semble pas que ce renouvellement tout au long de la vie puisse concerner tous les types de neurones. Dans l'hippocampe, qui a été étudié de manière très approfondie, il paraît clair que si les cellules granulaires se reproduisent à l'âge adulte, ce n'est pas le cas des autres populations neuronales de la région. Il en va de même du bulbe olfactif. D'après les connaissances actuelles, il semble donc que seuls certains sous-types de neurones se régénèrent à l'âge adulte, même dans les régions dites neurogènes. Aujourd'hui encore, on ne sait pratiquement rien de l'identité des nouveaux neurones corticaux, on ignore notamment s'ils appartiennent ou non à un seul sous-type neuronal.
Il semble également probable qu'on ne découvrira pas de neurogenèse dans toutes les régions cérébrales. La récente étude sur le néocortex des primates a mis en évidence des neurones nouveaux dans trois régions du cortex associatif les zones préfrontale, temporale inférieure et pariétale postérieure ; en revanche, malgré un examen attentif, il n'a été observé aucun renouvellement dans le cortex strié. Ce résultat est particulièrement intéressant, car le cortex associatif joue un rôle important dans les fonctions cognitives de haut niveau, alors que le cortex strié intervient dans le traitement des informations d'origine visuelle. Cette différence donne à penser que la neurogenèse pourrait jouer un rôle clé dans des fonctions plastiques par essence, alors qu'elle serait sans objet pour des fonctions de bas niveau comme le traitement des données sensorielles, qui sont en général stables tout au long de la vie. Cette idée cadre bien avec ce que l'on sait de la neurogenèse dans le reste du cerveau. Ainsi, il a récemment été démontré que l'apprentissage olfactif a lieu au sein du bulbe olfactif et fait intervenir les neurones granulaires, et on sait par ailleurs depuis longtemps que l'hippocampe est une région importante pour l'apprentissage et la mémoire. On notera néanmoins que si leur localisation incite à penser que les neurones apparus à l'âge adulte peuvent jouer un rôle dans les processus d'apprentissage et de mémoire, rien n'indique qu'ils aient effectivement une fonction. Cela ne veut pas dire qu'ils ne soient pas fonctionnels ; cela traduit seulement les difficultés techniques qui empêchent de recueillir les informations nécessaires. En effet, il est difficile de caractériser les neurones nouveau-nés par l'électrophysiologie, car celle-ci ne permet absolument pas de déterminer l'âge d'une cellule vivante. Les études comportementales sur la neurogenèse à l'âge adulte sont également délicates parce que les manipulations utilisées pour inhiber la neurogenèse perturbent aussi le fonctionnement des autres neurones et des cellules gliales, et qu'il est donc impossible d'établir le lien direct qu'elle pourrait avoir avec une modification comportementale. Surmonter ces obstacles techniques est un enjeu essentiel, car la fonction de la neurogenèse à l'âge adulte est certainement la question qui suscite le plus d'intérêt.
Bien qu'on ne sache pas grand-chose de la fonction des neurones apparus à l'âge adulte, de nombreux travaux ont permis d'élucider plusieurs aspects de leur prolifération, de leur différenciation et de leur survie. C'est dans le gyrus dentatus que la neurogenèse à l'âge adulte est la mieux connue ; jusqu'à présent, cette région est aussi la seule où une neurogenèse ait été observée chez l'homme adulte. Le nombre des neurones qui y apparaissent est loin d'être négligeable, puisqu'il suffit à renouveler plusieurs fois toute la population des neurones granulaires au cours de la vie d'un rongeur. Cependant, cette production de nouveaux neurones ne paraît pas répondre à un modèle de simple renouvellement, dans lequel des cellules neuves viendraient remplacer les neurones qui meurent. Ainsi, certains neurones granulaires persistent pendant toute la vie de l'animal, alors que d'autres n'ont qu'une brève durée de vie. Les nouveaux neurones pourraient augmenter l'effectif de la population totale, ou bien remplacer les cellules qui meurent sans modifier l'effectif total, et la neurogenèse pourrait donc avoir pour objet de modifier soit l'effectif de cette population, soit l'âge moyen des neurones qui la constituent. Par ailleurs, le rythme de production des neurones n'est pas constant, mais modulé en permanence par des signaux provenant des milieux interne et externe. Peut-être sera-t-il possible de se faire une idée de la fonction des nouveaux neurones à partir de la compréhension des facteurs qui contrôlent la neurogenèse. En ce qui nous concerne, nous avons découvert que deux facteurs contrôlant la neurogenèse dans le gyrus dentatus chez l'adulte jouent tous deux un rôle important dans les processus hippocampiques d'apprentissage et de mémoire, une relation que nous allons détailler maintenant.
Le premier de ces facteurs est le stress, qui réduit la production de nouveaux neurones granulaires5. Le fait a été démontré par deux tests classiques, chez des primates installés dans la cage d'un mâle qui ne leur était pas familier et chez des rats exposés à l'odeur d'un prédateur. Ces effets du stress sur la prolifération cellulaire sont dus à la modification de la concentration d'hormones : les corticoïdes6. Cette observation a été confirmée par l'ablation des glandes surrénales situées au-dessus des reins, comme leur nom l'indique, elles produisent la principale de ces hormones. Elle entraîne une augmentation de la production de nouveaux neurones. Comme les concentrations d'hormones corticoïdes évoluent selon un cycle diurne, la production de nouveaux neurones varie sans doute au cours de la journée, passant par un minimum au réveil et par un maximum douze heures plus tard. Il est probable que des facteurs de stress mineurs et de courte durée ralentissent la neurogenèse pendant plusieurs heures, alors que le stress chronique pourrait la bloquer pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Quel sens donner à ces résultats ? On considère souvent le stress comme quelque chose de négatif. Cependant, toute expérience nouvelle s'accompagne d'une élévation des concentrations d'hormones corticoïdes et d'autres signes de stress léger, phénomènes qui sont en fait importants pour l'apprentissage qu'impliquent ces situations nouvelles. Pourquoi ralentir la production de nouveaux neurones dans l'hippocampe pendant ce genre de situations ? Il semble que la survie des nouveaux neurones soit meilleure pendant les phases d'apprentissage. Il est donc possible qu'un ralentissement de leur production soit nécessaire pour éviter toute surpopulation.
Dans les processus hippocampiques d'apprentissage, un autre signal important est la liaison d'un neurotransmetteur, le glutamate, à un récepteur appelé NMDA7. Si les récepteurs NMDA sont bloqués, les rats sont incapables d'améliorer leurs performances aux tests de mémoire spatiale faisant intervenir l'hippocampe, comme la classique localisation d'une plate-forme immergée dans une piscine. Le blocage des récepteurs NMDA accroît la production de neurones granulaires et, à l'inverse, une activation de ces récepteurs réduit la production de ces neurones. Paradoxalement, les cellules en cours de division ne portent pas de récepteurs NMDA. Comment le glutamate exerce-t-il son action ? Il pourrait contrôler indirectement la prolifération par l'intermédiaire de signaux provenant des neurones granulaires matures. Ceux-ci émettraient en fait des signaux différents commandant aux cellules précurseurs de se diviser, lorsque leurs récepteurs NMDA sont inactifs. Par ailleurs, de nouvelles données montrent que d'autres neurotransmetteurs, comme la sérotonine et les opiacés, contrôlent eux aussi la prolifération des précurseurs des neurones granulaires ; on est donc conduit à penser que le niveau global d'activité des neurones granulaires matures pourrait contrôler la production des nouvelles cellules. Il existe un autre argument allant dans ce sens : la destruction d'un petit nombre de neurones granulaires matures active aussi la prolifération de leurs précurseurs8. Or les neurones granulaires morts sont inactifs, extrêmement, ce qui cadre avec l'idée selon laquelle une baisse d'activité de ces neurones serait le signal d'une augmentation de la production de nouveaux neurones. On aboutit à un modèle dans lequel les neurones granulaires actifs, dont on peut supposer qu'ils fonctionnent correctement, s'opposent à la production de nouveaux neurones, alors que les neurones silencieux parce qu'ils sont malades ou parce qu'ils ne participent pas à des circuits utiles ou importants déclenchent la production de nouveaux neurones destinés à prendre leur place.
La mise en évidence de la neurogenèse chez l'être humain adulte a suscité des espoirs considérables. La perspective de réparer le cerveau, ou de lui offrir des cures de rajeunissement a été évoquée à de multiples reprises. Qu'en est-il aujourd'hui ?
On a trouvé des neurones nouveau-nés dans l'hippocampe chez les plus âgés des rats et des singes étudiés, et chez des êtres humains jusqu'à l'âge de 72 ans. Mais le nombre de ces nouveaux neurones chute jusqu'à 10 % à peine de la production qu'on observe chez l'adulte jeune. Cette baisse liée à l'âge pourrait s'expliquer par le fait que les précurseurs immatures dotés de la capacité de division et de production de nouveaux neurones persisteraient plus longtemps dans cette région que dans la plupart des autres, mais finiraient malgré tout par mourir. Toutefois, nous avons récemment découvert que, si l'on supprime les corticoïdes surrénaliens chez des rats âgés, la prolifération retrouve le même niveau que chez les adultes jeunes9. Or, les concentrations de corticoïdes sont élevées chez les rats âgés. Ces hormones paraissent donc être responsables de la baisse de la neurogenèse avec l'âge. Fait intéressant, on observe chez certains êtres humains âgés un niveau élevé ou croissant d'hormones corticoïdes, et ce groupe de personnes est beaucoup plus affecté par ce qu'on appelle les pertes de mémoire bénignes de la sénescence liées au vieillissement normal qui diffèrent de celles liées, par exemple, à la maladie d'Alzheimer10. On pense que les pertes de mémoire en question sont liées à la formation hippocampique, où justement la production de neurones granulaires diminue11. Il est donc possible qu'elles soient liées à la diminution de la neurogenèse. A l'heure actuelle, cette relation n'est qu'une corrélation, mais la possibilité - fascinante - existe qu'un abaissement des taux de corticoïdes chez les personnes âgées puisse relancer la neurogenèse et corriger leurs troubles de la mémoire.
