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UN PSYCHANAYLSTE FACE AUX NEUROSCIENCES

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Un psychanalyste face aux neurosciences texte intégral
André Green dans mensuel 99


Le débat entre psychanalyse et neurosciences a trait, entre autres à l'idée que nous nous faisons de la vie psychique et de la spécificité de l'homme. L'article que l'on va lire aurait dû être le premier d'une série sur les rapports entre biologie et psychanalyse. Il en est le second. En effet, en 1989, la publication du livre de J.-P. Changeux et A. Connes, « Matière à pensée », nous avait semblé propice pour aborder enfin ce problème. Nous avions alors de mandé à A. Green, psychanalyste qui avait déjà discuté les thèses de J.-P. Changeux, de donner son point de vue sur les rapports de la neurobiologie et de la psychanalyse. Son texte fut envoyé fin 1990 à J.-P. Changeux pour qu'il le discute. Ce dernier a préféré écrire un article indépendant que nous avons publié dans notre numéro de juin1992 sous le titre « Les neuronesde la raison ». Le débat prévu à l'origine n'a pas eu lieu. Nous publions donc le texte original d'André Green dans le présent numéro, suivi des réflexions que la lecture des « neurones de la raison » a inspiré au psychanalyste. Ainsi le lecteur pourra-t-il se faire une idée de la diversité et de la vivacité des opinions sur ce sujet.
Dans leur jargon d'initiés, les psychanalystes emploient le verbe « chaudronner » par allusion à l'histoire racontée par Freud dans Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient : « A emprunte un chaudron de cuivre à B. Une fois qu'il l'a rendu, B fait traduire A en justice en l'accusant d'être responsable du gros trou qui se trouve maintenant dans le chaudron, et qui rend l'ustensile inutilisable. A présente sa défense en ces termes : " Primo, je n'ai jamais emprunté de chaudron à B ; secundo, le chaudron avait déjà un trou lorsque B me l'a donné ; tertio, j'ai rendu le chaudron en parfait état " ». Bref, une accumulation de dénis qui s'annulent logiquement.

Les scientifiques n'agissent pas autrement à l'égard de l'inconscient, et au-delà à l'égard de la psychanalyse. J'entends encore Jacques Monod disant « Montrez-moi une seule preuve de l'inconscient ! », bien convaincu qu'il saurait en démontrer l'inanité. Plus tard, la stratégie devait changer. « L'inconscient, mais bien sûr qu'il existe ; il est certain que la conscience n'est qu'une toute petite partie de ce qui vit : tout ce qui n'est pas conscient est inconscient. Tous les mécanismes biologiques sont inconscients, la majeure partie des mécanismes cérébraux se passent en dehors des structures biologiques de la conscience » disait-on. Dans le même ordre de logique, vers les années 1950, les neurophysiologistes n'avaient d'yeux que pour les structures cérébrales régulant la conscience. Avec ces études, la neurobiologie de l'inconscient était à portée de main 1. L'inconscient des neurobiologistes était cependant fort différent de l'inconscient de Freud. Puis avec les neurotransmetteurs, la chimie a relayé l'électricité. Le chaudron, cette fois, bouillonnait. L'énigme des maladies mentales était à deux doigts d'être levée. Bientôt la psychogenèse ne serait plus qu'un souvenir datant de la préhistoire de la psychiatrie. L'ambivalence n'existait pas chez les biologistes. En 1953, on découvrait les premiers neuroleptiques. A Sainte-Anne, dans le service hospitalier qui était La Mecque de la toute nouvelle psychopharmacologie, Jacques Lacan tenait aussi son séminaire de psychanalyse. Les drogues psychotropes auraient-elles fait bon ménage avec l'inconscient ? Jean Delay, le maître de céans, psychiatre et homme de lettres, rêvait déjà de psychothérapies qui supplanteraient la vieille psychanalyse par des méthodes mixtes : narcoanalyse supposée faciliter la levée du refoulement grâce au « sérum de vérité » ; cures sous champignons hallucinogènes, imprudemment prônées comme agents libérateurs de l'imaginaire, etc. Les psychanalystes du crû récusèrent l'invitation. Nos psychiatres d'alors n'avaient pas perçu dans quel engrenage ils risquaient d'être broyés. Et l'on aurait eu beau jeu de nos jours, s'ils avaient fait un autre choix que celui de leur cohérence, d'accuser les psychanalystes d'avoir favorisé la toxicomanie ! Le temps passant, le développement de la psychopharmacologie allait profiter, pensait-on, du progrès des neurosciences. La neurobiologie devenant moléculaire, on allait pouvoir balayer toute cette métaphysique de pacotille, pour qu'enfin la psychiatrie devienne moléculaire à son tour. Les ouvrages comme L'homme neuronal procèdent de cette inspiration. Il suffit cependant que l'on aborde le problème des aspects affectifs des comportements pour qu'un autre neurobiologiste, Jean-Didier Vincent, auteur d'une Biologie des passions 2 nous ramène à une vision plus nuancée, bien éloignée du triomphalisme parti à l'assaut de ce que Changeux appelait la « Bastille du mental ».

La méconnaissance, voire le déni de la vie psychique par les scientifiques, l'acharnement à postuler une causalité exclusivement organique à toute symptomatologie, conduit à des jugements peu sereins. Il est fréquent qu'on accuse un psychanalyste d'être « passé à côté » d'une affection organique. Et l'on se gaussera de ce soi-disant thérapeute, qui ne s'était pas rendu compte qu'il avait affaire à une « vraie » maladie. Mais qu'un chirurgien opère quatre fois un malade indemne de toute atteinte organique sur la foi d'hypothèses étiologiques infondées et sans consistance à la recherche d'une « lésion » introuvable, alors qu'il se révèle aveugle et sourd à la demande inconsciente de son patient, personne ne songera jamais à lui en faire le reproche. N'était-ce pas son devoir d'éliminer une cause possible de désordre pathologique ? Quant à se poser la question de l'impact traumatique de telles opérations, ou celle de leur rôle de fixation pour entretenir une conviction quasi délirante, la formation médicale n'y prépare guère. « La psychiatrie, vous l'apprendrez en trois semaines », disait une sommité de la neurologie des années soixante à ses internes qui se plaignaient d'une expérience insuffisante dans ce domaine.

Toutes ces remarques vont dans le même sens : celui d'une dénégation forcenée de la complexité du fonctionnement psychique et du même coup de l'inconscient, tel que la psychanalyse le conçoit, par les défenseurs de la cause du cerveau, neurobiologistes, psychiatres et neurologues. La neurobiologie peut-elle se substituer à la psychanalyse dans la compréhension de la vie psychique et de ses manifestations ?

Une telle ambition repose sur des postulats simplificateurs : la vie psychique est l'apparence d'une réalité qui est l'activité cérébrale. Or celle-ci n'est vraiment connaissable que par la neurobiologie. Ergo , c'est cette dernière qui permettra de connaître vraiment la vie psychique. Ceci revient à dénier à la vie psychique un fonctionnement et une causalité propres, même si l'on admet la dépendance de celle-ci à l'égard de l'activité cérébrale. La littérature du XIXe siècIe ne manque pas de mettre en scène le personnage du médecin matérialiste convaincu s'opposant au curé du coin. On peut douter que nous soyons sortis de cette représentation simpliste, quand on assiste à l'assaut de certains neurobiologistes contre l'« Esprit », dont l'acte d'accusation englobe et amalgame le psychisme et se résume ainsi : « si vous croyez au psychisme, c'est que vous ne croyez pas à la physiologie du cerveau, c'est que vous croyez à l'Esprit ; c'est en fin de compte que vous êtes religieux, c'est-à-dire fanatique et antiscientifique ». J'exagère ? Pas vraiment. Le psychisme reste un domaine obscur, inquiétant, redoutable. Chacun s'autorise d'une compétence en ce domaine, comme s'il possédait de la science infuse. La maladie mentale existe, mais si les investigations cérébrales ne révèlent rien, être malade psychiquement, ce n'est pas être vraiment malade, c'est avoir une maladie imaginaire. Ou bien dans le cas contraire, c'est une maladie dont le support somatique s'ancre dans la génétique dont on ne tardera pas à connaître les véritables causes. Elle rejoint alors le cortège des maladies du destin. Et les névroses ne sont-elles pas les troubles dont souffrent ceux qui n'ont rien à faire d'autre que d'y penser, ou qui « s'écoutent » ?

Quant à la psychanalyse, on sait bien qu'elle ne sert à rien et qu'elle est une escroquerie. Que les chercheurs quittent leurs laboratoires, qu'ils prennent le chemin des consultations de psychiatrie. ils sentiront alors le poids de la maladie mentale et de sa souffrance. Qu'ils s'interrogent sur le fait que la consommation des tranquillisants dépasse de loin celle de tous les autres produits et atteint des proportions inquiétantes. Thérapeutique psychotrope ou toxicomanie légale ? Il est sans doute plus simple et plus expéditif de prescrire et de se débarrasser de l'ennuyeux angoissé que de chercher à comprendre le fonctionnement psychique d'un individu singulier.

L'exigence de scientificité est parfois confondante de naïveté. Il y a quelques années, au cours d'une réunion sur la recherche en psychiatrie, réunissant d'éminents psychiatres, expérimentalistes, neurophysiologistes, neuropharmacologistes, une autorité en neuropharmacologie exprima ses plaintes et ses griefs à l'égard des psychiatres qui, disait-il, « ne savaient pas faire de la recherche ». Ainsi, comme il était extrêmement important de savoir ce qui advenait aux médicaments au-delà de la barrière méningée, la seule manière de lever l'obstacle était de pratiquer sur les patients traités des ponctions sous-occipitales fréquentes, quotidiennes et même pluri-quotidiennes. Il est clair que ce chercheur n'avait jamais vu un malade mental de sa vie et n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait représenter, en soi, pour un malade mental, la piqûre d'une aiguille à la base du crâne pour en prélever le liquide céphaIo-rachidien. C'aurait pourtant été un beau projet de recherche que d'étudier la psychose expérimentale comme maladie induite par le médecin ! Le 12 décembre 1978, au cours d'un entretien avec J.-P. Changeux, d'où devait partir l'idée du projet qui deviendra L'homme neuronal , Jean Bergès racontait qu'il avait entendu Jacques Monod dire que, si l'on suspendait pendant un certain nombre d'années les dépenses entrainées par les malades mentaux et qu'on affectait cet argent à la recherche, eh bien, lui se faisait fort de percer l'énigme biologique de la maladie mentale 3 et de la traiter efficacement. La vision de la psychiatrie développée par J.-P. Changeux ou J. Monod laisse rêveur. En mettant en avant les seuls effets des molécules, elle repose sur un déni fondamental de toute organisation psychique, qui ne serait pas le reflet d'une désorganisation neuronale primitive.

Nous n'avons pas fini de chaudronner : une troisième attitude se fait jour parmi les biologistes. Loin du déni ou de la confusion, voici que des chercheurs des plus sérieux auraient découvert les bases biologiques de l'Inconscient. Et d'autres de prétendre avoir dévoilé « les mécanismes inconscients de la pensée » 4.

Ainsi, la boucle est bouclée, les trois arguments du chaudron ont été défendus. La

publication de l'ouvrage de Connes et Changeux Matière à pensée 5 me permet de reprendre et de développer une discussion antérieure sur L'homme neuronal de J.-P. Changeux. La thèse de J.-P. Changeux 6 est connue depuis 1982 : tout fonctionnement mental s'inscrit dans un déploiement physique de cellules et de molécules et dans leurs remaniements. Le développement actuel de cette thèse tend à la formalisation mathématique de la position précédente. Un mécanicisme sans doute, mais que l'on pourrait donc mimer par la logique des équations. Je pense que la validité de ces thèses peut s'argumenter à partir de la mécanique définie par Changeux pour tenter de rendre compte des processus de création, par exemple de création scientifique.

Avant d'aller plus avant, j'aimerais cependant préciser que je suis persuadé qu'aucune activité psychique n'est indépendante de l'activité cérébrale. Mais je tiens à ajouter que cette opinion n'infère nullement que la causalité psychique soit à trouver dans l'ensemble des structures du cerveau. Les modèles de l'activité psychique conçus par les scientifiques sont tout à fait insuffisants. Changeux fait observer que quelqu'un qui fait une psychanalyse n'acquiert pas pour autant la connaissance de son cerveau. Certes, mais la connaissance du cerveau permet-elle de connaître ce qui se passe au cours d'une pychanalyse ? Il est permis d'en douter. Reste que la connaissance du cerveau permet la connaissance... du cerveau. Je pense, contrairement à J.-P. Changeux, que de tous les modèles existants de l'activité psychique, y compris les modèles de la neurobiologie, ceux de la psychanalyse freudienne me paraissent, en dépit de leurs imperfections, ceux dont l'intérêt est le plus grand pour comprendre les pensées et les productions humaines, sans pour autant les couper du psychisme ordinaire. Les modèles de la psychanalyse freudienne maintiennent les relations du psychique au corporel, tout en reconnaissant l'obscurité de leurs rapports ; ils font la part du développement culturel ; ils soulignent l'intérêt d'une constitution progressive de la psyché qui fasse sa place aux relations avec l'autre, qui est en même temps le semblable ; ils s'efforcent enfin de préciser ce qui détermine l'organisation psychique et qui fonde un mode de causalité spécifique la causalité psychique.

