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SCIENCE ET CONSCIENCE

 

Axel Cleeremans : science et conscience


entretien - par Propos recueillis par Elisa Brune dans mensuel n°353 daté mai 2002 à la page 87 (2668 mots) | Gratuit
Longtemps jugée inaccessible à l'investigation scientifique, la conscience fait aujourd'hui l'objet d'une véritable ruée vers l'or. Les techniques d'imagerie ont ouvert la voie à l'expérimentation scientifique pure et dure. Une nouvelle réalité se fait jour : l'étude de la conscience fait apparaître la réalité de l'inconscient - mais pas au sens de la psychanalyse !

La Recherche : Peut-on aborder par l'expérimentation la question la plus difficile des sciences cognitives ?

Axel Cleeremans : Cela peut paraître surprenant, mais la réponse est oui. Pendant des décennies, la conscience a été exclue d'office du champ de l'étude scientifique, essentiellement parce qu'on ne voyait pas comment étudier un phénomène aussi privé et subjectif au moyen de techniques objectives. Aujourd'hui, les difficultés méthodologiques restent nombreuses, mais elles sont aussi source d'un renouveau conceptuel spectaculaire. Le principe de base de l'approche, c'est de dire qu'à tout état mental perçu, ressenti, et donc subjectif correspond un état neural un état physique du cerveau, observable, mesurable, et donc objectif. Il est ainsi possible de se lancer dans un programme de recherche visant à l'identification systématique de ce qu'on appelle aujourd'hui les « corrélats neuraux de la conscience ».

Comment peut-on identifier un état neural, concrètement parlant ?

Grâce aux nouvelles techniques d'imagerie médicale, qui permettent littéralement de « voir » et même de quantifier l'état du cerveau en activité. Il s'agit notamment de la résonance magnétique nucléaire ou de la tomographie par émission de positons TEP. Toutes deux permettent de cartographier l'activité du cerveau avec une résolution spatiale très élevée et une finesse temporelle qui s'améliore constammentI. Ces techniques ont littéralement révolutionné les sciences cognitives, au point qu'on doit plutôt parler aujourd'hui de « neurosciences cognitives ».

Si un état mental correspond à un état neural, est-on sûr que ce sera le même chez tout le monde ? N'avons-nous pas des caractéristiques personnelles dans le cerveau, comme les empreintes digitales ou les traits du visage ?

Il y a des arguments solides pour étayer cette idée. L'expérience subjective est fondamentalement déterminée par l'histoire des interactions de l'individu avec son environnement, histoire par essence personnelle. De plus, on sait que le cerveau est un organe extrêmement plastique. D'innombrables exemples de récupération de capacités après lésions en ont fourni la preuve. Même chez le sujet normal, on peut trouver la trace de l'expérience. Les zones du cerveau qui représentent la stimulation tactile du bout des doigts, par exemple, sont agrandies chez les joueurs d'instruments à cordes. Ou encore l'hippocampe des chauffeurs de taxis est particulièrement développé par rapport à celui des sujets n'ayant pas dû mémoriser de géographies complexes. Nous ne pouvons plus douter que l'apprentissage laisse des traces détectables dans le cerveau. Dans ces conditions, il faut s'attendre à ce qu'il y ait des variations importantes d'un individu à l'autre. Mais il nous reste de nombreux traits communs à étudier avant de buter sur cette limite de la spécificité individuelle.

Comment procède-t-on pour être sûr d'isoler tel ou tel état mental ?

Ce que l'on cherche à mettre en évidence, ce sont des oppositions entre ce qui se passe avec ou sans conscience. Exactement comme le font les physiciens, on tâche de réduire la difficulté en étudiant une seule variable à la fois, et dans une seule dimension de la conscience, comme la perception ou l'attention par exemple. Il existe plusieurs voies d'approche possibles. Dans l'une d'elles, on étudie l'activité du cerveau lorsque la perception du sujet change, alors que le stimulus qui lui est présenté ne change pas. Un exemple parfait de cette possibilité réside dans la rivalité binoculaire. Imaginez un dispositif qui ressemble à des jumelles. Chaque oculaire donne à voir une image projetée, un rond du côté gauche et un carré du côté droit. Ce stimulus reste constant au cours de l'expérience. La situation est très artificielle puisqu'elle sépare les champs visuels associés aux deux yeux du sujet et en plus leur fournit des informations différentes. L'intégration habituelle des données par superposition des images en provenance des deux champs ne peut pas se faire normalement. Ce que l'on constate, c'est que la perception subjective du sujet va osciller entre deux états. Tantôt il voit un rond, tantôt il voit un carré. L'intéressant, c'est que l'on peut alors observer - par l'une des techniques d'imagerie que j'ai citées - le corrélat neural l'état du cerveau qui correspond à la sensation de voir un rond, par opposition au corrélat neural qui correspond à la sensation de voir un carré. La différence observée reflète uniquement la différence de perception subjective. Le stimulus objectif, lui, n'a pas changé.

Dans cette expérience, on réduit le champ de la conscience à presque rien : percevoir un rond ou un carré ! Peut-on vraiment soutenir que l'on est en train d'étudier l'expérience subjective ?

Ce ne sont que les premiers jalons dans cette direction. Il faut commencer par associer des perceptions conscientes, même élémentaires, et des états du cerveau. Mais très vite les questions posées vont s'affiner. Des progrès énormes sont en train de se faire, puisqu'on étudie déjà les états émotionnels de cette façon. On demande par exemple au sujet de sélectionner une phrase parmi huit qu'on lui propose des phrases qui évoquent des climats émotionnels très différents et, en observant l'activité de son cerveau grâce au PET Scan, on est capable de deviner à quelle phrase il pense. Tout cela évoque la possibilité de « lire » un jour dans les pensées grâce à l'observation du cerveau.

Pensez-vous que l'on puisse repérer par l'observation du cerveau des choses que le sujet ignore lui-même ? Par exemple, des souvenirs ou des informations qu'il aurait oubliés ?

Il est évident que l'activité du cerveau donne parfois des indications que le sujet ne peut pas fournir lui-même. On peut déterminer par exemple qu'il a perçu un stimulus, alors qu'il ne le sait pas. C'est un cas de figure exactement inverse de la rivalité binoculaire - ici, la perception subjective ne change pas tandis que le stimulus a changé. Un exemple type concerne les personnes qui ont perdu la faculté de reconnaître les visages : les sujets dits « prosopagnosiques ». Toute personne, même très familière, leur apparaît comme si c'était la première fois. Or, on s'aperçoit que les corrélats neuraux ne sont pas les mêmes si on leur présente des photos de personnes réellement inconnues et des photos de leurs proches. Bien qu'elles déclarent ne reconnaître personne, l'activité de leur cerveau prouve qu'il y a une différence marquée. Autre exemple : des patients atteints de lésions qui les rendent aveugles pour une partie de leur champ visuel. Si on présente un objet dans la partie aveugle, ils disent ne rien voir. Mais ils se montreront capables, par la suite, de retrouver cet objet dans une série qu'on leur propose. C'est ce qu'on appelle la « vision aveugle ». Ces phénomènes témoignent de la possibilité d'une connaissance sans conscience. Il pourrait même apparaître que la majorité des phénomènes perceptifs mettent en jeu de tels mécanismes inconscients. C'est certainement le cas pour les processus d'apprentissage.

Vous voulez dire que nous sommes capables d'apprendre des choses sans le savoir ?

Parfaitement. Dans mon équipe, nous avons particulièrement étudié ce phénomène d'apprentissage implicite1. Dans un protocole type, des sujets parviennent à améliorer notablement leurs performances dans une tâche où on leur demande de réagir à l'apparition d'un stimulus lumineux sur l'écran d'un ordinateur. Il y a par exemple six endroits où le stimulus peut apparaître, six touches devant le sujet, et celui-ci doit enfoncer la touche correspondant au stimulus le plus rapidement possible. On mesure leur temps de réaction. Ce qu'ils ignorent, c'est que le stimulus se déplace en suivant des règles. S'ils connaissaient ces règles, ils pourraient prédire l'endroit où le stimulus suivant va apparaître, et donc répondre plus vite. Curieusement, les sujets se montrent capables de progresser sans passer par un apprentissage des règles. Au bout d'un temps, ils répondent nettement plus vite à ces séquences réglées que lorsqu'on leur présente des séquences totalement aléatoires. Pourtant, ils ne peuvent rien dire des règles qu'ils devinent, ils n'ont même pas conscience de deviner quoi que ce soit ! Ils ont donc appris sans le savoir.

Il semblerait que la conscience et la formalisation des connaissances ne sont pas nécessaires à la mobilisation de celles-ci. C'est aussi la raison pour laquelle tout être humain est capable de produire des expressions correctes dans sa langue maternelle, sans passer par un apprentissage formel.

On voit que l'étude de la conscience bute rapidement sur le problème de l'inconscient !

