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COMMENT LA LITTÉRATURE RÉINVENTE LA MÉMOIRE

 

Comment la littérature réinvente la mémoire
Claude Burgelin dans mensuel 344


Par définition, l'écriture est mémoire, conservation de traces, défi de la mort. Dans le sillage tumultueux de la Seconde Guerre mondiale, nombre d'écrivains français, de Georges Perec à Patrick Modiano, Claude Simon ou Nathalie Sarraute, ont renouvelé cet art ancestral. Leurs oeuvres dévoilent à quel point la mémoire humaine est pillarde, tricheuse et voleuse impénitente.
Plus que jamais, la mémoire anime la scène littéraire. Depuis deux ou trois décennies, de nombreux textes, souvent parmi les plus achevés, ont été écrits par des auteurs qui tournaient la tête vers la gauche, vers le passé. Mais la plupart de ces écrivains ne se sont pas contentés de faire oeuvre de mémorialistes au sens traditionnel du mot. Puisque la mémoire en son plus intime est liée au langage, aux images liées à des mots, ils ont été ainsi amenés à interroger le fonctionnement même de la mémoire, ses limites et ses pouvoirs, sa capacité à transformer ou à structurer, et même ses aptitudes créatrices. La littérature a eu ici une fonction heuristique. Elle a permis d'élargir le champ de la mémoire, d'en ouvrir les frontières et presque de renouveler le sens même du mot.

Question de survie. Cette présence polymorphe des écritures de la mémoire a entre autres origines les violences de l'Histoire contemporaine et les traumatismes qu'elles ont laissés. Se sont ainsi multipliées les histoires d'errances et d'exils Europe de l'Est, anciennes colonies, etc., souvent dramatiques, chaque fois différentes. Le génocide des Juifs avait été programmé pour être un anéantissement de la mémoire - et c'est ce qu'ont vécu bien des survivants. Les fractures ont été cassures des liens familiaux, mais aussi ruptures des liens culturels et des transmissions symboliques. Toutes sortes de fils de la mémoire ont été coupés. Pour certains, il s'agissait - ce pouvait être une question de survie - de trouver par les mots les moyens de remplacer les paroles et les langages symboliques qui n'ont pu être légués.

L'histoire de Georges Perec est de ce point de vue éloquente. Ses parents sont des Juifs d'origine polonaise. Son père est tué en 1940 lorsqu'il a quatre ans. En 1941 ou 1942, le petit Georges part avec un convoi de la Croix-Rouge dans le Vercors. Sa mère l'accompagne à la gare de Lyon : il ne la reverra plus. Prise dans une rafle, elle périt à Auschwitz en 1943. De 1942 à 1945, il se vit comme un enfant perdu, sans repère dans l'espace et dans le temps ; les liens de parenté lui paraissent incompréhensibles ; tout se passe comme s'il n'avait plus d'identité, plus d'intériorité.

Un de ses symptômes sera désormais de ne plus avoir de mémoire de son enfance. Comme si, avec la disparition de sa mère, avaient disparu aussi les souvenirs de l'enfant qu'il fut auprès d'elle. Le texte autobiographique qu'il publie en 1975, W ou le souvenir d'enfance , met en scène de manière précise et saisissante cette destruction de la mémoire et sa reconstruction. Dans la première moitié du livre, Perec rassemble et analyse tous les souvenirs qu'il a gardés de ses premières années et tous les fantasmes qu'il a élaborés autour des très rares photos ou témoignages qu'il a pu recueillir. Il montre que tous sont marqués d'erreurs ou d'évidentes distorsions. La mémoire qu'il croit avoir n'est faite que de bribes de mythes et de légendes qu'elle s'est fabriquées. Et surtout rien ne lui rendra le souvenir d'enfance fondamental qui lui fait défaut : la souvenance de sa mère. S'il a quelques images du moment de la séparation d'avec elle, s'il se souvient peut-être de sa présence, lui font défaut les souvenirs de son visage, de sa voix, de l'enfance qu'il eut à ses côtés.

Hypermnésie. A cette perte de la mémoire Perec va réagir en devenant hypermnésique. Comme pour faire pièce à ce blanc, sa mémoire enregistre dorénavant tout ce qui lui paraît faire signe et sens. Elle se repaît de données de toute sorte, notamment de noms propres listes de noms de sportifs comme noms de lieux ou de personnages historiques, etc.. Comme si, après avoir tout perdu, sa mémoire devait désormais ne plus rien laisser disparaître. Cette mémoire hypertrophiée s'exerce surtout pour ce qui concerne les noms, les lieux, les temps, et tout ce qui aide à constituer des archives : livres, films, textes divers. Elle lui sert dès lors de substrat d'une identité de remplacement. Cette mémoire à la fois personnelle lui seul a tant emmagasiné et impersonnelle rien de plus anonyme que des listes de noms..., il la transforme par l'écriture en un terrain de jeux, de recherches et d'échanges, et fait de la mémoire un lieu de rencontres. De jardin privé, elle devient place publique.

Son Je me souviens est à cet égard exemplaire. 480 fois, il décline la phrase « je me souviens de... » en la faisant suivre d'un nom propre, d'un événement médiatique, d'un refrain, de l'intitulé d'une émission de radio, d'un slogan publicitaire, du titre d'un manuel scolaire : incandescences d'un instant, pétillements éphémères de l'histoire immédiate, fragmenticules de ce qui fait la chronique quotidienne venus s'inscrire sans qu'on le veuille au vif de notre mémoire alors même que nous ne savons pas toujours garder en nous des souvenirs de moments autrement plus impliquants.... Cette litanie de souvenirs fait immanquablement venir aux lèvres un « moi aussi... ». Et si les souvenirs d'un homme né en 1936 ne peuvent être ceux de qui est né bien après, la manière de faire de Perec indique une politique et presque une éthique de la mémoire : ces menus débris, ce ramassis hétéroclite de noms de gangsters et de sportifs, de chanteurs et d'hommes politiques, de titres de films ou d'émissions de variétés constituent pour nous des pilotis de la mémoire, signent notre façon d'avoir été latéralement contemporains de l'histoire et sont source d'un plaisir partagé de la réminiscence. Ainsi, tout en restant, consciemment ou non, lieu du traumatisme, la mémoire devient également composante d'une sorte de bonheur discret du souvenir. D'autant plus que nous sont proposées par de tels biais des stratégies actives par rapport à la mémoire. On peut par exemple ne pas attendre qu'elle fasse passivement son travail de passoire. Quand Perec rédige sa Tentative d'inventaire des aliments liquides et solides que j'ai ingurgités pendant l'année 1974 , il s'astreint à dresser chaque jour la liste de tout ce qui a constitué ses repas. Suit un bilan cocasse et vaguement inquiétant de ce qu'un Occidental quelconque peut engloutir en une année. Un mémorial de l'infime, mais qui peut devenir socle d'une mémoire. Car la mémoire n'a pas à jouer les grandes dames : elle se nourrit de tout, à commencer par ce à quoi nous ne prêtons qu'une attention distraite ou discrète. Dans Espèces d'espaces , « journal d'un usager de l'espace », Perec inventorie ceux, intimes ou publics, que nous arpentons et traversons. Puisque l'espace est de moins en moins un lieu de mémoire, que les repères sont de plus en plus instables, il importe plus que jamais de s'en faire par l'attention du regard et par la trace écrite le mémorialiste, le greffier.

Depuis la nuit des temps, pour retenir des traces, pour étayer leur mémoire, les humains ont utilisé le graphe, la lettre, le nombre. Perec est devenu un virtuose de l'association des lettres et des nombres écrivant ainsi un roman, La Disparition , sans jamais utilis e r la voyelle e, chiffrant secrètement presque tous ses textes, y engrammant des nombres 43, par exemple, date de la mort de sa mère, offrant ainsi une sorte d'architecture invisible à sa mémoire évidée. Et, paradoxe des transmissions inconscientes, il renoue par là avec quelque chose de l'univers de la Kabbale ou du talmudisme judaïque. Ses jeux avec le mémoriel lui font retrouver les ombres de la mémoire de ses ancêtres1.

Tombeau de mots. Comment garder le souvenir de celui ou de celle dont on n'a pas gardé mémoire ? Un autre écrivain français a tenté de répondre à cette question en forme de paradoxe. Un jour des années 1980, Patrick Modiano tombe sur une annonce parue dans le numéro de Paris-Soir du 31/12/1941 signalant la disparition d'une jeune fille de quinze ans, nommée Dora Bruder et donnant l'adresse de ses parents. A partir de cette simple indication, Modiano se met en quête de Dora Bruder et de son destin. Sa patiente traque lui fait retrouver les données d'état civil concernant Dora et ses parents, des Juifs immigrés, les lieux où elle a vécu, le pensionnat où elle a été cachée. De sa personne nul aujourd'hui ne semble se souvenir. Elle et ses parents ont péri à Auschwitz. Leur mémoire est partie en fumée avec eux. Rien ne reste d'eux que leurs noms... Demeurent pourtant quelques-uns des magasins que Dora a pu voir, les stations où elle prenait le métro, les boulevards qu'elle arpentait, la caserne des Tourelles où elle fut enfermée avant Drancy. Peu à peu, au travers de ces minutieux repérages d'adresses et de lieux précis, se dessine en creux le fantôme de Dora Bruder. Cette enquête patiente et acharnée vient se nourrir de toutes sortes de rappels de mémoire pour l'auteur. La mémoire de Modiano vient donner des contours à celle à jamais disparue de Dora Bruder sans pour autant venir se substituer à elle. Et alors même que la folie nazie a tout fait pour que la mémoire d'un être d'aussi peu d'importance sociale que Dora Bruder disparaisse à jamais, la quête et le récit de Modiano lui donnent à la fois une mémoire symbolique - un tombeau de mots, l'équivalent de l'inscription d'un nom sur une tombe -, et sinon une mémoire charnelle et vive, l'ombre ou le fantôme de cette mémoire2.

Des « gens de peu » sont aussi les héros des Vies minuscules , de Pierre Michon, qui a choisi de raconter les vies de huit personnages ayant, d'une façon ou d'une autre, croisé sa route. Parfois dans la réalité - camarades de lycée ou voisin de lit à l'hôpital -, parfois dans la mémoire, pour ne pas dire dans la légende - récits indécis transmis concernant un ascendant ou même des figures plus lointaines3. Tous ces êtres ont en commun d'avoir été des losers , issus presque tous des mêmes confins reculés du massif Central la Creuse, et d'avoir des destins qui les vouent à l'oubli et au silence. A ceux qui furent ainsi des êtres du bas-côté Pierre Michon redonne vie et, par la noblesse des mots, un relief et une sorte d'éclat. Mais ce faisant, ce sont, par métaphore, les linéaments de sa propre mémoire qu'il dessine. Si son récit touche çà et là à l'autobiographie, c'est là encore cette mémoire des autres et de leur destinée de perdants qui vient donner comme une étoffe à la sienne.

Mémoire d'autrui. On en vient ici à une des données à la fois limpides et énigmatiques que mettent au jour ces écritures de la mémoire. Si la mienne défaille, ne peut ou ne veut se dire, celle d'autrui peut venir la relayer ou s'y substituer. Des mémoires différentes peuvent lui donner des contours. La mémoire d'autrui peut s'emprunter, les signes de son passé représenter les miens. Dans ce cas, le travestissement s'affiche. Mais la démarche est sans doute tout aussi rigoureuse que celle qui consiste à présenter comme miens des souvenirs faits de bribes de mythes, de on-dit divers, d'emprunts inconscients aux souvenirs et aux signifiants des autres. Si « je est un autre », il y a là une façon d'aller au bout de cette logique. Dans Ellis Island , Perec, à partir d'une enquête et d'un film sur le musée new-yorkais de l'émigration, évoque à travers ce « lieu de l'absence de lieu » un centre de triage sur un îlot, un lieu de transformation des identités la mémoire de ces exilés4. En rappelant ce que purent être leurs histoires, il tente de cerner sa propre identité de juif, d'homme rattaché à nulle part, son absence de repères ou de racines. La mémoire des émigrants d'Ellis Island n'est pas la sienne, mais il peut, grâce à elle, dire la sienne - ou plutôt ce qu'il ne saurait dire autrement de la sienne.

Ainsi ce que nous rappellent Perec et bien d'autres, c'est que la mémoire est une pillarde, une voleuse et une tricheuse. La mémoire qu'il n'a plus, Perec se la reconstruit en l'empruntant à celle des auteurs qu'il a lus et relus. Ceux dont il s'est approprié les mots et les formules Flaubert, Roussel, Kafka, Queneau, Leiris, etc. deviennent comme l'humus de sa mémoire - et donc de son identité. Ma mémoire n'est donc peut-être pas mon bien propre, ce coffre-fort mal clos où seraient enfermés mes souvenirs, d'autant plus précieux qu'ils seraient à moi et à personne d'autre. Cette vision naïve d'une mémoire autarcique et repliée sur elle-même, bien des textes actuels la mettent à mal.