C'est ce dont les hypothèses fondamentales et les conceptions théoriques de la psychanalyse freudienne s'efforcent de rendre compte : les pulsions ancrent le psychique dans le somatique ; le refoulement trouve partiellement son origine dans les effets de la culture ; le développement de la psyché repose en partie sur l'identification aux figures parentales ; les fantasmes primaires organisent l'expérience imaginaire ; l'investissement de ce qui est chargé de sens et important est le moteur de la causalité psychique. Ainsi, la formulation du vieux problème des relations corps-esprit ne reçoit de réponse satisfaisante à mes yeux ni dans la réduction exclusivement au profit du corps, ni dans le postulat de l'existence d'un psychisme d'essence indépendante de celle du corps. La formulation à laquelle je me range repose sur l'hypothèse d'un dualisme de fait qui réclame des justifications que je ne puis donner ici faute de place.

Cela pose la question des limites entre le vivant et le psychique, question qui soulève bien des problèmes. Mais elle plaide en faveur de la reconnaissance de la spécificité humaine qui fonde le psychique. C'est aussi pourquoi la recherche des facteurs pertinents pour fonder cette spécificité du psychisme humain a varié au cours des époques et pourquoi les scientifiques n'ont pas cessé d'adopter une attitude ambiguë à son propos. Qu'on en juge. La notion de spécificité humaine a longtemps été victime d'une perspective intellectualiste : l'homme possédant l'intelligence se situait au sommet de l'échelle des animaux soumis à l'instinct. Or la neurobiologie devait démontrer que l'homme partageait avec l'animal les mêmes constituants organiques et donc, implicitement, les mêmes modalités élémentaires de fonctionnement. La connectivité ou la circulation d'informations dans le « câblage » des neurones a pris le relais en devenant la clé de la compréhension des accomplissements du cerveau humain. Mais cette épistémologie n'a pas beaucoup amélioré la situation même quand elle espère une résonance du biologique au niveau des mathématiques, dont témoigne l'échange entre A. Connes et J.-P. Changeux dans Matière à pensée . C'est que la stratégie théorique des approches dites scientifiques consiste toujours à chercher la spécificité du côté des activités que l'homme seul peut accomplir, et non dans la mise en perspective de ce qui diffère entre l'animal et l'homme lorsque l'on considère des activités homologues.

Pour prendre un exemple, on devrait plutôt comparer l'instinct sexuel animal à la sexualité humaine pour que la comparaison ait quelque sens. En fait, ce qui paraît au détour de ces raisonnements était posé à son origine : donner une image de la spécificité humaine comme délivrée de sa sujétion au corps sexué. De nos jours, le fondement de la spécificité humaine est recherché du côté du langage. L'homme en dispose ; les animaux n'en disposent pas. Mais c'est alors parer au plus pressé que de donner au mot langage, lorsque cela arrange et pour éventuellement annuler son sens, une signification qui relève d'autre chose que de la linguistique. C'est ce qui s'est produit lors du colloque sur la spécificité de l'homme qui s'est tenu à Royaumont en 1974 7. M. Piatelli-Palmarini faisait état de seize traits distinctifs entre la communication des primates et le langage humain. Or nombre d'entre eux sont probablement rattachables à des propriétés extralinguistiques. Ici, la faute de raisonnement en la matière est de considérer que puisque les approches biologiques sont scientifiques, c'est que les phénomènes mentaux s'y réduisent, alors que l'analogie ne repose que sur la mise en condition scientifique d'une fraction ténue de l'ensemble des phénomènes psychiques envisagés, que rien n'autorise à valoriser de la sorte pour la compréhension de l'objet étudié.

La vague la plus récente de l'offensive antipsychanalytique des biologistes naquit durant les années 1960. Deux ouvrages de biologistes devaient s'imposer : Le hasard et la nécessité de Jacques Monod et La logique du vivant de François Jacob. Alors que le second faisait preuve de prudence, le premier adoptait une attitude résolument incisive. Quinze ans après, le ton se durcit avec l'esprit de conquête de J. -P. Changeux, élève de J. Monod, prolongateur de sa pensée et partisan déclaré d'un mécanicisme tranquille. C'est l'essence de l'Homme neuronal . Avec Jacques Ruffié, Michel Jouvet, Henri Korn, etc., Changeux s'attaque frontalement à la psychanalyse pour traquer les erreurs de Freud ou faire valoir l'optique de leur science sur la dimension psychique. Le problème est que leurs explications se situent dans une perspective qui n'apporte pas le moindre éclairage au niveau où se placent les analystes, c'est-à-dire celui de la réalité psychique. C'est que ce niveau n'a pour eux aucun sens. Leurs outils ne visant pas la vie psychique au sens des psychanalystes, ils en nient donc tout simplement l'existence, alors que leurs outils ne réussissent qu'à en donner une image dérisoire. Il est dommage que les prises de position polémiques empêchent une vraie discussion de s'établir. Exception parmi les scientifiques mais est-il une exception ou l'un des rares qui s'expriment ?, un biologiste est conscient des enjeux spécifiques des différentes méthodes employées pour décrire la réalité d'un individu 8.

Nous avons, quant à nous, fait remarquer qu'à tous les niveaux, autant la science a la possibilité d'examiner les mécanismes du fonctionnement cérébral, autant, quand la science se mêle d'aborder le psychique, elle ne manque pas de se commettre dans des raisonnements discutables 9. C'est que la science se refuse à analyser les conditions exactes de sa production effective, c'est-à-dire les conditions même d'apparition de l'« idée » créatrice, dans sa démarche comme ailleurs. Elle ne prend pas en compte le fait que l'idée créatrice dérive de processus associatifs parfaitement en dehors de la logique rationnelle et sur lesquels précisément la science ne sait rien dire, alors qu'elle a beaucoup à dire sur la production scientifique elle-même. C'est dire à quel point une position extrême de la biologie devient insoutenable. Jusqu'à présent la biologie se donnait pour but la connaissance d'un champ particulier, le vivant. Avec la neurobiologie moléculaire, elle se donne donc désormais pour but d'expliquer la Science, je veux dire les conditions d'apparition de l'idée scientifique. C'est ce qui ressort du dialogue dans lequel Changeux veut convaincre son collègue mathématicien de la dépendance des mathématiques à l'organisation cérébrale ! La question est alors de savoir si l'on peut soutenir une telle visée tout en restant fidèle aux critères qui fondent la démarche scientifique.

C'est le problème de la fin et des moyens qui est ici posé. C'est au niveau des concepts que la discussion doit s'engager et il me semble que les arguments des biologistes risquent de se retourner contre eux. Soucieux de combattre toute théorie qui survalorisait à des fins « spiritualistes » la différence entre l'animal et l'homme, ils n'ont cessé de souligner l'absence, en biologie, de propriétés exclusivement spécifiques de l'humain. S'il est bien clair que le récepteur à la dopamine ou à l'acétylcholine est le même chez le rat et l'homme, ces constatations qui servaient d'abord le combat militant des neurobiologistes vont leur poser des problèmes inattendus lorsque l'on s'attaque à la spécificité humaine. Car s'il est vrai que la marge des différences est si étroite, la connectivité à elle seule suffit-elle à rendre compte de cette spécificité humaine qu'il leur faut bien reconnaître ? Peut-être faut-il invoquer qu'une petite différence devienne décisive par ses conséquences qualitatives ? Et c'est là, dans ces conséquences qualitatives, qu'apparaît l'obligation de réintroduire ce dont on voulait à tout prix circonvenir l'influence : le psychisme, sa relation au langage et les rapport de ce dernier avec la pensée. Pour éviter que la psychanalyse devienne digne de considération, une contre-stratégie lui préfère une conception autre du psychisme. C'est ce que l'on tente aujourd'hui avec l'approche « cognitiviste » de la psychologie dont il n'est pas surprenant que la dimension également mécaniciste dérive dans l'intelligence artificielle. Un effet de plus de la volonté de dissocier l'affectif et le cognitif.

Le lien de la neurobiologie à la recherche de la vérité passe par la méthode expérimentale. Apparemment le sujet pensant le scientifique se sert de l'outil approprié qu'est la « machine » pour découvrir, tester, démontrer une hypothèse. J'entends par machine l'ensemble allant de l'hypothèse à l'instrumental. Supposé commander cette machine et la dominer, puisque ses prémisses seraient purement rationnelles, le scientifique en fait, ne peut penser que ce que sa machine est capable de faire, c'est-à-dire de tester, de vérifier. Le tour de passe-passe consiste donc à faire croire que c'est dans la liberté de pensée qu'a été conçue l'idée à découvrir, la machine ne faisant que le démontrer. Les contraintes de la production scientifique obligent à un rapprochement de plus en plus grand entre la façon dont fonctionne la machine et celle dont doit penser le scientifique pour produire un savoir pourtant considéré implicitement comme indépendant de celle-ci. Il est facile de voir le cercle vicieux que constituera l'utilisation de machines supposées mimer le fonctionnement mental 10. C'est l'une des orientations de la neurophysiologie actuelle avec son recours aux modèles formalisés et aux machines logiques : l'enjeu irréfléchi est ici la réflexion sur la genèse de la pensée scientifique, sur la genèse de toute pensée qui ne serait pas automatique...

Cela nous introduit à l'avancée neurobiologique la plus ambitieuse et la plus récente : chercher un fondement mathématique aux modèles de la neurophysiologie. C'est l'objet de la discussion entre J.-P. Changeux, neurobiologiste, et A. Connes, mathématicien. Un fondement mathématique à la neurobiologie est important pour Changeux, non seulement à cause des prétentions à la rigueur de la neurobiologie, mais surtout à cause de l'idée selon laquelle la pensée mathématique pourrait offrir un modèle de fonctionnement cérébral « pur ». Fières de réussir dans la construction d'une pensée pouvant fonctionner indépendamment de tout contenu, les mathématiques sont néanmoins prises dans une contradiction. Celle d'être le critère quasi absolu de la scientificité lorsqu'elles réussissent à avancer la compréhension de phénomènes existant dans la réalité, alors même qu'une partie d'entre elles tient sa valeur d'un critère exactement opposé : celui de ne se compromettre avec aucune donnée appartenant à la réalité du monde physique. Aussi les mathématiques sont-elles, selon les biologistes, invoquées comme garantes de la vérité scientifique Changeux et tantôt récusées comme science confinées à n'être qu'une logique A. Lwoff. Dans son dialogue avec le mathématicien A. Connes, J. -P. Changeux est persuadé que c'est Connes qui possède les bons outils intellectuels qui lui serviraient, lui, Changeux, à avancer dans son propre champ. Mais il veut convaincre son interlocuteur que c'est lui, Changeux, qui tient, en dernière instance, la clé de ce que fait Connes, parce qu'à défaut de posséder les moyens de son interlocuteur, son objet est le substrat véritable le cerveau qui produit ces moyens : « L'équation mathématique décrit une fonction et permet de cerner un comportement, mais pas d'expliquer le phénomène. En biologie, l'explication va de pair avec l'identification de la structure qui, sous-jacente à la fonction, la détermine » 11. L'obsession de pureté de Changeux les mathématiques comme « synthèse épurée de tous les langages, une sorte de langage universel » 12est en fait la voie de la facilité. Car le cerveau, à ce que j'en sais, ne fonctionne pas de façon si « purement » homogène. Bizarrement, c'est Connes qui devient objectiviste en postulant la réalité non humaine des mathématiques et Changeux « subjectiviste » puisqu'il lie le fonctionnement mathématique à la structure du cerveau humain 13. C'est en tout état de cause reposer le vieux problème du rapport entre réalité et perception, qui n'est pas davantage réglé par cette discussion.

On ne pourra pas éviter de se demander comment le même cerveau capable de raisonner mathématiquement peut aussi entretenir les idées qui poussèrent Newton vers l'alchimie, ou Cantor à rechercher l'appui du Vatican. La « purification » ici est pour le moins imparfaite ! La science explique ce qui doit être tenu pour vrai ; elle devrait aussi, me semble-t-il, découvrir la raison d'être du faux.

Si Changeux se défend d'assimiler le réel biologique à des objets mathématiques, il ne paraît pas soucieux de tirer les conséquences de son attitude : « On sélectionne le modèle qui s'adapte le mieux. » On ne saurait mieux dire. Encore serais-je tenté d'ajouter : « Pour comprendre ce que l'on peut comprendre et discréditer ce qu'on ne comprend pas comme n'étant pas susceptible d'être "sélectionné" par un modèle mathématique » ! Ainsi Changeux reprochera-t-il aux physiciens de ne pas avoir tenu compte, en dehors des rôles de l'instrument de mesure et du regard de l'observateur, de leur « propre fonctionnement cérébral ». De quel côté est « l'erreur épistémologique grave » 14 dénoncée par le biologiste ? Du côté des physiciens négligents ou de celui du neurobiologiste qui assimile purement et simplement « fonctionnement cérébral » tel qu'il est connu par la science aujourd'hui et « fonctionnement mental » en termes d'analyse, de jugement, d'autoréférence ? Et ce sera Connes qui introduira la part de l'affectivité dans la recherche, cette référence bannie du discours neurobiologique 15. Curieusement, le psychanalyste se sentirait plus proche ici du mathématicien que du neurobiologiste. Il y a d'ailleurs une pensée mathématique qui peut rencontrer le discours de la psychanalyse, sans le chercher ou l'éviter. Ainsi Esquisse d'une sémiophysique du mathématicien René Thom présente des concepts mathématiques qui suggèrent des fonctionnements pas tellement éloignés de certains concepts psychanalytiques 16.