Cela n'aurait pas de sens d'étudier l'une sans l'autre, en effet. Les rapports entre ces deux entités font l'objet de vives discussions dans la profession sans même parler de l'inconscient de la psychanalyse, bien éloigné de notre propos. Je proposerais pour ma part que ces rapports soient régis par la notion de qualité des représentations. Certaines connaissances échappent à notre contrôle parce qu'elles sont trop faibles, tandis que d'autres échappent à notre contrôle parce qu'elles sont tellement fortes que nous n'avons pas besoin de les contrôler pensez à toutes les activités que vous réalisez sans y penser, comme marcher, conduire, manger.... Il faut donc distinguer la disponibilité à la conscience et la disponibilité au contrôle. Quand les deux sont faibles, on est en régime de connaissances implicites sans conscience. Quand les deux sont élevées, on est en régime de connaissances explicites avec conscience. Et quand la disponibilité à la conscience reste élevée alors que la disponibilité au contrôle retombe à un niveau très bas, on est en régime de connaissances automatiques. Celles-ci sont accessibles à la conscience, mais ne l'occupent pas de façon centrale. Elles forment une sorte de bruit de fond.

La conscience serait donc à placer sur un continuum, assorti de « changements de régime » entre l'implicite et l'explicite, puis l'explicite et l'automatique ?

Exactement, tout comme les changements graduels et continus de la température d'une masse d'eau s'accompagnent de changements d'états brutaux en certains points critiques. Ici, c'est la qualité des représentations qui est la variable continue. La conscience ou sphère de l'explicite correspond à un pic dans le traitement des stimuli perçus, entre deux domaines d'inconscient fort différents, celui où la qualité des représentations est trop faible et rejetée à la mer, comme les poissons trop petits, et celui où cette qualité est très forte et permet aux représentations de s'exprimer toutes seules, en quelque sorte.

Y a-t-il des faits expérimentaux pour soutenir cette description de la conscience ?

Beaucoup. Prenons l'expérience de Yuko Munakata consacrée à l'acquisition de consignes par un enfant de 5 ans2. Sur des cartes, on a dessiné des camions et des fleurs, qui peuvent être rouges ou bleus. On demande à l'enfant de trier les cartes selon la couleur, les rouges à droite et les bleues à gauche. Il réussit la tâche. Ensuite, on lui annonce qu'on change les règles : maintenant il faut mettre les camions à gauche et les fleurs à droite, on ne joue plus le jeu de la couleur mais le jeu de la forme. Lorsqu'un camion bleu apparaît, l'enfant se trompe et le classe à droite, comme dans le jeu précédent. Le point crucial, c'est que si on lui pose la question : « Où faut-il mettre les camions ? » il répond correctement et montre la gauche. Mais si on lui présente à nouveau un camion bleu, il le place à droite. Dans cette expérience, la qualité des représentations de la tâche qu'a développée l'enfant est encore fragile. Il est capable de répondre aux questions qui ne mobilisent qu'une dimension à la fois, mais pas aux stimuli conflictuels entre forme et couleur.

Dans une autre expérience menée par Dan Simons3, on demande à des sujets adultes de suivre une vidéo et d'y compter les passes de ballon qui s'effectuent entre les membres d'une équipe de basket habillés en blanc. La tâche est difficile, car une autre équipe, habillée en noir, s'échange un autre ballon dans le même espace. A la fin, les sujets donnent des résultats, corrects ou non, mais aucun n'est capable de dire qu'il s'est produit un événement bizarre pendant la séquence : un homme déguisé en gorille a traversé l'écran. Ils ne l'ont pas vu, parce que leur attention était entièrement focalisée sur le ballon. Le stimulus n'était certainement pas trop faible pour être perçu consciemment, mais il a été négligé lors d'un traitement préconscient. Seuls accèdent au champ de la conscience les stimuli qui ont été sélectionnés comme dignes d'attention. En somme, la conscience se ramène à une bande passante plus ou moins étroite dans le bombardement de stimuli auxquel nous sommes confrontés.

Mais si la conscience est une fenêtre plus ou moins arbitraire sur le monde, comment se fait-il qu'elle nous paraisse si stable ?

Voilà bien l'une des questions les plus délicates posées aux sciences cognitives. Car si l'expérience subjective conduit à ne pas douter de l'unité de la conscience, celle-ci est infirmée par toute une série de résultats expérimentaux. D'une part, il est de plus en plus évident que la conscience, loin d'être localisée dans une région précise du cerveau, émerge du fonctionnement simultané de l'ensemble de nos neurones. D'autre part, certaines études cliniques apportent des éclairages très troublants sur les possibles dissociations de la conscience. Je ne citerai qu'un exemple. Quand le cerveau est divisé, il semble que la conscience le soit aussi. Sperry et Gazzaniga ont été les initiateurs, dans les années 1960, des études sur des sujets dont le corps calleux* avait été sectionné un traitement de l'épilepsie à l'époque4. A première vue, ces sujets étaient tout à fait normaux. Mais des études beaucoup plus fines ont fait apparaître des phénomènes étonnants. Si on envoie un stimulus vers l'hémisphère gauche d'un tel patient par l'intermédiaire de son oeil droit uniquement, il le voit et peut dire ce qu'il voit. Si on envoie un stimulus vers l'hémisphère droit, il affirme n'avoir rien vu, mais peut retrouver l'objet si on le lui donne à palper, sans toutefois pouvoir le nommer. On semble être confronté à deux individus différents dans la même personne, qui ne coopèrent pas nécessairement. Le premier dépend de l'hémisphère gauche et prend la parole le centre de la parole se trouve dans l'hémisphère gauche. Le second dépend de l'hémisphère droit et est privé de parole, mais fait la preuve qu'il perçoit et agit, si on l'interroge adéquatement. Un homme qui était paisible pourra s'apercevoir qu'il gifle sa femme, mais uniquement de la main gauche, comme s'il avait perdu le contrôle sur les initiatives prises par son hémisphère droit. Ainsi, les deux personnes qui résident dans nos deux hémisphères fonctionnent habituellement de concert grâce aux communications qui s'établissent par le corps calleux, mais si celles-ci sont coupées, il est possible de constater l'autonomie de l'hémisphère droit !

Pourra-t-on dire que l'on aura compris les états subjectifs lorsque l'on aura établi leurs corrélats neuraux ?

Probablement pas. La connaissance, même ultraprécise, de l'état d'activité du cerveau ne donne en réalité aucun accès à l'expérience elle-même c'est-à-dire à ce que le sujet éprouve en tant que sujet. C'est la limite ultime des sciences cognitives et elle donne bien du fil à retordre aux philosophesII. Elle s'illustre classiquement dans deux histoires. Imaginez un scientifique qui a étudié tout ce que l'on peut savoir sur la perception des couleurs. Imaginez qu'il vit depuis sa naissance dans un environnement exclusivement composé de noir et de blanc. Bien qu'il connaisse toute la neurophysiologie de la perception du rouge, il ne peut pas lui-même savoir quel effet cela fait de percevoir du rouge. Dans le même ordre d'idée, le philosophe Thomas Nagel demande, dans un article qui a fait date, « Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris5 ? », et montre que la réponse à cette question nous restera probablement inaccessible, quelle que soit la quantité de connaissances que nous accumulerons. Il demeurera un hiatus infranchissable entre la description à la troisième personne, seule possible pour la science, et le vécu à la première personne, que nous voudrions atteindre malgré tout. Certains, comme Daniel Dennett, affirment même que la conscience subjective est un mystère, parce que c'est un problème auquel on ne sait pas encore comment penser6 !

Par Propos recueillis par Elisa Brune

 

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L'ORIGINE DES DOIGTS

 


L'origine des doigts


special : l'histoire de la vie - par Denis Duboule et Paolo Sordino dans mensuel n°296 daté mars 1997 à la page 66 (1683 mots) | Gratuit
Les doigts courts et larges des premiers tétrapodes auraient d'abord servi de pagaies et non, comme nous pourrions le croire, de pinces pour sortir de l'eau. Mais d'où viennent ces doigts ? Ont-ils été créés à partir d'une structure ancestrale ? Comment sont-ils apparus ? La question longtemps débattue semble enfin avoir une réponse. Il s'agit probablement d'une bifurcation génétique tardive pendant le développement de la nageoire.

L'histoire évolutive de nos mains et de nos pieds commence il y a environ 380 millions d'années par une surprenante métamorphose : le passage de la nageoire au membre, étape décisive dans l'évolution des vertébrés. Tout aussi extraordinaire, l'apparition des doigts est à l'origine d'un débat encore très animé1-5. Le récit de cette controverse scientifique débute vers la fin du XIXe siècle avec les premières observations paléontologiques des nageoires de poissons ancestraux. Les grandes similitudes entre leurs rayons osseux* et les doigts des tétrapodes primitifs conduisent un certain nombre de paléontologues de cette époque à penser qu'il existe une relation directe entre ces deux types de structures. Selon eux, les doigts seraient le résultat d'une simple transformation morphologique. Dans les années 1950-1960, un paléontologue suédois, Erik Jarvik, va défendre un tout autre point de vue. Inspiré des travaux de l'embryologiste Niels Holmgren6, Jarvik interprète les doigts comme des structures néomorphes, nouvellement formées. Pour lui et quelques autres paléontologues, les petits bouts d'os présents à l'extrémité des nageoires des poissons ancestraux tel le Coelacanthe* ou les poissons de la famille des Panderichthyidae * ne peuvent être considérés comme les précurseurs des doigts des premiers tétrapodes voir l'article de J. Clack dans ce numéro. Mais cette nouvelle interprétation de l'origine des doigts est loin de faire l'unanimité et les deux écoles vont s'affronter trente années durant. La thèse suédoise soulève en effet une question supplémentaire : comment expliquer, dans ces conditions, la ressemblance parfaite entre les autres éléments osseux de la nageoire humérus, radius et cubitus et les trois os principaux du membre postérieur des premiers tétrapodes fémur, tibia et péroné fig. 1 ?