Des modifications de la neurogenèse interviennent peut-être aussi dans d'autres troubles hippocampiques comme la maladie d'Alzheimer, les pertes de mémoire consécutives aux accidents vasculaires cérébraux, ou l'épilepsie12 . Si ces hypothèses se vérifiaient, une normalisation de la prolifération des neurones granulaires pourrait contribuer à guérir ces différentes maladies cérébrales. Mais il y a plus encore : on saura peut-être un jour provoquer une régénération dans des populations neuronales qui ne se renouvellent pas normalement, ce qui permettrait de remplacer dans l'ensemble du cerveau les cellules perdues à la suite de lésions ou de maladies. Cependant, rien n'indique encore qu'il soit possible de forcer à se renouveler des neurones qui ne le font pas normalement chez l'adulte. A cette fin, il faudrait tout d'abord comprendre pourquoi la plupart des neurones ne se reproduisent pas à l'âge adulte. On pourrait ainsi se demander quelles sont les caractéristiques communes à ceux qui conservent au contraire cette capacité. A plusieurs égards, ces sous-types de neurones sont très différents les uns des autres. Les neurones granulaires du bulbe olfactif sont inhibiteurs, alors que ceux de l'hippocampe sont excitateurs. Dans le bulbe olfactif, ce sont des interneurones, renvoyant des signaux aux cellules qui leur ont adressé des messages, alors que les grains du gyrus dentatus sont des neurones projectifs, qui envoient des axones véhiculant le principal signal d'entrée des neurones pyramidaux de l'hippocampe. Les neurones corticaux nouveau-nés ont un axone, mais on ne sait pas encore s'ils sont excitateurs ou inhibiteurs, ou s'il en existe des deux types. Néanmoins, ces deux populations possèdent des points communs, le plus manifeste étant bien entendu leur dénomination : cellules granulaires, ou grains. Dans les deux cas, ils furent baptisés par les anciens anatomistes en raison de leur corps cellulaire arrondi et très petit. En outre, ces deux types cellulaires ont tous les deux un arbre dendritique relativement simple, peu ramifié, c'est-à-dire une structure probablement plus facile à produire dans le cerveau mature où l'espace libre est bien moins abondant que dans le cerveau en développement.
Il est possible que les précurseurs neuronaux persistant dans le cerveau adulte n'aient que des possibilités limitées et ne puissent se différencier que pour donner des neurones dotés seulement de ces structures élémentaires. Pourtant, même des cellules immatures transplantées à partir d'un cerveau embryonnaire se révèlent incapables de produire des neurones dans des régions du cerveau adulte où il n'y a pas normalement de neurogenèse. Il existerait donc, dans ces régions particulières, des signaux contrôlant quels types de neurones pourront, ou non, se régénérer à l'âge adulte. De tels signaux existent pendant le développement. Produits au moment voulu et provenant de diverses localisations, ils sont essentiels au développement morphologique des neurones et à l'établissement de leurs connexions, mais ils sont presque certainement absents dans la plus grande part du cerveau adulte. En effet, avec la maturation du système nerveux, les neurotransmetteurs de l'embryogenèse et de l'enfance sont remplacés par ceux de l'âge adulte. Point intéressant, le développement des deux populations de neurones qui se régénèrent à l'âge adulte commence très tard ; les premiers neurones granulaires des deux types apparaissent deux jours avant la naissance chez le rat, à un moment où cesse la production de la plupart des autres neurones. Ce détail est peut-être important, parce que cela signifie que les signaux nécessaires au développement de ces cellules proviennent probablement de neurones relativement matures, qui pourraient persister à l'âge adulte.
Malheureusement, on sait actuellement très peu de chose sur les signaux qui commandent normalement la différenciation et l'intégration en réseaux de la plupart des neurones. Dans le gyrus dentatus adulte, les nouveaux neurones granulaires envoient leur axone en direction des bonnes cellules cibles les cellules pyramidales CA3, et les connexions s'établissent assez rapidement - dans les quatre à dix jours après la fin de la division cellulaire13. Il ressort par ailleurs que cette intégration en circuits est essentielle à la survie des nouveaux neurones ; chez le rat de laboratoire normal, la moitié environ des neurones granulaires nouveau-nés meurent entre une et deux semaines après leur apparition, mais le taux de survie est beaucoup plus élevé si on soumet les rats à des tâches d'apprentissage. Cet effet ne s'observe que si les tâches en question font intervenir l'hippocampe, et s'il y a apprentissage véritable, et non pas seulement activation hippocampique. Peu après la connexion des nouvelles cellules à d'autres neurones, une activation spécifique des circuits ainsi établis est donc probablement nécessaire pour que les nouveaux neurones survivent. Comme l'activation des récepteurs NMDA est un élément essentiel de l'apprentissage hippocampique, il est probable que ces récepteurs sont importants pour la survie et pour la production de nouveaux neurones granulaires dans le gyrus dentatus . Serait-ce l'un des signaux recherchés ? Quoi qu'il en soit, pour remplacer les neurones disparus partout dans le cerveau, il faudra résoudre le problème complexe consistant à fournir tous les signaux nécessaires à leur bonne maturation morphologique et à leur intégration spatiale et temporelle.
Outre le fait qu'elle ouvre des perspectives en matière de réparation du cerveau, la neurogenèse à l'âge adulte modifie la manière dont il faut envisager le fonctionnement normal du cerveau. Depuis quelques années, on observe de plus en plus de signes de plasticité anatomique du cerveau adulte, à plusieurs niveaux, et notamment en ce qui concerne la forme et le nombre des synapses. Cependant, certains scientifiques tiennent encore pour une forme très rigoureuse d'hypothèse du cerveau stable, selon laquelle il n'y aurait aucune plasticité anatomique du cerveau adulte, et notamment du cortex ; ils estiment que la plasticité fonctionnelle qui sous-tend les mécanismes d'apprentissage suppose des modifications de la force des synapses, produites par une modification des récepteurs ou de l'environnement intracellulaire des neurones, au niveau moléculaire. Mais on sait désormais que certains neurones de régions importantes dans les processus d'apprentissage se renouvellent continuellement - ce qui constitue une modification anatomique relativement importante. Les populations de neurones où persiste une neurogenèse échangent toutes des informations avec d'autres populations considérées comme stables pendant toute la vie. Le remplacement de ces sous-populations disséminées signifie que des populations neuronales stables interagissent continuellement avec des populations qui ne cessent de changer, et que les neurones à longue durée de vie doivent établir de nouvelles synapses, ce qui modifie probablement la forme de leur arborescence dendritique. On a observé une formation et une disparition rapide des synapses au niveau des cellules pyramidales de l'hippocampe, mais il est probable que le même phénomène se produise aussi dans d'autres régions cérébrales. Même les populations non neurogènes pourraient donc être moins fixes morphologiquement qu'on ne le pensait auparavant. On est donc conduit à imaginer un modèle complexe de la plasticité cérébrale, dans lequel différentes sous-populations neuronales interagissent et font intervenir des types de plasticité différents, concernant l'expression des protéines, la morphologie cellulaire ou le renouvellement des neurones.
Ce modèle s'oppose à l'hypothèse d'un cerveau anatomiquement stable, mais il n'entre pas forcément en contradiction avec l'idée selon laquelle une population stable de neurones serait nécessaire à la conservation des souvenirs à long terme. Après tout, l'expérience nous apprend que le cerveau est performant pour garder des souvenirs sur des dizaines d'années, mais qu'il sait aussi bien oublier. Notre cerveau reçoit chaque jour tant d'informations nouvelles qu'il est absolument essentiel de les trier et d'éliminer des données sans importance ou dont nous n'avons plus besoin. On ne sait pratiquement rien de la manière dont s'effectuent ces processus, mais il est intéressant de rappeler que l'une des fonctions attribuées à l'hippocampe serait celle de transformer les souvenirs à court terme en souvenirs durables. Il est possible que les neurones à longue durée de vie, peu plastiques, soient essentiels pour la mémoire à long terme, ainsi que pour des fonctions sensitives et motrices qui n'ont pas besoin de changer beaucoup à l'âge adulte, alors que les neurones qui régénèrent interviendraient dans les processus rapides d'apprentissage et de mémoire à court terme.
Par Heather Cameron
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LE CERVEAU DES DYSLEXIQUES |
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Le singulier cerveau des dyslexiques
voir dans le cerveau - par Michel Habib, Fabrice Robichon et Jean-François
© Yacobchuk / Big Stock Photos
Voilà plus de dix ans que les neurologues se penchent sur le cerveau des dyslexiques. L’imagerie cérébrale a permis de confirmer les particularités anatomiques découvertes chez certains d’entre eux : défaut d’asymétrie des hémisphères cérébraux, taille anormalement grande de la masse de substance blanche qui relie les deux hémisphères. L’imagerie fonctionnelle, en visualisant ce cerveau singulier au travail, aide à comprendre pourquoi il peine à la lecture.