Ceci dit, on peut se demander si la position de J.-P. Changeux est admise dans tout le monde des biologistes et des neurobiologistes. D'une part, un débat actif existe dans les neurosciences et, d'autre part, pour considérer le seul registre psychanalytique, il existe des biologistes qui peuvent écrire le mot sens sans le flanquer de guillemets. Ainsi Henri Atlan indique comment un changement de niveau dans des organisations hiérarchiques « consiste en une transformation de ce qui est distinction et séparation à un niveau élémentaire en unification et réunion à un niveau plus élevé »17. La psychanalyse se trouve au coeur du questionnement qu'il énonce : comment parler de ce pour quoi nous n'avons pas de langage adéquat, parce que nos méthodes d'observation qui conditionnent notre langage ne sont pas encore adéquates ? La difficulté bien repérée ici est due à l'impossibilité d'observer tous les niveaux avec la même précision.

Le paradoxe, c'est qu'en fin de compte aussi bien Changeux, qu'Atlan et Thom, concluent que la solution du problème qui nous retient est de savoir ce qui fait que la parole a un sens. Et c'est aussi notre avis. C'est le langage qui fonde la validité de l'expérience psychanalytique comme autre manière de faire fonctionner la parole afin d'accéder à la réalité de l'inconscient. Sans pour autant conclure, comme l'a fait hâtivement Lacan, que l'inconscient est structuré comme un langage. Pour Atlan, comme pour nous, l'émergence des significations relève de l'examen des rapports du langage à la pensée rapports cerveau/langage et langage/pensée - ce qui exige sans doute une ré-appréhension de ce qu'est la pensée, cette fois-ci à la lumière des hypothèses psychanalytiques.

Il semble pourtant que même les plus radicaux des biologistes admettent l'existence d'une activité psychique, à condition de l'envisager au niveau collectif. Comme si la constitution des groupes humains avait eu le pouvoir de générer le psychisme d'une manière analogue au fruit de la collaboration des « assemblées » de neurones. Groupes de neurones en « assemblée » et hommes réunis en « société », le psychique pourrait naître de ce « collectivisme », semble-t-il. Car L'homme neuronal de J.-P. Changeux se terminait déjà par des réflexions sur le phénomène collectif de la culture, alors que parlant de l'individu, sa conception de l'image mentale était des plus simplistes 18. Prenons un exemple simple. Reportons-nous au numéro spécial de La Recherche sur la sexualité paru en septembre 1989. Comparons la pensée qui sous-tend tous les articles d'inspiration biologique et médicale sur les problèmes relatifs à la sexualité avec celle qui inspire l'exposition de Maurice Godelier, socio-anthropologue, spécialiste des Baruyas de Nouvelle-Guinée. « Sexualité, parenté et pouvoir », titre de sa contribution, permet de mesurer non pas tant l'écart entre les biologistes et le socio-anthropologue que celui de la carence des concepts qui permettraient de passer des uns à l'autre et que, en revanche, la psychanalyse pourrait posséder. Et pour cause dira-t-on.

Ayant fait la critique des présupposés intellectuels de la science biologique, les psychanalystes se situeraient-ils, dans le pur ciel des idées, à partir du choix de paramètres moins fondés que ceux des neurosciences ? Je souhaite que l'on se souvienne que les psychanalystes, tout comme les psychiatres, ont une activité thérapeutique. Que nous dit la neurobiologie de ces pièges à souffrance humaine ? Mettra-t-on en doute les positions de ces thaumaturges menacés par les progrès fulgurants de la thérapeutique psychiatrique ? Tournons-nous vers les théoriciens de la psychiatrie contemporaine, G. Lanteri-Laura, M. Audisio, R. Angelergues 16 et E. Zarifian. Nous ne nous attacherons qu'à ce dernier, car en tant que représentant de la psychiatrie pharmacologique, et fort peu suspect de sympathies psychanalytiques, sa critique des représentants des neurosciences est à prendre en considération. Il accuse ceux-ci de défendre des positions abusives en invoquant une causalité purement cérébrale aux maladies mentales, et de méconnaître dans cette optique le rôle du temps et de l'environnement. Il souligne leur confusion entre pensée et psychisme. Il dénonce leurs revendications méthodologiques. « L'application de la quantification, de la statistique et des méthodes de la biologie n'a, à ce jour, strictement rien apporté comme découverte importante à la psychiatrie » 19. La progression des connaissances s'est faite en sens inverse de ce qui était souhaité, vers le plus petit le neurone et ses molécules là où l'on espérait des lumières sur le plus grand l'individu et ses rapports aux autres.Plus on « descend » vers la cellule, moins les phénomènes relatifs au comportement deviennent intelligibles. Si tant est que le comportement soit la bonne référence...

Quant au prestige tiré de la connectivité, Zarifian montre qu'il y manque l'essentiel pour une conception neurobiologique à prétention explicative de l'humain : la connexion entre les parties superficielles et profondes du cerveau. « L'idéologie neurobiologique est propagée par des psychiatres qui ne connaissent rien, à la neurobiologie et par des neurobiologistes qui ne connaissent rien à la psychiatrie » 20. La dernière-née des stratégies théoriques pour circonvenir la psychanalyse au moyen d'arguments tirés de la biologie n'est plus de réfuter l'existence de l'inconscient à la manière d'un J. Monod, c'est de ramener cette existence à ce que la neurobiologie prétend éclairer. Autant dire qu'il faudra préalablement contraindre le psychisme à entrer dans la grille des circuits qui sont à la portée des conceptions neurobiologiques. Ainsi aux dernières nouvelles, par une interprétation sommaire de l'action pharmacothérapique, le substrat de l'inconscient est-il attribué aux neurones dopaminergiques. Lors du rêve, « seules parmi les cellules monoaminergiques, les neurones dopaminergiques n'ont pas changé d'activité, l'équilibre métabolique aires sensorielles/aires limbiques est nettement en faveur des aires limbiques ; le système nerveux central fonctionne sur le mode inconscient » 21.

Cette « découverte » est connue de ceux qui s'intéressent à ces questions depuis les années cinquante, où les discussions sur le « dreamy-state » de l'épilepsie temporale, suite aux travaux de Penfield, avaient déjà permis de soupçonner le rôle du système limbique dans ce type d'altération de la conscience. Seul s'y trouve ajouté le rôle des neurones dopaminergiques. Cet exemple parait fondé sur une conception biochimique des maladies mentales encore inexistante à ce jour. Aussi veut-on accréditer l'idée que l'équilibre conscient/inconscient dépendrait des rapports des systèmes mono- aminergiques et doparainergiques. C'est bien la seule démarche possible : pour éviter d'entrer dans la complexité de l'objet immaitrisable par les procédures expérimentales, il s'agira de ramener l'investigation à la façon dont la machine pourra le traiter en laissant croire qu'on n'a pas ainsi modifié l'objet. En un temps ultérieur, la complexité initiale aura disparu au profit du traitement de sa forme simplifiée. Ainsi la conclusion de l'article cité plus haut dit-elle : « Les connaissances neurobiologiques actuelles peuvent donc rendre compte, sans pour autant le démontrer, de l'existence d'un mode de fonctionnement particulier différent du conscient et assimilable à l'inconscient décrit en psychanalyse. » 22. Nous savons bien que le lecteur de cette revue n'est pas familier avec le langage et les concepts psychanalytiques. Nous pourrions lui demander, afin qu'il se fasse une idée de ce qu'est le psychique, de s'interroger sur les circonstances de sa lecture d'un tel article, et sur l'analyse de ses états d'âme à l'orée de celle-ci. Une idée plus complète, encore que très incomplète, de cette notion exigerait qu'il s'interroge sur son état d'esprit au moment d'arriver à la fin de sa lecture, pour envisager le déroulement rétrospectif de ce qui s'est passé en lui. En ce qui me concerne, je ne pensais pas pouvoir être en mesure de fournir une explication de ce qu'est le psychisme. Ce serait déjà beaucoup si j'étais parvenu à donner une idée de ce qu'il n'est pas...
1 C. Blanc , « Conscience et inconscient dans la pensée neurologique actuelle », in Colloque de Bonneval , Desclée de Brouwer, 1966

2 J.D. Vincent, Biologie des passions , O. Jacob, 1985

3 J. Bergès, Ornicar , 17/18, 166, 1979

4 J. Weiss, « Les mécanismes inconscients de la pensée », Pour la Science

5 A. Connes, J.-P. Changeux, Matière à pensée , O. Jacob, 1989

6 A. Green, « L'homme machinal », in Le Temps de la réflexion , IV, 345-369, Gallimard, 1983

7 Colloque de Royaumont, L'unité de l'homme , Le seuil, 1974

8 G . Gachelin, « Vie relationnelle et immunité », in J. MacDougall et al. eds , Corps et Histoire, Les Belles Lettres , 1986

9 A. Green, « Méconnaissance de l'Inconscient », in L'Inconscient et la Science , ouvrage collectif, Dunod, 1991

10 Ibid. 5 p. 255

11 Ibid. 5 p. 91

12 Ibid. 5 p. 39

13 Ibid. 5 p. 86

14 Ibid. 5 p. 97

15 Ibid. 5 p. 112

16 R. Thom, Esquisse d'une sémiophysique ; « Saillance et prégnance », in L'Inconscient et les Sciences , op. cit., Apologie du logos , Hachette, 1992

17 H. Atlan, « L'émergence du nouveau et du sens », in Paul Dumonchel et Jean Pierre Dupuy sous la dir., L'auto-organisation de la physique au politique, Colloque de Cerisy , Le Seuil, 1983

18 R. Angelergues, La psychiatrie devant la qualité de l'homme , PUF, 1989 ; M. Audisio, Psychisme et biosystèmes , Privat, 1978 ; G. Lanteri-Laura, Clefs pour le cerveau , Seghers, 1987

19 E. Zarifian, Les jardiniers de la folie , O. Jacob, 1988, p. 12

20 Cf. note 16, p. 101

21 J.P. Tassin, Neurp-Psy , 4, 1989

22 Loc. cit. Neuro-Psy , 4, 421, 1989
SAVOIR
J. -P. Changeux, L'Homme neuronal , p. 7

Loc. cit., chap. I

J. -P. Changeux et S. Dehaene, « Modèles neuronaux des fonctions cognitives », in J.N. Missa ed, Philosophie de l'esprit et sciences du cerveau , Vrin, 1991

J. Vuillemin, « Kant », in Les philosophes célèbres , Mazenod, 1956

E. Kant, L'anthropologie du point de vue pragmatique , trad. M. Foucaud, Vrin, 1970

A. Green, « Méconnaissance de l'inconscient », in R. Dorey sous la dir. de, L'Inconscient et la Science , Dunod, 1991

R.B. Perry, The thought and character of William James , vol. I, p. 479, Boston, 1935

R. Angelergues, « Intervention au VIe colloque de Bonneval, 1960 », in L'Inconscient , Desclée de brouwer, 1965, pp. 242-243

P. Tassy ed, L'ordre et la diversité du vivant , Fayard, 1992

G. Edelman, Bright air, brilliant fire , Basic Books, 1992

L. Ritvo, L'ascendant de Darwin sur Freud , trad. et préface de Patrick Lacoste, Gallimard, 1992

Voir R. Carnap, J. Fodor et le cognitivisme logique de Régine Kolinsky et de José Morais dans Philosophie de l'esprit et sciences du cerveau

P. Engel, Psychologie populaire et explications cognitives , loc. cit

G. Gillett, Meaning and the brain philosophy and neuroscience , loc. cit.

J.D. Vincent, Biologie des passions , O. Jacob, 1986, p. 14

A. Green, « L'Homme machinal », Le temps de la réflexion , 1983

R. Tissot, « La psychiatrie biologique peut-elle rattacher la clinique psychiatrique au cercle des sciences ? », in Psychiatrie française , n° spécial 99

J. -P. Changeux, « le théâtre de la vie », in Viera da silva , Skira, 1988, pp. 52-54

G. Edelman, loc. cit., p. 145

 

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La science pourra-t-elle expliquer la conscience ?