L'enquête scientifique va prendre un tournant décisif à la fin des années 1980 grâce à la rencontre de l'embryologie classique et moléculaire. Les nouvelles observations de l'embryologie classique vont nous apprendre beaucoup sur le développement des membres7,8 et des nageoires. Résumons brièvement ces différents résultats expérimentaux.

Chez les tétrapodes, tout commence par un bourgeonnement et par la différenciation d'une couche de cellules à la périphérie de ce bourgeon fig. 2a. Cette couche dite ectodermique* agit comme un bouclier : sous elle, les cellules proli-fèrent et construisent la partie osseuse du squelette appelé l'endosquelette. Puis, pour des raisons encore mal comprises, des cellules de la partie basse du bourgeon vont commencer à proliférer plus rapidement et à envahir petit à petit la partie avant du bourgeon : c'est dans cette zone avant que les doigts vont finalement se former.

Ces observations ont apporté la preuve que le membre des tétrapodes se fabri- que bien progressivement, de l'arrière vers l'avant. Ainsi, chez l'homme, cette construction commence par la production du bras le stylopode, suivie par l'avant-bras le zeugopode puis par le poignet et la main l'autopode. Morphogénétiquement parlant, nos mains sont donc plus jeunes que nos bras.

Chez les poissons, tant cartilagineux requin, raie, etc. qu'osseux truite, carpe, etc., le développement des nageoires semble être contrôlé au tout début par des mécanismes très voisins de ceux des membres des tétrapodes fig. 3 a : on assiste d'abord à la naissance du bourgeon, puis à l'émergence de la couche ectodermique. Mais à ce stade, un phénomène nouveau se produit. En quelques heures la multiplication des cellules est telle que la couche se recourbe en formant un pli allongé. L'espace vide situé à l'intérieur du pli va petit à petit se trouver colonisé par un type très particulier de cellules, dont l'origine reste assez mystérieuse. Quelques heures plus tard, celles-ci formeront ce que les spécialistes appellent « le squelette dermique », c'est-à-dire les rayons flexibles de la nageoire. Dans la partie arrière du bourgeon, l'endosquelette possède Ñ selon le type de poisson Ñ un nombre variable d'éléments : il est en général considérablement réduit chez les poissons « modernes », comme la truite ou la dorade, au bénéfice du squelette dermique au contraire très bien développé.

D'un point de vue embryologique, le développement de la nageoire est donc marqué par le repliement de la couche ectodermique. On suppose aujourd'hui que ce repli empêche la transmission de l'information de croissance au reste du bourgeon. L'endosquelette s'arrête de croître. Chez les tétrapodes, il n'y a pas de repli : la couche ectodermique peut continuer à fournir l'information de croissance aux autres cellules du bourgeon. Sous ces conditions, les doigts naissent d'une surprolifération cellulaire dans la partie basse du bourgeon.

Ces résultats expérimentaux mettaient en évidence des différences fondamentales entre les modes de développement des nageoires et des membres. Mais plusieurs questions restaient sans réponse : comment de telles différences avaient pu générer des éléments structuraux si semblables entre la nageoire et le membre les éléments osseux de la nageoire et ceux du membre antérieur et quels étaient les processus génétiques responsables de ces comportements cellulaires ?

Retour quelques années en arrière, début 1980, avec le démarrage de l'embryologie moléculaire des vertébrés9-11 : les nouvelles techniques de génie génétique allaient nous faire découvrir des gènes très particuliers, appelés gènes homéotiques, qui commandent et contrôlent Ñ entre autre Ñ le développement des membres des tétrapodes. Grâce à ces techniques tout un champ d'expériences s'ouvrait à nous.

Par la méthode d'hybridation in situ *, nous pouvions enfin localiser précisément les domaines d'expression de chacun de ces gènes. Autrement dit, prévoir où et quand ces gènes interviennent dans le développement des différents organes. Les doigts s'étaient-ils développés à partir d'un élément présent sur la nageoire ou bien s'agissait-il d'une véritable innovation morphologique ? La génétique et l'embryologie allaient peut-être nous permettre de tester les hypothèses des uns et des autres. En quelques années cette technique s'est effectivement montrée très performante et nous a permis de décrypter la fonction et l'action de plusieurs dizaines de gènes homéotiques au cours des principales étapes de la morphogenèse des membres et des nageoires. Ces nouvelles expériences permirent d'étayer une idée déjà supportée par les études comparatives des bourgeons de nageoire et de membre, à savoir l'existence d'une sorte de bifurcation dans les phases tardives de leur développement.

Chez les mammifères, les homéogènes sont regroupés en quatre complexes HoxA , HoxB , HoxC et HoxD * Hox est une abréviation pour H oméob ox localisés sur des chromosomes différentsI,II. Très récemment, dans une étude portant sur la souris, nous avons constaté que les gènes HoxD s'exprimaient dans des régions différentes du membre pendant son développement fig. 2b et 4. Dans une première phase correspondant au début du bourgeonnement, ces gènes s'expriment suivant une stratégie de poupées russes centrée sur la partie basse du bourgeon. Dans une seconde phase, lors de la formation des doigts, leur domaine d'expression s'étend vers l'extrémité avant et les bords supérieur et inférieur du bourgeon12.

Ce mécanisme est-il observé chez les poissons ? Pour répondre à cette question, il nous faut d'abord caractériser leur bagage génétique c'est-à-dire identifier les complexes Hox responsables de leur développement. Par clonage des gènes Hox d'un petit poisson du Gange, le poisson-zèbre le Danio rerio , nous avons retrouvé les quatre mêmes complexes A, B, C, D, qui caractérisent donc tous les vertébrés13,14. Premier élément important : le passage des poissons aux tétrapodes n'a donc pas été accompagné d'une augmentation du nombre de gènes Hox. Sur la base de cette découverte, nous avons suivi, dans un deuxième temps, l'activation des gènes au cours du développement de la nageoire pectorale celle située à l'avant, homologue à nos bras du poisson-zèbre12.

Cette étude a permis de montrer qu'il existait au stade précoce du développement une grande similitude entre ce petit poisson et la souris, les gènes HoxD s'exprimant essentiellement dans la partie basse de la future nageoire fig. 3b. En revanche, dans le stade morphogénétique plus avancé, aucune activation de ces gènes n'est détectée dans la partie avant et sur les bords inférieur et supérieur du bourgeon comme c'est le cas chez la souris. Seule donc la phase précoce d'expression des gènes HoxD estobservée chez les poissons. Il en est de même des gènes du complexe HoxA qui, au stade avancé du développement, ne sont pas activés de la même façon chez les poissons et les tétrapodes.

Une différence fondamentale dans la phase terminale de la morphogenèse suggère que les doigts sont bien des structures nouvellement formées

D'un point de vue strictement moléculaire, la phase I du développement fait donc intervenir les mêmes gènes aux mêmes endroits chez le poisson et la souris, ce qui, à notre avis, explique les similitudes morphologiques homologie entre certains éléments osseux de la nageoire et les trois os principaux du membre. En revanche, la nageoire semble être dépourvue de la phase terminale présente dans la morphogenèse des membres. Cette différence fondamentale suggère que les doigts sont bien des structures nouvellement formées.

Les poissons pourraient-ils fabriquer des doigts ? Il est probable qu'ils en ont bel et bien le potentiel génétique mais qu'ils en sont empêchés au stade avancé du développement. Seule responsable de leur évolution morphologique, la machinerie génétique a choisi pour eux la solution « nageoire ». Peut-on pour autant en conclure que ces choix génétiques sont les véritables initiateurs du passage de la nageoire au membre il y a environ 380 millions d'années ? Posé de cette façon, le problème reste entier. Les mécanismes moléculaires que nous avons décrits constituent une solution possible. Mais si cette solution est bien la bonne, quel scénario évolutif pouvons-nous proposer ? Il semble que le facteur déterminant du choix entre les rayons flexibles et les doigts soit le moment précis auquel la croissance du bourgeon diminue, suite au repli de la couche ectodermique. Il s'agirait donc d'une illustration très réussie d'un mécanisme d'hétérochronie* par lequel un temps Ñ celui du repli Ñ détermine la structure finalement produite : le repli est précoce et les rayons apparaissent, le repli est tardif ou inexistant et les doigts apparaissent. Une innovation morphologique qui aurait précédé de plusieurs millions d'années la colonisation de la terre ferme.

Par Denis Duboule et Paolo Sordino

 

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COMMENT SE FORMENT NOS HABITUDES

 


Comment se forment nos habitudes


spécial mémoire - par Hélène Beaunieux dans mensuel n°432 daté juillet 2009 à la page 50 (1881 mots) | Gratuit
Jongler fait appel à la mémoire procédurale. C’est la mémoire des savoir-faire, qui nous permet d’accomplir automatiquement certaines activités physiques, verbales ou cognitives routinières.

Selon quels processus acquérons-nous tous nos savoir-faire ? Leur identification permet le développement de nouvelles techniques d’apprentissage pour certaines personnes amnésiques.

EN DEUX MOTS : La mémoire procédurale permet d’accomplir automatiquement des activités physiques, verbales et cognitives routinières. Identifiée il y a déjà plusieurs siècles par les philosophes, elle fait actuellement l’objet de nombreux travaux de recherche. Ils ont permis de déterminer la façon dont elle interagit avec d’autres types de mémoire, telle la mémoire des évènements.