Quelle que soit leur appartenance géographique ou ethnique, 8 à 10 % des enfants d’âge scolaire souffrent de dyslexie. Ils éprouvent des difficultés à apprendre à lire et à écrire qui ne sont dues ni à un retard mental, ni à un trouble psychiatrique ou neurologique, ni à une carence socio-éducative majeure. Ils inversent et confondent les lettres ou les syllabes d’un mot, mais le langage oral peut aussi être plus ou moins perturbé, du simple retard chez l’enfant aux troubles de l’expression chez l’adulte. Dans la grande majorité des cas, la rééducation orthophonique permet à l’enfant d’accomplir sa scolarité, souvent au prix d’efforts considérables. Et les problèmes d’orthographe persistent fréquemment à l’âge adulte.
Depuis quelques années, ce trouble, dont l’origine génétique est fortement suspectée, a pu être relié à une anomalie de la maturation du cerveau. L’imagerie permet aujourd’hui d’en visualiser les conséquences sur l’anatomie cérébrale et d’en discuter les mécanismes. Il devient aussi possible de voir comment ce cerveau singulier, parfois capable de performances hors du commun, traite l’information et se réorganise sous l’effet de la rééducation.
Entre 1979 et 1985, Albert M. Galaburda et ses collaborateurs du Beth Israel Hospital de Boston ont été les premiers à examiner au microscope le cerveau de huit personnes décédées, tous anciens dyslexiques1. Ils ont alors découvert de multiples petites malformations, dont les plus flagrantes sont des « ectopies ». Une ectopie est une véritable verrue à la surface du cerveau, un amas de plusieurs milliers de neurones en position aberrante sur le cortex. Le cerveau des dyslexiques examinés présentait des dizaines de ces amas, témoins d’un défaut survenu au cours de la maturation du cerveau. Ils traduisent en effet une migration anormale des neurones dans la couche la plus superficielle du cortex, normalement très pauvre en cellules. L’anomalie s’est sûrement mise en place chez le foetus, à la fin du deuxième trimestre de la grossesse, lorsque les futurs neurones traversent l’épaisseur du cerveau pour atteindre leur position définitive.
Ces amas de neurones ne sont pas distribués au hasard sur la surface du cerveau : ils sont nettement plus nombreux dans l’hémisphère gauche. De plus, ils prédominent autour d’un des replis du cerveau la scissure de Sylvius, justement dans ce que les neurologues dénomment l’« aire du langage » car chez l’adulte sa lésion entraîne des troubles du langage aphasie.
Il est surprenant que ces malformations microscopiques soient distribuées dans toute la zone du langage. D’abord, on aurait pu s’attendre à ce qu’elles prédominent dans la partie postérieure de l’aire du langage, puisque chez l’adulte, ce sont les lésions de cette zone qui provoquent des troubles spécifiques de la lecture. Ensuite, on peut s’étonner que des malformations dans une vaste zone dévolue au langage en général ne perturbent pratiquement que le langage écrit.
Une explication possible est que le mauvais développement des régions de l’hémisphère gauche affecterait peu la compréhension et l’articulation du langage. Il compromettrait une caractéristique sans doute très élémentaire du traitement des sons qui serait, elle, indispensable à l’apprentissage du langage écrit. Il y a plus de vingt ans, Paula Tallal, de l’université Rutgers à Newark New Jersey, a démontré une caractéristique frappante du fonctionnement cérébral du dyslexique. Souvent celui-ci a particulièrement du mal à distinguer deux sons présentés de manière rapprochée : alors qu’un enfant est généralement capable de discriminer deux sons distants de moins de 20 millisecondes ms, la majorité des dyslexiques ne peuvent le faire que si l’intervalle mesure plus de 300 ms2. Une telle anomalie peut modifier considérablement la perception auditive des dyslexiques, qui seraient alors véritablement « sourds » à certains sons du langage. Par exemple au passage consonne/voyelle dans des syllabes comme /pa/ ou /ba/, dont la différence, du point de vue des caractéristiques acoustiques, se joue à une vingtaine de millisecondes près. On comprend dès lors que l’apprentissage de la lecture, qui consiste fondamentalement à associer un son à une lettre et vice versa , puisse être compromis. Ceci reste cependant à confirmer, d’autant que ce trouble de la discrimination des sons est absent chez environ un tiers des enfants dyslexiques dans ces cas, l’élément déterminant pourrait être d’ordre visuel plutôt qu’auditif.
Selon une autre hypothèse plus ancienne, la dyslexie est la conséquence d’un défaut de latéralisation du langage qui prédomine dans l’hémisphère gauche chez les droitiers ; chez les gauchers et les ambidextres, cette latéralisation est moins prononcée, voire inversée. Déjà, des cliniciens du début du siècle avaient remarqué que les enfants dyslexiques sont souvent ambidextres, mal latéralisés, écrivent parfois en miroir et font des erreurs d’inversions droite/gauche lorsqu’ils lisent ou écrivent. A la fin des années 1960, Norman Geschwind et Walter Levitsky ont suggéré le rôle déterminant de l’asymétrie d’une région du cortex dévolue au traitement des informations auditives et située dans le lobe temporal, le planum temporale . Ils ont mesuré la taille de cette aire sur cent cerveaux de cadavres et démontré qu’elle est nettement plus grande du côté gauche chez environ les deux tiers des individus ; chez le tiers restant, planums droit et gauche sont dans la majorité à peu près de la même taille3. Le groupe de Galaburda a réalisé la même mesure sur les cerveaux de dyslexiques et trouvé un aspect symétrique du planum sur la totalité des huit cerveaux examinés. Nécessairement, ce type de constatation réalisée post mortem repose sur un nombre limité de cerveaux. Cependant, elle pourrait s’avérer un précieux indice pour répondre à de nombreuses questions sur le cerveau du dyslexique. Pouvait-on la vérifier à plus large échelle et chez des personnes vivantes, grâce à l’imagerie ?
Parmi les outils disponibles, la meilleure méthode pour visualiser la morphologie du cortex cérébral est l’imagerie par résonance magnétique IRM. Dès la généralisation de cette technique, vers la fin des années 1980, diverses équipes ont tenté de répliquer sur de plus larges populations les données de Galaburda sur le planum temporale . Elles se sont alors heurtées à de nouvelles difficultés inhérentes à la méthode. Par exemple, il n’est pas aisé de repérer avec précision les limites du planum . Et comme les groupes de chercheurs ont utilisé des méthodes de mesure différentes, les résultats ne sont pas nécessairement comparables.
Une des premières études a été celle de George Hynd et ses collaborateurs, à l’université de Géorgie. Le but principal était de savoir si l’anomalie d’asymétrie est spécifique de la dyslexie, ou si elle se retrouve dans d’autres troubles. Pour ce faire, ils ont mesuré la taille du planum temporale chez dix enfants dyslexiques et l’ont comparée aux mesures chez dix enfants souffrant de « syndrome d’hyperactivité », une affection qui se caractérise par un trouble du développement des aptitudes liées à l’attention : défaut de concentration, distractivité importante, impossibilité à rester en place et impulsivité. Alors que 70 % des hyperactifs présentaient l’asymétrie habituelle en faveur de l’hémisphère gauche, celle-ci était absente chez 90 % des dyslexiques. Ce résultat suggérait que le planum temporale joue un rôle particulier dans le trouble du dyslexique4. L’équipe norvégienne de Jan Peter Larsen a obtenu des résultats similaires. Sur dix-neuf dyslexiques et dix-sept témoins, elle a retrouvé un aspect symétrique du planum chez 70 % des dyslexiques et 30 % seulement des témoins5. En outre, ces chercheurs sont allés plus loin, en essayant de mettre en relation les singularités anatomiques du cerveau dyslexique avec ses caractéristiques fonctionnelles. Ils n’ont observé de symétrie du planum que chez les dyslexiques ayant d’importantes difficultés à convertir des graphèmes, unités du langage écrit, en phonèmes, unités du langage oral par exemple le mot « chapeau » comporte sept graphèmes, c-h-a-p-e-a-u, transformés en quatre phonèmes, /º/ /a/, /p/, /o/. Ainsi, la prédominance du planum gauche semble liée à l’aptitude des sujets à traiter les sons du langage.
Lors d’une étude plus récente6, Christina Leonard, de l’université de Floride, n’a pas retrouvé cette différence entre neuf dyslexiques et douze témoins soigneusement sélectionnés. En revanche, elle conclut à l’existence d’un défaut d’asymétrie dans une autre partie de la zone du langage, située cette fois dans le lobe pariétal, le cortex pariétal inférieur. Cette région est placée juste au-dessus du planumtemporale : les anomalies constatées dans les études précédentes étaient peut-être des artefacts liés à une précision insuffisante des repérages anatomiques en IRM.
De fait, la région pariétale, qui est aussi plus développée à gauche chez la majorité des personnes7, est connue pour abriter certains aspects, en particulier phonologiques, du traitement du langage. Chez l’adulte, sa lésion à la suite d’un accident vasculaire cérébral provoque des troubles de l’ordonnancement des sons du langage et des syllabes. De même, en anatomie fonctionnelle, cette région s’active lorsque le sujet doit stocker quelques secondes une information auditive mémoire « de travail ». Or les dyslexiques sont justement en grande difficulté lorsqu’ils doivent dans le même temps traiter un son du langage et le maintenir quelques secondes en mémoire épreuves de « conscience phonologique ». Par exemple, un enfant dyslexique, et même un adulte ayant apparemment complètement récupéré d’une dyslexie de l’enfance, seront mis en défaut lorsqu’on leur demande de segmenter un mot en ses constituants sonores, ou encore de décider si deux mots entendus riment ou non. L’une de ces épreuves illustre parfaitement la nature du trouble. Le sujet doit trouver l’« intrus » parmi quatre mots qui lui sont prononcés exemple : « blé » ; « blanc » ; « bras» ; « bleu ». Pour réaliser une telle épreuve, il faut à la fois segmenter chaque mot en sons, en particulier séparer les consonnes doubles, étape la plus délicate pour un dyslexique, et garder le résultat en mémoire auditive pendant quelques secondes. On pouvait donc supposer que, plutôt que le lobe temporal, c’est le lobe pariétal qui est impliqué dans ce traitement complexe permettant de « jouer » avec les sons du langage.