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La science pourra-t-elle expliquer la conscience ?
Anne Debroise dans mensuel 478


Faut-il chercher la conscience dans les neurones ? « Nous sommes faits de matière, et c'est de cette matière que naît la conscience », répond Richard Frackowiak, neurologue à l'université de Lausanne, en Suisse. La réponse ne surprend pas de la part de l'homme qui codirige le Projet cerveau humain (Human Brain Project, en anglais), projet international qui vise à simuler le fonctionnement entier du cerveau. De là à modéliser la conscience il n'y aurait qu'un pas. Que franchit sans ambages Christof Koch, directeur scientifique de l'institut Allen des sciences du cerveau à Seattle, aux États-Unis : « La majorité des neurologues est persuadée que la modélisation du travail des neurones permettra de simuler la conscience. » L'avis n'est cependant pas partagé par Steven Laureys, spécialiste du coma à l'université de Liège, en Belgique : « Je ne crois pas que le Projet cerveau humain simulera la conscience. »

Boîte noire insondable
Il y a ne serait-ce que cinquante ans, ce débat aurait semblé complètement déplacé. La conscience était alors un objet d'études philosophiques et psychologiques, pas biologique. Mais dans les années 1980, Francis Crick, Prix Nobel de biologie pour la découverte de la structure de l'ADN, jette un pavé dans la mare. Il affirme que la conscience peut être étudiée scientifiquement. C'est ce qu'il appelle son hypothèse stupéfiante [1]. Bientôt, d'autres neurologues, et notamment Jean-Pierre Changeux, à l'Institut Pasteur, à Paris, lui emboîtent le pas. Ils remettent ainsi sur la table l'antique débat des matérialistes contre les dualistes : sommes-nous uniquement composés de matière ou la conscience exige-t-elle un élément, immatériel, en plus ?

Les neuroscientifiques font évoluer le débat. Ils n'affirment pas forcément que la conscience est matière, mais qu'elle « émerge » de l'activité des cellules du système nerveux. Et que la science peut étudier ce phénomène d'émergence. L'idée heurte alors les psychologues comportementalistes, pour lesquels la seule manière scientifique et objective d'étudier l'esprit consiste à observer ce qui est scientifiquement rapportable : le comportement, qui est la réponse de l'esprit à un stimulus. L'esprit est considéré comme une boîte noire, insondable. Mais l'hypothèse de Francis Crick trouve un écho favorable chez les adeptes de l'intelligence artificielle. Depuis l'avènement des ordinateurs, certains scientifiques estiment à la suite du mathématicien britannique Alan Turing que les machines pourraient être un jour suffisamment perfectionnées pour être dotées d'une conscience.

Mais de quelle conscience parle-t-on ? Dans le langage courant, le mot recouvre plusieurs sens : on parle parfois de la conscience comme d'un état de vigilance qui s'oppose au sommeil. Il peut s'agir aussi de la capacité d'une personne à développer une pensée réflexive sur elle-même, à pratiquer l'introspection. Les psychologues, eux, étudient la conscience de soi, de son identité propre.

En neurologie, la conscience désigne un processus mental qui hiérarchise et sélectionne des informations sensorielles en provenance, via les sens, du monde extérieur et intérieur pour en donner une représentation, subjective par nature, et unique. Ce processus permettrait au sujet conscient de focaliser son attention sur des tâches nécessitant une plus grande réflexion (par exemple des tâches nouvelles ou complexes), pendant que les tâches habituelles sont réalisées inconsciemment. Au-delà du processus mental, le mot conscience peut aussi faire référence aux sensations subjectives ainsi générées, ce que certains appellent les qualia : cette conscience dite « phénoménale » des choses perçues, la sensation que cela fait de voir du rouge ou d'avoir chaud.

Personne ne s'accorde aujourd'hui sur la définition de la conscience, ni sur quel type de conscience peut être l'objet d'études scientifiques. Ainsi, Lionel Naccache, de l'Institut du cerveau et de la moelle épinière à Paris, se focalise sur la conscience d'accès : « Une représentation mentale dont on peut rendre compte, sur laquelle on peut communiquer : je ressens ceci, je veux cela, je perçois cela, je me souviens d'untel. » Christof Koch, lui, préfère ignorer les débats qu'il juge stériles sur la définition de la conscience : « Est-ce un épiphénomène, incapable d'influencer le monde, ou bien est-ce que mes intestins sont conscients, mais incapables de me le dire ? Il faudra un jour se préoccuper de ces questions, mais aujourd'hui, s'en inquiéter ne conduit qu'à nous empêcher d'avancer. »

Objet mal défini
Les arguments se cristallisent surtout autour des qualia, ce que le philosophe australien David Chalmers appelle en 1995 « la question difficile de la conscience » [2]. La science paraît certes capable de décrire les processus d'émergence à la conscience d'une perception (la couleur verte, par exemple). Mais pourra-t-elle expliquer d'où vient l'impression subjective de la vision du vert ? Ne se conduit-elle pas comme un aveugle connaissant tout du phénomène de la vision, mais n'ayant jamais ressenti ce que cela fait de voir ? Parmi les neurologues, beaucoup choisissent d'ignorer ce problème difficile : « Je pense que ce n'est pas une distinction utile aujourd'hui », affirme ainsi Steven Laureys.

Bien que l'objet de leurs recherches ne soit pas clairement défini, les scientifiques accumulent les observations, et avancent des théories. Le philosophe américain John Searle livrait ainsi, lors d'un entretien à l'occasion de la naissance du Journal des études sur la conscience, en 1994 : « On ne sait pas comment ça marche et on a besoin d'essayer toutes sortes d'idées. »

À l'appui de leurs théories, les chercheurs exploitent l'imagerie cérébrale. Celle-ci ne donne certes pas à voir la conscience elle-même, mais ce que les scientifiques ont appelé plus modestement les corrélats neuronaux de la conscience : des changements neuronaux qui se produisent en même temps que la prise de conscience. L'électroencéphalographie (EEG), qui consiste à suivre la progression des ondes électriques nées de la propagation des signaux nerveux via des électrodes posées sur le crâne, est désormais largement complétée par l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), qui permet de visualiser les zones du cerveau qui s'activent lors de la réalisation d'une tâche. L'IRMf donne une vision du cerveau dans sa totalité, là où l'EEG ne détecte que les ondes du cortex, sa couche la plus externe.

Signature neuronale
Ainsi armés, les neurologues se sont mis en quête d'une signature neuronale de la conscience : un corrélat de la conscience qui serait nécessaire et suffisant pour qu'une stimulation devienne consciente. Où et quand se produit-il ?

A priori, sur le trajet, relativement bien identifié, des perceptions. Les signaux électrochimiques nés de la stimulation de récepteurs sensitifs aboutissent dans les aires perceptuelles primaires (visuelles, auditives, sensorimotrices, etc.), puis progressent vers l'avant du cerveau, où elles subissent des traitements de plus en plus complexes, impliquant notamment des va-et-vient entre plusieurs aires corticales. La première étape du traitement de l'information, la perception primaire, est en général réalisée dans les 100 millisecondes après le stimulus. Les signaux se répandent ensuite dans le cerveau en 200 à 300 millisecondes.

À quel moment de cette progression la conscience émerge-t-elle ? Une question d'autant plus controversée que les expériences ne permettent pas de trancher. Certes, lorsque les expérimentateurs observent l'activation cérébrale durant un exercice de perception, ils distinguent des signaux qui apparaissent uniquement si le stimulus est conscient. Mais certains se produisent localement et très rapidement (dans les 100 millisecondes qui suivent le stimulus), et d'autres bien après 200 millisecondes. Il semble que la prise de conscience elle-même est noyée entre des processus préparatoires à la prise de conscience en amont et des mécanismes qui sont la conséquence de cette prise de conscience en aval. Dès lors, les avis divergent.

Semir Zeki, de l'University College à Londres, soutient l'existence d'une microconscience précoce (dès 100 millisecondes) se produisant très rapidement [3]. À l'université de Miami, aux États-Unis, le psychiatre Steven Sevush estime même qu'il existerait une conscience à l'échelle du neurone individuel [4].

À l'inverse, Stanislas Dehaene, du laboratoire de neuro-imagerie cognitive, à Gif-sur-Yvette, défend, avec Lionel Naccache et Steven Laureys, l'idée d'une apparition tardive de la conscience. Celle-ci émergerait quand les signaux nés de la perception sensitive sont largement distribués dans le cerveau, environ 300 millisecondes après le stimulus.

Suivi des signaux
L'hypothèse tardive a reçu de nombreux soutiens expérimentaux au cours des dernières années. Le plus marqué est sans doute l'expérience menée dans le laboratoire de Giulio Tononi, à l'université du Wisconsin, à Madison, aux États-Unis [5]. En installant une bobine électrique sur le crâne de ses volontaires, il stimule des groupes de neurones sous-jacents, qui se mettent à émettre des signaux électrochimiques dont il observe la propagation en EEG. Chez les personnes éveillées, des ondes électriques entre 10 et 40 hertz se propagent ainsi pendant environ un tiers de seconde, gagnant diverses zones corticales. Mais chez des personnes endormies, ou en état végétatif, il constate que le signal ne se propage pas.

L'idée de l'émergence tardive de la conscience, si elle fait toujours débat, sous-tend cependant les deux grandes théories de la conscience proposées aujourd'hui. La première est la théorie de l'espace de travail global. Elle s'inspire des travaux publiés en 1989 par un psychologue néerlandais, Bernard Baars. Elle a été transposée en neurologie notamment par Stanislas Dehaene, Jean-Pierre Changeux et Lionel Naccache [6]. Selon cette théorie, l'information sensorielle qui parvient au cerveau est traitée en permanence par des ensembles de neurones qui travaillent en parallèle, de manière inconsciente. Pour que leur information accède à la conscience, il faut que leur activité soit suffisante, mais aussi qu'ils bénéficient d'une amplification de la part des réseaux neuronaux où va émerger la conscience, à la manière d'une attention préconsciente. Une activité cohérente entre plusieurs populations de neurones distribués dans le cerveau s'installe alors.

Les connexions à longues distances qui s'établissent ainsi constituent l'espace de travail global. Cet espace met à disposition du cerveau cette information consciente qui peut dès lors être évaluée, mémorisée à long terme, donner lieu à des actions intentionnelles, etc. Cette mise à disposition généralisée d'un ensemble perceptif cohérent constituerait l'état conscient.

Des cellules impliquées dans cette distribution ont même été identifiées : les neurones pyramidaux du cortex préfrontal. Dotées d'un corps de forme triangulaire caractéristique, elles possèdent de longs axones qui connectent des zones très éloignées du cerveau.

La seconde théorie parie, elle aussi, sur ces échanges d'information à longue distance pour expliquer l'émergence de la conscience. Elle a été proposée en 2008 par Giulio Tononi [7]. Sa théorie de l'information intégrée est avant tout une théorie mathématique qui peut s'appliquer aux neurones. Elle repose sur deux constats : d'une part, l'information qui arrive à la conscience est une sélection de toutes celles disponibles dans le système, d'autre part, cette sélection constitue un tout que l'on ne peut plus fragmenter.

Information intégrée
Pour Giulio Tononi, il existe donc un continuum allant de l'absence totale de conscience à des niveaux de conscience bas que l'on trouverait chez les animaux ou lorsque nous sommes partiellement éveillés, jusqu'à des niveaux de conscience supérieurs. Ce continuum peut se décrire sous forme mathématique, qui lui permet de quantifier les niveaux de conscience. Ainsi, un animal, un humain, un nouveau-né, une personne dans le coma disposeraient de degrés de conscience différents et calculables.

La théorie de l'information intégrée de Giulio Tononi est une théorie fonctionnaliste, elle peut s'appliquer à n'importe quel système d'entités échangeant de l'information : neurones, mais aussi transistors des ordinateurs connectés via le Web, ou même... populations de planètes. Le cosmos entier serait donc empli de conscience.

Même si elle a été très favorablement accueillie par de nombreux neuroscientifiques, comme Christof Koch ou le groupe de Stanislas Dehaene, l'idée se révèle pour le moins déstabilisante. Pour des philosophes comme John Searle, imaginer qu'un système de deux diodes possède un fragment de conscience, même infime, dépasse les bornes. Reste que les développements de la théorie de l'information pourraient avoir des applications cliniques en aidant à déterminer si un patient a priori plongé dans un état végétatif dispose, ou non, d'une conscience. Une manière de mettre à l'épreuve ces hypothèses.
L'ESSENTIEL
- IL Y A CINQUANTE ANS, aucun scientifique n'aurait osé affirmer que la modélisation du cerveau permettrait de simuler la conscience.

- POUR BEAUCOUP DE NEUROSCIENTIFIQUES, la conscience émerge de l'activité du système nerveux. Et la science peut étudier ce phénomène.

- L'IMAGERIE CÉRÉBRALE leur permet d'identifier les changements neuronaux concomitants à la prise de conscience.
ET AUSSI : STANLEY PRUSINER ET LE PRION
Son audacieuse théorie pour expliquer l'agent pathogène de la maladie de la vache folle soulève la critique.