Pilotis paternels. A utobiographie de mon père : le titre même du livre de Pierre Pachet affiche la contradiction5. Ce père est lui aussi un juif émigré venu d'Europe de l'Est, et son histoire, une fois de plus, est faite de cassures et de pertes. Une de ses caractéristiques fut d'avoir été passablement silencieux et retenu dans l'expression de ses affects. Le récit de Pachet va lui donner la parole tout en respectant son besoin de la discrétion et de la réserve. La mémoire qu'il n'a que sobrement transmise, son fils se bornera à l'éclairer, à en indiquer les arrière-fonds : il transmet l'univers de signes de son père en en indiquant des traductions possibles. Tout cela transite par la mémoire de ce fils qui, en le faisant ainsi parler, donne à entendre comment sa mémoire est venue donner des pilotis, des arrière-cours et peut-être une couleur à la sienne.

L'entreprise la plus ambitieuse, à l'architecture et à l'orchestration singulièrement puissantes, est celle que mène à bien depuis vingt ans Claude Simon. Les Géorgiques , L'Acacia , Le Jardin des Plantes et, tout récemment, Le Tramway 2001 semblent avoir pour puissance organisatrice la mémoire6. Les Géorgiques font se superposer et s'intriquer trois histoires, celle d'un ancêtre, ex-conventionnel devenu général d'Empire, celle d'un combattant des milices populaires dans l'Espagne de 1937 lui-même, mais aussi George Orwell..., celle du soldat de 1940 qu'il fut, battant en retraite devant l'ennemi. Les histoires s'entrelacent, les tragédies se répètent, une même mémoire reprend ces événements, en fait une chambre d'échos multiples. L'Acacia crée un réseau de correspondances et d'amalgames subtils entre l'histoire du père tué en 1914 et celle de son fils frôlant la mort au printemps 1940 - comme si une seule mémoire venait brasser ces images d'époques différentes. Le Jardin des Plantes se présente comme le « portrait d'une mémoire » : c'est un texte en mosaïque, fait de fragments, d'arêtes, de menues pulvérulences ; les souvenirs savamment juxtaposés d'impressions et de sensations de toute sorte et de tout âge de la vie dessinent l'histoire d'une existence. Tout l'art de Claude Simon consiste à savoir faire architecture de cet amoncellement d'infimités, d'instantanés fixés, qui semblerait ne connaître comme ordre que celui de la dispersion. Et ses phrases, aux arborescences incroyablement ramifiées, dessinent cette trame complexe dans laquelle vient prendre forme « l'impalpable et protecteur brouillard de la mémoire » .

Toute cette constellation de textes de natures et d'inspirations différentes laisse voir combien l'imagination ne cesse d'élaborer et de réélaborer la mémoire, la métamorphosant subtilement par ajouts, oublis, superpositions. Freud a montré que l'inconscient à l'oeuvre dans nos rêves, fantasmes et souvenirs construisait ses figures par condensation ou déplacement, par métaphore ou par métonymie. Notre mémoire fait de même : elle s'approprie des histoires arrivées à d'autres, des fragments de légendes ou de mythes, des images de toute sorte. Elle en fait son miel particulier, mêlant incessamment, et bien sûr à son insu, le vrai et le faux, l'exactitude et la fable. Elle apparaît ainsi comme un espace de création au même titre que d'autres.

La mémoire vive de la langue, la plus archaïque et la mieux imprimée en nous, est liée à cet univers de rythmes et de sonorités, d'images acoustiques très anciennement engrammées comme de mises en structures aux formes plus ou moins fixes cf. en français, l'alexandrin ou le système de la rime. C'est ce rapport à la poésie, à la berceuse, au refrain, à la litanie, à la répétition envoûtante ou apaisante qui donne à la mémoire son terreau fondamental, celui sur lequel viendront se greffer les connaissances abstraites et la mise en ordre intellectuelle du monde. Ce terreau est celui que la littérature vient labourer. L'art du manieur de phrases qu'est l'écrivain est de savoir faire vibrer cet en-deçà des mots, de venir l'inscrire dans sa façon même d'organiser le sens.

Labyrinthe verbal. Toute écriture qui part vraiment à la recherche de ses arrière-fonds pétrit cette pâte verbale d'avant la mémoire organisée et qui pourtant la fonde. Serge Doubrovsky La Dispersion , Fils , Un amour de soi , etc. a construit autour de son existence un immense labyrinthe verbal7. Et, pour mener à bien ce projet autobiographique, il confie ce qu'il appelle « le langage d'une aventure » à « l'aventure du langage » . Autrement dit, son propos s'enchaîne et prend forme autour d'un flux incessant d'allitérations, d'associations, de rimes, d'entrechocs de mots. C'est là sa façon de faire entendre comment sa mémoire a agrégé des sonorités, des rythmes, des assonances comme un fonds inépuisable où sa verve viendrait constamment se ressourcer. Comme si sa manière de travailler ce matériau sonore et d'être travaillé par lui désignait cela même qui ne peut se dire : désir, excitation, jouissance - tous ces influx et afflux que nos mots ne savent encadrer et qui viennent donner son étoffe ou sa couleur à notre mémoire.

Un des défis que cherchent à relever les textes les plus intenses - de Duras à Valère Novarina, de Beckett à Pierre Guyotat - est d'essayer de faire entendre à travers l'écriture quelque chose de la voix. Notre voix dit le plus intime de nous - agressivité, mélancolie, pulsions... -, notre rythmique singulière, notre musique très particulière : donc, ce qui s'est inscrit et façonné en nous dans les rapports du langage et du corps depuis notre histoire la plus archaïque. Rechercher une écriture de l'oralité, qui tente de métaphoriser les harmoniques, les justesses ou les porte-à-faux de la voix, est une des façons d'introduire la mémoire comme force organisatrice de l'écriture.

Mais l'écriture est aussi un instrument privilégié pour donner forme et organisation à la mémoire. Qu'est-ce qu'un souvenir si on ne lui donne ses racines et radicelles, ses branches et ses ramifications ? L'écriture permet de le réintroduire dans son paysage, dans la complexité de ses arrière-pays. Dans Enfance 1983, Nathalie Sarraute trame le récit de son enfance autour de quelques mots ou de quelques gestes, lancés ou reçus comme des projectiles8. C'est autour d'eux que le système nerveux de la mémoire s'est dessiné, dans la souvenance des décharges ou influx subis à partir de ces mots ou de ces signes. Mais comment faire ressentir que ce sont des gouttes d'acide toujours brûlantes ? Sarraute s'attache patiemment à décrire les ondes de choc créées par ces sensations, à mettre des mots sur ce qui est resté impression vive, mais confuse ou trop chargée d'émotions contradictoires. C'est tout ce tressage verbal qui donne à la mémoire sa consistance autant que ses pouvoirs de résonance.

Certes, par définition, l'écriture est mémoire, conservation de traces, défi de la mort. Le sens ou la nostalgie de la durée l'habitent. Mais, dans un temps dominé par la péremption toujours plus rapide des signes et des références, la littérature renouvelle son compagnonnage avec la mémoire en passant avec elle comme de nouveaux contrats. Dans la tradition grecque, les neuf muses étaient filles de Mnémosyne, la mémoire. Le mythe n'a rien perdu de son actualité : c'est en puisant dans les trésors sans fond de la mémoire individuelle ou collective, récente ou infiniment archaïque, que la littérature - et avec elle la civilisation ? - trouvera les moyens de son renouveau.
1 G. Perec, La Disparition , Denoël, 1969 ; Espèces d'espaces , Galilée, 1974 ; W ou le Souvenir d'enfance , Denoël, 1975 ; Je me souviens , Hachette 1978 ; Penser/Classer , Hachette, 1985

2 P. Modiano, Dora Bruder , Gallimard, 1997.

3 P. Michon, Vies minuscules , Gallimard, 1984.

4 G. Perec, Récits d'Ellis Island , éd. du Sorbier, 1980.

5 P. Pachet, Autobiographie de mon père , Belin, 1987.

6 C. Simon, Les Géorgiques , Minuit, 1981 ; L'Acacia , Minuit, 1989 ; Le Jardin des Plantes , Minuit, 1997 ; Le Tramway , Minuit, 2001.

7 S. Doubrovsky, La Dispersion , Mercure de France, 1969 ; Fils , Galilée, 1977 ; Un amour de soi , Hachette, 1982.

8 N. Sarraute, Enfance , Gallimard, 1983.


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MÉMOIRE FREUDIENNE - MÉMOIRE DE L'OUBLI

 

Mémoire freudienne, mémoire de l'oubli
Alain Vanier dans mensuel 344


Freud pose l'existence d'une mémoire propre à l'inconscient. C'est une mémoire de l'oubli en ce sens que les événements - décisifs - qu'elle enregistre sont complètement oubliés par le sujet, qui les refoule jusqu'à ce que la cure psychanalytique les fasse resurgir. Cette forme de mémoire est la seule à ne pas subir le dommage du temps qui passe.
Retrouver, faire surgir de la mémoire, grâce au traitement, un souvenir d'enfance oublié serait la visée de la psychanalyse et la clé de son efficacité. Cette conception du travail analytique est aujourd'hui encore la plus répandue, elle en constitue la vulgate la plus commune. Il s'agit, pourtant, de ce que Freud et Breuer* nommèrent la méthode cathartique, qui précéda la psychanalyse, en fut le préalable sans doute nécessaire, mais ne se confond pas avec elle1. Le débat actuel sur les psychothérapies et la place que, pour certains, la psychanalyse devrait y avoir, alors qu'elle se distingue radicalement de celles-là, témoigne de la persistance de cette confusion qui manifeste une résistance toujours active de la culture à la découverte freudienne.

Avant la découverte de la psychanalyse proprement dite, Freud et Breuer arrivent à la conclusion que les hystériques* souffrent de réminiscences. Les symptômes des patientes - il s'agit de femmes dans les exemples cliniques rapportés - prennent sens quand ils sont reliés à un souvenir méconnu, oublié, de nature sexuelle. Quand ce souvenir est ramené à la mémoire, le symptôme disparaît. C'est l'étonnante constatation que fait d'abord Breuer avec sa patiente Anna O., que vérifie ensuite Freud avec les femmes dont il relate le traitement. Contre cette représentation sexuelle inconciliable, le sujet organise une défense dont le refoulement* constituera le prototype. Le malade veut oublier quelque chose et il le maintient volontairement hors de la conscience, dans ce que Freud appelle alors l'« inconscience ». Ce souvenir contre lequel le patient se défend est dû à un traumatisme qui s'organise en deux temps. Dans un premier temps, il s'agit d'une scène de séduction opérée par un adulte sur un enfant dans une période prépubertaire. Celle-ci ne provoque chez celui-ci, à ce moment-là, ni excitation sexuelle ni refoulement. Après la puberté, un autre événement possédant quelques traits pouvant être associés au premier, bien que d'apparence souvent très éloignée, déclenche alors un afflux d'excitations internes dues au souvenir de la scène de séduction et produit le refoulement de celui-ci. Dans le traitement peu à peu mis au point en abandonnant l'hypnose et la suggestion, la méthode de libres associations permet la réémergence de ce souvenir qui pourra alors être normalement abréagi*, et produit la disparition du symptôme. Cette disparition n'empêche pas et souvent même s'accompagne de l'apparition d'un nouveau symptôme d'expression différente.

Ainsi, ce qui est refoulé apparaît dans le symptôme de façon déformée, et son sens est méconnu. On saisit d'emblée qu'il y a là une sorte de paradoxe : ce qui est décisif pour le symptôme, pour la pathologie, est ce qui semble le plus radicalement oublié. Ce qui s'est inscrit de la façon la plus forte dans la mémoire, ce qui a été le mieux mémorisé au point de ne pas subir l'usure normale du temps, à la différence des souvenirs que le sujet a sans difficulté à sa disposition, comme la mémoire des apprentissages, est ce qui apparaît comme oublié. Quant au souvenir qui fait retour dans cette première méthode, dite cathartique, sa valeur de vérité, tout comme sa véracité son exactitude ne sont pas distinguables l'une de l'autre, ni mises en cause, alors que la psychanalyse, elle, les séparera.

Complexe d'OEdipe. Vers la fin du mois de septembre 1897, Freud abandonne ce premier état de la théorie2. Il donne à cela plusieurs raisons, dont celle qui conduirait, dans chacun des cas, à accuser le père de perversion. En effet, chaque fois, cette scène de séduction semble avoir été opérée par le père. Or, Freud, comme il l'écrit à Wilhelm Fliess, oto-rhino-laryngologiste berlinois, a acquis « la conviction qu'il n'existe dans l'inconscient aucun "indice de réalité", de telle sorte qu'il est impossible de distinguer l'une de l'autre la vérité et la fiction investie d'affect ». Moins d'un mois plus tard, Freud découvre en lui, dans ce qu'il appelle son auto-analyse, des « sentiments d'amour envers [sa] mère et de jalousie envers [son] père » , sentiments qu'il pense communs à tous les jeunes enfants. On comprend alors « l'effet saisissant d' OEdipe Roi » , car « la légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l'ont ressentie » . La découverte du complexe d'OEdipe conduit à situer les scènes de séduction subies par les hystériques comme fantasmatiques, fictions mettant en scène un désir inconscient, viré au compte d'un autre, le père en l'occurrence. Ces fantasmes, qui se présentent alors comme souvenirs, « se produisent par une combinaison inconsciente de choses vécues et de choses entendues » . Au moment où elles ont été perçues, ces choses n'ont pas été comprises, le sens n'en viendra que plus tard, et elles ne seront utilisées qu'après coup.