Existe-t-il une relation entre le défaut d’asymétrie du lobe pariétal et le trouble de la « conscience phonologique » que présentent si souvent les dyslexiques ? Pour le savoir, nous avons proposé le même type d’épreuves à seize jeunes adultes anciens dyslexiques et à autant de sujets témoins. Tous ont subi un examen du cerveau par IRM pour mesurer l’asymétrie à la fois du planum temporale et de la région pariétale inférieure voir figure ci-dessous.
Plusieurs études ont associé la dyslexie à une mauvaise latéralisation des aires du langage, qui d’habitude prédominent dans l’hémisphère gauche. Ici, l’une de ces aires, la région pariétale inférieure, est visualisée en IRM chez un ancien dyslexique en bleu dans les deux hémisphères. Chez un sujet normal, elle est nettement plus grande à gauche. Ici, elle est presque symétrique. Nombre d’adultes ayant été dyslexiques pendant l’enfance présentent cette particularité. Clichés auteurs
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Plusieurs études ont associé la dyslexie à une mauvaise latéralisation des aires du langage, qui d’habitude prédominent dans l’hémisphère gauche. Ici, l’une de ces aires, la région pariétale inférieure, est visualisée en IRM chez un ancien dyslexique en bleu. Chez un sujet normal, elle est nettement plus grande dans l’hémisphère gauche. Ici, elle est presque symétrique. Nombre d’adultes ayant été dyslexiques pendant l’enfance présentent cette particularité. Cliché auteurs" alt="Plusieurs études ont associé la dyslexie à une mauvaise latéralisation des aires du langage, qui d’habitude prédominent dans l’hémisphère gauche. Ici, l’une de ces aires, la région pariétale inférieure, est visualisée en IRM chez un ancien dyslexique en bleu. Chez un sujet normal, elle est nettement plus grande dans l’hémisphère gauche. Ici, elle est presque symétrique. Nombre d’adultes ayant été dyslexiques pendant l’enfance présentent cette particularité. Cliché auteurs" src="http://www.larecherche.fr/content/system/media/0/289/02890801_1.gif" />
Les dyslexiques, qui ont pourtant atteint, grâce à une rééducation adéquate, un niveau de lecture quasiment normal, réalisent une performance très inférieure à celle des témoins en moyenne 40 % d’erreurs contre moins de 5 % chez les non-dyslexiques. Surtout, les difficultés qu’ils éprouvent sont proportionnelles au degré de symétrie de l’aire pariétale inférieure. Elles s’avèrent en revanche indépendantes du degré de symétrie du planum temporale . Ainsi, l’imagerie anatomique montre que la particularité du cerveau du dyslexique doit bien se trouver au niveau pariétal, et non au niveau temporal comme cela était suspecté jusqu’alors. Mieux, cette particularité paraît étroitement liée à l’intensité du trouble du dyslexique, auquel elle doit nécessairement contribuer.
Quelle peut être la nature de ce lien ? On suppose que l’asymétrie est indispensable à l’installation et à la spécialisation des circuits de l’hémisphère gauche essentiels à l’apprentissage de la lecture. Chez le dyslexique, une asymétrie insuffisante de la région pariétale inférieure pourrait expliquer en partie que ces circuits hémisphériques gauches ne puissent assumer pleinement leur rôle. Mais cette explication ne peut être que partielle, puisque bon nombre de sujets sans cette asymétrie 30 à 35 % des témoins ne sont pas pour autant dyslexiques. Une autre théorie, proche et complémentaire, fait intervenir dans la dyslexie un trouble du transfert d’informations entre les deux hémisphères. Les psychologues du développement ont en effet retrouvé chez les dyslexiques les signes d’une mauvaise maturation des relations interhémisphériques. Ils présentent souvent des symptômes très similaires à ceux d’adultes dont les connexions entre hémisphères ont été coupées : défaut de coordination des deux mains, mauvaise identification des stimuli tactiles sur la main gauche, « extinction » de l’oreille gauche lorsqu’on leur présente simultanément un mot dans chaque oreille. Dans tous les cas, ces symptômes s’expliquent par le fait que l’information parvenue à un hémisphère ne peut atteindre l’hémisphère opposé.
Autre singularité anatomique relevée chez des dyslexiques : le corps calleux, cette volumineuse masse de fibres qui relient les deux hémisphères, visible ici en IRM flèche. A gauche, le cerveau d’un ancien dyslexique ; à droite, celui d’un témoin. Chez le dyslexique, le corps calleux est plus gros et de forme différente. L’origine d’une telle singularité pourrait remonter aux premières semaines après la naissance, lorsque le corps calleux prend sa forme définitive. Mais elle pourrait aussi traduire les effets de la rééducation. Clichés auteurs
Le transfert des informations entre les deux hémisphères du cerveau se fait grâce à une structure cérébrale, le corps calleux. C’est une masse de substance blanche faite de millions de fibres nerveuses, issues des neurones d’un hémisphère et aboutissant dans la zone symétrique de l’hémisphère opposé. Le corps calleux apparaît de façon évidente sur une coupe médiane du cerveau en IRM voir figure ci-dessus, ce qui permet d’analyser sa forme et de mesurer sa taille avec précision.
Bien que ce type d’analyse soit facile, peu de travaux ont examiné le corps calleux des dyslexiques. En outre, les quelques études réalisées ont donné des résultats contradictoires. C’est sans doute, en grande partie, parce que l’apparence du corps calleux change avec l’âge et le sexe. Sa taille croît progressivement pendant l’enfance, jusqu’à l’âge de 16 ans environ. De sorte que toute étude chez des enfants d’âges différents s’expose à un biais méthodologique évident. De plus, les hommes en particulier les gauchers ont un corps calleux proportionnellement plus étendu que celui des femmes8,9. Les dyslexiques que nous avons étudiés sont tous des jeunes hommes âgés de 18 à 24 ans. La mesure de leur corps calleux a montré qu’il est plus gros que chez les témoins, et que sa forme même est différente.
Le cerveau des dyslexiques présente ainsi deux traits d’anatomie singuliers : un défaut d’asymétrie des lobes temporaux et pariétaux, et un corps calleux anormalement gros, ce qui indique qu’un plus grand nombre de fibres nerveuses relient les deux hémisphères.
Quelle est l’origine de ces particularités ? Sont-elles liées à un défaut du développement du cerveau ? Galaburda10 a montré que chez les dyslexiques la symétrie du planum temporale est due à un développement excessif du côté droit et non pas à un planum gauche trop petit. Les raisons n’en sont pas encore élucidées. Mais il est possible que des phénomènes de mort de neurones, qui ont normalement lieu lors de la maturation du cerveau au troisième semestre de la grossesse, ne puissent pour une raison encore inconnue s’opérer pleinement chez le dyslexique. Chez la majorité des individus, une plus grande quantité de neurones seraient perdus à droite qu’à gauche ; pas chez le dyslexique, ce qui aboutirait à un cerveau anormalement symétrique11.
Si deux régions analogues des hémisphères droit et gauche comportent globalement plus de neurones, on peut concevoir que les fibres qui en sont issues doivent être plus nombreuses. Ce qui pourrait expliquer la plus grande taille du corps calleux chez les dyslexiques. Toutefois, le corps calleux n’acquiert sa forme définitive que plus tard, au cours de la petite enfance. Giorgio Innocenti et son équipe de l’université de Lausanne12 ont montré en particulier que l’amincissement de sa partie arrière l’isthme apparaît huit à dix semaines après la naissance. Au cours de cette période, des millions de fibres du corps calleux sont alors éliminées.
Les singularités anatomiques du cerveau dyslexique pourraient donc avoir une origine très précoce, remontant à la vie foetale pour les ectopies et les asymétries des hémisphères, et aux tout premières semaines de vie dans le cas du corps calleux. De façon intéressante, l’anomalie correspondrait à chaque fois à un défaut de phénomènes régressifs au cours de la maturation cérébrale, avec pour résultat un excès de neurones et de connexions.
Jusqu’à présent, l’idée dominante était que ces anomalies sont fixées très tôt après la naissance. Mais depuis peu, on envisage le rôle possible de l’apprentissage sur l’anatomie macroscopique du cerveau. C’est ce qu’indiquent les travaux de l’équipe de Helmuth Steinmetz, à Düsseldorf, sur une population très particulière et riche d’enseignements, les musiciens professionnels. Ces chercheurs ont étudié trente témoins et trente musiciens ayant bénéficié d’un apprentissage intensif durant l’enfance. Chez les musiciens, la partie antérieure du corps calleux est significativement plus volumineuse voir figure ci-dessous13.
Apprendre à jouer un instrument de musique pendant l’enfance semble modifier la forme du corps calleux. Celui d’un musicien professionnel, à gauche, est comparé à celui d’un témoin, à droite. L’hypertrophie de la partie antérieure chez le musicien serait liée à une plus grande quantité de fibres reliant les aires motrices droite et gauche. Par analogie, on peut supposer que la rééducation active d’un enfant dyslexique modifie l’état des connexions entre hémisphères. Schlaug et al., Düsseldorf
Qui plus est, l’asymétrie du planum en faveur de l’hémisphère gauche serait plus marquée chez ceux qui jouissent de l’oreille absolue14. La morphologie du cerveau peut donc encore se sculpter longtemps après la naissance, sous l’effet de l’apprentissage voir l’article de Thomas Elbert et Brigitte Rockstroh dans ce numéro. Par analogie, les caractéristiques anatomiques du cerveau du dyslexique pourraient refléter non seulement des particularités du développement prénatal, mais aussi l’influence de la rééducation intensive.