«La meilleure science émerge souvent de situations dans lesquelles les résultats soigneusement obtenus ne s'accordent pas avec les paradigmes en cours. » Stanley Prusiner (ci-dessous) ne s'en cache pas. Sa méthode est d'aller à contre-courant. Une stratégie risquée, mais payante. En 1997, il reçoit, seul, le prix Nobel de médecine pour sa découverte du prion, une protéine qui existe sous forme naturelle dans le cerveau des mammifères, mais devient infectieuse lorsqu'elle change de conformation. Elle détruit alors les cellules nerveuses et provoque la maladie de la vache folle, celle de Creutzfeldt-Jakob et bien d'autres qui désarmaient les médecins et les vétérinaires depuis plusieurs décennies. Des maladies dont la durée d'incubation est de plusieurs années, un virus lent et virulent qui échappe aux procédés de décontamination connus, qui ne suscite pas la moindre réaction du système immunitaire... c'était du jamais-vu. En 1972, l'ambitieux trentenaire Stanley Prusiner, de l'université de Californie, s'attaque au problème. Neurologue et biochimiste ingénieux, il sait s'attirer des financements et s'entourer des plus grands... tant qu'ils ne lui font pas trop d'ombre. Bientôt, une idée germe dans son esprit. Le « virus » n'en est pas un. C'est une protéine, qu'il baptise prion, pour « protéine infectieuse », sigle judicieux dont raffoleront les journalistes. En 1982, il publie sa théorie. Hérésie ! L'article lui attire les foudres de la communauté. Une protéine pathogène, une maladie à la fois génétique, infectieuse et spontanée, une entité vivante qui se réplique sans recourir à l'ADN... tout cela fait voler en éclats les paradigmes échafaudés durant des années. Un ouragan de critiques lui tombe dessus. Personne n'a jamais vu une protéine se conduire de cette manière ! Stanley Prusiner le sait, mais reste inflexible. Il s'évertue à peaufiner sa théorie, et peu à peu le prion gagne du terrain dans les mentalités. Après quinze ans d'acharnement, il reçoit enfin du comité Nobel la reconnaissance suprême. Un coup de maître qui inverse sa position avec celle de ses opposants. Ce sont eux qui aujourd'hui représentent le clan des hérétiques. Benoît Rey
LE REGARD DE URIAH KRIEGEL,DIRECTEUR DE RECHERCHE AU LABORATOIRE DE PHILOSOPHIE ET DE SCIENCES COGNITIVES DE L'INSTITUT JEAN NICOD, À PARIS. « COMMENT ÉTUDIER OBJECTIVEMENT LA SUBJECTIVITÉ »
Comment les philosophes perçoivent-ils l'intrusion des neurologues dans le débat sur la nature de la conscience ?

U.K. On peut se demander a priori s'il n'y a pas une incompatibilité fondamentale entre l'objectivité à laquelle aspire la recherche scientifique et la subjectivité essentielle de la conscience. Personne ne sait vraiment comment étudier objectivement la subjectivité.

Mais en décortiquant la mécanique de la conscience, en cherchant à savoir comment la conscience fonctionne et interagit avec l'inconscient, les neuroscientifiques nous aident à comprendre les aspects objectifs (physiques et fonctionnels) de la conscience. Il reste à comprendre le lien entre ces aspects objectifs et la nature subjective de la conscience - c'est la tâche des philosophes.

Curieusement, beaucoup de philosophes pensent que la science peut apporter des réponses sur la nature même de la conscience, mais les scientifiques sont, dans l'ensemble, plus prudents. Ils affirment rechercher pour l'instant les corrélats neuronaux de la conscience, mais ne s'avancent pas sur sa nature profonde.

Que recouvrent exactement ces corrélatsde la conscience ?

U.K. Chercher des corrélats de la conscience, c'est identifier les changements neuronaux qui se produisent au moment où émerge la conscience. Mais c'est un lien assez pauvre : la science a l'habitude, dans un second temps, de fournir une explication à cette corrélation. Dans ce cas, on a essentiellement deux possibilités : la première, c'est que, tout simplement, les corrélats neuronaux constituent la conscience, de la même manière que l'eau est constituée de molécules de H2O ; la seconde, c'est qu'il existe un lien de cause à effet entre les changements neuronaux observés et la conscience. Lequel ? Il peut être de plusieurs types : soit les corrélats neuronaux de la conscience sont la cause de la conscience, soit la conscience est à l'origine des corrélats neuronaux, soit il existe une troisième cause qui provoque à la fois les corrélats et la conscience.

Comment choisir entre ces options ?

U.K. C'est une question très difficile. S'il existe un lien de cause à effet entre la conscience et les corrélats neuronaux, la cause se produisant avant l'effet, l'un devrait se produire avant l'autre. Mais les dispositifs expérimentaux actuels ne peuvent pas répondre à cette question. On peut aussi chercher un mécanisme causal qui relie l'un à l'autre. Mais cela semble aujourd'hui hors de portée.

Le vieux débat entre dualistes et matérialistes est donc toujours en cours ?

U.K. Oui, mais avec l'apport de la neurologie, il s'est énormément raffiné. Presque tous les philosophes estiment aujourd'hui que les neurosciences peuvent expliquer la mécanique d'émergence de la conscience. Mais ils sont divisés sur l'explication à apporter. Les matérialistes pensent que c'est une explication réductrice, c'est-à-dire que la conscience se réduit aux corrélats physiques. Les dualistes insistent sur le fait que la conscience est causée par la matière, mais ne se réduit pas à elle. Un peu comme une allumette : le fait de craquer une allumette est la cause de la lumière, mais ce n'est pas la lumière. Propos recueillis par A.D.
ON EN PARLE AUSSI
Énergie noire

On le sait, l'Univers est en expansion. Cependant, jusqu'en 1998, on pensait que cette expansion ralentissait inexorablement. Erreur, elle s'accélère ! C'est ce que démontrent deux équipes concurrentes en étudiant la luminosité d'un type particulier d'étoiles. S'en suit une profonde révision du modèle cosmologique en vigueur. Car pour expliquer que ces astres, et tous les autres avec eux, s'éloignent plus vite que prévu, il faut invoquer l'existence d'une mystérieuse énergie noire. Une énergie de nature inconnue qui s'opposerait à l'attraction gravitationnelle et qui constituerait l'essentiel de l'Univers ! Si le mystère demeure, le modèle a fini par convaincre et a valu le prix Nobel de physique 2011 aux découvreurs.

Querelle de mathématiciens

Alors qu'elle résistait aux mathématiciens depuis presque cent ans, Grigori Perelman parvient, en 2003, à démontrerla conjecture de Poincaré, qui caractérise la sphère parmi les espaces topologiques. Une découverte majeure qui s'est accompagnée d'une controverse alimentée par un article paru en 2006 dans le magazine New Yorker : le mathématicien Shing-Tun Yau y dénigre le travail du chercheur russe, attribuant le mérite de la découverte à deux de ses élèves chargés d'inspecter les travaux de Perelman. La controverse s'est éteinte.

Gène gay

En 1993, le généticien Dean Hamer fait état d'une région située sur le chromosome X, appelée Xq28, qui jouerait un rôle sur l'orientation homosexuelle chez les hommes. Alors que lui-même n'affirme pas avoir trouvé le « gène gay », la publication de son étude déchaîne les passions puisqu'elle laisse entendre que l'homosexualité pourrait alors être dépistée, comme une maladie. Clément Delorme


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IDENTITÉ PERSONNELLE ET APPRENTISSAGE

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Identité personnelle et apprentissage
Pierre Jacob dans mensuel 344


Notre système cognitif forme des représentations de représentations mentales, les nôtres ou celles d'autrui : des métareprésentations. Cette capacité nous permet d'accumuler des souvenirs autobiographiques. Elle nous permet aussi de mémoriser des énoncés que nous ne comprenons pas, ce qui facilite nos apprentissages.
Comme d'autres animaux, les êtres humains construisent et renouvellent leur représentation du monde à partir de deux sources fondamentales : la perception et la mémoire. Faute de percevoir, un animal ne saurait rien de son environnement. Sans mémoire, un système physique par exemple, un thermostat ou une cellule photoélectrique peut sans doute traiter des informations ; mais il ne peut pas apprendre. Autrement dit, il ne peut pas adapter sa conduite aux changements de l'environnement. Or, un système incapable d'apprendre n'est pas un système cognitif authentique.

Toutefois, dans le règne animal, seuls les êtres humains se soucient de leur mémoire. Ils sont aussi les seuls à posséder la faculté de langage. En un mot, seul un être humain peut faire ce que fait le lecteur du présent article de La Recherche : à savoir, sacrifier plusieurs minutes de sa précieuse existence dans le seul but de comprendre un ensemble de phrases d'une langue naturelle consacrées à la mémoire humaine. Pourquoi nous soucions-nous donc de notre mémoire ? Quelle capacité permet aux humains de s'inquiéter de la fiabilité de leur mémoire ?

Suivant la voie ouverte entre autres par Dan Sperber1, de l'institut Jean-Nicod du CNRS, je défends l'idée que la réponse générale à cette question, c'est que la cognition humaine comporte une dimension fondamentalement métacognitive. Nous nous soucions non seulement de notre mémoire mais de notre équipement cognitif en général parce que notre cognition comporte une dimension métacognitive.

Les recherches menées en logique, en philosophie et en sciences cognitives depuis une trentaine d'années ont mis en évidence l'importance des capacités métareprésentationnelles dans la cognition humaine. Un système cognitif produit et manipule des représentations mentales et linguistiques d'états de choses de l'environnement. Une fois produite, une représentation mentale, linguistique ou picturale peut être à son tour représentée par une représentation d'ordre supérieur ou métareprésentation voir l'encadré « Les métareprésentations ». Par exemple, le titre du tableau de Magritte représentant une pipe Ceci n'est pas une pipe est une métareprésentation linguistique d'une représentation picturale d'une pipe.

Dès lors qu'une créature peut métareprésenter des représentations, elle peut tout à la fois représenter ses propres représentations et celles d'autrui. Si l'existence des capacités métareprésentationnelles n'a aucune incidence sur les capacités perceptives d'un organisme, il n'en va pas de même de sa mémoire. Le fait qu'une créature puisse représenter ses propres représentations lui confère une véritable mémoire autobiographique, c'est-à-dire une identité personnelle. Le fait qu'une créature puisse représenter les pensées d'autrui lui confère des capacités d'apprentissage exceptionnelles dans le règne animal. Les métareprésentations jouent un rôle crucial dans la formation des savoirs culturels humains, notamment des savoirs scientifiques.

Mémoire autobiographique. Grâce à ses capacités métacognitives, un individu peut représenter ses propres pensées présentes ou passées. Grâce aux métareprésentations de ses propres représentations mentales, il acquiert donc une mémoire autobiographique qui lui assure son sentiment d'identité personnelle. Elle nourrit le dossier d'informations grâce auxquelles une personne se rapporte à elle-même comme à l'unité plus ou moins cohérente et fragile d'une succession d'expériences à travers le temps.

Au sein de la mémoire humaine, les psychologues contemporains distinguent plusieurs sous-systèmes2. Depuis les travaux de Daniel Schacter, de l'université Harvard, dans les années 1980, on distingue la mémoire déclarative et la mémoire procédurale grâce à laquelle un animal acquiert des habitudes et fait l'apprentissage des gestes moteurs caractéristiques de son espèce. La forme de la mémoire déclarative humaine la plus directement impliquée dans la construction de l'identité personnelle est ce que le psychologue Endel Tulving, de l'université de Toronto, nomme la mémoire épisodique et qu'il oppose à la mémoire sémantique3. La mémoire épisodique n'est autre que ce qu'en 1890 le philosophe-psychologue américain William James nommait purement et simplement « la mémoire4 ». Comme son nom l'indique, elle concerne des épisodes de vie ou des événements singuliers. Grâce à sa mémoire épisodique, un individu peut revivre des événements qu'il a déjà vécus. Comme le dit Tulving, « Le souvenir épisodique a la forme d'un voyage mental à travers le temps subjectif 5 . » Seules les expériences que j'ai directement vécues sont donc des souvenirs épisodiques. En revanche, ma mémoire sémantique est constituée par l'ensemble des connaissances objectives de faits et d'événements dont je n'ai pas été directement témoin et auxquels je n'ai pas directement participé. Contrairement à la mémoire sémantique qui est une source de connaissance à la troisième personne, la mémoire épisodique est égocentrée : elle reflète la perspective de l'individu sur les événements qu'il a vécus voir l'article de Mark Wheeler dans ce numéro.

Le langage ordinairement utilisé pour décrire le contenu de nos expériences perceptives et de nos souvenirs suggère un parallélisme entre la perception et la mémoire humaines. En français, il existe deux usages des verbes de perception : je peux « voir l'ordinateur » et je peux aussi « voir que l'ordinateur est allumé ». Autrement dit, le complément d'objet direct du verbe « voir » peut être un syntagme nominal ou une proposition. A la fin des années 1960, le philosophe Fred Dretske, de l'université du Wisconsin, a soutenu qu'à cette distinction linguistique correspond une distinction psychologique entre deux niveaux distincts de la perception visuelle : la perception simple ou non épistémique d'un objet particulier et la perception épistémique d'un fait6. La perception non épistémique requiert une relation causale directe entre l'objet perçu et celui qui le perçoit. La perception épistémique requiert un minimum de conceptualisation. Un bébé humain ou un animal dépourvu du concept d'ordinateur ne peut pas percevoir au sens épistémique le fait que l'ordinateur est allumé. Mais s'il est à la bonne distance, si l'éclairage est suffisant et si son système visuel est en bon état de fonctionnement, le bébé peut parfaitement voir, au sens non épistémique, un ordinateur. Enfin, en un sens « super-épistémique », je peux voir que le réservoir de mon automobile est vide sans même voir le réservoir de mon automobile. Il suffit pour cela que je voie la jauge à essence sur le tableau de bord et que je sache que la position de l'aiguille de la jauge à essence indique la quantité de carburant dans le réservoir.