Ainsi l'appareil psychique proposé par Freud est d'emblée un appareil de mémoire, permettant d'expliquer des phénomènes de mémoire, situés comme symptomatiques. Or, cette mémoire est spécifique, elle oblige à penser plusieurs mémoires. Plus tard, Jacques Lacan proposera de distinguer une mémoire comme propriété définissable de la substance vivante, ou mémoire vitale, de la mémoire freudienne qu'il nomme mémoration puisque c'est par la remémoration qu'elle peut être accessible. Celle-ci n'est « pas du registre qu'on suppose à la mémoire, en tant qu'elle serait la propriété du vivant 3 » , elle est de l'ordre de l'histoire, qui suppose le groupement d'un certain nombre d'événements symboliques définis, avec l'après-coup - notion déjà présente dans la théorie traumatique - comme nécessaire à sa constitution. Lacan la distingue aussi de la réminiscence imaginaire, comme « écho du sentiment ou de l'empreinte instinctuelle » . La mémoire freudienne est une mémoire symbolique, enracinée dans le signifiant. Quel est alors le statut des souvenirs qui apparaissent au cours d'une cure analytique, ces souvenirs qui, rendus à la conscience, prennent la place du symptôme qui les masquait et produisent la guérison ? Levée du symptôme, rendre conscient ce qui est inconscient est, pour Freud, une tâche de la cure.

Hypocrisie sociale. Avec la rectification de 1897, on saisit bien que la valeur de vérité du symptôme comme du souvenir refoulé se trouve disjointe de l'exactitude figurative de l'événement retrouvé. Or, ce moment fondateur de la psychanalyse a été, voici quelques années, contesté. La lecture de la partie inédite de la correspondance de Freud avec Fliess conduisit Jeffrey M. Masson, des Archives Freud, à faire l'hypothèse que le renoncement à la théorie de la séduction était un escamotage. Selon lui, Freud aurait reculé devant l'énormité de sa découverte, la séduction réelle par les pères, pour diverses raisons, dont l'accueil fait à ses hypothèses par les instances académiques mais aussi le désir de protéger le père. Freud se serait soumis à l'hypocrisie sociale et intellectuelle en vigueur, la théorie du fantasme n'étant que le manteau dont il aurait habillé, pour les voiler, les abus sexuels, dont les patientes de Freud auraient été l'objet. Ce débat eut un grand retentissement aux Etats-Unis. Une série d'articles parut dans le New York Times en 1981, puis un livre en 19834. Masson fut licencié des Archives Freud, mais le débat persista. Il prit une dimension supplémentaire en trouvant un écho dans la vague de procès et d'accusations qu'entamèrent, aux Etats-Unis, un certain nombre de personnes contre leurs parents, leur père en particulier, les accusant d'abus sexuels et aboutissant à des condamnations, fondées le plus souvent sur cette certitude qu'un souvenir, s'il était inscrit dans la mémoire du sujet, avait nécessairement un fondement réel voir l'article d'Olivier Blond dans ce numéro. La question se formule alors ainsi : les souvenirs que les sujets retrouvent, ces scènes de séduction précoces, voire le retour ou le dévoilement de ces souvenirs à travers des méthodes psychothérapiques, témoignent-ils d'une inscription intégrale, non déformée, sorte d'engramme d'une scène vue et vécue, dont le re-souvenir garantit l'exactitude ? Mais alors pourquoi l'oubli, et à quel ordre de nécessité correspond-il ? Ou faut-il, en donnant sa place à la notion de défense, concevoir autrement, comme une construction, les souvenirs auxquels la méthode analytique donne accès ? Entre ces deux hypothèses, c'est tout l'enjeu de la psychanalyse, sa validité aussi bien que sa viabilité qui est en jeu.

Signes + et -. Le souvenir de telle scène infantile n'est-il pas suspect de déformations, si l'on admet que son oubli n'est pas fortuit et peut constituer l'une d'elles ? La psychanalyse suppose, nous l'avons déjà indiqué, une mémoire spécifique. Cette mémoire est organisée selon une série de frayages*, d'enregistrements qui restent hors de la conscience.

Freud affirmera que la conscience et cette forme de mémoire s'excluent. Il convient donc de distinguer deux types de mémoire : celle dont on parle habituellement, que l'on peut avoir acquis lors de certaines expériences demeurées conscientes et qui va s'user avec le temps, et celle, particulière, qui constitue la mémoire freudienne où ce qui est retrouvé n'a pas subi le dommage du temps qui passe, est resté aussi vif et actuel que lors de sa première inscription. Cette dernière mémoire pourrait être nommée mémoire de l'oubli puisque ce qui est inscrit demeure inaccessible à la conscience, apparaît comme un oubli dans la vie du sujet, demeure inconscient, mais ne cesse de revenir dans les formations de l'inconscient, le rêve, les souvenirs-écrans, les symptômes, les agirs du sujet dans la répétition. Cette mémoire s'inscrit sur le mode de traces, et ce qui lui donne cohérence et articulation est le langage. Ainsi, dans la figurabilité de ces souvenirs, ce sont des constructions langagières qui apparaissent.

Ce souvenir est un souvenir construit par un travail psychique, selon des mécanismes que Freud décrit. Dans tel rêve où s'articule le regret de Freud de n'avoir pas obtenu la gloire attendue pour son travail sur la fleur de coca, cet élément botanique, apparemment absent du rêve, figure comme herbier à partir duquel des associations conduisent au titre d'un livre aperçu la veille, L'Espèce Cyclamen , qui est la fleur préférée de sa femme, dans le nom du professeur Gärtner jardinier en allemand, et sa femme dont il a trouvé la mine « florissante » croisés également la veille par Freud, etc. Ces fils, avec d'autres, se recoupent autour de ce regret, de cet échec dont sa femme serait la cause5. Cette organisation langagière conduira Lacan à concevoir ce mécanisme d'oubli et de remémoration analytique comme apparenté à la mémoire d'une machine dans laquelle les inscriptions tournent en rond jusqu'à se recomposer et réapparaître dans les symptômes ou dans les formations de l'inconscient à partir d'un travail de cryptage. Ces constructions sont organisées en un système, celui que Saussure voyait comme fondamental pour la langue : la pure différence, un signifiant ne valant que dans sa différence avec un autre. Celle-ci peut se figurer par une série de signes + et - .

La mémoire freudienne peut alors se concevoir comme une succession de petits signes, strictement différenciés, que l'on peut noter + et -, qui tournent6. A la différence, par exemple, de ce qui apparaît dans les hypothèses touchant à l'apprentissage d'actes consciemment mé- morisés, comme dans l'édu- cation, cette mémoire, qui efface de notre souvenir ce qui ne nous plaît pas, n'empêche pas que le sujet répète inlassablement des expériences pourtant douloureuses, conformément à la structure de ses désirs inconscients, qui eux, selon Freud, sont indestructibles et persistent indéfiniment. Ainsi peuvent se comprendre des séries d'échecs amoureux répétés selon des modalités proches émaillant la vie d'un même sujet, les névroses de destinée, etc. Ce qui s'inscrit, le frayage, n'est pas un mode de réaction appris par le sujet, une habitude, quelque chose qu'il va répéter pour trouver une solution à une difficulté, à un problème rencontré dans son environnement, cette répétition se satisfait de quelque chose qui lui est inhérent et qui la fera nommer par Freud compulsion de répétition.

Dans cette perspective, ce qui se figure dans le souvenir est une recomposition de ces traces déposées, sans index temporel, à des époques différentes. Freud propose un terme pour caractériser ces souvenirs d'enfance, le souvenir-écran. Ce souvenir construit fait écran à l'histoire, il en constitue une interruption, tout en restant relié à elle, et contient un fragment de vérité car il est dans sa constitution comparable au symptôme ou à toute autre formation de l'inconscient. Sa construction obéit aux modes de déformation de ce qui passe à la conscience, il est à la fois une rupture dans l'histoire, car il apparaît comme indépassable, et, en même temps contient, de façon cryptée, les éléments de son au-delà.

L'Homme aux loups. A la différence du souvenir traumatique qui s'atteint dans la méthode cathartique, Freud découvrira avec la méthode analytique une limite à la remémoration. Il met cela en évidence à propos du cas de l'Homme aux loups7. Dans ce texte, Freud a le projet en fait de discuter Jung et de montrer qu'il y a dès l'enfance des motifs libidinaux présents et non une aspiration culturelle, qui, précocement, n'est qu'une dérivation de la curiosité sexuelle. Ce texte est en quelque sorte une mise au jour de la théorie du trauma. Il s'agit ainsi d'examiner les rapports entre le fantasme et la réalité. Dans la cure de ce patient russe, un chiffre, une lettre joue un rôle particulier. C'est le chiffre V. A cette heure-là du jour, de façon récurrente, l'Homme aux loups présenta des symptômes physiologiques quand il était enfant, mais aussi quand il aura atteint l'âge adulte. Freud suit à la trace ce chiffre dans les évocations du patient. Il le repère dans la récurrence de ces troubles et leurs dates, mais il le relève aussi dans le fait que lorsque l'Homme aux loups dessine un rêve, le rêve central de son analyse, ce rêve des loups, qui lui donnera son nom, il en annonce un nombre différent du nombre qu'il dessine qui est V. Freud retrouve aussi ce chiffre, cette lettre dans la forme d'un papillon, l'ouverture des jambes d'une femme, un lapsus où le sujet, au lieu de dire Wespe la guêpe, dit Espe le tremble. Ce qui tombe là, c'est le W, c'est-à-dire deux fois le V. Espe, c'est aussi S.P., qui sont les initiales de ce patient. Cette lettre n'a pas à être imaginarisée, elle circule dans toute la vie du patient et dans son traitement, et prend des sens et des significations différents. Elle témoigne de cette inscription littérale, d'une trace dans l'inconscient, inscription sans sens en tant que tel.

Histoire culturelle. Mais la scène traumatique n'a pas été retrouvée par le patient au cours du traitement. Freud en fait l'hypothèse, la construit sous la forme d'une scène primitive, qui aurait eu lieu quand le patient était âgé d'un an et demi. Il aurait assisté à une relation sexuelle entre ses parents. Freud discutera très longuement la question de la réalité de cette scène. La conviction de son patient concernant cette proposition que fait Freud ne lui paraît pas non plus une garantie. Mais cet événement a laissé une empreinte, que le sujet n'a pas pu articuler verbalement, à la différence d'autres souvenirs remémorés dans la cure. Freud à ce point-là proposera l'hypothèse, inspirée de Lamarck*, qu'il s'agit peut-être d'une possession héritée, d'un héritage phylogénétique. Il écrit : « Nous voyons uniquement dans la préhistoire de la névrose que l'enfant recourt à ce vécu phylogénétique là où son vécu propre ne suffit pas. Il comble les lacunes de la vérité historique par une vérité préhistorique, met l'expérience des ancêtres à la place de son expérience propre. » Cette scène, qui n'a pas été symbolisée, a pourtant laissé une trace inscrite, mais ne peut s'atteindre par la remémoration. Il faudra l'intégrer dans le temps historique du sujet pour lui donner une figurabilité. Il y a donc une limite à la remémoration due à une sorte d'entropie qui limite ce retour en arrière. La question de ces dépôts de l'histoire culturelle humaine peut se comprendre dans la manière où le système langagier du sujet, son système verbal, ne lui est pas propre. Il s'agit d'une langue dans laquelle l'histoire fait son travail, c'est là où s'inscrit le sujet. Nous naissons à la langue, dans une langue qui nous fait, nous détermine, avec ces dépôts de la mémoire qui la constituent.

Paradoxalement, Freud a pu faire l'hypothèse que l'inconscient ne connaissait pas le temps, car ce qu'il retrouvait dans l'analyse, dans les symptômes, les formations de l'inconscient n'était marqué d'aucun indice temporel, n'était pas daté. Cette mémoire freudienne est d'autant plus active qu'elle n'est pas indexée temporellement, qu'elle est oubliée. C'est même le fait que le sujet ne saisit pas qu'il agit dans l'actualité du transfert sur quelque chose qui a été mémorisé mais non indexé temporellement qui fait tout le procès de la cure analytique. Il s'agira de faire cette histoire qui ne s'est pas faite en son temps, de remanier, de restituer l'histoire qui s'est racontée pour recouvrir ces lacunes, de produire un savoir de la névrose, savoir que le sujet ne se savait pas savoir. Mais ces blancs de l'histoire sont aussi ce qui meut le sujet, son mouvement même, dans la répétition, dans la quête de retrouvailles avec ce qui a été perdu. Ainsi, l'inconscient, cette mémoire de ce qui a été oublié, est le temps même et la condition de sa conscience.
1 S. Freud et J. Breuer, Etudes sur l'hystérie 1895, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1956.

2 Voir S. Freud, La N aissance de la psychanalyse , Lettres à Wilhelm Fliess, notes et plans 1887-1902, trad. A. Berman, Paris, PUF, 1969.

3 J. Lacan, Ecrits , Paris, Seuil, 1966, p. 42 ; voir aussi J. Lacan, Le M oi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Le Séminaire. Livre II , 1954-1955, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978.