Aujourd’hui, la possibilité d’explorer le cerveau au travail, grâce aux méthodes d’imagerie fonctionnelle, permet d’aller plus loin que la simple anatomie. Comment le cerveau « singulier » du dyslexique traite-t-il les messages qui lui parviennent ? A quel niveau de traitement se situent les déficits entravant l’apprentissage normal de la lecture ?
Les troubles du dyslexique erreurs de transcription des graphèmes en phonèmes ne sont pas seulement dus à un déficit de traitement des sons du langage. Ils sont aussi, au moins en partie, liés à un défaut de la perception visuelle. La lecture des mots a d’abord été étudiée par la méthode des potentiels évoqués. Si on enregistre l’activité électrique du cerveau d’une personne en train de lire le dernier mot d’une phrase, une onde négative apparaît 400 millisecondes après la présentation du mot onde dite N400. Cette onde est d’autant plus ample que le mot a un sens incongru par rapport au début de la phrase par exemple : « L a mère tient son enfant dans ses narines » . Si le dernier mot est plausible « la mère tient son enfant dans ses bras » , l’onde est très faible ou disparaît. On admet ainsi que l’onde N400 reflète l’effort conscient produit pour tenter d’intégrer un mot dans le sens général d’une phrase. Helen Neville, de l’université de Californie à San Diego, a montré que les personnes dyslexiques présentent, sur les phrases « incon-grues », des ondes N400 plus amples que celles des témoins.
Qui plus est, les ondes N400 apparaissent chez les dyslexiques même pour les phrases plausibles15. Ainsi, un dyslexique semble se comporter devant tous les mots comme un lecteur normal devant un mot incongru. Ses troubles de lecture pourraient donc résulter, au moins en partie, de l’incapacité à intégrer un mot dans le sens de la phrase.
Mais on pense que ce déficit n’est que la conséquence d’un trouble plus élémentaire, touchant des étapes très précoces du traitement des mots écrits. En effet, un dyslexique obtient des performances plus faibles que la moyenne s’il doit analyser les caractéristiques visuelles élémentaires de certains objets. Une spécialiste américaine de ce domaine, Margaret Livingstone, a par exemple présenté à des témoins et à des dyslexiques un damier noir et blanc dont on inverse rapidement les cases et dont on fait varier le contraste. Dans le même temps, l’activité électrique du cortex est mesurée par la méthode des potentiels évoqués. Résultat : quel que soit le contraste du damier, les témoins présentent des ondes précoces 50 millisecondes après la présentation du stimulus. En revanche, chez les dyslexiques, ces ondes n’apparaissent que pour les forts contrastes16. La perception de ce type d’objet dépend de voies visuelles distinctes de celles chargées de la vision d’objets colorés ou plus contrastés. Et c’est justement ce système « à faible contraste » qui intervient lorsqu’un mot est présenté très brièvement.
Qu’en est-il lors de la perception visuelle de mots ? Chez les personnes témoins, la lecture d’un mot suscite des ondes précoces entre 30 et 100 millisecondes, qui reflètent ses caractéristiques visuelles forme générale du mot, hauteur des lettres, etc.. Avec Mireille Besson, du laboratoire de neurosciences cognitives, à Marseille, nous avons montré que chez les dyslexiques ces ondes sont altérées. Elles diminuent d’amplitude, voire disparaissent, en corrélation avec la difficulté du dyslexique à lire des non-mots des alignements de lettres ou de syllabes dépourvus de sens17.
Les méthodes de potentiels évoquées restent toutefois très imprécises quant à la topographie des zones cérébrales impliquées. D’où l’intérêt de se tourner vers l’imagerie fonctionnelle avec la caméra à positons ou TEP pour tenter de comprendre quelles régions du cerveau fonctionnent différemment chez un dyslexique. La méthode a d’abord été utilisée pour étudier le traitement sonore des mots.
Les premiers travaux, à la fin des années 1980, n’obtenaient qu’une résolution spatiale faible, de l’ordre d’un centimètre cube. Ils semblaient montrer qu’à la lecture de mots, certaines régions de l’hémisphère droit normalement silencieuses s’activent chez les dyslexiques18. En utilisant la méthode plus précise à l’oxygène 15, Judith Rumsey, du NIH à Bethesda, a étayé ces résultats. Dans son expérience, les sujets - dyslexiques ou non - doivent déterminer si deux mots entendus riment19. Cette tâche est plus difficile pour les dyslexiques. Judith Rumsey s’est concentrée en imagerie sur des « régions d’intérêt », situées dans les lobes temporal et pariétal de l’hémisphère gauche. Ces régions sont, à l’échelle macroscopique, d’anatomie normale chez le dyslexique. Mais leur activité est plus faible que chez les témoins. Certaines zones du cerveau du dyslexique ne semblent donc pas pouvoir entrer en action lorsqu’il doit effectuer un traitement pourtant simple du contenu sonore de deux mots. Cependant, cette étude avait l’inconvénient de ne visualiser qu’une petite partie des hémisphères cérébraux.
Aujourd’hui, l’imagerie permet de réaliser de véritables cartes fonctionnelles de l’ensemble du cerveau. Cette année, Eraldo Paulesu et ses collaborateurs, à Milan et à Londres, ont ainsi pu visualiser pour la première fois un cerveau entier de dyslexique « en action20 ». Ils ont proposé à cinq anciens dyslexiques deux tâches phonologiques, l’une de jugement de rimes, l’autre de mémoire à court terme retenir une série de lettres. Chez les non-dyslexiques, ces deux tâches activent la totalité de l’aire du langage cortex pariétal inférieur, aire de Broca et aire de Wernicke, cette dernière incluant le planum temporale . A l’inverse, les dyslexiques n’en utilisent qu’une partie : la tâche de jugement de rimes n’active que l’aire de Broca, celle de mémoire à court terme n’active que l’aire de Wernicke. Paulesu et ses collègues ont proposé que ces deux aires du langage sont déconnectées chez les dyslexiques, et ne peuvent être activées simultanément.
L’activité cérébrale est ici visualisée en TEP pendant la lecture passive d’un mot. En haut, une personne témoin, en bas, deux dyslexiques. Chez le témoin, la vision du mot active une vaste zone de l’hémisphère gauche, qui correspond aux aires du langage. L’hémisphère droit reste presque silencieux. En revanche, chez les deux dyslexiques, les aires du langage restent silencieuses et l’activation est très forte dans l’hémisphère droit. Notons que les zones actives ne sont pas strictement superposables chez les deux dyslexiques. On suppose qu’un mauvais établissement des connexions entre les aires du langage empêche, chez les dyslexiques, le traitement automatique des aspects linguistiques des mots. Clichés auteurs
Avec Richard Frackowiak, à Londres, nous nous sommes récemment penchés sur le traitement des mots écrits. Nous avons placé douze volontaires six dyslexiques et six témoins dans deux situations distinctes. Dans l’une, le sujet doit lire passivement des mots voir figure ci-dessus. Dans l’autre, il écoute un mot et doit juger de son orthographe voir figure ci-dessous. Dans les deux cas, le dyslexique n’active qu’incomplètement, par rapport au témoin, la zone du langage gauche. En outre, alors que le lecteur normal témoin active de manière presque exclusive son hémisphère gauche, chez le dyslexique, les deux tâches provoquent une activation anormalement importante de l’hémisphère droit. Le fonctionnement du cerveau des dyslexiques présente donc deux caractéristiques singulières. D’une part, une moindre activation des régions normalement impliquées dans les tâches de traitement sonore ou visuel des mots. D’autre part, une activation anormale d’autres régions, en particulier dans l’hémisphère droit, ce qui peut être rapproché du défaut d’asymétrie souvent observé. Il faut cependant nuancer ces conclusions au vu de l’importance des variations entre individus, maintenant révélées par l’étude séparée en imagerie de chaque sujet. Les premiers travaux d’imagerie fonctionnelle masquaient ces différences, car les images étaient réalisées par moyennage de plusieurs sujets afin d’obtenir un contraste suffisant.
L’activité cérébrale d’un dyslexique et d’un témoin est ici comparée pendant une épreuve où ils doivent, à partir d’un mot entendu, décider de son orthographe. Chez les deux sujets, le cortex auditif est actif dans les deux hémisphères. Mais l’activation est nettement plus importante à gauche chez le témoin, à droite chez le dyslexique. De plus, une grande partie des aires du langage zones pariétale et frontale inférieures gauches ne sont que peu ou pas activées chez le dyslexique. Même lorsqu’un effort cognitif lui est demandé, le dyslexique semble donc incapable de mettre convenablement en jeu la totalité des aires du langage. Clichés auteur
Les anomalies d’activation observées chez le dyslexique témoignent probablement du défaut de mise en place, au cours du développement, des connexions qui, entre hémisphères et au sein de chaque hémisphère, relient les zones impliquées dans un même aspect du traitement du langage. Visualiser le cerveau du dyslexique au travail trahit déjà, même si les données sont préliminaires, une mauvaise connexion des différentes aires du langage. La mise en activité, lorsque l’enfant apprend à lire, de circuits improprement connectés, pourrait jouer un rôle déterminant dans la stabilisation de ces connexions aberrantes. Et, par là même, dans la pérennisation des difficultés d’apprentissage. Une rééducation précoce des aptitudes de l’enfant à la segmentation du langage est actuellement proposée, avant même le début de l’apprentissage de la lecture. Les capacités d’un enfant de 5 ans à segmenter le langage oral permettent en effet de prédire de façon excellente ces futures aptitudes en lecture. On conçoit que plus l’entraînement est précoce, plus grandes sont les chances de récupérer un niveau d’efficacité suffisant, ou du moins de limiter les conséquences de l’anomalie de la morphologie du cerveau.