La journée a été longue, et le travail harassant. Le soir venu, fort heureusement, votre voiture emprunte le chemin du retour, et vous conduit jusque chez vous comme si elle était branchée sur pilote automatique. Vous ne vous souvenez plus des circonstances dans lesquelles vous avez appris à conduire. Ni de la première fois où vous avez parcouru cette route. Mais vous la sillonnez sans produire le moindre effort.

De tels automatismes sont actionnés par une mémoire qualifiée de « procédurale » par les neuropsychologues. Elle fait actuellement l’objet de nombreux travaux de recherche. Ces travaux ont conduit à une compréhension plus fine des mécanismes liés au fonctionnement de cette mémoire procédurale, mais aussi des autres types de mémoire avec lesquels celle-ci interagit, telle la mémoire des événements et de leur contexte.

Bergson précurseur

La mémoire procédurale a d’abord été un objet d’intérêt pour des philosophes, à l’instar d’Henri Bergson, en particulier dans son ouvrage Matière et Mémoire, publié en 1896. Bergson n’était pas le premier à s’intéresser à la mémoire sous une forme évoquant les théories cognitives modernes. René Descartes, Pierre Maine de Biran et Théodule Ribot l’avaient fait avant lui. Mais, pour tout neuropsychologue s’intéressant à cette fonction mentale, la lecture de Matière et Mémoire est toujours saisissante.

« Le passé se survit sous deux formes distinctes : dans les mécanismes moteurs et dans les souvenirs indépendants. » Le postulat bergsonien de deux mémoires de natures différentes est en accord avec les modèles actuels de l’architecture de la mémoire humaine. Cette distinction renvoie à celle formulée en 1980 par Neal Cohen et Larry Squire, de l’université de Californie. En montrant que des patients amnésiques pouvaient, malgré tout, apprendre une nouvelle habileté de lecture sans conserver de souvenirs des séances d’apprentissage, ils ont opéré une distinction entre la mémoire déclarative - mémoire du « savoir quoi » - et la mémoire procédurale - mémoire du « savoir comment ».

La mémoire déclarative permet la récupération consciente des événements - mémoire épisodique - et des faits - mémoire sémantique. La mémoire épisodique contient nos souvenirs de vie, comme un accident de trottinette, nos premiers rendez-vous amoureux, etc. Et la mémoire sémantique stocke tout ce que nous avons appris au cours de notre vie : une recette de cuisine ; 1515 : la bataille de Marignan, etc.

La mémoire procédurale correspond, quant à elle, à la mémoire de nos savoir-faire, expressions des procédures cognitives et motrices encodées en mémoire, non accessibles à la conscience et difficilement verbalisables. Elle nous permet d’accomplir, de manière automatique, des activités physiques, verbales ou cognitives routinières. C’est une mémoire qui s’exprime dans l’action.

Les capacités d’apprentissage de nouveaux automatismes par une variété de patients amnésiques ont ainsi été testées au moyen de tâches essentiellement motrices. Outre l’apprentissage de nouveaux automatismes, ces patients amnésiques conservent aussi tous leurs anciens automatismes : conduite automobile, gestes sportifs ou techniques, automatismes de calcul ou stratégie de jeu.

Il semble néanmoins que l’apprentissage de nouveaux automatismes cognitifs soit plus difficile à acquérir pour les patients présentant des troubles de la mémoire épisodique, ce qui est le cas des amnésiques. Ce constat a été réalisé en 1994 par Alan Baddeley et Barbara Wilson, de l’université de Cambridge [1] .

Ils avaient proposé à deux patients amnésiques d’apprendre à utiliser un agenda électronique afin de pallier leurs difficultés à s’orienter dans le temps et de mieux gérer leurs rendez-vous. Pour cela, ils avaient tenté de leur apprendre la procédure de programmation d’un rendez-vous dans un agenda électronique. Contre toute attente, ces deux patients avaient été incapables d’apprendre ce nouvel automatisme : ils commettaient des erreurs lors des premières étapes de cette procédure, et ils étaient incapables, lors de l’essai suivant, de ne pas les commettre à nouveau. Le fait est que les deux patients avaient déjà oublié leurs erreurs, ainsi que les solutions qui leur avaient été proposées sur le moment. Cette observation a conduit à reconsidérer le rôle de la mémoire épisodique dans l’apprentissage de nouvelles habiletés cognitives.

Phase transitoire

Des travaux menés en 2006 par notre laboratoire auprès de sujets jeunes non amnésiques ont, par ailleurs, montré que l’apprentissage d’une nouvelle habileté cognitive était de nature séquentielle, et qu’elle impliquait la mémoire épisodique [2] .

Notre objectif était d’étudier le rôle de certaines fonctions cognitives dans l’encodage d’une action en mémoire procédurale, grâce à une série d’expériences sur des sujets sains à qui nous avons demandé d’automatiser la résolution du problème de la « tour de Toronto ».

Trois tiges sont disposées sur une base rectangulaire. Sur la tige la plus à gauche, quatre disques de couleurs différentes sont enfilés : un noir, un rouge, un jaune et un blanc. Le disque le plus foncé se situe en bas, et le plus clair, sur le dessus. L’exercice consiste à reproduire la même configuration sur la tige la plus à droite, en obéissant à deux règles : ne bouger qu’un seul disque à la fois ; et ne jamais placer un disque foncé au-dessus d’un disque plus clair. L’objectif, pour le sujet, est de découvrir et d’automatiser la procédure de résolution du jeu à force de pratique. Nous avons ainsi démontré que l’apprentissage d’une procédure se déroule en trois étapes distinctes : une étape cognitive, une étape associative et une étape qualifiée d’autonome.

Lors de la première étape, le sujet découvre ce qu’il doit apprendre : il tâtonne et commet de nombreuses erreurs. Puis il passe à l’étape associative, phase transitoire au cours de laquelle il commence à contrôler la tâche à effectuer, sans pour autant l’avoir automatisée. Enfin, pendant la troisième étape, les gestes sont automatisés et atteignent un niveau d’efficacité maximale.

En plus de cet apprentissage, nous avons évalué l’intelligence non verbale des sujets, ainsi que leurs capacités de raisonnement, leurs capacités psychomotrices, leur mémoire de travail et leur mémoire épisodique, à l’aide de différents tests cognitifs.

Erreurs passées

L’examen des corrélations entre le niveau de performance des sujets lors des différentes étapes de la résolution de la tour de Toronto et leurs résultats à ces divers tests a permis de déterminer la contribution de chacune de ces fonctions à l’apprentissage procédural. Ces analyses indiquent que les sujets qui automatisent le plus vite la solution sont également ceux qui possèdent également la meilleure mémoire épisodique.

Nous avons ainsi établi que la mémoire procédurale ne fonctionne de manière autonome que lorsqu’une procédure est totalement automatisée. Les deux premières phases de l’apprentissage nécessitent, en revanche, l’intervention d’autres formes de mémoire : la mémoire épisodique et la mémoire de travail. Le recours à la première permet de se souvenir de ses erreurs passées, et ce faisant, de ne pas les reproduire. Quant à la mémoire de travail, il s’agit d’un registre à court terme, qui permet de visualiser dans son intégralité la séquence à effectuer.

Devant un distributeur automatique de billets, par exemple, l’étape cognitive correspond aux premiers retraits d’argent avec un nouveau code. Nous sommes alors très concentrés. Nous faisons appel à notre mémoire épisodique pour nous souvenir consciemment du code, et éviter les erreurs qui auraient pour conséquence de voir notre carte avalée par le distributeur ! À force d’utilisation, nous avons de plus en plus de facilités à taper ce nouveau code - même s’il nous arrive encore d’avoir une hésitation, ce qui correspond à la phase associative. Puis peut-être au terme de la période des soldes, nous entrons dans la phase autonome, au cours de laquelle la composition du code est devenue un automatisme. Nous n’avons plus à nous concentrer pour nous rappeler du code. Nos doigts le composent tout seuls.

Lobes frontaux

Cette dynamique est liée à une réalité cérébrale. En 2007, notre équipe a en effet démontré qu’à chacune de ces trois étapes correspondait l’implication d’aires cérébrales spécifiques [3] . La première étape est caractérisée par une activation du lobe frontal, qui est impliqué dans le fonctionnement de la mémoire épisodique et de nos capacités de résolution de problèmes. On observe ensuite un basculement progressif de cette activation vers les régions postérieures : le cervelet, les ganglions de la base * et le thalamus.

Ce basculement expliquerait pourquoi nos automatismes sont si difficiles à verbaliser. Reprenons l’exemple du distributeur de billets. Au départ, nous enregistrons notre code en mémoire épisodique afin de pouvoir le composer correctement. Mais, à force de pratique, ces informations sont transformées en un programme moteur, stocké cette fois en mémoire procédurale. Autrement dit, les régions antérieures de notre cerveau travaillent de moins en moins, tandis que les régions postérieures prennent le relais.