4 J. M. Masson, Le R éel escamoté , trad. C. Monod, Paris, Aubier, 1984 ; voir aussi J. Malcom, Tempête aux archives Freud , Paris, PUF, 1986.

5 S. Freud, L' Interprétation des rêves , 1900, trad. I. Meyerson, Paris, PUF, 1967.

6 J. Lacan, Les P sychoses . Le Séminaire, Livre III , 1955-1956, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981.

7 S. Freud, « Extraits de l'histoire d'une névrose infantile », 1918, in L'Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même , trad. L. Weibel, C. Heim et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1980.
NOTES
*Le médecin autrichien Joseph Breuer traita Anna O., et le récit de cette cure ainsi que la méthode originale qu'il utilisa, la méthode cathartique, intéressa Freud. Celui-ci, après un voyage à Paris où il rencontra Charcot, proposera à Breuer la rédaction en commun d'un ouvrage Les Etudes sur l'hystérie qui paraîtra en 1895. Malgré leur éloignement ultérieur, Freud présentera souvent Breuer comme le véritable inventeur de la psychanalyse.

*L'hystérie est une névrose d'expression clinique variée, présentant des symptômes somatiques dans l'hystérie de conversion, phobiques dans l'hystérie d'angoisse, etc. Connue depuis longtemps, elle ne prend la dimension d'une véritable catégorie nosographique qu'avec Charcot. Pour la psychanalyse, l'hystérie est au-delà des signes présentés et constitue une structure commune à ces tableaux divers.

*Le refoulement est synonyme de répression, mot en usage dans la littérature anglo-saxonne.

*Notion issue de la première théorie traumatique de l'hystérie et de son traitement par la méthode cathartique, l'abréaction est la décharge émotionnelle de l'affect lié au trauma psychique. Elle peut avoir lieu spontanément ou plus tardivement au cours du traitement.

*Le frayage est un terme proposé par Freud en 1895. Il s'agit de la diminution permanente d'une résistance, normalement présente, dans le passage de l'excitation d'un neurone à l'autre. Ultérieurement, l'excitation choisira la voie frayée de préférence à celle qui ne l'est pas.

*Le botaniste et zoologue Jean-Baptiste Lamarck a élaboré, vers 1800, la première théorie de l'évolution des êtres vivants. Il a défendu l'idée de l'hérédité des caractères acquis.

 

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DESCARTES

 

René Descartes

Philosophe, mathématicien et physicien français (La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650).

Premier philosophe moderne, dans la mesure où il met un terme à la longue suprématie de l’aristotélisme (interprétation médiévale de l’enseignement d’Aristote), René Descartes a le projet de fonder une science universelle. En prenant pour point de départ le sujet connaissant, il propose une méthode inédite fondée sur le doute radical, qui vise la certitude, autrement dit l’absence de doute.
Il fera ainsi reposer tout son système sur les deux seules vérités absolument certaines découlant immédiatement de ce doute : la certitude de sa propre existence (ou conscience) – « je pense, donc je suis » – et l’idée de Dieu. Ces réflexions le mèneront ensuite à étudier la nature de l’union entre l’âme et le corps, ainsi que la nature des passions, c'est-à-dire l’ensemble du champ affectif humain, passerelle entre le corps et l’âme.
Descartes a par ailleurs donné son nom à des outils de réflexion mathématique qu’il a contribué à créer, tels les coordonnées cartésiennes. Comme Galilée, il innove en publiant ses ouvrages (soit d'emblée, soit par une traduction) dans une langue courante, le français, et non plus seulement en latin, jusque là langue commune des savants de par l’Europe.
La plupart des grands métaphysiciens ont reconnu leur dette envers Descartes, même si le cartésianisme, qui a regroupé plusieurs tendances, reste une notion floue. L’esprit cartésien passe encore pour être l’esprit français par excellence.
Formation
Descartes est né en Touraine en 1596 et reçoit une formation classique, qu’il complète par la connaissance des arts d’agrément et les talents militaires et juridiques (il obtient une licence en droit en 1616) nécessaires à un jeune noble de la noblesse de robe. Il se complaît dans l’étude des mathématiques.
Pérégrinations
Il voit comme une période d’aventures formatrices ses années d’engagement ( à partir de 1618) dans les armées de princes étrangers, mais aussi ses voyages jusqu’en Poméranie, par lesquels il glane et engrange des éléments de réflexion philosophique et d’analyse scientifique.
Méditations et dernier voyage
De 1629 à 1649, il réside en Hollande et vit en ermite malgré ses nombreux changements de résidence. Il publie le résultat de ses études et réflexions, tout en correspondant avec ses partisans et répondant à ses détracteurs. Il meurt à Stockolm, en 1650, après quelques mois intenses auprès de la reine Christine de Suède, férue de philosophie.
Principales œuvres
Le Discours de la méthode (1637), traduit en latin en 1644, sert de préface à trois traités, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Suivront les Méditations métaphysiques(1641), suivies des Objections et réponses, puis les Principes de la philosophie (1644), et enfin Les passions de l'âme (1649).
Paroles célèbres
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. (Discours de la méthode, première partie).
1. Une vie européenne

1.1. Une éducation solide

Fils d’un conseiller au parlement de Rennes, Descartes fait ses études chez les jésuites du collège de La Flèche, fondé par Henri IV et qui vient d’ouvrir. Si Descartes se félicitera toujours du talent et du dévouement de ses maîtres, notamment du P. Marin Mersenne, il jugera sévèrement le programme des études, sans unité et ne donnant aucune « assurance » dans les fins à poursuivre.
La morale, enseignée de façon littéraire, revient à prêcher la vertu sans aucune démonstration. L'enseignement de la philosophie est consciemment orienté vers la théologie, dont la philosophie est la servante. Seules les mathématiques trouvent grâce devant le jugement de Descartes ; mais leur enseignement est orienté vers les applications pratiques et sert à l'art militaire, essentiel pour un gentilhomme. Ainsi Descartes se plaint qu'on n'ait « rien bâti dessus de plus relevé ».
Au sortir du collège, il complète son éducation en apprenant la danse, l'équitation et l'escrime. La philosophie et les plaisirs du monde se disputent quelque temps la personnalité du jeune noble (noblesse de robe), destiné par son père au service du roi. À Paris, en même temps qu'il s'adonne aux jeux, surtout à ceux où l'intelligence a plus de part que le hasard, il fréquente le mathématicien Claude Mydorge (1585-1647) et son ancien maître l’abbé Marin Mersenne. Il se consacre ensuie à l’étude des mathématiques et obtient (1616) baccalauréat et licence en droit.
1.2. Le soldat philosophe

Descartes s’engage (1618) un temps dans l’armée du prince Maurice de Nassau, puis dans celle de Maximilien de Bavière, contre le roi de Bohême (nous sommes au début de la guerre de Trente Ans). Il rencontre et entame une correspondance avec Isaac Beeckman, docteur en médecine, professeur à l’Université de Caen, avec qui il s’entretient à propos de divers problèmes mathématiques.
Parcourant l’Europe à la recherche de stimulants contacts intellectuels lors de riches échanges verbaux ou épistolaires avec de nombreux savants, il a, un soir d’hiver 1619 dans un village allemand, la révélation d’une « science admirable » dont il conçoit les fondements. Après cette fameuse nuit, il visite encore le monde en allant de Souabe en Autriche, en Bohême, en Hongrie, en Poméranie. En remontant l'Elbe, il oblige, par sa grande résolution et sa promptitude à tirer l'épée, des mariniers qui voulaient l'assassiner à le conduire à bon port.

Fresque de la Sorbonne
Ayant renoncé au métier des armes, Descartes passe l'hiver de 1621 en Hollande, puis revient en France en 1622 pour prendre possession des terres poitevines, héritage de sa mère. Il fait en 1623 un voyage de plusieurs mois en Italie, pour revenir en France et demeurer à Paris jusqu'en 1629. De son séjour parisien datent les Règles pour la direction de l'esprit, traité inachevé qui ne sera publié qu'en 1701. En 1628, il est au siège de La Rochelle dans les troupes françaises.
1.3. La spéculation philosophique et ses risques

À la recherche d'un « pays médiocrement froid où il ne serait pas connu », autrement dit d'un climat convenant à sa santé, qu’il pense fragile, et d'une solitude propice à la méditation philosophique, Descartes se retire en Hollande ; il y restera presque vingt ans, préservant jalousement sa solitude, changeant souvent de résidence et menant le train d'un gentilhomme. Au nombre de ses amis sera le diplomate et poète Constantijn Huygens (1596-1687), père de Christiaan Huygens.
Il s'occupe, d'abord, beaucoup de physique et travaille à composer ses Méditations métaphysiques. En 1631, il fait une incursion en Angleterre. En 1633, Reneri, le premier professeur de philosophie cartésienne, obtient une chaire à Deventer. À la suite de la nomination de Reneri, l'université d'Utrecht devient un foyer de la pensée cartésienne. Descartes vient habiter près de lui et compose le Monde ou le Traité de la lumière. Tout est achevé l'été 1633, lorsque, au moment de l'impression, Descartes apprend la condamnation de Galilée par les inquisiteurs du Saint-Office pour avoir soutenu le mouvement de la Terre. Ayant introduit cette thèse dans sa physique, il renonce à sa publication.
 Afin de donner un échantillon de sa doctrine, de connaître les réactions des autorités, Descartes publie en 1637 trois petits traités, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, précédés du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité à travers les sciences.
En 1640, il est très affecté par la mort de sa fille Francine, qu'il a eue d'une femme nommée Hélène, une servante probablement. La mort de cette enfant de cinq ans lui cause une profonde douleur.
C'est en 1641 qu'il publie les Méditations sur la philosophie première, en projet depuis dix ans, qui exposent le système complet de la métaphysique cartésienne, qui déclenchent la polémique. Son espoir de rallier autour de sa doctrine tout le monde savant et d'imposer sa physique comme matière universelle d'enseignement des écoles s'en trouve contrarié.
En 1644, Descartes publie les Principes de la philosophie, dédiés à Élisabeth de Bohême, fille de l'Électeur palatin Frédéric V. La correspondance qu'ils échangèrent reste essentielle pour la compréhension de la morale cartésienne. Les observations d'Élisabeth sur le problème de l'union de l'âme et du corps décideront finalement Descartes à écrire son traité Les passions de l'âme (1649).
En septembre 1649, il se résout à quitter la Hollande pour Stockholm, à l’invitation de la reine Christine de Suède. C'est là qu'affaibli par le rythme soutenu et matinal des entretiens avec la souveraine comme par les frimas, il succombe à une pneumonie, le 11 février 1650.
2. Le projet de Descartes d'une science universelle

2.1. La « science universelle » et la méthode cartésienne

Mettre de l’unité dans les sciences, tel est le souci de Descartes. Sa volonté première est de substituer à la science incertaine du Moyen Âge une science qui aurait le même degré de certitude que celui des mathématiques. Cette extension de la certitude des mathématiques à l’ensemble de tous les savoirs prendra le nom, dans les Règles pour la direction de l’esprit, de Mathesis Universalis, la mathématique universelle.
L’unité de l’esprit connaissant
René Descartes à sa table de travailRené Descartes à sa table de travail
C’est dans l’unité de l’esprit connaissant que cette science universelle va trouver sa première condition. Dans la première des Règles pour la direction de l’esprit, Descartes affirme que les différents savoirs dont peut se glorifier l’homme sont tous issus de la même sagesse. C’est toujours une pensée unifiée qui est à l’œuvre dans la science. Cette sagesse est capable, à elle seule, d’éclairer les objets de chacune des sciences particulières, tout comme le Soleil éclaire l’ensemble des objets visibles.
L’unité des lois
Pour que cette unité soit possible, le monde doit lui-même être fait d’une seule et même matière ; la sagesse humaine pourra ainsi s’y appliquer simplement. Autrement dit, l’astronomie, la physique et la biologie doivent obéir aux mêmes lois. Cependant, il faut constituer une méthode pour découvrir ces lois.
2.2. La méthode de Descartes