Récemment, la neuropsychologue Paula Tallal, en collaboration avec Michael Merzenich, de l’université de Californie à San Francisco, a d’ailleurs montré qu’une rééducation intensive centrée sur la discrimination temporelle des sons du langage déficiente chez au moins une partie des dyslexiques peut améliorer de façon durable non seulement les performances auditives des enfants, mais aussi leur compréhension du langage21.
Il faudra patienter encore quelques années avant de penser à intégrer l’imagerie dans la prise en charge des dyslexiques
La découverte d’une possible influence de l’apprentissage précoce sur la morphologie même du cerveau laisse entrevoir le rôle considérable que pourrait jouer, dans le futur, l’imagerie cérébrale dans la prise en charge de la dyslexie. On peut imaginer qu’elle permettra d’analyser avec précision la morphologie du cerveau d’un enfant, pour choisir par exemple la méthode de rééducation en fonction du degré d’asymétrie des aires du langage. Eventuellement, on pourrait évaluer les effets de cette rééducation sur les caractéristiques anatomiques et fonctionnelles mesurées. A cet égard, l’introduction récente de l’IRM fonctionnelle sera d’un intérêt tout particulier, en raison de sa parfaite innocuité qui permet des examens répétés contrairement à la TEP, qui demande l’injection d’un produit radioactif. L’application de ces méthodes à la pratique clinique devra encore attendre quelques années de validation expérimentale.
Michel Habib, Fabrice Robichon et Jean-François Démonet 1996
DOCUMENT larecherche.fr LIEN
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SCIENCE ET CONSCIENCE |
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Axel Cleeremans : science et conscience
entretien - par Propos recueillis par Elisa Brune dans mensuel n°353 daté mai 2002 à la page 87 (2668 mots) | Gratuit
Longtemps jugée inaccessible à l'investigation scientifique, la conscience fait aujourd'hui l'objet d'une véritable ruée vers l'or. Les techniques d'imagerie ont ouvert la voie à l'expérimentation scientifique pure et dure. Une nouvelle réalité se fait jour : l'étude de la conscience fait apparaître la réalité de l'inconscient - mais pas au sens de la psychanalyse !
La Recherche : Peut-on aborder par l'expérimentation la question la plus difficile des sciences cognitives ?
Axel Cleeremans : Cela peut paraître surprenant, mais la réponse est oui. Pendant des décennies, la conscience a été exclue d'office du champ de l'étude scientifique, essentiellement parce qu'on ne voyait pas comment étudier un phénomène aussi privé et subjectif au moyen de techniques objectives. Aujourd'hui, les difficultés méthodologiques restent nombreuses, mais elles sont aussi source d'un renouveau conceptuel spectaculaire. Le principe de base de l'approche, c'est de dire qu'à tout état mental perçu, ressenti, et donc subjectif correspond un état neural un état physique du cerveau, observable, mesurable, et donc objectif. Il est ainsi possible de se lancer dans un programme de recherche visant à l'identification systématique de ce qu'on appelle aujourd'hui les « corrélats neuraux de la conscience ».
Comment peut-on identifier un état neural, concrètement parlant ?
Grâce aux nouvelles techniques d'imagerie médicale, qui permettent littéralement de « voir » et même de quantifier l'état du cerveau en activité. Il s'agit notamment de la résonance magnétique nucléaire ou de la tomographie par émission de positons TEP. Toutes deux permettent de cartographier l'activité du cerveau avec une résolution spatiale très élevée et une finesse temporelle qui s'améliore constammentI. Ces techniques ont littéralement révolutionné les sciences cognitives, au point qu'on doit plutôt parler aujourd'hui de « neurosciences cognitives ».
Si un état mental correspond à un état neural, est-on sûr que ce sera le même chez tout le monde ? N'avons-nous pas des caractéristiques personnelles dans le cerveau, comme les empreintes digitales ou les traits du visage ?
Il y a des arguments solides pour étayer cette idée. L'expérience subjective est fondamentalement déterminée par l'histoire des interactions de l'individu avec son environnement, histoire par essence personnelle. De plus, on sait que le cerveau est un organe extrêmement plastique. D'innombrables exemples de récupération de capacités après lésions en ont fourni la preuve. Même chez le sujet normal, on peut trouver la trace de l'expérience. Les zones du cerveau qui représentent la stimulation tactile du bout des doigts, par exemple, sont agrandies chez les joueurs d'instruments à cordes. Ou encore l'hippocampe des chauffeurs de taxis est particulièrement développé par rapport à celui des sujets n'ayant pas dû mémoriser de géographies complexes. Nous ne pouvons plus douter que l'apprentissage laisse des traces détectables dans le cerveau. Dans ces conditions, il faut s'attendre à ce qu'il y ait des variations importantes d'un individu à l'autre. Mais il nous reste de nombreux traits communs à étudier avant de buter sur cette limite de la spécificité individuelle.
Comment procède-t-on pour être sûr d'isoler tel ou tel état mental ?
Ce que l'on cherche à mettre en évidence, ce sont des oppositions entre ce qui se passe avec ou sans conscience. Exactement comme le font les physiciens, on tâche de réduire la difficulté en étudiant une seule variable à la fois, et dans une seule dimension de la conscience, comme la perception ou l'attention par exemple. Il existe plusieurs voies d'approche possibles. Dans l'une d'elles, on étudie l'activité du cerveau lorsque la perception du sujet change, alors que le stimulus qui lui est présenté ne change pas. Un exemple parfait de cette possibilité réside dans la rivalité binoculaire. Imaginez un dispositif qui ressemble à des jumelles. Chaque oculaire donne à voir une image projetée, un rond du côté gauche et un carré du côté droit. Ce stimulus reste constant au cours de l'expérience. La situation est très artificielle puisqu'elle sépare les champs visuels associés aux deux yeux du sujet et en plus leur fournit des informations différentes. L'intégration habituelle des données par superposition des images en provenance des deux champs ne peut pas se faire normalement. Ce que l'on constate, c'est que la perception subjective du sujet va osciller entre deux états. Tantôt il voit un rond, tantôt il voit un carré. L'intéressant, c'est que l'on peut alors observer - par l'une des techniques d'imagerie que j'ai citées - le corrélat neural l'état du cerveau qui correspond à la sensation de voir un rond, par opposition au corrélat neural qui correspond à la sensation de voir un carré. La différence observée reflète uniquement la différence de perception subjective. Le stimulus objectif, lui, n'a pas changé.
Dans cette expérience, on réduit le champ de la conscience à presque rien : percevoir un rond ou un carré ! Peut-on vraiment soutenir que l'on est en train d'étudier l'expérience subjective ?
Ce ne sont que les premiers jalons dans cette direction. Il faut commencer par associer des perceptions conscientes, même élémentaires, et des états du cerveau. Mais très vite les questions posées vont s'affiner. Des progrès énormes sont en train de se faire, puisqu'on étudie déjà les états émotionnels de cette façon. On demande par exemple au sujet de sélectionner une phrase parmi huit qu'on lui propose des phrases qui évoquent des climats émotionnels très différents et, en observant l'activité de son cerveau grâce au PET Scan, on est capable de deviner à quelle phrase il pense. Tout cela évoque la possibilité de « lire » un jour dans les pensées grâce à l'observation du cerveau.
Pensez-vous que l'on puisse repérer par l'observation du cerveau des choses que le sujet ignore lui-même ? Par exemple, des souvenirs ou des informations qu'il aurait oubliés ?
Il est évident que l'activité du cerveau donne parfois des indications que le sujet ne peut pas fournir lui-même. On peut déterminer par exemple qu'il a perçu un stimulus, alors qu'il ne le sait pas. C'est un cas de figure exactement inverse de la rivalité binoculaire - ici, la perception subjective ne change pas tandis que le stimulus a changé. Un exemple type concerne les personnes qui ont perdu la faculté de reconnaître les visages : les sujets dits « prosopagnosiques ». Toute personne, même très familière, leur apparaît comme si c'était la première fois. Or, on s'aperçoit que les corrélats neuraux ne sont pas les mêmes si on leur présente des photos de personnes réellement inconnues et des photos de leurs proches. Bien qu'elles déclarent ne reconnaître personne, l'activité de leur cerveau prouve qu'il y a une différence marquée. Autre exemple : des patients atteints de lésions qui les rendent aveugles pour une partie de leur champ visuel. Si on présente un objet dans la partie aveugle, ils disent ne rien voir. Mais ils se montreront capables, par la suite, de retrouver cet objet dans une série qu'on leur propose. C'est ce qu'on appelle la « vision aveugle ». Ces phénomènes témoignent de la possibilité d'une connaissance sans conscience. Il pourrait même apparaître que la majorité des phénomènes perceptifs mettent en jeu de tels mécanismes inconscients. C'est certainement le cas pour les processus d'apprentissage.
Vous voulez dire que nous sommes capables d'apprendre des choses sans le savoir ?