De même, il existe une distinction parallèle entre deux usages du verbe « se souvenir ». Je peux me souvenir du linguiste Noam Chomsky et je peux me souvenir que Noam Chomsky est l'auteur de Syntactic Structures . Dans le premier cas, le verbe « se souvenir » a pour complément d'objet un nom. D'un point de vue psychologique, tout se passe comme si je me souvenais d'une entité particulière que j'ai perçue directement dans le passé. Dans le second cas, le verbe « se souvenir » prend pour complément une proposition. D'un point de vue psychologique, je me rapporte par la mémoire à un fait. L'usage propositionnel du verbe « se souvenir » semble donc correspondre à la mémoire sémantique et non à la mémoire épisodique. Je peux avoir en mémoire le fait que Chomsky est l'auteur de Syntactic Structures sans avoir jamais rencontré Chomsky ni vu le livre.

Mémoire égocentrée. La perception non épistémique d'un objet est égocentrée car elle requiert une relation spatiale, immédiate et causale entre l'observateur et l'objet perçu. En revanche, la perception épistémique d'un fait résulte d'un processus de conceptualisation et d'abstraction à partir de la perception simple. De même, parce que les souvenirs épisodiques sont des souvenirs subjectifs de l'expérience passée, la mémoire épisodique est une mémoire égocentrée. Parce que les informations stockées dans la mémoire sémantique sont des connaissances objectives, la mémoire sémantique est une mémoire plus détachée que la mémoire épisodique. Faut-il conclure du parallélisme entre la perception et la mémoire que la mémoire épisodique est à la mémoire sémantique ce que la perception non épistémique des objets est à la perception épistémique des faits ? Pour deux raisons complémentaires, la réponse à cette question est négative.

En premier lieu, quoique la mémoire épisodique soit égocentrée, les souvenirs épisodiques n'en sont pas moins des souvenirs de faits. La perception visuelle a notamment pour but de servir l'action visuellement guidée. Ainsi, nous pouvons saisir et manipuler des objets fixes ou mobiles dans notre environnement grâce au fait que nous les voyons. Nous pouvons adapter la position de notre corps pour suivre continûment la trajectoire d'un objet en mouvement. Nous percevons donc directement le mouvement d'un objet qui se déroule dans l'espace et dans le temps. Mais nous ne mémorisons pas le mouvement d'un objet : nous mémorisons le fait qu'un objet s'est déplacé. Or, le fait qu'un objet s'est mu dans l'espace et dans le temps n'est pas lui-même dans l'espace et dans le temps. Si j'ai vu le mouvement d'un objet et si je m'en souviens, mon souvenir du mouvement de l'objet peut être un souvenir épisodique. Mais le contenu de mon souvenir épisodique n'est pas identique au contenu de ma perception non épistémique du mouvement de l'objet.

Mémoire réflexive. La deuxième différence entre la perception non épistémique et la mémoire épisodique repose sur le fait que celle-ci est, selon la terminologie de Tulving, autonoétique du grec noesis qui veut dire « savoir » : la mémoire épisodique est une source de connaissance de soi. Comme l'a récemment souligné en d'autres termes le philosophe Jérome Dokic de l'université de Rouen et de l'institut Jean-Nicod, ce qui distingue la mémoire épisodique de la mémoire sémantique, c'est sa réflexivité7. Mon souvenir épisodique de Chomsky a ceci de singulier que son contenu concerne l'origine même de ce souvenir : je me souviens que Chomsky était impitoyable dans le débat public mais chaleureux en tête à tête et que ce souvenir de Chomsky dérive de ma rencontre avec lui. Le contenu de ce souvenir épisodique est réflexif car il porte en partie sur Chomsky et en partie sur lui-même. En vertu du fait qu'il porte sur lui-même, c'est un souvenir métareprésentationnel ou « souvenir de second ordre ». Un souvenir épisodique est autonoétique parce qu'il représente nécessairement le fait qu'il dérive lui-même de l'expérience personnelle du sujet, et non pas du témoignage d'autrui. Cette réflexivité de la mémoire épisodique, qui la distingue fondamentalement de la perception, est une condition de la connaissance de soi et de l'identité personnelle.

Le fait que la mémoire épisodique a une structure métareprésentationnelle permettrait d'expliquer un phénomène abondamment décrit par les psychologues depuis Freud : le phénomène dit de l'« amnésie infantile », c'est-à-dire le fait que la plupart des êtres humains adultes ne conservent aucun souvenir de leur propre expérience enfantine avant l'âge de quatre ans. Or, la psychologie du développement a montré qu'avant l'âge de 4 ans,un enfant humain ne parvient pas à représenter des croyances différentes des siennes. Si un enfant de moins de quatre ans croit à juste titre que la balle bleue est dans le panier, il ne peut pas concevoir qu'une autre personne puisse croire faussement qu'elle est dans le tiroir. Autrement dit, les capacités métareprésentationnelles des enfants de moins de 4 ans ne sont pas complètement opérationnelles voir l'encadré « Les métareprésentations ». Comme l'a fait remarquer le psychologue Josef Perner, de l'université de Salzbourg, il est frappant que les êtres humains ne sont capables de former des souvenirs épisodiques d'événements dont ils ont eu l'expérience directe qu'à la condition de disposer de capacités métacognitives pleinement opérationnelles8.

Contrairement à la mémoire épisodique, la mémoire sémantique est un savoir objectif : Tulving la qualifie de mémoire noétique. Elle n'est ni égocentrique ni réflexive. Elle n'est pas intrinsèquement métareprésentationnelle, mais elle peut contenir des métareprésentations. Il y a, par exemple, dans ma mémoire sémantique une métareprésentation de la célèbre thèse de Chomsky selon laquelle un automate à états finis ne peut pas engendrer toutes les phrases d'une langue naturelle. Tandis que la mémoire épisodique est au coeur de l'identité personnelle, la mémoire sémantique joue un rôle crucial dans l'apprentissage. Or, certains apprentissages culturels proprement humains, notamment scientifiques, dépendent des capacités métareprésentationnelles humaines. Ils dépendent surtout de la capacité de représenter les représentations d'autrui. Pour agir et naviguer dans l'espace, un animal doit former des représentations de son environnement. Pour un prédateur dépourvu de capacités métareprésentationnelles, toute représentation mentale d'un état de choses de l'environnement, par exemple, le fait qu'une proie soit dans un arbre, doit être stockée en mémoire comme la représentation d'un fait. Faute de capacités métareprésentationnelles, une créature traite inflexiblement une représentation mentale d'un fait comme une croyance véridique.

Depuis Bertrand Russell9, les philosophes analysent les représentations mentales humaines comme des « attitudes propositionnelles » : l'état de choses représenté correspond au contenu représenté et l'individu traite ce contenu en fonction d'une attitude particulière. On peut croire, supposer, vouloir, redouter, espérer, déplorer, etc. que George Bush est ou soit le nouveau Président des Etats-Unis. Or, l'épanouissement des capacités de représentation des pensées d'autrui chez l'homme a rendu possibles conjointement un assouplissement des attitudes et un enrichissement des contenus propositionnels représentables.

Voyons d'abord l'assouplissement des attitudes. N'importe quel être humain adulte peut former et stocker dans sa mémoire sémantique une croyance sur une croyance d'autrui sans souscrire à la croyance d'autrui. Je peux former la croyance que Monique croit que les sorcières possèdent des pouvoirs magiques sans souscrire à la croyance de Monique. Pour former cette croyance d'ordre supérieur sur une croyance de Monique, je dois incontestablement être capable de former la pensée que les sorcières possèdent des pouvoirs magiques. Mais il n'est pas requis que je tienne la croyance de Monique pour vraie. Je peux métareprésenter une représentation sans l'accepter ou la croire vraie. Grâce à l'émergence des capacités métareprésentationnelles, le scepticisme et la science deviennent possibles : une créature peut considérer explicitement la question de savoir si elle doit admettre ou rejeter une proposition. Elle peut suspendre son jugement en attendant des preuves supplémentaires.

Voyons enfin l'enrichissement des contenus propositionnels représentables. Grâce à la communication verbale avec ses congénères, une créature douée de capacités métacognitives peut non seulement former et mémoriser des représentations d'états de choses perçus par autrui et non directement par elle-même, mais elle peut de surcroît concevoir et mémoriser des représentations d'états de choses non perceptibles, comme le sont, par exemple, les représentations mathématiques et religieuses.

Incompréhension mémorisée. Imaginons un élève dont le professeur de mathématique vient de soutenir conjointement que l'ensemble des nombres entiers est infini et que l'ensemble des nombres réels est plus grand que l'ensemble des entiers. L'élève ne comprend pas exactement la seconde proposition, ni comment la concilier avec la première. Si deux ensembles sont infinis, comment l'un peut-il être plus grand que l'autre ? Mais l'élève peut avoir de bonnes raisons de tenir son professeur pour une source fiable d'information et donc de tenir pour vrai l'un de ses énoncés. Il ne serait donc pas irrationnel de sa part de stocker dans sa mémoire sémantique à long terme une représentation mentale de la phrase énoncée par son professeur. Quoiqu'il ne sache pas exactement quelle proposition a exprimé son professeur, il peut néanmoins stocker dans sa mémoire sémantique une métareprésentation de ce qu'a dit son professeur. Il pourra ainsi réexaminer ultérieurement le contenu de l'affirmation de son professeur. Nombreux sont probablement les apprentissages scientifiques qui dépendent ainsi des capacités humaines de représentations des représentations mentales et linguistiques d'autrui.

Si le lecteur est parvenu jusqu'à ce stade du présent article de La Recherche , c'est grâce à ce que le psychologue Alan Baddeley, de l'université de Bristol, nomme sa « mémoire de travail10 ». S'il en retire un bénéfice intellectuel, c'est en partie parce qu'il a stocké dans sa mémoire sémantique des métareprésentations des énoncés plus ou moins ésotériques qu'il aura perçus au cours de sa lecture
1 D. Sperber, Le Savoir des anthropologues , Hermann, 1982 ; La Contagion des idées , Odile Jacob, 1996.

2 G. Tiberghien, La Mémoire oubliée , Mardaga, 1997.

3 E. Tulving, Elements of Episodic Memory , Oxford University Press, 1983.

4 W. James, The Principles of Psychology , Dover, 1890/1950.

5 E. Tulving, Episodic vs. Semantic Memory , in The MIT Encyclopaedia of the Cognitive Sciences , édité par R. Wilson et F. Keil, p. 278, MIT Press, 1999.

6 F. Dretske, Seeing and Knowing , Routledge & Kegan Paul, 1969 ; Seeing, Believing and Knowing , in An Invitation to Cognitive Science , vol. 2, Visual Cognition and Action , édité par D. Osherson, A. Kosslyn et J. Hollerbach, MIT Press, 1990.

7 J. Dokic, Dialogue , xxxvi , 527, 1997.

8 J. Perner, Understanding the Representational Mind , MIT Press, 1991.

9 B. Russell, Problèmes de philosophie , Payot, 1912/1989.

10 A. Baddeley, Working Memory , Oxford University Press, 1986.

11 P. Grice, Studies in the Way of Words , Harvard University Press, 1989.

12 D. Premack et G. Woodruff, The Behavioral and Brain Sciences , 1 , 515, 1978.

13 H. Wimmer et J. Perner, Cognition , 13, 103, 1983.

14 S. Baron-Cohen, A.M. Leslie & U. Frith, Cognition, 21 , 37, 1985.

15 S. Baron-Cohen, Mindblindness, An Essay on Autism and Theory of Mind , MIT Press, 1995.
LES MÉTAREPRÉSENTATIONS
Dans ses Conférences William James délivrées à Harvard en 1967, le philosophe Paul Grice, alors à l'université de Berkeley, a jeté les bases d'une approche nouvelle de la communication humaine qui se caractérise par deux traits essentiels11. Premièrement, qu'elle soit verbale ou non verbale, la communication humaine est fondamentalement un processus inférentiel et non pas un processus de décodage. Deuxièmement, à partir d'indices linguistiques ou non linguistiques mis à sa disposition par son congénère, la tâche du destinataire d'un acte de communication est toujours d'inférer l'intention communicative de celui-ci. Il doit donc former une pensée d'ordre supérieur sur une intention d'autrui. Autrement dit, il doit former une métareprésentation d'une représentation mentale d'autrui.