René Descartes, page de titre du Discours de la méthodeRené Descartes, page de titre du Discours de la méthode
La méthode cartésienne est un ensemble de règles simples et certaines qui permettent :
– premièrement, d’éviter l’erreur, ce qui constitue l’aspect critique de la méthode ;
– deuxièmement, de découvrir la vérité dans toutes les matières, selon de bonnes règles de recherche scientifique (aspect heuristique de la méthode).
La retenue critique
Parce que les situations de la vie quotidienne réclament rapidité et efficacité, les hommes sont naturellement enclins à juger vite. L’esprit humain a tendance à reproduire cette rapidité de jugement dans des matières scientifiques qui exigent pourtant une certaine retenue.
L’aspect critique de la méthode consiste alors en un effort de la volonté pour suspendre notre assentiment à tout ce qui n’est ni clair, ni distinct.
Est claire l’idée qui est immédiatement présente à l’esprit, qui se manifeste à lui par le biais d’une intuition directe.
Est distincte l’idée dont le contenu nous apparaît de façon assez nette pour que nous puissions la séparer de toutes les autres.
Parallèlement, deux sources d’erreur inclinent l’esprit à prendre le faux pour le vrai :
– la prévention, c'est-à-dire, dans le langage de l’époque, l’ensemble des préjugés, pour Descartes accumulés depuis l’enfance ;
– la précipitation, autrement dit le défaut d’un jugement trop hâtif.
Tel est alors l’énoncé du premier précepte de la méthode : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire (…) éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et (…) ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
Les autres règles
La méthode est donc d’abord un outil critique grâce auquel le chercheur peut éviter l’erreur. Mais c’est aussi un ensemble de procédés permettant à la recherche d’aboutir à des découvertes :
– Règle de l’analyse : « Diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. », c’est-à-dire décomposer en autant de points que l’on peut résoudre.
– Règle de la synthèse : « Conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour remonter, peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composées (…). » La synthèse part des éléments découverts par l’analyse pour construire des connaissances complexes.
– Règle du dénombrement : « Faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre », c’est-à-dire n’avoir rien laissé de côté dans le raisonnement.
Fondements de la théorie cartésienne de la connaissance
René Descartes, Discours de la méthodeRené Descartes, Discours de la méthode
Derrière ces règles de la méthode se dissimulent les éléments d’une théorie de la connaissance sans lesquels celles-ci demeurent inintelligibles. De quels outils la connaissance dispose-t-elle pour l’application de ces règles de la méthode ?
– L’intuition est le fondement de la connaissance. Elle présente chaque terme et permet de les apercevoir.
– La déduction ou l'inférence (voire l'induction) est ce qui permet de passer d’un terme à l’autre en apercevant, avec l’aide de l’intuition, leur liaisons et leurs rapports.
– L’ordre, enfin, qui se sert des différents rapports et liaisons issues de la déduction pour remplacer le chaos de l’expérience par un complexe ordonné.
3. Découvertes et innovations scientifiques de Descartes

Grâce à cette méthode, Descartes a concouru à de nombreuses réformes et découvertes dans le domaine des sciences, de l’algèbre à l’astronomie, en passant par la physique. (Tous les domaines ne lui ont pas donné les mêmes satisfactions. Très au fait des recherches de ses contemporains, par exemple des avancées de Harvey sur la circulation sanguine, il a consacré beaucoup de temps à l'étude de la médecine.)
3.1. Algèbre et géométrie

Descartes donne d'abord une signification géométrique aux quatre opérations élémentaires de l'arithmétique (addition, soustraction, multiplication et division) et à l'extraction des racines carrées. Il établit ainsi que la géométrie euclidienne est fondée sur la structure du corps des nombres réels, contribuant de cette façon à créer, à peu près de toutes pièces, ce que l'on appellera vers 1800 la « géométrie analytique ».
Il emprunte au mathématicien de l'Antiquité Apollonios de Perga l'utilisation d'un repère de référence formé d'un point origine, d'un axe des abscisses issu de ce point et d'une direction fixe pour les ordonnées ; les coordonnées dites cartésiennes dérivent de ce procédé.
Pour en savoir plus, voir l'article géométrie (paragraphe Géométrie euclidienne).
Descartes a par ailleurs réformé le système de notation algébrique. Aux signes complexes tirés du grec ou de l’hébreu, il substitue la notation des équations en lettres minuscules pour désigner les valeurs connues (a, b, c) et l’utilisation des trois dernières lettres de l’alphabet en minuscules pour les inconnues (x, y, z).
Enfin, avec une prescience remarquable, il distingue les nombres algébriques des nombres transcendants et entrevoit l'impossibilité de résoudre par radicaux la plupart des équations algébriques.
L'influence de l'œuvre mathématique de Descartes sera surtout sensible chez Leibniz et Newton.
3.2. Physique, sciences de la vie, astronomie

René Descartes, Discours de la méthode : la DioptriqueRené Descartes, Discours de la méthode : la Dioptrique
En optique géométrique, Descartes dégage – peu après l'astronome et mathématicien hollandais Snel Van Royen, et de façon indépendante – les lois de la réfraction (dites « lois de Snel-Descartes »).
En ce qui concerne le mouvement, Descartes opère un changement sans précédent en réduisant les catégories aristotéliciennes du changement au seul « mouvement selon le lieu ».
→ Aristote, paragraphe 2.1.
Tout corps vivant est conçu par Descartes comme un mécanisme hydraulique et pneumatique savamment agencé, articulé selon les deux grands principes que sont l’étendue et le mouvement.
Il découvre la notion moderne de travail, au sens physique du terme, soit la quantité d'énergie reçue par un système matériel se déplaçant sous l'effet d'une force. Il pose les principes d'un déterminisme mécaniste, s'appliquant aussi en médecine et en physiologie, où sa théorie de l'animal-machine assimile tous les corps vivants à des automates.
Pour en savoir plus, voir l'article force (paragraphe Historique de la notion de force).

Johannes Vermeer, l'AstronomeJohannes Vermeer
Descartes propose également une théorie tourbillonnaire de l'Univers, qui justifie l'héliocentrisme (la Terre tourne autour du Soleil, et non l'inverse), mais qui repose sur des considérations plus philosophiques que scientifiques. Il imagine les étoiles au centre de tourbillons entraînant les planètes, les comètes errant d'un tourbillon à l'autre.
4. La métaphysique de Descartes

La métaphysique cartésienne trouve son origine et son fondement en Dieu. Ce sont ses conceptions du divin qui orienteront et justifieront toutes les recherches scientifiques de Descartes.
4.1. Le Créateur, à l’origine des vérités scientifiques

Dès 1630, dans sa correspondance avec l'abbé Mersenne, on trouve une première thèse métaphysique, par laquelle Descartes s’insère dans les débats traditionnels.
Pour saint Thomas d’Aquin, c’est en se contemplant lui-même que Dieu contemple les vérités éternelles que sont les évidences logiques et les essences. Autrement dit, dans la tradition chrétienne ces vérités ne sont pas créées.
Il n’en va pas de même chez Descartes, pour qui Dieu est l’auteur « de l’essence comme de l’existence des créatures ». Pour lui, Dieu n’était pas contraint de faire que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits. C’est au contraire parce qu’Il l’a voulu que cela est vrai.

Nicolas Poussin, Paysage avec saint Mathieu et l'angeNicolas Poussin, Paysage avec saint Mathieu et l'ange
Cette thèse a pour fonction de séparer radicalement le plan du Créateur de celui de la créature. En pensant un Être créateur soumis à la nécessité des vérités éternelles, la métaphysique de saint Thomas conférait à la connaissance un fondement nécessairement théologique. En abaissant les essences à l’état de choses créées, Descartes offre à la connaissance une accroche purement scientifique. La créature est alors en mesure de les comprendre sans nécessairement se référer à la divinité.
Grâce à ce principe métaphysique, le champ de la science est rendu indépendant du champ de la théologie. Dieu est y placé comme un être radicalement transcendant.
4.2. La théorie de la création continuée

À cette thèse s’adosse la théorie dite de la création continuée, que l’on trouve aussi bien dans le Discours de la méthode que dans les Méditations, et selon laquelle l’acte créateur ne doit pas être simplement reporté aux origines du monde. Le monde, l’Univers, est maintenu dans l’être par l’action divine qui le recrée à chaque instant.
Cette thèse permet à Descartes de donner une explication de la force motrice. C’est Dieu, par cet acte continuel, qui donne au monde et à chacun de ses éléments la force de se mouvoir. L’action divine est donc au principe même du mouvement. La physique aura simplement pour objet l’étude des lois qui dérivent de cette action.
Ces deux premiers principes (thèse sur la création des vérités éternelles et théorie de la création continuée) mettent en valeur la volonté cartésienne de séparer l’ordre des choses de l’ordre divin, l’ordre de la connaissance de l’ordre de la foi. Cependant, Dieu sera aussi invoqué par Descartes comme le fondement de notre connaissance.
4.3. Le doute et le « Cogito »

Conformément au premier précepte de la méthode – la retenue critique – , toute connaissance digne de ce nom doit se prémunir contre les jugements hâtifs et les opinions, pour être claire et distincte. Parce que la plupart de nos jugements sont conditionnés par l’habitude, et que nos connaissances ne sont que des opinions qui, bien souvent, se contredisent, il faut douter « de toutes les choses où l’on aperçoit le moindre soupçon d’incertitude. »
Pourquoi douter
On relève, dans la quatrième partie du Discours de la Méthode et dans la deuxième des Méditations métaphysiques, deux grandes raisons de douter.
– Nos sens ne sont pas fiables : il faut douter de la réalité des choses sensibles.
Divers objets nous sont donnés par le biais de la sensation. Mais rien, si ce n’est notre sensation elle-même, ne nous assure de leur existence. Or il arrive souvent que nos sens nous trompent, par exemple, lors d’hallucinations ou d’effets d’optique. Et si nos sens nous trompent parfois, rien ne peut nous assurer qu’ils ne nous trompent pas toujours. Ainsi, parce que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes pour vérifier nos sensations, celles-ci doivent être révoquées en doute.
De plus, lorsque nous rêvons, nous prenons pour réels des objets imaginaires. Dans l’impossibilité de distinguer formellement le rêve de l’état de veille, nous ne pouvons affirmer non plus avec certitude que notre esprit ne divague pas lorsqu’il pense être éveillé.
– Les affirmations sont incertaines : le doute s’applique aussi aux objets intelligibles. Par la certitude qu’elles éveillent en nous, les démonstrations mathématiques semblent nous assurer de leur vérité. Or, « il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières », écrit Descartes, dans le Discours de la Méthode. Dans les Méditations, il pousse le raisonnement encore plus loin. Il y a bien des vérités dont nous sommes certains ; mais comment pouvons-nous être assurés de ce qui nous semble certain ? Comment nous assurer que le Dieu qui nous a créés n’est pas trompeur ?
Comment douter, ou l’hypothèse du « malin génie »
Descartes, à la fin de la Méditation première, suppose l’existence d’un « certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant », qui cherche à l'abuser et à lui faire prendre pour réel ce qui n'est qu'illusion.
Si tout ce que je crois percevoir n'est qu'un songe, peut-être alors n'y a-t-il « rien au monde de certain ». Procédons par ordre, et tâchons de trouver « une chose qui soit certaine et indubitable. » Le doute cartésien paraît extrême (hyperbolique), prêt à aller jusqu'au bout de la logique ; il vise en fait à s'assurer d'une parcelle de certitude sur laquelle s'appuyer.
Je doute, donc je suis
Le doute a pour conséquence immédiate la première des vérités : celle du moi pensant. Si je fais l'hypothèse que rien n'existe, puis-je exister ? Mais si je suppose et si je doute, n'est-ce pas que je suis bel et bien là ? Ainsi la première évidence mise au jour est ce que l'on a résumé par le « cogito » : « cogito ergo sum » – « Je pense, donc je suis » .
Autrement dit, je sais que j’existe du fait même que je doute. Cette connaissance de mon existence est donc immédiate, non seulement parce qu’elle est le résultat du doute, mais aussi parce qu’elle jaillit de l’activité même de penser et de douter. L’évidence du « Je pense, donc je suis » renvoie à la vérité du principe selon lequel « pour penser, il faut être ». Aucun malin génie, pour puissant et rusé qu’il soit, ne saurait remettre cela en question. Si j'ai rejeté le douteux et le probable, je n'ai plus de raison de douter.
L’existence de l’âme
À la fin de la Méditation seconde, Descartes prend l'exemple du morceau de cire : une fois qu'il a fondu par l'action du feu, sa nature est incertaine, il semble avoir perdu toutes ses caractéristiques. Seul mon esprit me dit qu'il s'agit toujours de cire.

Claude Monet, Méditation. Madame Monet au canapéClaude Monet, Méditation. Madame Monet au canapé
Toute perception, toute émotion, tout ce qui se déroule dans l’esprit est le fait de la pensée. En ce sens, Descartes accorde aux termes d'« entendement » ou de « pensée » le sens large de « conscience ». Le sujet de cette conscience est une âme qui existe réellement. Je suis une « chose pensante », affirme Descartes, c'est-à-dire « une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ».
4.4. Le Dieu des Méditations

Même si son existence est assurée, le moi pensant ignore encore s’il existe ou non des choses extérieures à lui. Et pourtant, toutes les idées qu’il se représente renvoient à autre chose qu’à sa pensée elle-même. La question est donc de savoir quelle est la cause de ces pensées.
Le problème de la réalité objective
Si les idées jaillissaient de notre propre fond, nous les produirions comme bon nous semble. Or, elles sont toutes dotées d’une certaine structure qui s’impose à nous. Ce n’est donc pas moi qui crée ces idées : elles semblent plutôt renvoyer à quelque extériorité. Mais quelle est cette extériorité, et comment puis-je m’assurer que cette structure qui s’impose à moi prouve son existence ?
La première preuve de l’existence de Dieu
Parmi toutes ces idées, il y a celle de Dieu. Elle me représente, dit Descartes dans la Méditation troisième, « une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante. » Or cette idée se trouve en moi, qui suis un être fini, mortel, dépendant, cherchant à connaître et tendant continuellement à étendre ma puissance. Mais parce qu’elle me représente quelque chose d’infiniment plus parfait que moi, je ne peux en être la cause.
Descartes en conclut que l’idée de Dieu ne peut être produite, en moi, que par Dieu lui-même. « Et par conséquent, écrit-il, il faut nécessairement conclure que Dieu existe ; car encore que l’idée de substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait pas été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie ».
La seconde preuve de l’existence de Dieu
Dans la Méditation cinquième est exposé ce que Kant appellera, plus d’un siècle plus tard, la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Tout comme, de la simple idée de triangle, je peux déduire que la somme de ses angles est égale à deux droits ; de la seule idée de Dieu, je peux déduire que Dieu existe.
En effet, dans l’idée que j’en ai, Dieu est un être souverainement parfait. Or, l’existence compte parmi les perfections ; et s’il lui manquait l’existence, il lui manquerait une perfection, ce qui est contraire à sa définition même. Donc, Dieu existe.
4.5. Dieu comme fondement de la science

Après avoir démontré l’existence de Dieu, Descartes en revient au monde et au problème qui le préoccupe, à savoir, celui de l’existence des corps.
La véracité divine
Nous savons maintenant qu’il y a un Dieu parfait, infini, tout-connaissant et tout-puissant. Il serait donc contraire à sa définition qu’un tel Dieu soit trompeur. Ce raisonnement permet alors à Descartes de dissoudre l’objet même du doute hyperbolique : l’hypothèse du malin génie (voir plus haut).