Parfaitement. Dans mon équipe, nous avons particulièrement étudié ce phénomène d'apprentissage implicite1. Dans un protocole type, des sujets parviennent à améliorer notablement leurs performances dans une tâche où on leur demande de réagir à l'apparition d'un stimulus lumineux sur l'écran d'un ordinateur. Il y a par exemple six endroits où le stimulus peut apparaître, six touches devant le sujet, et celui-ci doit enfoncer la touche correspondant au stimulus le plus rapidement possible. On mesure leur temps de réaction. Ce qu'ils ignorent, c'est que le stimulus se déplace en suivant des règles. S'ils connaissaient ces règles, ils pourraient prédire l'endroit où le stimulus suivant va apparaître, et donc répondre plus vite. Curieusement, les sujets se montrent capables de progresser sans passer par un apprentissage des règles. Au bout d'un temps, ils répondent nettement plus vite à ces séquences réglées que lorsqu'on leur présente des séquences totalement aléatoires. Pourtant, ils ne peuvent rien dire des règles qu'ils devinent, ils n'ont même pas conscience de deviner quoi que ce soit ! Ils ont donc appris sans le savoir.
Il semblerait que la conscience et la formalisation des connaissances ne sont pas nécessaires à la mobilisation de celles-ci. C'est aussi la raison pour laquelle tout être humain est capable de produire des expressions correctes dans sa langue maternelle, sans passer par un apprentissage formel.
On voit que l'étude de la conscience bute rapidement sur le problème de l'inconscient !
Cela n'aurait pas de sens d'étudier l'une sans l'autre, en effet. Les rapports entre ces deux entités font l'objet de vives discussions dans la profession sans même parler de l'inconscient de la psychanalyse, bien éloigné de notre propos. Je proposerais pour ma part que ces rapports soient régis par la notion de qualité des représentations. Certaines connaissances échappent à notre contrôle parce qu'elles sont trop faibles, tandis que d'autres échappent à notre contrôle parce qu'elles sont tellement fortes que nous n'avons pas besoin de les contrôler pensez à toutes les activités que vous réalisez sans y penser, comme marcher, conduire, manger.... Il faut donc distinguer la disponibilité à la conscience et la disponibilité au contrôle. Quand les deux sont faibles, on est en régime de connaissances implicites sans conscience. Quand les deux sont élevées, on est en régime de connaissances explicites avec conscience. Et quand la disponibilité à la conscience reste élevée alors que la disponibilité au contrôle retombe à un niveau très bas, on est en régime de connaissances automatiques. Celles-ci sont accessibles à la conscience, mais ne l'occupent pas de façon centrale. Elles forment une sorte de bruit de fond.
La conscience serait donc à placer sur un continuum, assorti de « changements de régime » entre l'implicite et l'explicite, puis l'explicite et l'automatique ?
Exactement, tout comme les changements graduels et continus de la température d'une masse d'eau s'accompagnent de changements d'états brutaux en certains points critiques. Ici, c'est la qualité des représentations qui est la variable continue. La conscience ou sphère de l'explicite correspond à un pic dans le traitement des stimuli perçus, entre deux domaines d'inconscient fort différents, celui où la qualité des représentations est trop faible et rejetée à la mer, comme les poissons trop petits, et celui où cette qualité est très forte et permet aux représentations de s'exprimer toutes seules, en quelque sorte.
Y a-t-il des faits expérimentaux pour soutenir cette description de la conscience ?
Beaucoup. Prenons l'expérience de Yuko Munakata consacrée à l'acquisition de consignes par un enfant de 5 ans2. Sur des cartes, on a dessiné des camions et des fleurs, qui peuvent être rouges ou bleus. On demande à l'enfant de trier les cartes selon la couleur, les rouges à droite et les bleues à gauche. Il réussit la tâche. Ensuite, on lui annonce qu'on change les règles : maintenant il faut mettre les camions à gauche et les fleurs à droite, on ne joue plus le jeu de la couleur mais le jeu de la forme. Lorsqu'un camion bleu apparaît, l'enfant se trompe et le classe à droite, comme dans le jeu précédent. Le point crucial, c'est que si on lui pose la question : « Où faut-il mettre les camions ? » il répond correctement et montre la gauche. Mais si on lui présente à nouveau un camion bleu, il le place à droite. Dans cette expérience, la qualité des représentations de la tâche qu'a développée l'enfant est encore fragile. Il est capable de répondre aux questions qui ne mobilisent qu'une dimension à la fois, mais pas aux stimuli conflictuels entre forme et couleur.
Dans une autre expérience menée par Dan Simons3, on demande à des sujets adultes de suivre une vidéo et d'y compter les passes de ballon qui s'effectuent entre les membres d'une équipe de basket habillés en blanc. La tâche est difficile, car une autre équipe, habillée en noir, s'échange un autre ballon dans le même espace. A la fin, les sujets donnent des résultats, corrects ou non, mais aucun n'est capable de dire qu'il s'est produit un événement bizarre pendant la séquence : un homme déguisé en gorille a traversé l'écran. Ils ne l'ont pas vu, parce que leur attention était entièrement focalisée sur le ballon. Le stimulus n'était certainement pas trop faible pour être perçu consciemment, mais il a été négligé lors d'un traitement préconscient. Seuls accèdent au champ de la conscience les stimuli qui ont été sélectionnés comme dignes d'attention. En somme, la conscience se ramène à une bande passante plus ou moins étroite dans le bombardement de stimuli auxquel nous sommes confrontés.
Mais si la conscience est une fenêtre plus ou moins arbitraire sur le monde, comment se fait-il qu'elle nous paraisse si stable ?
Voilà bien l'une des questions les plus délicates posées aux sciences cognitives. Car si l'expérience subjective conduit à ne pas douter de l'unité de la conscience, celle-ci est infirmée par toute une série de résultats expérimentaux. D'une part, il est de plus en plus évident que la conscience, loin d'être localisée dans une région précise du cerveau, émerge du fonctionnement simultané de l'ensemble de nos neurones. D'autre part, certaines études cliniques apportent des éclairages très troublants sur les possibles dissociations de la conscience. Je ne citerai qu'un exemple. Quand le cerveau est divisé, il semble que la conscience le soit aussi. Sperry et Gazzaniga ont été les initiateurs, dans les années 1960, des études sur des sujets dont le corps calleux* avait été sectionné un traitement de l'épilepsie à l'époque4. A première vue, ces sujets étaient tout à fait normaux. Mais des études beaucoup plus fines ont fait apparaître des phénomènes étonnants. Si on envoie un stimulus vers l'hémisphère gauche d'un tel patient par l'intermédiaire de son oeil droit uniquement, il le voit et peut dire ce qu'il voit. Si on envoie un stimulus vers l'hémisphère droit, il affirme n'avoir rien vu, mais peut retrouver l'objet si on le lui donne à palper, sans toutefois pouvoir le nommer. On semble être confronté à deux individus différents dans la même personne, qui ne coopèrent pas nécessairement. Le premier dépend de l'hémisphère gauche et prend la parole le centre de la parole se trouve dans l'hémisphère gauche. Le second dépend de l'hémisphère droit et est privé de parole, mais fait la preuve qu'il perçoit et agit, si on l'interroge adéquatement. Un homme qui était paisible pourra s'apercevoir qu'il gifle sa femme, mais uniquement de la main gauche, comme s'il avait perdu le contrôle sur les initiatives prises par son hémisphère droit. Ainsi, les deux personnes qui résident dans nos deux hémisphères fonctionnent habituellement de concert grâce aux communications qui s'établissent par le corps calleux, mais si celles-ci sont coupées, il est possible de constater l'autonomie de l'hémisphère droit !
Pourra-t-on dire que l'on aura compris les états subjectifs lorsque l'on aura établi leurs corrélats neuraux ?
Probablement pas. La connaissance, même ultraprécise, de l'état d'activité du cerveau ne donne en réalité aucun accès à l'expérience elle-même c'est-à-dire à ce que le sujet éprouve en tant que sujet. C'est la limite ultime des sciences cognitives et elle donne bien du fil à retordre aux philosophesII. Elle s'illustre classiquement dans deux histoires. Imaginez un scientifique qui a étudié tout ce que l'on peut savoir sur la perception des couleurs. Imaginez qu'il vit depuis sa naissance dans un environnement exclusivement composé de noir et de blanc. Bien qu'il connaisse toute la neurophysiologie de la perception du rouge, il ne peut pas lui-même savoir quel effet cela fait de percevoir du rouge. Dans le même ordre d'idée, le philosophe Thomas Nagel demande, dans un article qui a fait date, « Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris5 ? », et montre que la réponse à cette question nous restera probablement inaccessible, quelle que soit la quantité de connaissances que nous accumulerons. Il demeurera un hiatus infranchissable entre la description à la troisième personne, seule possible pour la science, et le vécu à la première personne, que nous voudrions atteindre malgré tout. Certains, comme Daniel Dennett, affirment même que la conscience subjective est un mystère, parce que c'est un problème auquel on ne sait pas encore comment penser6 !
Par Propos recueillis par Elisa Brune
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L'ORIGINE DES DOIGTS |
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L'origine des doigts
special : l'histoire de la vie - par Denis Duboule et Paolo Sordino dans mensuel n°296 daté mars 1997 à la page 66 (1683 mots) | Gratuit
Les doigts courts et larges des premiers tétrapodes auraient d'abord servi de pagaies et non, comme nous pourrions le croire, de pinces pour sortir de l'eau. Mais d'où viennent ces doigts ? Ont-ils été créés à partir d'une structure ancestrale ? Comment sont-ils apparus ? La question longtemps débattue semble enfin avoir une réponse. Il s'agit probablement d'une bifurcation génétique tardive pendant le développement de la nageoire.