Il devient difficile, dès lors, de chercher à nous souvenir de notre code : une fois l’information transformée et stockée dans ces structures cérébrales, la trace conservée par les régions antérieures du cerveau est moins accessible, car moins utile. Nous connaissons notre code, mais il devient très difficile de le verbaliser... Tout simplement parce que l’information la plus accessible ne se trouve plus là où nous la cherchons : elle est stockée dans une zone du cerveau qui ne permet pas cette verbalisation. Heureusement, avec un effort de concentration faisant appel à nos lobes frontaux, nous pourrons tout de même mettre des mots sur les gestes que nous maîtrisons parfaitement et avoir accès à notre code caché dans un recoin de notre mémoire épisodique.

Apprentissage sans erreur

Le rôle joué par la mémoire épisodique et les régions antérieures du cerveau lors de la première étape explique pourquoi certains patients amnésiques, ainsi que tous les sujets présentant des troubles de la mémoire épisodique éprouvent des difficultés lors de ce type d’apprentissage. Ces difficultés peuvent aller d’un ralentissement de l’apprentissage procédural, comme cela a été récemment démontré chez des sujets âgés [4] et des alcooliques chroniques [5] , à l’impossibilité de mise en place d’un nouvel automatisme cognitif chez certains patients amnésiques [6] .

Face aux difficultés d’apprentissage des patients, et parce que la mémoire procédurale serait préservée chez ces derniers, plusieurs techniques d’acquisition adaptées à leurs difficultés ont été imaginées et testées. Parmi celles-ci, la technique de l’apprentissage sans erreur semble particulièrement efficace [7] . Son principe est simple : si les patients, du fait de leur déficit de mémoire épisodique, ne sont pas capables de corriger leurs erreurs d’apprentissage, mettons-les dans des situations où ils ne sont pas susceptibles d’en commettre.

Par exemple, il est possible d’aider un patient amnésique à automatiser le code PIN de son téléphone portable, à condition de rester à ses côtés avec lui lors des 50 premières utilisations afin de lui donner le code. À force de pratique, le patient va automatiser la série motrice sur le clavier de son téléphone. Il restera néanmoins incapable de s’en rappeler explicitement sans l’usage de son téléphone. Cette technique devra encore être développée et élargie, mais elle a déjà fait ses preuves, tant pour l’apprentissage des procédures cognitives de programmation d’agenda électronique chez des patients traumatisés crâniens [8] que la réactivation d’anciennes habiletés liées au jardinage chez une patiente atteinte de la maladie d’Alzheimer [9] .

Hélène Beaunieux 2009



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LES FRONTIÈRES DE LA BIOLOGIE

 

Les Frontières de la biologie


et aussi - par Jacques Monod dans mensuel n°99 daté mai 2000 à la page 21 (5507 mots) | Gratuit
Le Hasard et la Nécessité, essai sur la philosophie naturelle de la biologie moléculaire : c'est sous ce titre que va paraître aux éditions du Seuil le dernier ouvrage du professeur Jacques Monod. Ce livre, dont sont extraites les pages ci- dessous, développe certains thèmes exposés par l'auteur dans sa leçon inaugurale au Collège de France du 3 novembre 1967. Dans cette leçon, le professeur Monod avait cité le mot de Démocrite : « Tout ce qui existe est le fruit du hasard et de la nécessité. » Lors de son face à face avec Pierre-Henri Simon, publié par ta revue Atomes il y a exactement un an, il avait proposé ce commentaire lapidaire : « Le hasard est dans la structure de l'ADN, la nécessité est dans la sélection. » Tel est le fil conducteur d'une réflexion qui débouche sur le rôle du langage dans l'« émergence » de l'homme. Qu'un tel discours dépasse les limites de la « science », l'auteur en est parfaitement conscient. Ces quelques lignes, extraites de la préface, précisent à la fois l'ambition et les limites de son projet : « Il reste à éviter, bien entendu, toute confusion. entre les idées suggérées par la science et la science elle-même, mais aussi faut-il pousser à leur limite les conclusions que la science autorise afin d'en révéler la pleine signification ... . Cet essai ne prétend nullement exposer la biologie entière, mais tente franchement d'extraire la quintessence de la théorie moléculaire du code ... . Je ne puis que prendre la pleine responsabilité des développements d'ordre éthique sinon politique que je n'ai pas voulu éviter, si périlleux fussent-ils ou naïfs ou trop ambitieux qu'ils puissent, malgré moi, paraître.»

Lorsqu'on songe à l'immense chemin parcouru par l'évolution depuis peut-être trois milliards d'années, à la prodigieuse richesse des structures qu'elle a créées, à la miraculeuse efficacité des performances des êtres vivants, de la Bactérie à l'Homme, on peut bien se reprendre à douter que tout cela puisse être le produit d'une énorme loterie, tirant au hasard des numéros parmi lesquels une sélection aveugle a désigné de rares gagnants. A revoir dans leur détail les preuves aujourd'hui accumulées que cette conception est bien la seule qui soit compatible avec les faits notamment avec les mécanismes moléculaires de la réplication, de la mutation et de la traduction on retrouve la certitude, mais non pour autant une compréhension immédiate, synthétique et intuitive de l'évolution dans son ensemble. Le miracle est «expliqué» : il nous paraît encore miraculeux. Comme l'écrit Mauriac : « Ce que dit ce professeur est bien plus incroyable encore que ce que nous croyons, nous autres pauvres chrétiens. »

Les frontières actuelles de la connaissance biologique.

C'est vrai, comme il est vrai qu'on ne parvient pas à se faire une image mentale satisfaisante de certaines abstractions de la physique moderne. Mais nous savons aussi que de telles difficultés ne peuvent être prises pour argument contre une théorie qui a pour elle les certitudes de l'expérience et de la logique. Pour la physique, microscopique ou cosmologique, nous voyons la cause de l'incompréhension intuitive : l'échelle des phénomènes envisagés transcende les catégories de notre expérience immédiate. Seule l'abstraction peut suppléer à cette infirmité, sans la guérir. Pour la biologie la difficulté est d'un autre ordre. Les interactions élémentaires sur quoi tout repose sont d'appréhension relativement facile grâce à leur caractère mécanistique. C'est la phénoménale complexité des systèmes vivants qui défie toute représentation intuitive globale. En biologie comme en physique, il n'y a pas, dans ces difficultés subjectives, d'argument contre la théorie.

On peut dire aujourd'hui que les mécanismes élémentaires de l'évolution sont non seulement compris en principe, mais identifiés avec précision. La solution trouvée est d'autant plus satisfaisante qu'il s'agit des mécanismes mêmes qui assurent la stabilité des espèces : invariance réplicative de l'ADN, cohérence téléonomique des organismes.

L'évolution n'en demeure pas moins en biologie la notion centrale destinée à s'enrichir et à se préciser pendant longtemps encore. Pour l'essentiel, cependant, le problème est résolu et l'évolution ne figure plus aux frontières de la connaissance.

Ces frontières je les vois, pour ma part, aux deux extrémités de l'évolution : l'origine des premiers systèmes vivants d'une part, et d'autre part le fonctionnement du système le plus intensément téléonomique qui ait jamais émergé, je veux dire le système nerveux central de l'homme. Dans le présent chapitre, je voudrais tenter de délimiter ces deux frontières de l'inconnu.

Le problème des origines.

On pourrait penser que la découverte des mécanismes universels sur lesquels reposent les propriétés essentielles des êtres vivants a éclairé la solution du problème des origines. En fait ces découvertes, en renouvelant presque entièrement la question, posée aujourd'hui en termes beaucoup plus précis, l'ont révélée plus difficile encore qu'elle ne paraissait auparavant.

On peut a priori définir trois étapes dans le processus qui a pu conduire à l'apparition des premiers organismes : a la formation sur la terre des constituants chimiques essentiels des êtres vivants, nucléotides et amino-acides ; b la formation, à partir de ces matériaux, des premières macromolécules capables de réplication ; c l'évolution qui, autour de ces « structures réplicatives », a construit un appareil téléonomique, pour aboutir à la cellule primitive.

Les problèmes que pose l'interprétation de chacune de ces étapes sont différents. La première, souvent appelée la phase « prébiotique », est assez largement accessible, non seulement à la théorie, mais à l'expérience. Si l'incertitude demeure, et demeurera sans doute, sur les voies qu'a suivies en fait l'évolution chimique prébiotique, le tableau d'ensemble paraît assez clair. Les conditions de l'atmosphère et de la croûte terrestre, il y a quatre milliards d'années, étaient favorables à l'accumulation de certains composés simples du carbone tels que le méthane. Il y avait aussi de l'eau et de l'ammoniac. Or, de ces composés simples et en présence de catalyseurs non biologiques, on obtient assez facilement de nombreux corps plus complexes, parmi lesquels figurent des acides aminés et des précurseurs des nucléotides bases azotées, sucres. Le fait remarquable est que, dans certaines conditions, dont la réunion paraît très plausible, le rendement de ces synthèses en corps identiques ou analogues aux constituants de la cellule moderne est très élevé.

On peut donc considérer comme prouvé qu'à un moment donné sur la terre, certaines étendues d'eau pouvaient contenir en solution des concentrations élevées des constituants essentiels des deux classes de macromolécules biologiques, acides nucléiques et protéines. Dans cette « soupe prébiotique » diverses macromolécules pouvaient se former par polymérisation de leurs précurseurs, amino-acides et nucléotides. On a obtenu en effet au laboratoire, dans des conditions plausibles », des polypeptides et des polynucléotides semblables par leur structure générale aux macromolécules « modernes ».