En 1978, les psychologues cognitifs David Premack et G. Woodruff, de l'université de Pennsylvannie, faisaient paraître un article controversé intitulé Les chimpanzés ont-ils une théorie de l'esprit? 12 . La question soulevée était de savoir si les chimpanzés sont capables de reconnaître en eux-mêmes et chez leurs congénères un esprit, c'est-à-dire des représentations mentales. Un être humain adulte possède une « théorie de l'esprit » ou capacité de mentalisation très perfectionnée grâce à laquelle il passe une partie de son temps éveillé à former des croyances sur des croyances, des croyances sur des désirs, des désirs sur des croyances, des désirs sur des désirs, et ainsi de suite. Il forme des croyances et des désirs tant sur ses propres croyances et ses propres désirs que sur ceux d'autrui.

Depuis 1983, de nombreuses équipes de psychologie cognitive qui étudient le développement cognitif du bébé humain ont fait deux découvertes. Premièrement, ils ont découvert qu'avant l'âge de quatre ans, un enfant humain éprouve des difficultés insurmontables à représenter des croyances différentes des siennes. Si un enfant de moins de quatre ans croit qu'un ours en peluche est dans une boîte, il ne peut pas concevoir qu'une autre personne croie faussement qu'il est dans un placard. De nombreuses données expérimentales indiquent qu'après 4 ans, l'enfant réussit sans effort la tâche dite des « croyances fausses13 ». Deuxièmement, ces psychologues ont découvert que l'aptitude qui se manifeste chez l'enfant à partir de 4 ans est altérée chez des enfants autistes plus âgés14. C'est pourquoi le psychologue cognitif de l'université de Londres, Simon Baron-Cohen, qualifie cette pathologie de mindblindness , c'est-à-dire de « cécité mentale » : les autistes ne disposent pas de la faculté de reconnaître un esprit ou de représenter des représentations mentales15.

 

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NEURO-MODELAGE DES SOUVENIRS

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Neuro-modelage des souvenirs
Serge Laroche dans mensuel 344


Comment les neurones parviennent-ils à enregistrer nos souvenirs de façon durable ? Les controverses sont vives. Néanmoins, le puzzle se constitue peu à peu autour d'une pièce centrale : la plasticité du cerveau. Variation de l'activité de certaines synapses, croissance de nouvelles d'entre elles, et peut-être même formation de nouveaux neurones semblent impliquées dans la formation de traces mnésiques au niveau cellulaire.
Plusieurs centaines de milliards de neurones, chacun relié directement à dix ou vingt mille autres neurones par des connexions appelées synapses : voilà la formidable machine de plus d'un million de milliards de connexions qui nous permet de percevoir, de construire nos souvenirs, mais aussi de savoir, de croire, de décider et d'agir.

La clé de ses capacités réside en une propriété étonnante : celle de pouvoir remodeler, reconfigurer ses propres circuits. A cette aune, qu'est-ce que la mémoire ? Le modèle général considère qu'à chaque souvenir correspondrait une configuration unique d'activité dans de vastes réseaux neuronaux. Or, on sait depuis longtemps que cette activité est, par nature, évanescente. Elle ne peut donc constituer une trace stable à long terme, compatible avec la quasi-permanence des souvenirs. Alors, comment ceux-ci s'inscrivent-ils ? Quelle est leur trace matérielle ?

L'idée d'une reconfiguration des circuits neuronaux naît en 1894, lorsque le neuroanatomiste Santiago Ramón y Cajal propose, au cours d'une conférence à la Royal Society de Londres, une hypothèse révolutionnaire : l'apprentissage faciliterait l'expansion et la croissance de protubérances - elles allaient bientôt s'appeler les synapses - qui connectent les neurones entre eux. Cette première formulation du concept de plasticité neuronale est, à l'époque, d'autant plus frappante que les études anatomiques du cerveau et de son développement révèlent la précision et la stabilité des assemblages neuronaux. Sans arguments expérimentaux directs, les positions théoriques s'affrontent entre les tenants de l'hypothèse de la plasticité et ceux qui, comme Lorente de Nó, un élève de Cajal, et Deslisle Burns, prônent une conception plus dynamique impliquant la circulation en boucle de l'activité neuronale dans des chaînes de neurones. En 1949, le psychologue canadien Donald Hebb énonce une hypothèse forte, qui permet de concilier les deux points de vue. Hebb propose que l'activité électrique que l'on observe dans des assemblées de neurones lors d'un apprentissage persiste pendant un certain temps, comme pour frayer un chemin, et que cela entraîne des modifications cellulaires ou biochimiques des neurones activés, de sorte que la force synaptique entre eux augmente. Un demi-siècle après la publication de l'ouvrage de Hebb, le postulat selon lequel l'activité simultanée de neurones connectés modifie les connexions synaptiques entre ces neurones est devenu la pierre angulaire de notre compréhension des bases cellulaires de la mémoire.

Mais un postulat n'a pas force de théorème. Comment prouver la réalité de cette plasticité ? Un premier argument en sa faveur est venu de l'étude de formes simples d'apprentissage en l'occurrence, du conditionnement chez un mollusque marin, l'aplysie. En 1970, Eric Kandel et ses collaborateurs mettent en évidence des changements fonctionnels des synapses de l'aplysie, corrélativement à cet apprentissage1. Ces résultats ne devaient trouver leur pendant chez les mammifères qu'en 1973. Timothy Bliss et Terje Lømo démontrent alors, en travaillant sur des lapins, l'extraordinaire capacité de plasticité des synapses de l'hippocampe - structure qui joue un rôle fondamental dans de nombreux types de mémoire voir l'article de Bruno Poucet dans ce numéro. Cette plasticité est désormais connue sous le nom de potentialisation à long terme, ou LTP2. Dans leur découverte initiale, les auteurs montrent qu'une brève stimulation à haute fréquence d'une voie neuronale envoyant des informations sensorielles du cortex à l'hippocampe, induit une augmentation importante et durable de l'efficacité de la transmission synaptique : les neurones cibles de l'hippocampe acquièrent une plus grande sensibilité à toute stimulation ultérieure. Le plus remarquable dans cette forme de plasticité, induite en quelques dizaines de millisecondes, est sa persistance : les synapses restent modifiées pour des semaines, voire des mois. Cette découverte suscita un enthousiasme considérable dans la communauté scientifique. Avait-on là le mécanisme du stockage de l'information dans le cerveau, que l'on cherchait depuis l'énoncé de la théorie de Hebb ? En étudiant les mécanismes de la LTP au niveau cellulaire, allait-on découvrir les mécanismes de la mémoire ? Cela semblait plausible à de nombreux chercheurs. Dès lors, un très grand nombre d'équipes ont orienté leurs travaux vers l'étude de ce modèle de plasticité.

Mécanismes de plasticité. Un premier courant, de loin le plus important en efforts de recherche, se penchait sur les mécanismes de la LTP au niveau cellulaire et moléculaire3. Les synapses concernées par le phénomène de plasticité utilisent le glutamate comme neuromédiateur. On en trouve dans l'hippocampe, bien sûr, mais aussi dans la plupart des structures corticales et sous-corticales du cerveau. Pour que ces synapses puissent être modifiées, il est impératif qu'elles soient d'abord activées, soit, en d'autres termes, que l'influx nerveux qui arrive au niveau du neurone présynaptique se propage au neurone post-synaptique. C'est le récepteur AMPA du glutamate qui permet la propagation de cet influx nerveux fig. 1. Si le neurone post-synaptique est suffisamment activé, un second récepteur jusqu'alors inactif, le récepteur NMDA, subit une modification qui fait que sa stimulation par le glutamate entraîne l'entrée de calcium dans la cellule. En découle l'activation de nombreuses protéines, en particulier des kinases* dont la calmoduline-kinase II CaMK II et les MAP kinases. Au moins deux types de mécanismes sont alors déclenchés : la phosphorylation* des récepteurs du glutamate tant NMDA que AMPA, et l'activation de la machinerie génique. Ainsi qu'on peut le voir en microscopie électronique, ces modifications aboutissent à un profond remodelage des circuits neuronaux : changement de la forme et de la taille des synapses, insertion de récepteurs du glutamate et transformation de synapses silencieuses en synapses actives, et croissance de nouvelles synapses.

Comment mettre à jour l'hypothétique lien entre plasticité synaptique et processus d'apprentissage et de mémorisation ? Le chemin était difficile, et l'histoire, encore jeune, de ces recherches est jalonnée de constantes fluctuations entre le rejet et l'acceptation de l'hypothèse. Toutefois, les connaissances sur les mécanismes moléculaires de la mémoire ont progressé ces dix dernières années à un rythme étonnant, et de plus en plus de résultats montrent que ces mécanismes de plasticité sont un élément déterminant du stockage des souvenirs.

Dans les années 1980, plusieurs laboratoires ont étudié des formes simples d'apprentissage associatif chez le rat, comme l'association d'un son avec un léger choc électrique. Après une certaine période de conditionnement, l'animal réagit au son seul comme il réagissait au choc électrique. Parallèlement, les neurones de nombreuses structures, y compris l'hippocampe, présentent une augmentation importante et sélective de leur fréquence de décharge. De plus, l'efficacité de la transmission synaptique dans les circuits de l'hippocampe augmente parallèlement aux progrès de l'apprentissage. Mais ces données n'ont qu'une valeur de corrélation, et ne sont pas la preuve d'une relation de cause à effet. Sans compter que les variations d'efficacité synaptique pen-dant l'apprentissage sont techniquement difficiles à mettre en évidence, car la transmission synaptique moyenne sur une large population de neurones reste relativement constante. De fait, des données suggèrent que le renforcement de certaines populations de synapses s'accompagne de l'affaiblissement d'autres. Ceci n'est pas si surprenant : comment concevoir que l'efficacité de très nombreuses synapses augmente chaque fois que l'on apprend ? Un tel système serait probablement très vite saturé. La dépression à long terme LTD, un mécanisme de plasticité inverse de la LTP que l'on peut observer dans certaines conditions d'activation synaptique, interviendrait-elle à ce niveau en évitant la saturation du système d'encodage et en augmentant le contraste entre synapses potentialisées et déprimées ? Ou jouerait-elle un rôle dans l'oubli comme le prédisent certains modèles théoriques ? Si des modifications synaptiques de type LTP ou LTD ont pu être observées dans différentes structures du cerveau en fonction de l'information à mémoriser, une analyse précise nécessitera le développement de nouvelles méthodes électro-physiologiques permettant d'isoler de petites populations de synapses.

La pharmacologie et la génétique ont apporté des réponses là où l'électrophysiologie se heurtait à ses limites. Le blocage de la LTP, obtenu en faisant appel à des techniques relevant de l'un ou l'autre de ces deux domaines, modifie-t-il les capacités d'apprentissage d'un animal ? A la fin des années 1980, le groupe de Richard Morris à Edimbourg montre que l'administration à des rats d'un antagoniste* des récepteurs NMDA, qui bloque la plasticité des synapses sans perturber la transmission des messages neuronaux assurée par le récepteur AMPA, rend ces animaux incapables d'apprendre une tâche de navigation spatiale. A mesure que les doses d'antagoniste augmentent, la plasticité synaptique diminue, et les déficits mnésiques se renforcent4. De notre côté, nous constations qu'en présence d'un antagoniste des récepteurs NMDA les neurones de l'hippocampe ne modifient plus leur activité pendant un apprentissage associatif, suggérant que ces mécanismes de plasticité sont nécessaires à la construction d'une représentation neuronale de l'information à mémoriser. Et, alors que l'équipe de Bruce McNaughton à Tucson montrait que la saturation de la LTP dans l'hippocampe par de multiples stimulations électriques perturbait l'apprentissage spatial, l'enthousiasme pour considérer que la LTP représentait un modèle des mécanismes de l'apprentissage grandissait. Mais le scepticisme quant au rôle de la LTP dans la mémoire s'installa de nouveau lorsque plusieurs équipes ne purent reproduire ce résultat. Il a fallu plusieurs années pour inverser la tendance et montrer que l'on observe un réel déficit mnésique pour peu que l'on s'approche autant que possible de la saturation maximale de la LTP, saturation qui empêche les synapses d'être modifiées pendant l'apprentissage.

Une autre approche déterminante a consisté à d'abord rechercher les mécanismes biochimiques et moléculaires de la mémoire, puis à voir s'ils étaient similaires à ceux de la plasticité. Les premières études que nous avons réalisées avec Tim Bliss au milieu des années 1980 ont ainsi mis en évidence une augmentation de la capacité de libération synaptique du glutamate dans différentes régions de l'hippocampe après un apprentissage associatif, par des mécanismes neurochimiques identiques à ceux de la LTP. Ces résultats ont été confirmés lors de la réalisation d'autres tâches d'apprentissage, comme l'apprentissage spatial. Nombre d'autres études ont montré que la phosphorylation de différentes kinases ou l'augmentation de la sensibilité des récepteurs du glutamate - ainsi que d'autres mécanismes cellulaires impliqués dans la LTP - sont activées lorsqu'un animal apprend5. Et inversement le blocage de ces événements biochimiques perturbe invariablement l'apprentissage.