L'histoire évolutive de nos mains et de nos pieds commence il y a environ 380 millions d'années par une surprenante métamorphose : le passage de la nageoire au membre, étape décisive dans l'évolution des vertébrés. Tout aussi extraordinaire, l'apparition des doigts est à l'origine d'un débat encore très animé1-5. Le récit de cette controverse scientifique débute vers la fin du XIXe siècle avec les premières observations paléontologiques des nageoires de poissons ancestraux. Les grandes similitudes entre leurs rayons osseux* et les doigts des tétrapodes primitifs conduisent un certain nombre de paléontologues de cette époque à penser qu'il existe une relation directe entre ces deux types de structures. Selon eux, les doigts seraient le résultat d'une simple transformation morphologique. Dans les années 1950-1960, un paléontologue suédois, Erik Jarvik, va défendre un tout autre point de vue. Inspiré des travaux de l'embryologiste Niels Holmgren6, Jarvik interprète les doigts comme des structures néomorphes, nouvellement formées. Pour lui et quelques autres paléontologues, les petits bouts d'os présents à l'extrémité des nageoires des poissons ancestraux tel le Coelacanthe* ou les poissons de la famille des Panderichthyidae * ne peuvent être considérés comme les précurseurs des doigts des premiers tétrapodes voir l'article de J. Clack dans ce numéro. Mais cette nouvelle interprétation de l'origine des doigts est loin de faire l'unanimité et les deux écoles vont s'affronter trente années durant. La thèse suédoise soulève en effet une question supplémentaire : comment expliquer, dans ces conditions, la ressemblance parfaite entre les autres éléments osseux de la nageoire humérus, radius et cubitus et les trois os principaux du membre postérieur des premiers tétrapodes fémur, tibia et péroné fig. 1 ?
L'enquête scientifique va prendre un tournant décisif à la fin des années 1980 grâce à la rencontre de l'embryologie classique et moléculaire. Les nouvelles observations de l'embryologie classique vont nous apprendre beaucoup sur le développement des membres7,8 et des nageoires. Résumons brièvement ces différents résultats expérimentaux.
Chez les tétrapodes, tout commence par un bourgeonnement et par la différenciation d'une couche de cellules à la périphérie de ce bourgeon fig. 2a. Cette couche dite ectodermique* agit comme un bouclier : sous elle, les cellules proli-fèrent et construisent la partie osseuse du squelette appelé l'endosquelette. Puis, pour des raisons encore mal comprises, des cellules de la partie basse du bourgeon vont commencer à proliférer plus rapidement et à envahir petit à petit la partie avant du bourgeon : c'est dans cette zone avant que les doigts vont finalement se former.
Ces observations ont apporté la preuve que le membre des tétrapodes se fabri- que bien progressivement, de l'arrière vers l'avant. Ainsi, chez l'homme, cette construction commence par la production du bras le stylopode, suivie par l'avant-bras le zeugopode puis par le poignet et la main l'autopode. Morphogénétiquement parlant, nos mains sont donc plus jeunes que nos bras.
Chez les poissons, tant cartilagineux requin, raie, etc. qu'osseux truite, carpe, etc., le développement des nageoires semble être contrôlé au tout début par des mécanismes très voisins de ceux des membres des tétrapodes fig. 3 a : on assiste d'abord à la naissance du bourgeon, puis à l'émergence de la couche ectodermique. Mais à ce stade, un phénomène nouveau se produit. En quelques heures la multiplication des cellules est telle que la couche se recourbe en formant un pli allongé. L'espace vide situé à l'intérieur du pli va petit à petit se trouver colonisé par un type très particulier de cellules, dont l'origine reste assez mystérieuse. Quelques heures plus tard, celles-ci formeront ce que les spécialistes appellent « le squelette dermique », c'est-à-dire les rayons flexibles de la nageoire. Dans la partie arrière du bourgeon, l'endosquelette possède Ñ selon le type de poisson Ñ un nombre variable d'éléments : il est en général considérablement réduit chez les poissons « modernes », comme la truite ou la dorade, au bénéfice du squelette dermique au contraire très bien développé.
D'un point de vue embryologique, le développement de la nageoire est donc marqué par le repliement de la couche ectodermique. On suppose aujourd'hui que ce repli empêche la transmission de l'information de croissance au reste du bourgeon. L'endosquelette s'arrête de croître. Chez les tétrapodes, il n'y a pas de repli : la couche ectodermique peut continuer à fournir l'information de croissance aux autres cellules du bourgeon. Sous ces conditions, les doigts naissent d'une surprolifération cellulaire dans la partie basse du bourgeon.
Ces résultats expérimentaux mettaient en évidence des différences fondamentales entre les modes de développement des nageoires et des membres. Mais plusieurs questions restaient sans réponse : comment de telles différences avaient pu générer des éléments structuraux si semblables entre la nageoire et le membre les éléments osseux de la nageoire et ceux du membre antérieur et quels étaient les processus génétiques responsables de ces comportements cellulaires ?
Retour quelques années en arrière, début 1980, avec le démarrage de l'embryologie moléculaire des vertébrés9-11 : les nouvelles techniques de génie génétique allaient nous faire découvrir des gènes très particuliers, appelés gènes homéotiques, qui commandent et contrôlent Ñ entre autre Ñ le développement des membres des tétrapodes. Grâce à ces techniques tout un champ d'expériences s'ouvrait à nous.
Par la méthode d'hybridation in situ *, nous pouvions enfin localiser précisément les domaines d'expression de chacun de ces gènes. Autrement dit, prévoir où et quand ces gènes interviennent dans le développement des différents organes. Les doigts s'étaient-ils développés à partir d'un élément présent sur la nageoire ou bien s'agissait-il d'une véritable innovation morphologique ? La génétique et l'embryologie allaient peut-être nous permettre de tester les hypothèses des uns et des autres. En quelques années cette technique s'est effectivement montrée très performante et nous a permis de décrypter la fonction et l'action de plusieurs dizaines de gènes homéotiques au cours des principales étapes de la morphogenèse des membres et des nageoires. Ces nouvelles expériences permirent d'étayer une idée déjà supportée par les études comparatives des bourgeons de nageoire et de membre, à savoir l'existence d'une sorte de bifurcation dans les phases tardives de leur développement.
Chez les mammifères, les homéogènes sont regroupés en quatre complexes HoxA , HoxB , HoxC et HoxD * Hox est une abréviation pour H oméob ox localisés sur des chromosomes différentsI,II. Très récemment, dans une étude portant sur la souris, nous avons constaté que les gènes HoxD s'exprimaient dans des régions différentes du membre pendant son développement fig. 2b et 4. Dans une première phase correspondant au début du bourgeonnement, ces gènes s'expriment suivant une stratégie de poupées russes centrée sur la partie basse du bourgeon. Dans une seconde phase, lors de la formation des doigts, leur domaine d'expression s'étend vers l'extrémité avant et les bords supérieur et inférieur du bourgeon12.
Ce mécanisme est-il observé chez les poissons ? Pour répondre à cette question, il nous faut d'abord caractériser leur bagage génétique c'est-à-dire identifier les complexes Hox responsables de leur développement. Par clonage des gènes Hox d'un petit poisson du Gange, le poisson-zèbre le Danio rerio , nous avons retrouvé les quatre mêmes complexes A, B, C, D, qui caractérisent donc tous les vertébrés13,14. Premier élément important : le passage des poissons aux tétrapodes n'a donc pas été accompagné d'une augmentation du nombre de gènes Hox. Sur la base de cette découverte, nous avons suivi, dans un deuxième temps, l'activation des gènes au cours du développement de la nageoire pectorale celle située à l'avant, homologue à nos bras du poisson-zèbre12.
Cette étude a permis de montrer qu'il existait au stade précoce du développement une grande similitude entre ce petit poisson et la souris, les gènes HoxD s'exprimant essentiellement dans la partie basse de la future nageoire fig. 3b. En revanche, dans le stade morphogénétique plus avancé, aucune activation de ces gènes n'est détectée dans la partie avant et sur les bords inférieur et supérieur du bourgeon comme c'est le cas chez la souris. Seule donc la phase précoce d'expression des gènes HoxD estobservée chez les poissons. Il en est de même des gènes du complexe HoxA qui, au stade avancé du développement, ne sont pas activés de la même façon chez les poissons et les tétrapodes.
Une différence fondamentale dans la phase terminale de la morphogenèse suggère que les doigts sont bien des structures nouvellement formées
D'un point de vue strictement moléculaire, la phase I du développement fait donc intervenir les mêmes gènes aux mêmes endroits chez le poisson et la souris, ce qui, à notre avis, explique les similitudes morphologiques homologie entre certains éléments osseux de la nageoire et les trois os principaux du membre. En revanche, la nageoire semble être dépourvue de la phase terminale présente dans la morphogenèse des membres. Cette différence fondamentale suggère que les doigts sont bien des structures nouvellement formées.
Les poissons pourraient-ils fabriquer des doigts ? Il est probable qu'ils en ont bel et bien le potentiel génétique mais qu'ils en sont empêchés au stade avancé du développement. Seule responsable de leur évolution morphologique, la machinerie génétique a choisi pour eux la solution « nageoire ». Peut-on pour autant en conclure que ces choix génétiques sont les véritables initiateurs du passage de la nageoire au membre il y a environ 380 millions d'années ? Posé de cette façon, le problème reste entier. Les mécanismes moléculaires que nous avons décrits constituent une solution possible. Mais si cette solution est bien la bonne, quel scénario évolutif pouvons-nous proposer ? Il semble que le facteur déterminant du choix entre les rayons flexibles et les doigts soit le moment précis auquel la croissance du bourgeon diminue, suite au repli de la couche ectodermique. Il s'agirait donc d'une illustration très réussie d'un mécanisme d'hétérochronie* par lequel un temps Ñ celui du repli Ñ détermine la structure finalement produite : le repli est précoce et les rayons apparaissent, le repli est tardif ou inexistant et les doigts apparaissent. Une innovation morphologique qui aurait précédé de plusieurs millions d'années la colonisation de la terre ferme.
Par Denis Duboule et Paolo Sordino
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