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CLONAGE REPRODUCTIF, CLONAGE THÉRAPEUTIQUE

 

Texte de la 28ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 28 janvier 2000 par Jean-Paul Renard


Le Clonage
La naissance du mouton Dolly "a fait la une" dans les médias du monde entier. Chez cette brebis, le noyau qui contient son patrimoine génétique a été prélevé de la glande mammaire d'une de ses congénères. Il a ensuite été transplanté dans un ovule prélevé sur une autre brebis, ovule dont on avait préalablement retiré le matériel génétique, c'est à dire les chromosomes maternels. Preuve était faite que même les mammifères peuvent se reproduire par une autre voie que la voie sexuée ! D'où la grande inquiétude : serait-il possible de faire chez l'homme ce que l'on a fait chez l'animal ?
Qu'est-ce qu'un clone ?
Un clone est un ensemble d'organismes génétiquement identiques.. Il est possible de cloner des molécules, des cellules ou des êtres vivants, qu'il s'agisse de micro-organismes, de végétaux ou d'animaux. Le clonage est un mode de reproduction naturel chez de nombreuses espèces. Ainsi, les bactéries peuvent se reproduire par scissiparité, les plantes par bouturage ou marcottage, et de nombreux invertébrés (abeille, puceron, daphnies) par parthénogenèse.
Dans tous les cas et contrairement à une idée répandue, le clone au sens de copie conforme n'existe pas en biologie : car même s’ils sont génétiquement identiques, deux organismes vivants manifesteront très vite des différences dues au fait que l’environnement vient moduler l’action des gènes.
Telle était la définition du clone avant l’annonce de la naissance du mouton Dolly. Depuis, la publicité que lui a consacré la revue scientifique “ Nature ” a fait évoluer l’usage de ce mot: il sert maintenant le plus souvent à désigner un animal, fut il unique, obtenu à partir du noyau d’une cellule non reproductrice, c’est à dire d’une cellule somatique, prélevée sur un animal adulte. Dolly était unique puisque l’animal sur le quel avait été prise la cellule donneuse de noyau, cellule qui avait été cultivée puis conservée à l’état congelé, était mort bien avant la naissance du fameux mouton. Mais Dolly fut appelée “ clone ”. Depuis, d’autres mammifères clonés ont vu le jour, notamment des veaux et plus récemment des souris, quelques chèvres et quelques porcs. Depuis deux ans, nous avons produit quelques souris et une douzaine de veaux clonés de la race Holstein au laboratoire de l’INRA de Jouy-en-Josas. Certains de ces veaux sont issus de noyaux provenant du même animal donneur et sont donc bien génétiquement identiques. Pourtant la répartition des taches noires et blanches de leur pelage diffère d’un individu à l’autre ; placés au milieu d’autres veaux non clonés, on a quelques difficultés à les reconnaître ; si on les observe plus attentivement , on constate par exemple que leur comportement alimentaire est en certains points très semblable, mais en d’autres très différents.. On est loin de la vision simpliste du clonage comme ” photocopieuse ”.