Apports très récents. Plus récemment, les techniques de modification génique chez la souris ont permis d'apporter des réponses encore plus démonstratives. D'un grand nombre d'études il ressort que l'inactivation génétique de molécules importantes pour la plasticité perturbe corrélativement l'apprentissage. Des souris chez lesquelles les neurones de certaines zones de l'hippocampe n'expriment pas le récepteur NMDA se sont révélées particulièrement riches en enseignements. Chez ces souris, la LTP est abolie dans la région hippocampique concernée, la stabilité des cellules de lieu est altérée voir l'article de Bruno Poucet dans ce numéro et les animaux présentent corrélativement des déficits importants de mémoire spatiale6. Inversement, en augmentant, chez d'autres souris, l'expression d'un gène qui code une protéine du récepteur NMDA, l'équipe de Joe Tsien à Princeton a observé de nettes améliorations des performances mnésiques dans de nombreuses tâches d'apprentissage7. Au vu de ces résultats, il semble indéniable que le récepteur NMDA est un acteur clé de la mémoire. Mais, de façon surprenante, les déficits mnésiques observés chez les souris dépourvues de récepteur NMDA peuvent être compensés par une période d'élevage dans un environnement riche en stimulations sensorielles8 voir l'article de Claire Rampon. S'agit-il de la compensation de mécanismes moléculaires défectueux par d'autres ? La fonction déficiente est-elle prise en charge par d'autres circuits ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais ce type de données montre qu'on ne saurait restreindre les capacités mnésiques d'un animal à la présence du récepteur NMDA dans telle zone du cerveau.

L'idée que la mémorisation repose sur des modifications synaptiques implique que ces modifications soient stabilisées et consolidées. Comment peuvent-elles perdurer en résistant au renouvellement des molécules de la cellule ? On a constaté que l'administration d'inhibiteurs de la synthèse protéique pendant l'apprentissage perturbe la mémoire à long terme sans altérer la mémoire à court terme. Il semble donc que ces deux types de mémoires reposent sur des mécanismes biologiques distincts - la mémoire à long terme requérant la synthèse de protéines. On observe du reste une dichotomie analogue dans la plasticité synaptique, dont seule la phase durable nécessite l'apport de nouvelles protéines. Déduction logique : les mécanismes de plasticité neuronale et de consolidation mnésique impliquent très probablement des régulations de gènes. C'est au début des années 1990 que les premières évidences en la matière ont été mises à jour : l'induction de la LTP dans l'hippocampe conduit à l'activation de gènes dans le noyau des neurones activés. Ces régulations transcriptionnelles commencent par l'activation rapide en quelques dizaines de minutes et transitoire jusqu'à quelques heures d'une classe de gènes appelés « gènes précoces ». Certains d'entre eux codent des protéines qui agissent directement au niveau de la synapse. Mais une fraction importante, dont fait partie le gène zif268 , code des facteurs de transcription nucléaires modifiant l'expression d'autres gènes appelés, eux, effecteurs tardifs5,9. La réponse transcriptionnelle globale se traduit, sur plusieurs jours, par des vagues successives d'expression de différents gènes. Par exemple, l'expression des kinases est augmentée dans une fenêtre temporelle de quelques heures à un jour, alors que les récepteurs du glutamate sont, quant à eux, surexprimés entre 2 et 4 jours après l'induction de la LTP.

Commutateur moléculaire. Ce sont les kinases activées par l'entrée de calcium induite par la stimulation du récepteur NMDA, et en particulier les MAP kinases, qui sont à l'origine de l'expression des gènes précoces. Une fois phosphorylées, ces kinases activent des facteurs de transcription tels que CREB, qui se fixent sur des sites spécifiques de promoteurs de gènes dans le noyau et modifient leur expression10. Plusieurs études montrent que ces mécanismes jouent un rôle important dans la mémoire : les MAP kinases sont rapidement phosphorylées lors de l'apprentissage et le blocage de leur phosphorylation pendant l'acquisition perturbe l'apprentissage. L'activation des gènes précoces serait, quant à elle, l'étape cruciale permettant le déroulement complet du programme cellulaire de transcription génique qui entraîne une modification durable de la connectivité neuronale. Les groupes d'Alcino Silva et d'Eric Kandel ont, par exemple, montré que l'inactivation génétique de CREB chez des souris mutantes conduit à un déclin rapide de la LTP hippocampique et à des déficits de mémoire dans de nombreuses tâches11,12. En collaboration avec Tim Bliss, nous avons montré que, chez des souris mutantes chez lesquelles le gène zif268 est invalidé, les neurones de l'hippocampe conservent leurs propriétés de plasticité, mais à court terme seulement. Corrélativement, seule la mémoire à court terme des souris mutantes est intacte : elles sont incapables de retenir une information au-delà de quelques heures dans des tâches de mémorisation de l'espace, de reconnaissance d'objets familiers ou des tests de mémoire olfactive ou gustative. Ainsi, les gènes précoces tels que zif268 joueraient-ils le rôle de commutateurs moléculaires permettant d'enclencher les changements synaptiques durables nécessaires à la formation de souvenirs à long terme13.

Nouveaux neurones. Le fait que les activations de gènes, et donc la synthèse de protéines, soient d'une telle importance lors de la LTP et de l'apprentissage a soulevé un autre problème : comment les nouvelles protéines synthétisées pouvaient-elles être dirigées vers les synapses activées, et seulement elles, sans être distribuées à toutes les synapses d'un neurone ? La question paraissait si difficile qu'on était amené à penser que la plasticité ne serait peut-être qu'un mécanisme non spécifique de facilitation globale de circuits. Mais, en 1997, Uwe Frey et Richard Morris démontrent par élimination de différentes hypothèses que le seul mécanisme possible est le marquage des synapses activées, marquage qui différencierait ces synapses des synapses non activées, et leur permettrait de « capter » les protéines nouvellement synthétisées14. La nature de ce marqueur est, pour l'heure, inconnue. La découverte d'ARN messagers et de ribosomes dans les dendrites, alors qu'on les pensait cantonnés au corps cellulaire du neurone, a, elle aussi, révolutionné l'approche du mécanisme de modification des synapses. Certains ARN messagers, comme celui qui code la kinase CaMKII, ont une expression dendritique qui augmente fortement dans la demi-heure qui suit l'induction de la plasticité et l'apprentissage. Il semble que ces ARNm migrent le long des dendrites, et soient capturés par les ribosomes qui se trouvent à proximité immédiate des synapses activées - mais pas par ceux qui se trouvent à proximité des synapses inactives fig. 2. Il n'est donc pas impossible que la synthèse locale de protéines soit un mécanisme important assurant la spécificité de la plasticité synaptique et du frayage neuronal.

Qui dit souvenirs à long terme, dit stabilisation de tout un relais synaptique. La plasticité se propage-t-elle dans des réseaux de neurones interconnectés ? On relève, là encore, l'importance des régulations de gènes. Prenons l'exemple du gène de la syntaxine, une protéine qui intervient dans la libération du neuromédiateur. Nous savions déjà que, après l'induction de la LTP, son expression augmente pendant plusieurs heures dans les neurones postsynaptiques d'une zone de l'hippocampe appelée gyrus denté. Une fois synthétisée, la protéine migre vers l'extrémité axonale de ces neurones, extrémité qui se trouve dans une autre zone de l'hippocampe, la zone CA3. Là, elle favorise la libération synaptique de glutamate, donc l'activation d'autres neurones, et l'induction d'une LTP à leur niveau. Il apparaît que la régulation de l'expression de la syntaxine intervient également lors d'un apprentissage. Lors d'une tâche de mémoire spatiale, son expression augmente non seulement dans les neurones de l'hippocampe, mais aussi dans des régions du cortex préfrontal15, ce qui suggère le frayage de réseaux neuronaux, en partie par son intermédiaire, lors de la mémorisation.

Comme on l'a vu, les recherches actuelles montrent que les expériences sensorielles laissent des traces dans le cerveau en modifiant l'efficacité des synapses entre neurones et en créant de nouvelles synapses. Et si de nouveaux neurones se créaient aussi ? Impossible, aurait-on dit, il y a encore peu de temps. Nous perdons des neurones en permanence parce que les neurones qui meurent continuellement dans le cerveau adulte ne sont pas remplacés, ce qui est probablement l'une des causes majeures de nombreux désordres neurologiques. Pourtant, des travaux de Joseph Altman à la fin des années 1960 suggéraient que de nouveaux neurones étaient générés dans le gyrus denté de l'hippocampe pendant la vie postnatale et chez le jeune adulte. D'autres travaux montraient aussi une neurogenèse dans certaines régions cérébrales impliquées dans la mémoire des chants chez les canaris. Ces recherches sont longtemps restées dans l'ombre car elles semblaient n'être que des exceptions face au dogme prévalent. Mais, en 1998, Elizabeth Gould et son équipe démontrent qu'une neurogenèse se produit dans le gyrus denté chez le singe adulte et, la même année, Freg Gage au Salk Institute en Californie et ses collègues suédois de l'université de Göteborg observent le même phénomène chez l'homme en étudiant les cerveaux de patients âgés de 57 à 72 ans16I. Ces nouveaux neurones sont produits à partir d'une population de cellules progénitrices qui migrent dans le gyrus denté et se différencient en neurones. D'autres études ont montré que cette neurogenèse chez l'adulte se produit aussi dans des régions corticales. Quel pourrait être le rôle fonctionnel de ce nouveau type de plasticité ? S'agit-il d'un mécanisme de remplacement compensant partiellement les pertes neuronales ou a-t-il un rôle spécifique dans certaines fonctions cognitives ? En ce qui concerne l'apprentissage, deux études viennent de montrer, d'une part, qu'il augmente la survie des nouveaux neurones formés dans le gyrus denté17 et, d'autre part, qu'il est perturbé lorsque l'on empêche la neurogenèse chez le rat adulte18 fig. 3. Peut-on en conclure qu'apprendre, c'est aussi former de nouveaux neurones et que ces nouveaux neurones sont impliqués dans le codage de l'information qui vient d'être apprise ? Peut-on imaginer faciliter ces mécanismes de neurogenèse pour tenter de compenser les déficits mnésiques associés à certaines maladies neurodégénératives ? Il est encore beaucoup trop tôt pour le dire.

Ouverture. De tous ces résultats fondamentaux, commencent à émerger, çà et là, des embryons d'explications quant aux mécanismes cellulaires de certaines pathologies de la mémoire, comme le syndrome de l'X fragile la plus commune des formes héréditaires de retard mental ou la maladie d'Alzheimer. Par exemple, chez des souris qui surexpriment la protéine APP* et présentent des signes neuropathologiques de la maladie d'Alzheimer, on observe, associée aux déficits mnésiques, une altération de la plasticité synaptique dans l'hippocampe19. Si les connaissances qui s'accumulent sur la plasticité synaptique constituent l'une des pierres de ce qui sera, un jour, une réelle théorie de la mémoire, elles pourraient donc aussi, à échéance peut-être plus courte, favoriser l'émergence de nouvelles pistes thérapeutiques pour compenser certains dysfonctionnements de la mémoire.
1 V. Castellucci et al., Science, 167 , 1745, 1970.

2 T.V.P. Bliss et T. Lømo, J. Physiol. Lond., 232 , 331, 1973.

3 T.V.P. Bliss et G.L. Collingridge, Nature, 361 , 31, 1993.

4 S. Davis et al., J. Neurosci., 12 , 21, 1992.

5 S. Davis et S. Laroche, C.R. Acad. Sci. Paris, 321 , 97, 1998.

6 T.J. McHugh et al ., Cell, 87 , 1339, 1996.

7 Y.P. Tang et al., Nature, 401 , 63, 1999.

8 C. Rampon et al., Nature Neurosci., 3 , 238, 2000.

9 K.L. Thomas et al., Neuron., 13 , 737, 1994.

10 S. Davis et al., J. Neurosci., 20 , 4563, 2000.

11 R. Bourtchuladze et al., Cell, 79 , 59, 1994.

12 M. Mayford et E.R. Kandel, Trends in Genetics, 15 , 463, 1999.

13 M.W. Jones et al., Nature Neurosci., 4 , 289, 2001.

14 U. Frey et R.G.M. Morris, Nature, 385 , 533, 1997.

15 S. Davis et al., Learning & Memory, 5 , 375, 1998.

16 P.S. Eriksson et al ., Nature Med., 11 , 1313, 1998.

17 E. Gould et al ., Nature Neurosci., 2 , 260, 1999.

18 T.J. Shors et al ., Nature, 410 , 372, 2001.

19 P.F. Chapman et al ., Nature Neurosci., 2 , 271, 1999.
NOTES
*Protéines-kinases

Enzymes qui catalysent une réaction de phosphorylation durant laquelle un groupement phosphate est fixé sur une protéine donnée.

*Antagoniste

Molécule capable de se lier spécifiquement à un récepteur donné sans produire d'effet physiologique.

*APP Protéine précurseur du peptide amyloïde qui est anormalement secrété dans la maladie d'Alzheimer et forme après agrégation la composante principale des plaques séniles observées chez les patients atteints de cette maladie.


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