Jusque-là par conséquent, pas de difficultés majeures. Mais la première étape décisive n'est pas franchie : la formation de macromolécules capables, dans les conditions de la soupe primitive, de promouvoir leur propre réplication sans le secours d'aucun appareil téléonomîque. Cette difficulté ne semble pas insurmontable. On a montré qu'une séquence polynucléotidique peut effectivement guider, par appariement spontané, la formation d'éléments de séquence complémentaire. Bien entendu un tel mécanisme ne pouvait être que très inefficace et sujet à d'innombrables erreurs. Mais, du moment où il entrait en jeu, les trois processus fondamentaux de l'évolution : réplication, mutation, sélection, avaient commencé d'opérer et devaient donner un avantage considérable aux macromolécules les plus aptes, par leur structure séquentielle, à se répliquer spontanément 1.

La troisième étape c'est, par hypothèse, l'émergence graduelle des systèmes téléonomiques qui, autour de la structure réplicative, devaient construire un organisme, une cellule primitive. C'est ici qu'on atteint le véritable « mur du son », car nous n'avons aucune idée de ce que pouvait être la structure d'une cellule primitive. Le système vivant le plus simple que nous connaissions, la cellule bactérienne, petite machinerie d'une complexité comme d'une efficacité extrêmes, avait peut-être atteint son présent état de perfection il y a plus d'un milliar d'années. Le plan d'ensemble de la chimie de cette cellule est le même que celui de tous les autres êtres vivants. Elle emploie le même code génétique et la même mécanique de traduction que les cellules humaines, par exemple.

Ainsi, les cellules les plus simples qu'il nous soit donné d'étudier, n'ont rien de « primitif ». Elles sont le produit d'une sélection qui a pu, au travers de cinq cents ou mille milliards de générations, accumuler un appareillage téléonomique si puissant que les vestiges des structures vraiment primitives sont indiscernables. Reconstruire, sans fossiles, une telle évolution est impossible. Encore voudrait-on pouvoir au moins suggérer une hypothèse plausible quant à la voie suivie par cette évolution, surtout à son point de départ.

L'énigme de l'origine du code.

Le développement du système métabolique qui a dû, à mesure que s'appauvrissait la soupe primitive, « apprendre » à mobiliser le potentiel chimique et à synthétiser les constituants cellulaires pose des problèmes herculéens. Il en est de même pour l'émergence de la membrane à perméabilité sélective sans quoi il ne peut y avoir de cellule viable. Mais le problème majeur, c'est l'origine du code génétique et du mécanisme de sa traduction. En fait, ce n'est pas de « problème » qu'il faudrait parler, mais plutôt d'une véritable énigme.

Le code n'a pas de sens à moins d'être traduit. La machine à traduire de la cellule moderne comporte au moins cinquante constituants macromoléculaires qui sont eux-mêmes codés dans l'ADN : le code ne peut être traduit que par des produits de traduction. C'est l'expression moderne de omne vivum ex ovo . Quand et comment cette boucle s'est-elle fermée sur elle-même ? Il est excessivement difficile de l'imaginer. Mais le fait que le code soit aujourd'hui déchiffré et connu pour être universel permet au moins de poser le problème en termes précis; en simplifiant un peu sous forme de l'alternative suivante :

a la structure du code s'explique par des raisons chimiques, ou plus exactement stéréochimiques ; si un certain codon a été « choisi » pour représenter un certain amino-acide, c'est parce qu'il existait entre eux une certaine affinité stéréochimique ;

b la structure du code est chimiquement arbitraire ; le code, tel que nous le connaissons, résulte d'une série de choix au hasard qui l'ont enrichi peu à peu.

La première hypothèse paraît de loin la plus séduisante. D'abord parce qu'elle expliquerait l'universalité du code. Ensuite parce qu'elle permettrait d'imaginer un mécanisme primitif de traduction dans lequel l'alignement séquentiel des amino-acides pour former un polypeptide serait dû à une interaction directe entre les amino-acides et la structure réplicative elle-même. Enfin, et surtout, parce que cette hypothèse, si elle était vraie, serait en principe vérifiable. Aussi de nombreuses tentatives de vérification ont-elles été faites, dont le bilan doit considéré, pour l'instant, comme2.

Peut-être le dernier mot n'a-t-il pas été dit sur ce sujet. En attendant une confirmation qui paraît improbable, on est ramené à la seconde hypothèse, désagréable pour des raisons méthodologiques, ce qui ne signifie nullement qu'elle soit inexacte. Désagréable pour plusieurs raisons. Elle n'explique pas l'universalité du code. Il faut alors admettre que parmi de nombreuses tentatives d'élaboration, une seule a survécu. Ce qui en soi est très vraisemblable d'ailleurs, mais ne propose aucun modèle de traduction primitive. La spéculation doit alors y suppléer. Il n'en manque pas de très ingénieuses le champ est libre, trop libre.

L'énigme demeure, qui masque aussi la réponse à une question d'un profond intérêt. La vie est apparue sur la terre : quel était avant l'événement la probabilité qu'il en fût ainsi ? L'hypothèse n'est pas exclue, au contraire, par la structure actuelle de la biosphère, que l'événement décisif ne se soit produit qu'une seule fois. Ce qui signifierait que sa probabilité a priori était quasi nulle.

Cette idée répugne à la plupart des hommes de science. D'un événement unique la science ne peut rien dire ni rien faire. Elle ne peut « discourir » que sur des événements formant une classe, et dont la probabilité a priori, si faible soit-elle, est finie. Or par l'universalité même de ses structures, à commencer par le code, la biosphère apparaît comme le produit d'un événement unique. Il est possible, bien entendu, que ce caractère singulier soit dû à l'élimination, par la sélection, de beaucoup d'autres tentatives ou variantes. Mais rien n'impose cette interprétation.

La probabilité a priori que se produise un événement particulier parmi tous les événements possibles dans l'univers est voisine de zéro. Cependant l'univers existe ; il faut bien que des événements particuliers s'y produisent, dont la probabilité avant l'événement était infime. Nous n'avons, à l'heure actuelle, pas le droit d'affirmer, ni celui de nier que la vie soit apparue une seule fois sur la Terre, et que, par conséquent, avant qu'elle ne fût, ses chances d'être étaient quasi nulles.

Cette idée n'est pas seulement désagréable aux biologistes en tant qu'hommes de science. Elle heurte notre tendance humaine à croire que toute chose réelle dans l'univers actuel était nécessaire, et de tout temps. Il nous faut toujours être en garde contre ce sentiment si puissant du destin. La science moderne ignore toute immanence. Le destin s'écrit à mesure qu'il s'accomplit, pas avant. Le nôtre ne l'était pas avant que n'émerge l'espèce humaine, seule dans la biosphère à utiliser un système logique de communication symbolique. Autre événement unique qui devrait, par cela même, nous prévenir contre tout anthropocentrisme. S'il fut unique, comme peut-être le fut l'apparition de la vie elle- même, c'est qu'avant de paraître, ses chances étaient quasi nulles. L'Univers n'était pas gros de la vie, ni la biosphère de l'homme. Notre numéro est sorti au jeu de Monte-Carlo. Quoi d'étonnant à être ce que, tel celui qui vient d'y gagner un milliard, nous éprouvions l'étrangeté de notre condition ?

L'autre frontière : le système nerveux central.

Le logicien pourrait avertir le biologiste que ses efforts pour « comprendre » le fonctionnement entier du cerveau humain sont voués à l'échec puisque aucun système logique ne saurait décrire intégralement sa propre structure. Cet avertissement serait hors de propos, tant on est loin encore de cette frontière absolue de la connaissance. De toute façon cette objection logique ne s'applique pas à l'analyse par l'homme du système nerveux central d'un animal. Système qu'on Peut supposer moins complexe et moins puissant que le nôtre. Même dans ce cas, cependant, il demeure une difficulté majeure : l'expérience consciente d'un animal nous est impénétrable et sans doute le sera-t-elle toujours. Peut-on affirmer qu'une description exhaustive du fonctionnement du cerveau d'une grenouille, par exemple, serait possible, en principe, alors que cette donnée demeurerait inaccessible ? Il est permis d'en douter. De sorte que l'exploration du cerveau humain, malgré les barrières opposées à l'expérimentation, demeurera toujours irremplaçable, par la possibilité qu'elle offre de comparer les données objectives et subjectives relatives à une expérience. Quoi qu'il en soit, la structure et le fonctionnement du cerveau peuvent et doivent être explorés simultanément à tous les niveaux accessibles avec l'espoir que ces recherches, très différentes par leurs méthodes comme par leur objet immédiat, convergeront un jour. Pour l'instant elles ne convergent guère que par la difficulté des problèmes qu'elles soulèvent toutes. Parmi les plus difficiles et les plus importants, sont les problèmes que pose le développement épigénétique d'une structure aussi complexe que le système nerveux central. Chez l'homme, il comprend 1012 à 1013 neurones interconnectés par l'intermédiaire de quelque 1014 à 1015 synapses, dont certaines associent des cellules nerveuses éloignées les unes des autres. J'ai déjà mentionné l'énigme que propose la réalisation d'interactions morphogénétiques à distance et n'y reviendrai pas ici. Au moins de tels problèmes peuvent-ils être clairement posés grâce, notamment, à certaines remarquables expériences 3.