Lubin Baugin, les Cinq SensLubin Baugin, les Cinq Sens
Dans la Méditation cinquième, Dieu est présenté comme le garant de l’évidence. C’est grâce à lui que, tant qu’elle juge selon des idées claires et distinctes, notre pensée est infaillible. Or, et c’est là l’objet de la Méditation sixième, une inclination naturelle nous conduit à croire que nos perceptions sont produites par des corps. Dans une certaine mesure, il ne faut donc pas en douter.
Mais il faut soigneusement distinguer cette inclination naturelle de l’ensemble des habitudes, contractées depuis l’enfance, qui nous poussent à penser que les corps sont en réalité semblables à ce que le sensible nous offre. La couleur, la chaleur, l’odeur, par exemple, n’appartiennent qu’à notre pensée. En eux-mêmes, les corps se réduisent à l’étendue.
Le problème de l’erreur
Mais si notre pensée est ainsi ordonnée à la vérité, comment se fait-il que nous nous trompions ? La réponse permettra à Descartes non seulement de dissoudre entièrement la seconde raison de douter (voir plus haut), mais aussi d’exempter Dieu de toute participation à l’erreur. C’est à nous qu’il appartient d’éviter l’erreur.
Données par Dieu, toutes nos facultés sont irréprochables. Si erreur il y a, c’est seulement dans le mauvais usage que nous en faisons. Toute erreur est erreur de jugement. Le jugement résulte du concours de deux facultés : l’entendement, qui perçoit les idées, et la volonté, qui donne ou refuse son assentiment. Contrairement à l’entendement divin, notre entendement est naturellement limité parce qu’il est fini. Notre volonté, au contraire, est infinie, parce qu’elle est absolument libre.
Étant infiniment plus étendue que l’entendement, la volonté est donc capable de déclencher le jugement avant même que celui-ci soit parfaitement éclairé. Conformément à l’objet premier de la méthode, il faut donc, pour éviter l’erreur, retenir le jugement dans les bornes strictement définies des idées claires.
5. L’âme et le corps

Au terme des Méditations, l’homme est composé d’une âme pensante, qui trouve sa certitude en Dieu et le fondement de sa connaissance en elle-même, et d’un corps, qui le met en relation avec les objets extérieurs. Comment Descartes va-t-il donc penser l’homme concret ?
Dès 1643, dans sa correspondance avec la princesse Élisabeth de Bohême, Descartes est amené à réfléchir sur la question de l’union entre l’âme et le corps. La princesse affirme ne pas comprendre la relation entre le corps et l’âme. En effet, l’âme étant immatérielle, il faut non seulement déterminer comment celle-ci parvient à ressentir des émotions provenant du corps, mais aussi, inversement, de quelle manière elle préside au moindre de ses mouvements.
5.1. La morale provisoire

L’homme complet reste donc en suspend, et il semble difficile, dans ce cadre de penser la morale. Car l’homme est un être de désirs et de passions, qui recherche le bonheur. Or, si l’union entre l’âme et le corps est laissée de côté, alors ces désirs et ces passions demeurent inexplicables. Autrement dit, pour qu’il y ait morale, il faut qu’il y ait union.
Avant de fixer le statut définitif de l’union, Descartes avait bien proposé, dans la troisième partie du Discours de la Méthode, une morale « par provision » résumée en quatre règles :
– « Obéir aux lois et aux coutumes » de son pays ;
– Suivre « les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès » ;
– « Être le plus ferme et le plus résolu », en suivant jusqu’au bout un principe moral auquel « on s’est une fois déterminé » ;
– « Tâcher toujours plutôt » à se « vaincre que la fortune, et à changer » ses désirs plutôt que « l’ordre du monde. »
5.2. Les passions

C’est en 1646, avec la rédaction des Passions de l’âme, que Descartes esquisse une morale non plus provisoire mais définitive. Cet ouvrage, qui paraîtra en 1649, s’articule autour de deux grands principes : les passions sont des états de l’âme ; mais ces états sont causés par le corps. La peur, par exemple, provient bien du corps et se transmet à l’âme par le biais des nerfs. L’âme alors ressent en elle une inclination à fuir. C’est la volonté, qui se chargera, ensuite, de la décision de fuir ou de ne pas fuir.
Les passions incitent l’homme à prendre telles ou telles décisions, et notamment des décisions qui touchent à sa propre conservation. En ce sens, les passions sont bonnes ; elles ne sont pas à rejeter. Elles doivent seulement être maîtrisées.
La méthode de Descartes et les idées claires et distinctes ne sont donc pas les seuls éléments de la philosophie cartésienne. Sa doctrine des passions esquisse non seulement une morale visant à définir ce qui est bon ou mauvais, mais aussi une éthique qui a pour objectif d’éclaircir le rapport de l’homme concret à son propre champ affectif.
Beaucoup de cartésiens par la suite, notamment dans le domaine de la médecine et de la psychologie, tenteront d’achever le projet cartésien en étendant le champ d’application de cette doctrine des passions.

 

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LES HOMMES PRÉHISTORIQUES ET LA RELIGION

 

Les hommes préhistoriques et la religion  

          texte  intégral
et aussi - par André Leroi-Gourhan dans mensuel n°99 daté mai 2000 à la page 42 (5399 mots) | Gratuit
L'homme préhistorique était-il religieux? Il est difficile de répondre à cette question, en premier lieu parce que sous cette forme elle est mai définie. "L'homme préhistorique" est en effet une notion relativement floue ; et, pour, d'autres raisons, la notion de religion ne l'est pas moins. Art, symboles, rites, religion : il est délicat en ces matières d'avoir un langage et des critères parfaitement nets. Au début de ce siècle, une interprétation répandue voulait que l'art pariétal ait eu essentiellement une fonction magique ; cette façon de voir reposait sur des comparaisons et des extrapolations hâtives. Dans l'article qu'on lira ci-dessous, A. Leroi-Gourhan s'attache à montrer combien il est difficile de reconstituer la signification précise des représentations qui nous sont parvenues. Non seulement nous n'avons aucun témoignage "verbal", mais nous ne savons pratiquement rien des comportements, des actes dont ces représentations étaient le décor. Aux excès de la "légende dorée" du paléolithique, A. Leroi-Gourhan préfère substituer une vision plus prudente et plus critique.

Aborder le problème des origines du comportement religieux autrement que sur le plan philosophique ou théologique suppose que le lecteur a une vision claire de ce qu'est "l'homme préhistorique" : un ruban long de 2 millions d'années, dont l'un des bouts se perd en plein tertiaire dans un anthropien déjà bipède mais à petit cerveau, alors que l'autre aboutit entre -100 000 et -50 000 à des humanités proches de la nôtre, et en tout cas vers -30 000 à un Homo sapiens pratiquement identique à celui des races actuelles. Dans cette perspective vertigineuse sur l'évolution des anthropiens, il est évident que les informations s'amenuisant à mesure qu'on plonge vers le passé, que d'autre part l'émergence de l' Homo sapiens coïncide avec la croissance exponentielle des innovations dans tous les domaines, de sorte qu'à un liséré près, lorsqu'on parle de l'homme préhistorique, il s'agit de notre grand aïeul, qui vivait à la fin du paléolithique en un temps qui est à peine un avant-hier géologique, ancêtre à qui nous ne pouvons pas prêter une imagination inférieure à la nôtre et qui l'atteste d'ailleurs amplement.

L'homme préhistorique était-il religieux?

Il y a trois quarts de siècle que la question de la religiosité de l'homme préhistorique s'est posée, et tout de suite sur un mode "engagé". C'est sous la forme d'une polémique violente que cléricaux et anticléricaux ont développé leurs arguments sur l'existence de pratiques funéraires et sur le caractère magique des oeuvres d'art. Le débat a heureusement perdu peu à peu de sa passion, et depuis de nombreuses années, l'accord est pratiquement unanime pour prêter à l'"homme-préhistorique" une lueur plus ou moins vive sur les profondeurs de la métaphysique. Cette opinion est essentiellement fondée sur la comparaison avec ceux des groupes humains actuels qui sont considérés comme primitifs, comme les Australiens ou les Esquimaux, et sur ce qui est considéré comme archaïque dans le monde moderne, comme la magie et les superstitions. L'ethnographie a été par conséquent le moteur des théories sur la religion préhistorique, suivant une démarche d'assimilation logique mais tarée par la confusion entre la constatation des faits et leur interprétation : le fait préhistorique, coupé de tout contexte, y est expliqué à partir d'un fait ethnographique dont le contexte est utilisé sans appareil critique. Cette méthode, encore assez vivante, est aggravée par le fait que ni le préhistorien ni même souvent l'ethnologue invoqué n'ont pu échapper à leur propre ethnocentrisme, et que finalement l'infortuné homme préhistorique se trouve assimilé à un "sauvage" actuel, lui-même victime d'une vision orientée par 3 000 ans de civilisation méditerranéenne. Que rien d'humain ne soit étranger au philosophe représente peut-être le seul côté positif d'une telle opération qui aboutit, en fait, à faire que les hommes de la période la plus avancée du paléolithique ont eu quelque chose de commun avec l'humanité subséquente, mais si ce mode de démonstration est excusable chez les pionniers, il est moins justifié par la suite.

Une des victoires de l'ethnologie moderne a été de montrer à la fois la simplicité universelle de certains schémas de comportement et l'extrême diversité et complexité de leur actualisation ethnique. L'expérience des recherches préhistoriques conduit à penser que si l'on peut raisonnablement espérer mettre au jour des témoins de la structuration fondamentale du comportement, les difficultés d'accéder aux formes qui habillaient ce squelette sont très rapidement croissantes. En dehors du contenu oral des actes, contenu dont rien ne permet de penser qu'on puisse un jour le retrouver, de quelles preuves dispose le préhistorien pour restituer le dogme, le culte, le rituel, les techniques de la magie, les attitudes superstitieuses? Dans quelle mesure ces catégories, qui ne sont même pas applicables avec sécurité à toutes les "religions" vivantes et dont une part est par contre applicable à des comportements sociaux qui sont considérés comme étrangers à la religion, ont-elles une valeur pour éclairer les faits bruts que révèle l'analyse? La déperdition irrémédiable des témoins immatériels comme les paroles et les gestes, la conservation hautement sélective des vestiges matériels qui nous prive pratiquement de tout ce qui n'est pas pierre ou exceptionnellement matériel osseux, le caractère trop souvent déficient des observations de contexte, que ce soit au cours de fouilles ou au cours de la découverte de cavernes où nul n'avait pénétré depuis le passage des paléolithiques, suscitent plus encore à la préhistoire qu'à l'histoire des besoins impérieux de critique des sources.

Un problème préliminaire : comment définir le phénomène religieux ?

Au premier chef, il semble qu'il faille, au préhistorien tout au moins, adopter une définition élargie et en quelque sorte ouatée du phénomène religieux, qui n'est pas formellement séparable des phénomènes d'élaboration symbolique liés au langage et à l'activité gestuelle. En d'autres termes, le religieux, dans la mesure de l'information préhistorique, peut-il être distinct de l'esthétique et de toute forme de l'imaginaire ? Le fait que le plus clair des arguments invoqués tourne autour du cadavre et de l'oeuvre d'art apparaît alors moins comme une coïncidence que comme un truisme, la mise en évidence d'une réalité fondamentale, non spécifique sinon de l'homme universel et par conséquent non significative au plan où l'on souhaiterait se situer. Mais c'est une ouverture vers le rapport étroit de l'imaginaire et du langage, ce qui porte l'investigation sur un champ moins fermé qu'il n'apparaît de prime abord.

En effet, la paléontologie des anthropiens, depuis les formes qui remontent à plus d'un million d'années jusqu'au paléolithique supérieur de -35 000 à -9 000, rend compte de l'évolution volumétrique du cerveau et du développement progressif des territoires corticaux associés à une détermination de plus en plus fine de la motricité volontaire. Or les territoires dont l'expansion est privilégiée répondent à la face, à la langue, au larynx et à la main, matérialisant sur la face interne de la boîte crânienne des anthropiens fossiles le perfectionnement simultané du langage et de l'activité manuelle. A partir d'un seuil du développement des territoires fronto-pariétaux, seuil qui se situe dans la période immédiatement antérieure à l'expansion de l' Homo sapiens approximativement -50 000 -30 000 apparaissent les premières manifestations d'une activité esthétique sous forme de la recherche de l'ocre rouge, de minéraux de forme singulière coquillages fossiles ou pierres bizarres, griffonnages indistincts sur des blocs et sur des fragments d'os. C'est aussi de cette époque que datent les premières sépultures connues. Si le langage est perdu, les oeuvres de la main portent donc témoignage de l'entrée des anthropiens dans l'expression symbolique. Par le détour de l'anthropologie physique, les rapports virtuels entre langage et émergence dans l'abstrait, entre soins au mort et activité figurative se trouvent approfondis, et les limites du religieux possible situées quelque temps avant l' Homo sapiens . Ce "quelque temps" est d'ailleurs à considérer à l'échelle géologique, car le jour qui s'est levé sur l'art des cavernes a été précédé d'une aube et d'une aurore prolongées.

Il est donc difficile de séparer la religion et l'activité esthétique au sens le plus large : l'ensemble des manifestations répond à un processus d'exaltation sociale, de multiplication des symboles, qui est à prendre comme un tout. Ici, la comparaison ethnographique peut légitimement jouer, car elle porte sur le comportement fondamental de l'homme à partir d'un certain point de son évolution : tous les groupes humains et notamment ceux qui sont réputés archaïques offrent les mêmes recoupements entre la parure, les amulettes, les instruments de la magie, les insignes sociaux, le décor du palais et du temple, les mêmes symboles pouvant couvrir simultanément ou successivement les différentes zones de l'enveloppe intellectuelle de la société. Il convient donc de considérer d'abord les témoins par catégories concrètes sépulture, objets, plaquettes et blocs mobiles décorés, parois décorées, de rechercher ce qu'ils peuvent avoir de commun ou de particulier, c'est-à-dire s'efforcer de retrouver au moins une partie du réseau qui les liait des uns aux autres de manière significative, et non s'efforcer de faire entrer les faits dans des catégories abstraites comme rituel, magie, envoûtement, clans, totémisme.

Les pratiques funéraires ne sont pas la preuve absolue de croyances métaphysiques.

Il n'est pas établi que les anthropiens les plus anciens n'aient pas eu des pratiques funéraires, mais par contre on connaît des inhumations authentiques de longs millénaires avant qu'on soit en présence de d' Homo sapiens ; les néandertaliens d'Europe et du Moyen-Orient ont livré de substantielles observations sur l'enfouissement des corps dans une fosse ou sous un monticule de pierraille. Il existe même le cas, en Irak, d'un homme de Neandertal que l'analyse des pollens fossilisés dans la terre qui l'emprisonnait a révélé avoir été couché sur un véritable lit de fleurs au moment de son enfouissement. A partir de -30 000, les faits se multiplient, les modes d'inhumation sont variés, mais ils font intervenir de manière fréquente l'ocre rouge répandu en plus ou moins grande quantité dans la fosse, et dans plusieurs cas il existe un mobilier funéraire. L'exemple le plus impressionnant est celui des sépultures de Soungir, dans la région de Moscou, où un adulte et deux enfants ont été retrouvés revêtus d'une parure de centaines de perles d'os et de dents d'animaux percées et, pour les enfants, flanqués de poinçons d'os et de sagaies d'ivoire de mammouth. Il est donc certain que la mort a donné lieu, dans la dernière partie du paléolithique, à des réactions affectives qui se sont traduites par la mise à l'abri du corps des défunts, mais il faut se garder de considérer l'inhumation pure et simple comme la preuve d'une croyance dans la survie et dans l'existence d'un monde au-delà du monde des vivants : le mort, tant qu'il conserve parole et geste retranchés son aspect ordinaire, appartient encore au monde des vivants et sa mise en sommeil dans la terre n'implique pas directement son réveil ultérieur : les animaux supérieurs ont eux aussi des réactions affectives parfois prolongées à l'égard du cadavre de leurs semblables, réactions qui n'impliquent pas autre chose que ce qu'elles sont. Mais il est évident que certains documents du paléolithique supérieur dépassent ce niveau élémentaire du comportement funèbre. L'usage de l'ocre ne correspond probablement pas seulement à une ultime décoration ; plus encore, la présence d'épieux d'ivoire, armes d'adultes, aux côtés d'un corps d'enfant d'au plus une dizaine d'années, suggère le dépôt d'un armement en prévision d'un futur.

L'ensemble des faits relatifs à la mort autorise à prêter à l'homme préhistorique une arrière-pensée métaphysique, mais sans perdre de vue d'abord que l'on ne dispose de faits probants que pour quelques-uns des hommes de la dernière période du paléolithique, et ensuite que les idéologies d'un siècle à l'autre et d'une région à la voisine ont pu considérablement varier en profondeur et en élaboration matérielle. Il est donc impossible, sans forcer les matériaux, de restituer le niveau d'après-mort, tel qu'il était perçu par les différents groupes humains : image inexplicite de la vie perdue, départ pour un au-delà à séjour perpétuel ou à extinction progressive, retour au monde des vivants sous une forme réglée par les coutumes sociales aïeul revenant dans le petit-fils par exemple, ou anarchique, ou sanctionnée par une justice, transcendante. La mort pouvait aussi être liée directement à la fécondité, en particulier la mort des animaux, gage possible de leur renouvellement. Mais tous les efforts dépensés n'aboutissent qu'à un catalogue d'hypothèses entre lesquelles il est le plus souvent arbitraire de choisir. On peut toutefois considérer que l'on est très loin d'avoir atteint les limites de ce qui pourrait, dans les documents funéraires, aboutir à un approfondissement des connaissances ; des observations multiples et précises devraient conduire à la mise en évidence des caractères régionaux et à leur évolution dans le temps, seules voies pour mesurer avec une certaine sécurité la complexité des pratiques, pour non plus avancer les explications à partir des hypothèses, mais pour expliquer les hypothèses à partir des faits.

Il n'est aucunement certain que l'ocre rouge ait été un symbole de vie.

La présence de l'ocre rouge est presque constante dans les sépultures et dans les habitations, et depuis très longtemps il est admis que ce colorant avait une valeur symbolique. Le fait, en particulier, de voir dans certaines sépultures, le sol de la fosse et les ossements teintés a fortement porté les préhistoriens à considérer l'ocre comme un équivalent du sang et par conséquent comme un symbole de la vie. De là à tenir comme établi qu'on redonnait la vie au mort en le couvrant d'ocre rouge, la distance est courte, mais une fois de plus l'explication dépasse l'analyse exhaustive des témoignages et par conséquent incite à s'en dispenser. Que l'ocre rouge soit un colorant chargé de symbolisme n'ôte rien à sa qualité de colorant et il serait pertinent de faire d'abord le tour de tous les cas où il en a été fait emploi. Ces cas se rangent en quatre grandes catégories au moins :

1° Comme colorant utilisé souvent conjointement avec le noir de manganèse pour l'exécution des peintures. Il n'est que probable dans certains cas qu'un symbolisme particulier ait joué.

2° Dans les régions où l'ocre n'est pas une matière rare, le sol des habitations paléolithiques est plus ou moins fortement teinté. L'explication peut faire jouer toute une série d'hypothèses : saupoudrage rituel de l'espace habité, sacralisation, rite de départ ou de retour de chasse, retombées d'ocre ayant servi à des peintures corporelles ou à teinter les armes, les peaux, la couverture des tentes dans un but simultané ou distinct de simple embellissement ou de prophylaxie religieuse.

3° On connaît plusieurs cas, dans les grottes, où des dépressions ovales ont été badigeonnées d'ocre rouge dans le but apparent de féminiser une forme naturelle qui s'y prêtait voir plus loin "la caverne-mère".

4° L'ocre funéraire qui, en considération des catégories précédentes, peut matérialiser des mobiles qui ne sont pas forcément tous liés au symbolisme vital. Celui-ci n'est d'ailleurs pas dénué de vraisemblance, mais, sans même faire jouer les différences probables dans le détail des coutumes régionales, tout un éventail d'explications est disponible, depuis l'hypothèse de la trace laissée par une peau teinte en rouge qui aurait enveloppé le mort sans qu'on y ait attribué d'arrière pensée religieuse, jusqu'aux reconstitutions les plus osées d'un rituel d'inhumation vitalisant.

Une fois encore, non seulement la séparation entre l'esthétique et le religieux s'avère peu scientifique, mais il apparaît que si les termes de comportement fondamental sont formellement définissables, on ne voit pas bien, pour le détail du vécu, sur quoi pourrait se fonder le choix d'une solution parmi les autres.

De même, il n'est pas certain que l'art paléolithique ait eu une fonction magique

Un peu avant 1870, les objets décorés par les chasseurs de mammouths du paléolithique supérieur ont commencé à retenir l'attention : par contre l'art des cavernes n'a percé que presque un demi-siècle plus tard. Attribuées initialement à des élans purement artistiques, les oeuvres sont entrées dans le dossier de la religion fossile au début du xxe siècle, sous l'inspiration des travaux ethnologiques qui révélaient les liens entre art et religion chez les derniers chasseurs des confins du monde habité. Les figures paléolithiques sont essentiellement des représentations d'animaux, d'êtres humains relativement rares, de symboles génitaux concrets ou abstraits qui n'existent pratiquement que dans les grottes. L'art mobilier, généralement découvert en fouillant les sites d'habitat, comporte de nombreux objets gravés ou sculptés, il s'étend depuis l'Atlantique jusqu'aux confins sibériens. Il est attesté à toutes les époques du paléolithique supérieur, de -30 000 vers -9 000. L'art pariétal propre aux abris et aux grottes est fait de gravures, de bas-reliefs et de peintures : sauf un site près de l'Oural, il intéresse essentiellement l'Espagne, l'Italie et la France. Ses limites chronologiques sont approximativement les mêmes que pour l'art mobilier, mais sa période d'apogée se déroule des environs de -15 000 jusque vers -10 000, avec, dans plusieurs cas, pénétration de plus en plus profonde dans les cavités.

Les pionniers de la recherche sur l'art des cavernes sont symbolisés par l'abbé Henri Breuil, qui marqua d'une empreinte prestigieuse les travaux de la première moitié de notre siècle. Pour lui, ou pour ses partisans,l'art paléolithique aurait été essentiellement magique : l'envoûtement, la capture des esprits, une sorte de chamanisme, des rites de fécondité auraient commandé l'exécution des objets mobiliers comme celle des décors pariétaux. Les figures sur parois répétées à la mesure des besoins de la tribu se seraient succédé au cours des millénaires, au point de constituer des nuages d'images aussi denses que ceux d'Altamira ou de Lascaux. Un peu à l'insu des inventeurs d'explications, assez souvent modérés dans leurs élans, toute une imagerie s'est ainsi créée autour de l'homme préhistorique, imagerie copieuse mais pauvre, où totémisme, initiation, chasse simulée. danses masquées, juments gravides ont alimenté pendant un demi-siècle une littérature qui a progressivement pénétré dans les masses.

En 1957, Mme Laming-Emperaire a émis, après l'étude de deux des principaux ensembles peints de France Lascaux et Pech-MerIe, une série de vues qui tranchaient nettement sur les positions traditionnelles. Dans leur contenu, ces vues conduisaient à considérer les figures des cavernes comme organisées en compositions significatives et non comme l'accumulation anarchique de figures d'époques successives. Le thème autour duquel les différentes figures gravitaient était constitué par l'association constante du bison ou de l'aurochs avec le cheval. Ce résultat très important convergeait avec les travaux que je poursuivais moi-même à cette époque, travaux qui ont eu pour base de départ l'art pariétal dans sa chronologie, puis qui se sont développés dans une analyse quantitative du groupement des figures dans les différentes régions des panneaux décorés ou de la caverne tout entière. Il en est ressorti un schéma complexe, comme il était naturel dans l'étude d'une centaine de sites distribués sur une large partie de l'Europe occidentale durant près de 20 000 ans. Dans l'art mobilier les animaux ou les figures humaines apparaissent tantôt isolés, tantôt groupés suivant les principes qui seront décrits ci-dessous. Dans l'art pariétal, du fait que les figures sont restées fixées sur les parois, là où l'homme paléolithique les a tracées, il est plus facile de constater la nature des associations entre les sujets.

Les représentations pariétales obéissent à une disposition essentiellement binaire dont la signification n'est pas évidente.