On ne saurait comprendre le fonctionnement du système nerveux central à moins de connaître celui de l'élément logique primaire que constitue la synapse. De tous les niveaux d'analyse c'est le plus accessible à l'expérience et des techniques raffinées ont livré une masse considérable de documents. On est loin encore, cependant, d'une interprétation de la transmission synaptique en termes d'interactions moléculaires. Problème essentiel cependant, puisque c'est là sans doute que réside l'ultime secret de la mémoire. On a depuis longtemps proposé que celle-ci est enregistrée sous forme d'une altération plus ou moins irréversible des interactions moléculaires responsables de la transmission de l'influx nerveux au niveau d'un ensemble de synapses. Cette théorie a pour elle toute la vraisemblance, mais pas de preuves directes 4.

Malgré cette profonde ignorance concernant les mécanismes primaires du système nerveux central, l'électrophysiologie moderne a fourni sur l'analyse et l'intégration des signaux nerveux, notamment dans certaines voies sensorielles, des résultats profondément signifiants. D'abord sur les propriétés du neurone comme intégrateur des signaux qu'il peut recevoir par l'intermédiaire des synapses de nombreuses autres cellules. L'analyse a prouvé que le neurone est étroitement comparable, par ses performances, aux composants intégrés d'une calculatrice électronique Il est capable comme ceux-ci d'effectuer par exemple toutes les opérations logiques de l'algèbre propositionnelle. Mais en outre il peut additionner ou soustraire différents signaux en tenant compte de leur coïncidence dans le temps, ainsi que modifier la fréquence des signaux qu'il émet en fonction de l'amplitude de ceux qu'il reçoit. En fait, il semble qu'aucun composant unitaire actuellement utilisé par les calculatrices modernes ne soit capable de performances aussi variées et finement modulées Cependant l'analogie demeure impressionnante et la comparaison fructueuse entre les machines cybernétiques et le système nerveux central. Mais il faut voir qu'elle se limite encore aux niveaux inférieurs d'intégration : premiers degrés de l'analyse sensorielle par exemple. Les fonctions supérieures du cortex, dont le langage est l'expression, semblent y échapper encore totalement. On peut se demander s'il n'y a là qu'une différence « quantitative » degré de complexité ou « qualitative ». Cette question n'a pas de sens à mon avis. Rien ne permet de supposer que les interactions élémentaires soient de nature différente à différents niveaux d'intégration. S'il est un cas où la première loi de la dialectique est applicable, c'est bien celui-là.

Fonctions du système nerveux central.

Le raffinement même des fonctions cognitives chez l'homme, et le foisonnement des applications qu'il en fait, masquent pour nous les fonctions primordiales que remplit le cerveau dans la série animale y compris l'homme. Peut-être peut-on énumérer et définir ces fonctions primordiales de la façon suivante :

assurer la commande et la coordination centrale de l'activité neuromotrice en fonction, notamment, des afférences sensorielles ;

contenir, sous forme de circuits génétiquement déterminés, des programmes d'action plus ou moins complexes les déclencher en fonction de stimuli particuliers

analyser, filtrer et intégrer les afférences sensorielles pour construire une représentation du monde extérieur adaptée aux performances spécifiques de l'animal ;

enregistrer les événements qui compte tenu de la gamme des performances spécifiques sont significatifs, les grouper en classes, selon leurs analogies ; associer ces classes selon les relations de coïncidence ou de succession des événements qui les constituent ; enrichir, raffiner et diversifier les programmes innés en y incluant ces expériences ;

imaginer, c'est-à-dire représenter et simuler des événements extérieurs, ou des programmes d'action de l'animal lui-même.

Les fonctions définies par les trois premiers alinéas sont remplies par le système nerveux central d'animaux qu'on ne qualifie généralement pas de supérieurs : arthropodes, par exemple. Les exemples les plus spectaculaires que l'on connaisse de programmes d'action innés très complexes se rencontrent chez les insectes. Il est douteux que les fonctions résumées par le paragraphe 4 jouent un rôle important chez ces animaux 5. En revanche, elles contribuent de façon très importante au comportement des invertébrés supérieurs, tel le poulpe6 ainsi bien entendu qu'à celui de tous les vertébrés.

Quant aux fonctions du paragraphe 5 que l'on pourrait qualifier de « projectives », sans doute sont-elles le privilège des seuls vertébrés supérieurs. Mais ici, la barrière de la conscience s'interpose, et il se peut que nous ne sachions reconnaître les signes extérieurs de cette activité le rêve, par exemple que chez nos proches parents, sans que d'autres espèces en soient absolument privées. Les fonctions 4 et 5 sont cognitives, tandis que celles des paragraphes 1, 2 et 3 sont uniquement coordinatrices et représentatives. Seules les fonctions 5 peuvent être créatrices d'expérience subjective.

L'analyse des impressions sensorielles.

Selon la proposition du paragraphe 3, l'analyse par le système nerveux central des impressions sensorielles fournit une représentation appauvrie et orientée du monde extérieur. Une sorte de résumé où ne figure en pleine lumière que ce qui intéresse particulièrement l'animal en fonction de son comportement spécifique c'est en somme un résumé « critique », le mot étant pris dans une acception complémentaire du sens kantien. L'expérience démontre abondamment qu'il en est bien ainsi. Par exemple, l'analyseur situé derrière l'oeil d'une grenouille lui permet de voir une mouche c'est-à-dire un point noir en mouvement, mais non au repos 7. De sorte que la grenouille ne happera que la mouche en vol. Il faut insister sur le fait, prouvé par l'analyse électrophysiologique, que ce n'est pas là le résultat d'un comportement qui ferait dédaigner par la grenouille un point noir immobile, comme ne représentant pas avec certitude une nourriture. L'image du point immobile s'imprime sans doute sur la rétine, mais elle n'est pas transmise, le système n'étant excité que par un objet en mouvement.

Certaines expériences sur le chat 8 suggèrent une interprétation du fait mystérieux qu'un champ reflétant à la fois toutes les couleurs du spectre soit vu comme une plage blanche, alors que le blanc est subjectivement interprété comme absence de toute couleur. Les expérimentateurs ont montré que, par suite d'inhibitions croisées entre certains neurones répondant respectivement aux diverses longueurs d'ondes, ceux-ci n'envoyaient pas de signaux lorsque la rétine était exposée uniformément à la gamme entière des longueurs d'ondes visibles. Goethe avait donc, en un sens subjectif, raison contre Newton. Erreur éminemment pardonnable à un poète.

Que les animaux soient capables de classer des objets ou des relations entre objets selon des catégories abstraites, notamment géométriques, ne fait aucun doute non plus : un poulpe ou un rat peut apprendre la notion de triangle, de cercle ou de carré et reconnaître sans faute ces figures pour leurs propriétés géométriques, indépendamment de la dimension, de l'orientation ou de la couleur dont on peut habiller l'objet réel qui leur est présenté.

L'étude des circuits qui analysent les figures présentées dans le champ de vision du chat démontre que ces exploits géométriques sont dus à la structure même des circuits qui filtrent et recomposent l'image rétinienne. Ces analyseurs imposent, en définitive, leurs propres restrictions à l'image, dont ils extraient certains éléments simples. Certaines cellules nerveuses, par exemple, ne répondent qu'à la figure d'une droite inclinée de gauche à droite ; d'autres à une droite inclinée en sens inverse. Les « notions » de la géométrie élémentaire ne sont donc pas tant représentées dans l'objet que par l'analyseur sensoriel, qui le perçoit et le recompose à partir de ses éléments les plus simples 9.

Innéisme et empirisme.

Ces découvertes modernes donnent donc raison, en un sens nouveau, à Descartes et à Kant, contre l'empirisme radical qui cependant n'a guère cessé de régner dans la science depuis deux cents ans, jetant la suspicion sur toute hypothèse supposant l' « innéité » des cadres de la connaissance. De nos jours encore certains éthologistes paraissent attachés à l'idée que les éléments du comportement, chez l'animal, sont ou bien innés ou bien appris, chacun de ces deux modes excluant absolument l'autre. Cette conception est entièrement erronée comme Lorenz l'a vigoureusement démontré10. Lorsque le comportement implique des éléments acquis par l'expérience, ils le sont selon un programme qui, lui, est inné, c'est-à-dire génétiquement déterminé. La structure du programme appelle et guide l'apprentissage qui s'inscrira donc dans une certaine « forme » préétablie, définie dans le patrimoine génétique de l'espèce. C'est sans doute ainsi qu'il faut interpréter le processus d'apprentissage primaire du langage chez l'enfant. Il n'y a aucune raison de supposer qu'il n'en soit pas de même pour les catégories fondamentales de la connaissance chez l'Homme, et peut-être aussi pour bien d'autres éléments du comportement humain, moins fondamentaux, mais de grande signification pour l'individu et la société. De tels problèmes sont en principe accessibles à l'expérience. Les éthologistes en conduisent de semblables tous les jours. Expériences cruelles qu'il est impensable de pratiquer sur l'homme, sur l'enfant en fait. De sorte que par respect de soi-même, l'homme ne peut que s'interdire d'explorer certaines des structures constitutives de son être.