Il n'existe pas de caverne où une seule espèce soit représentée, sinon par un individu encore ce cas est-il statistiquement inexistant : en majorité écrasante, les espèces vont par deux suivant la formule cheval-boviné groupe A-B ; avec une fréquence moindre apparaît un troisième élément : cerf, mammouth, bouquetin ou renne groupe C qui est souvent limité à une seule espèce mais peut aller jusqu'à comporter les quatre. La formule la plus fréquente est par conséquent A-B-C. Avec une moindre fréquence encore, on peut voir s'ajouter l'ours, le grand félin, le rhinocéros groupe D, par une seule espèce ou dans les mêmes conditions que pour le groupe C. La formule complète A-B-C-D se rencontre par exemple à Lascaux suivant les régions de la caverne : cheval-aurochs-bouquetin, chevaI-bison-cerf, cheval-bison-rhinocéros, cheval-aurochs-ours, cheval-bison-bouquetin-félin ... . On verra plus loin que cette répartition est fonction d'une certaine disposition spatiale. A peu d'exceptions près, le schème fondamental de l'art pariétal et dans une mesure notable de l'art mobilier est donc, pour les animaux, une triade A-B-C ou A-B-D éventuellement A-B-C-D avec des proportions numériques qui sont de 27 % pour le groupe A, 28 % pour le groupe B, 32 % pour le groupe C mais avec des fréquences suivant les espèces, qui vont de 9% pour le mammouth à 0,3% pour le daim à bois géants, 3,5 % pour l'ensemble du groupe D. Les 10 % qui restent vont à des figures rares : poissons, serpents, oiseaux, carnassiers autres que le félin et l'ours.

Les signes S se répartissent eux aussi en deux catégories fondamentales S1-S2 et une catégorie complémentaire S3 dans laquelle il n'est jusqu'à présent pas établi une différenciation comparable à celle qui existe entre C et D. La catégorie S1 est constituée par des symboles génitaux féminins qui vont de la représentation complète de la femme, au torse avec représentation du sexe, à la vulve réaliste, à des figures de plus en plus stylisées en ovale, en triangle, en cercle, en rectangle, avec ou sans indication d'une fente à la partie inférieure. Ces différents mondes de figuration marquent une évolution dans le temps et dans l'espace, et j'ai été conduit à les interpréter comme symboles féminins au cours d'un travail qui était orienté uniquement sur leur valeur comme jalons chronologiques et régionaux. Les signes des catégories S3 et S4 correspondent à des variantes sur le symbole génital masculin figuré par l'homme complet, par le phallus, par des représentations d'un schématisme croissant qui se résolvent en bâtonnets crochus ou barbelés, en traits simples, doubles ou multiples, en lignes ou en nappes de points, voire en un point unique. Comme les animaux, les signes répondent à un dispositif fondamental binaire S1-S2 qui assez souvent prend un caractère ternaire par le voisinage de deux formes différentes de symboles masculins; de sorte qu'à un signe S1 se trouvent associés par exemple un bâtonnet et une nappe de points S1-S2-S3.

Animaux et signes répondent par conséquent aux mêmes formules fondamentales, logiquement binaires et encore accusées par le fait que les animaux de même espèce apparaissent fréquemment par couples mâle-femelle. Mais le dispositif est moins simple que ne laisserait supposer une explication uniquement fondée sur la symbolique de fécondité : l'élément Initial est la présence de deux espèces A-B cheval-boviné confrontées à deux catégories de signes masculins et féminins. On serait donc tenté d'attribuer au cheval et au bison la même valeur symbolique ou tout au moins une bivalence d'un même ordre qu'aux symboles des deux catégories S1 et S2 voir encadré. Enfin, il faut souligner comme une notion indispensable pour mesurer le caractère abstrait du système figuratif paIéoIithique qu'il n'existe jusqu'à présent dans l'art pariétal comme dans l'art mobilier, aucune représentation réaliste d'accouplement animal ou humain. Mais avant de pousser plus avant dans le monde symbolique des cavernes, un court survol de l'art mobilier est nécessaire.

Décorations ou amulettes?

Les objets. La fonction des objets d'art paléolithique est le plus souvent conjecturale ; on ne sait pas à quel usage servait tel modèle de spatule, ni si telle forme de pendeloque était portée en collier ou cousue sur le vêtement, mais on peut, sans préjuger de leur fonction technique dans le détail, ni de leur signification ésotérique, classer les objets d'art mobilier en trois grands groupes : les "objets décorés", les "objets décoratifs" et les plaquettes ou les blocs. Ces différents témoins se partagent les mêmes catégories de figures animales et humaines que l'art pariétal, mais dans des modalités qui ont leur propre signification. En effet, si l'on retrouve sur certains d'entre eux plaquettes et blocs les mêmes combinaisons d'animaux associés que dans les représentations pariétales, beaucoup d'autres attestent l'indécision des limites entre la fonction décorative et la fonction religieuse.

Les objets décorés sont ceux dont la forme suppose une fonction technique, qu'elle ait été propre à des opérations de fabrication, d'acquisition, ou de consommation, ou qu'elle ait été dévolue à des opérations magiques par exemple ; tels sont les spatules, les propulseurs censés avoir servi à augmenter la portée des armes de jet, les "bâtons de commandement", les pointes de sagaies, toute une série d'objets dont on sait seulement qu'ils ont servi par manipulation et qu'ils sont en quelque sorte pris dans une enveloppe décorative. Parmi ces objets, certains, comme les propulseurs, présentent une imagerie très éclectique : leur extrémité active porte en général un seul animal, qui peut appartenir à n'importe lequel des groupes A, B, C, D. Il en est tout différemment pour les spatules, qui ne portent que des poissons, auxquels s'ajoutent parfois quelques figures du groupe A ou C. Il est bien entendu impossible de séparer l'esthétique de ce qui pouvait être magiquement efficace, mais il est à peu près certain que, sous une forme ou une autre, l'enveloppe décorative de ces objets avait un caractère symbolique. Le fait est encore plus net pour les "objets décoratifs" qui regroupent tout ce qui n'a pas eu de fonction technique apparente. Tels sont les objets aménagés pour la suspension, les "pendeloques", parmi lesquelles ressortent au moins trois catégories. La première est celle des dents de renard, de loup, d'ours et d'autres carnassiers ou d'herbivores, les nombreuses coquilles de mollusques percées, objets dont la fonction décorative est seule évidente, mais dont la valeur symbolique est, pour certains, très probable. Telles sont les coquilles de cyprées cauries, qui ont manifestement été recherchées, au paléolithique comme dans les temps postérieurs, pour leur forme qui évoque le sexe féminin.

Dans certains cas, la fonction symbolique est certaine.

Ce fait est confirmé par l'existence de pendeloques de matière osseuse dont la forme ou le décor sont également de caractère sexuel. Cette ambiance dans laquelle les vertus prophylactiques sont indiscernables des propriétés esthétiques de la parure est confirmée par des objets comme des fragments de pointes de sagaie, transformés en pendeloques, sans caractère décoratif et dont la fonction symbolique devait être dominante. Cette dernière catégorie d'objets rejoint celle des "objets de curiosité" : fossiles, fragments minéraux de forme bizarre dont le rôle symbolique est évident mais dont l'interprétation ne peut se faire sans recourir à des hypothèses difficilement contrôlables. L'art des objets décorés et des objets décoratifs montre par conséquent un dépassement de la fonction purement décorative, et quoiqu'il soit toujours dangereux de grever les documents d'un sens trop précis, le rôle d'"insignes" ou d'"amulettes" allait certainement de pair avec la recherche purement esthétique des formes.

La troisième catégorie d'oeuvres mobilières est constituée par les nombreuses figures, parfois sculptées ou peintes, généralement gravées, qui ont été exécutées sur des fragments d'os ou d'ivoire, sur des plaquettes de pierre tendre, sur des galets ou des blocs. Elle comporte aussi les figurines modelées en argile qui se rencontrent en Europe centrale. Les figures, sur les différents supports, se présentent tantôt isolément, tantôt par groupes. Dans ce dernier cas, on retrouve le plus fréquemment les assemblages A-B ou les formules ternaires qui font intervenir les groupes C et D. Certains supports portent même sur une face le sujet A, sur l'autre le sujet B. De ces constatations, il ressort assez clairement que les figures isolées plaquettes ou figurines devaient être assemblées dans l'habitat comme dans le laraire antique ou comme dans la crèche de Noël. Elles établissent, plus nettement encore, que la formule figurative des images domestiques est l'équivalent de la formule pariétale, ce qui entraîne de nouveau vers la caverne.

Un symbole génétique : la caverne-mère.

Les figures pariétales ont en effet une valeur incomparable comme témoins de la pensée paléolithique, la valeur d'un véritable texte puisque les images ont conservé les rapports spatiaux qui se sont imposés à l'esprit des exécutants. On a vu plus haut qu'une nette hiérarchie numérique existait dans les sujets et que les groupes A et B cheval et bovlné représentaient de très loin la majorité des figures 27-28 %, contre 9 % au plus favorisé des animaux du groupe C. Une hiérarchie topographique assez complexe corrobore l'existence du système binaire : les figures A et B occupent préférentiellement les grands panneaux ou la partie centrale du trajet décoré ; les figures C et D la périphérie des panneaux ou les régions marginales des trajets, le groupe D félin, rhinocéros se situant dans les parties les plus retirées. De sorte que si l'on prend le plafond d'Altamira, on a la formule C-A+B-D cervidé-cheval + bison- sanglier ou le grand panneau d'Ekain en Guipuzcoa C-A+ B-D, avec chevaux et bisons dans la surface centrale, et sur le pourtour poisson, bouquetin et cervidé. Les signes occupent en général un espace séparé de celui des animaux, soit la bordure des panneaux, soit plus souvent une niche, un diverticule, une fonte à proximité plus ou moins grande : mais il y a des cas où les signes sont superposés aux animaux eux-mêmes.

Le rapport métaphysique entre les signes et les figures d'animaux n'est pas élucidé, car il offre de nombreuses variantes de position suivant les régions et les époques, mais dans tous les cas où la décoration pariétale est raisonnablement bien conservée, on retrouve à la fois le groupement préférentiel A-B avec les animaux C ou C-D en situation topographique significative, et les signes S1+2 avec intervention locale de S3. A ces caractères s'ajoute le fait que la caverne elle-même semble bien avoir été valorisée comme symbole génétique, car dans de nombreux cas, les passages étroits, les niches, les entrées de petits couloirs, les draperies de stalactite de forme ogivale ont manifestement été considérés comme des symboles du groupe S1, soulignés d'ocre rouge et ou complétés par un signe des groupes S2S3.

Le contenu précis de la religion préhistorique nous échappe encore.

En conclusion, sur l'ensemble des témoignages en faveur de pratiques religieuses au paléolithique, les documents qui se réfèrent aux temps éloignés du paléolithique ancien sont très impropres à fournir une démonstration ; ce n'est guère qu'à l'apparition des néandertaliens que les pratiques d'inhumation peuvent fonder un préjugé favorable. Si par surcroît on recherche l'existence d'un cadre de symboles explicitement constitués comme preuves d'une curiosité métaphysique, surplombant les opérations de la vie matérielle, ce n'est pas avant -35 000, avec le début du paléolithique supérieur, que la démonstration peut être envisagée. L'analyse des objets d'art mobilier et surtout celle de l'art des parois de cavernes livrent sans ambiguïté les lignes générales d'un système figuratif analogue à ceux qui depuis ce temps ont accompagné les activités religieuses. Ce système fondamental répond d'ailleurs à une formule qui a été éprouvée par de nombreuses traditions religieuses ; il est fondé sur l'opposition ou la complémentarité de deux entités auxquelles s'ajoute un troisième élément qui transforme la formule binaire en formule ternaire. En ce sens, la caverne apparaît à la fois comme une entité maternelle et comme le support matériel d'une mythologie. Mais il ne faut pas se méprendre sur le caractère du témoignage : la décoration pariétale des grottes est comme la décoration murale des sanctuaires ultérieurs, elle livre un assemblage symbolique de figures qui ne matérialise pas des rites mais qui en était le décor. Les traces que peuvent avoir laissées les rites ne sont pas sur les parois décorées mais à leurs pieds et sur le sol généralement anéanties par les visiteurs.

En marge des grandes représentations, on rencontre effectivement, dans des cas privilégiés, des graffiti, des empreintes de pas humains, l'impression de pattes d'animaux coupées et appliquées sur l'argile, des signes tracés au doigt sur les parois molles, c'est-à-dire les très modestes témoins qui subsistent d'actes dont le déroulement s'est fait dans le cadre des grandes images.

La décoration pariétale, elle-même, répond à une formule si générale que son contenu mythologique est pratiquement insaisissable. On perçoit très bien qu'une métaphysique de la mort et de la fécondité a pu sous-tendre les représentations, mais vingt contenus ont pu, au cours des millénaires et dans les différentes régions, entrer dans la formule binaire-ternaire d'association des animaux et des signes. La religion préhistorique est démontrée, mais dans une formule abstraite ; sa richesse et sa complexité sont perceptibles dans les variantes de la formule initiale, mais les explications des préhistoriens sur le chamanisme, les totems, la division des clans, l'envoûtement du gibier, la magie de fécondité, les rites d'initiation sont du domaine de l'hypothèse de cabinet, vraisemblable parce que tout est dans l'homme et que celui du paléolithique supérieur est un homme pleinement réalisé, mais gratuite parce que fondée directement sur des matériaux qui ne peuvent apporter que des preuves indirectes. Cette erreur de méthode a permis la naissance d'une légende dorée, mais elle a coûté pendant presque un siècle de nombreuses occasions d'observer les traces, encore visibles lors de la découverte, de ce qui pouvait apporter un témoignage direct sur les actes.

Par André Leroi-Gourhan

 

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