La longue controverse sur l'innéité cartésienne des « idées », niée par les empiristes, rappelle celle qui a divisé les biologistes au sujet de la distinction entre phénotype et génotype. Distinction fondamentale, indispensable à la définition même du patrimoine héréditaire pour les généticiens qui l'avaient introduite, mais très suspecte aux yeux de beaucoup de biologistes non généticiens qui n'y voyaient qu'un artifice destiné à sauver le postulat de l'invariance du gène. On retrouve là, une fois de plus, l'opposition entre ceux qui ne veulent connaître que l'objet actuel, concret, dans sa présence entière, et ceux qui cherchent à y discerner la représentation masquée d'une forme idéale. Il n'y a que deux sortes de savants, disait Alain : ceux qui aiment les idées, et ceux qui haïssent les idées. Ces deux attitudes d'esprit s'opposent encore dans la science ; elles sont l'une et l'autre, par leur confrontation, nécessaires à ses progrès. On ne peut que regretter, pour les contempteurs d'idées, que ce progrès, auquel ils contribuent, leur donne invariablement tort. En un sens, très important, les grands empiristes du XVIIIe siècle n'avaient pas tort cependant. Il est parfaitement vrai que tout, chez les êtres vivants vient de l'expérience, y compris l'innéité génétique, que ce soit le comportement stéréotypé des abeilles ou les cadres innés de la connaissance humaine. Mais pas de l'expérience actuelle, renouvelée par chaque individu, à chaque génération : de celle accumulée par l'ascendance entière de l'espèce au cours de l'évolution. Seule cette expérience puisée au hasard, seules ces tentatives innombrables, châtiées par la sélection pouvaient, comme de tout autre organe, faire du système nerveux central un système adapté à sa fonction particulière. Pour le cerveau : donner du monde sensible une représentation adéquate aux performances de l'espèce, fournir le cadre qui permet de classer efficacement les données en elles-mêmes inutilisables de l'expérience immédiate et même, chez l'homme, simuler subjectivement l'expérience pour en anticiper les résultats et préparer l'action.

La fonction de simulation.

C'est le puissant développement et l'usage intensif de la fonction de simulation qui me paraissent caractériser les propriétés uniques du cerveau de l'Homme. Cela au niveau le plus profond des fonctions cognitives, celui sur quoi le langage repose et que sans doute il n'explicite qu'en partie. Cette fonction n'est pas exclusivement humaine cependant. Le jeune chien qui manifeste sa joie en voyant son maître se préparer à la promenade imagine évidemment, c'est-à-dire simule par anticipation, les découvertes qu'il va faire, les aventures qui l'attendent, les frayeurs délicieuses qu'il éprouvera, sans danger, grâce à la rassurante présence de son protecteur. Plus tard, il simulera tout cela à nouveau, pêle-mêle, en rêve. Chez l'animal, comme aussi chez le jeune enfant, la simulation subjective ne semble que partiellement dissociée de l'activité neuromotrice. Son exercice se traduit par le jeu. Mais chez l'homme, la simulation subjective devient la fonction supérieure par excellence, la fonction créatrice. C'est elle qui est reflétée par la symbolique du langage qui l'explicite en transposant et résumant ses opérations. De là le fait, souligné par Chomsky, que le langage, même dans ses emplois les plus humbles, est presque toujours novateur : c'est qu'il traduit une expérience subjective, une simulation particulière, toujours nouvelle. C'est en cela aussi que le langage humain diffère radicalement de la communication animale. Celle-ci se réduit à des appels ou avertissements correspondant à un certain nombre de situations concrètes stéréotypées. L'animal le plus intelligent, capable sans doute de simulations subjectives assez précises, ne dispose d'aucun moyen de « libérer sa conscience », si ce n'est en indiquant grossièrement dans quel sens joue son imagination. L'Homme, lui, sait parler ses expériences subjectives : l'expérience nouvelle, la rencontre créatrice ne périt plus avec celui chez qui elle aura été, pour la première fois, simulée.

Tous les hommes de science ont dû, je pense, prendre conscience de ce que leur réflexion, au niveau profond, n'est pas verbale : c'est une expérience imaginaire, simulée à l'aide de formes, de forces, d'interactions qui ne composent qu'à peine une « image» au sens visuel du terme. Je me suis moi-même surpris, n'ayant à force d'attention centrée sur l'expérience imaginaire plus rien d'autre dans le champ de la conscience, à m'identifier à une molécule de protéine. Cependant ce n'est pas à ce moment qu'apparaît la signification de l'expérience simulée, mais seulement une fois explicitée symboliquement. Je ne crois pas en effet qu'il faille considérer les images non visuelles sur lesquelles opère la simulation comme des symboles, mais plutôt, si j'ose ainsi dire, comme la « réalité » subjective et abstraite, directement offerte à l'expérience imaginaire.

Quoi qu'il en soit, dans l'usage courant, le processus de simulation est entièrement masqué par la parole qui le suit presque immédiatement et semble se confondre avec la pensée elle-même. Mais on sait que de nombreuses observations objectives prouvent que chez l'homme les fonctions cognitives, même complexes, ne sont pas immédiatement liées à la parole ou tout autre moyen d'expression symbolique. On peut citer notamment les études faites sur divers types d'aphasie. Peut-être les expériences les plus impressionnantes sont-elles celles, récentes, de Sperry, sur des sujets dont les deux hémisphères cérébraux avaient été séparés par section chirurgicale du « corpus callosum ». L'oeil droit et la main droite, chez ces sujets, l'hémisphère objet vu par gauche, est reconnu, sans que le sujet puisse le nommer. Or dans certains tests difficiles où il s'agissait d'apparier la forme tridimensionnelle d'un objet tenu dans l'une des deux mains au développement en plan de cette forme, représentée sur un écran, l'hémisphère droit aphasique se montrait de beaucoup supérieur à l'hémisphère «dominant» gauche, et plus rapide dans la discrimination. Il est tentant de spéculer sur la possibilité qu'une part importante, peut-être la plus « profonde » de la simulation subjective, soit assurée par l'hémisphère droit.

S'il est légitime de considérer que la pensée repose sur un processus de simulation subjective, il faut admettre que le haut développement de cette faculté chez l'homme est le résultat d'une évolution au cours de laquelle c'est dans l'action concrète, préparée par l'expérience imaginaire, que l'efficacité de ce processus, sa valeur de survie, a été éprouvée par la sélection. C'est donc pour sa capacité de représentation adéquate et de prévision exacte confirmée par l'expérience concrète que le pouvoir de simulation du système nerveux central, chez nos ancêtres, a été poussé jusqu'à l'état atteint chez Homo sapiens. Le simulateur subjectif n'avait pas le droit de se tromper quand il s'agissait d'organiser une chasse à la Panthère avec les armes dont pouvait disposer l'Australanthrope, le Pithécanthrope, ou même l'Homo sapiens de Cro-Magnon. C'est pour cela que l'instrument logique inné, hérité de nos ancêtres, ne nous trompe pas et nous permet de « comprendre » les événements de l'univers, c'est-à-dire de les décrire en langage symbolique et de les prévoir, pourvu que les éléments d'information nécessaires soient fournis au simulateur.

Instrument d'anticipation s'enrichissant sans cesse des résultats de ses propres expériences, le simulateur est l'instrument de la découverte et de la création. C'est l'analyse de la logique de son fonctionnement subjectif qui a permis de formuler les règles de la logique objective et de créer de nouveaux instruments symboliques, tels que les mathématiques. De grands esprits Einstein se sont souvent émerveillés, à bon droit, du fait que les êtres mathématiques créés par l'homme puissent représenter aussi fidèlement la nature, alors qu'ils ne doivent rien à l'expérience. Rien, c'est vrai, à l'expérience individuelle et concrète, mais tout aux vertus du simulateur forgé par l'expérience innombrable et cruelle de nos humbles ancêtres. En confrontant systématiquement la logique et l'expérience selon la méthode scientifique, c'est en fait toute l'expérience de ces ancêtres que nous confrontons avec l'expérience actuelle.

L'illusion dualiste et la présence de l'esprit.

Si nous pouvons deviner l'existence de ce merveilleux instrument, si nous savons traduire, par le langage, le résultat de ses opérations, nous n'avons aucune idée de son fonctionnement, de sa structure. L'expérimentation physiologique est, à cet égard, presque impuissante encore. L'introspection, avec tous ses dangers, nous en dit malgré tout un peu plus. Reste l'analyse du langage qui cependant ne révèle le processus de simulation qu'au travers de transformations inconnues et n'explicite sans doute pas toutes ses opérations.

Voilà la frontière, presque aussi infranchissable encore pour nous qu'elle l'était pour Descartes. Tant qu'elle n'est pas franchie, le dualisme conserve en somme sa vérité opérationnelle. La notion de cerveau et celle d'esprit ne se confondent pas plus pour nous dans le vécu actuel que pour les hommes du XVIle siècle. L'analyse objective nous oblige à voir une illusion dans le dualisme apparent de l'être. Illusion pourtant si intimement attachée à l'être lui-même qu'il serait bien vain d'espérer jamais la dissiper dans l'appréhension immédiate de la subjectivité, ou d'apprendre à vivre affectivement, moralement, sans elle. Et pourquoi d'ailleurs le faudrait-il ? Qui pourrait douter de la présence de l'esprit ? Renoncer à l'illusion qui voit dans l'âme une « substance » immatérielle, ce n'est pas nier son existence, mais au contraire commencer de reconnaître la complexité, la richesse, l'insondable profondeur de l'héritage génétique et culturel, comme de l'expérience personnelle, consciente ou non, qui ensemble constituent l'être que nous sommes, uni que et irrécusable témoin de soi-même.

Par Jacques Monod


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