Les voies du clonage
Trois techniques très différentes permettent d'obtenir des animaux génétiquement identiques : la dissociation, la section ou le transfert de noyaux.
La dissociation consiste à prendre les cellules d'un tout jeune "embryon". Le mot embryon est utilisé ici comme un nom générique désignant les premiers stades du développement depuis le stade “ une cellule ”, c’est à dire celui de l'œuf fécondé, jusqu’au stade blastocyste à partir duquel se réalise l’implantation dans l’utérus de la mère. Au delà commence le développement du fœtus, même si souvent on réserve l’usage de ce mot à la période plus tardive à partir de laquelle apparaît une forme organisée (avec une partie antérieure et une partie postérieure) qui prendra ensuite un aspect caractéristique de l’espèce concernée. Pour obtenir un clone par dissociation, il faut partir des cellules issues soit de la première (deux cellules), de la deuxième (quatre cellules), ou, tout au plus, de la troisième (huit cellules) division de l’œuf. En les replacant soit seules, soit par groupe de deux dans la petite coque de glycoprotéines qui entoure l’œuf, la zone pellucide, on obtient autant d’embryons qui peuvent ensuite, chacun ou par groupe de deux, être transplantés dans une femelle porteuse. Le singe “ Tétra ”, né récemment dans un laboratoire de l’Oregon aux USA, a été obtenu de cette façon. Une équipe canadienne de l’Université de Guelph a pu, il y a quelques années, produire 4 veaux à partir des huit cellules d’un embryon ce qui constitue un record.
La scission d'un embryon se fait à un stade un peu plus tardif au stade blastocyste (ou blastula). A ce stade, les cellules de l’embryon viennent juste de commencer à se différencier en deux types bien distincts, celles qui ne donneront que le placenta, et celles qui donneront le fœtus et une partie du placenta. La zone pellucide commence à se fendre ce qui permettra au blastocyste de s’implanter. Si on coupe en deux parties ce blastocyste, en prenant soin de répartir à peu près également les deux types cellulaires facilement reconnaissables, on peut obtenir des jumeaux. C'est d’ailleurs ce qui se produit naturellement, mais très occasionnellement quand, au moment de s’échapper de la zone pellucide, l’embryon se trouve momentanément géné par une ouverture qui se révèle être de façon fortuite trop étroite. Telle est l’origine, chez l’homme, des jumeaux vrais, c’est à dire issus du même œuf. Et ce n’est pas injure leur faire que de dire que biologiquement parlant, les vrais jumeaux sont bien des clones ! Il y a quelques années, nous nous étions appuyé sur ces observations pour produire des jumeaux bovins par scission de blastocyste ; la technique s’est avérée très efficace puisque la moitié des vaches gestantes après transfert des deux demi embryons avaient donné naissance à des jumeaux ! Mais couper un blastocyste en quatre révéla vite son défaut, les quatre lots de cellules étant alors trop petits pour pouvoir chacun reformer un blastocyste capable ensuite de pouruivre son développement.
Le transfert de noyau consiste à placer au contact d'un ovule énucléé (sans chromosomes maternels) une cellule provenant d'un tissu déjà différencié, qui contient donc les deux stocks de chromosomes parentaux. En pratique on utilise des ovules provenant de femelles différentes dont on ne garde que le cytoplasme; ainsi, dans le cas de la vache, ces ovules peuvent être ponctionnées directement dans les follicules d’ovaires récupérés dans des abattoirs, ce qui permet de disposer très rapidement de plusieurs dizaines de cytoplasme receveurs pour les noyaux. On a recours à différents procédés pour s’assurer que le noyau de la cellule donneuse rentre dans l'ovule receveur. Une des étapes de cette opération minutieuse consiste à fusionner la membrane de la cellule donneuse de noyau avec celle de l’ovule. Pour cela on se sert d’une courte impulsion électrique qui ne dure que quelques microsecondes mais qui suffit pour déstabiliser très transitoirement les membranes et permettre à la fois leur fusion et l’activation de l’œuf, c’est à dire la mise en route de modifications chimiques qui conduiront à la réalisation de la première division. Le développement de "l'œuf reconstitué" peut alors commencer. Transplanté dans une mère porteuse, le veau obtenu sera génétiquement identique à la vache donneuse de noyau, qu'il s'agisse d’une cellule de glande mammaire, comme cela a été le cas pour Dolly en février 1997, ou de celui d’un muscle comme pour la vache Marguerite née à l’INRA en février 1998. Le rôle du cytoplasme de l’ovule mérite ici d’être souligné car c’est lui qui va réorganiser le noyau pour lui faire retrouver un état embryonnaire. Cet étonnant pouvoir est encore loin d’être compris : on sait seulement que l’ovule est une cellule tout à fait particulière qui contient plusieurs millions de molécules fabriquées au cours de l’ovogénèse, c’est à dire pendant cette longue période qui commence dés la vie fœtale de la femelle après que se soit différenciée la gonade. Ces molécules sont indispensables au contrôle des premières divisions de l’œuf car le noyau est à ce moment là incapable par lui-même de toute activité de synthèse. Il ne deviendra véritablement actif que progressivement et après que le cytoplasme de l’ovule l’ait profondément réorganisé. Ces premiers échanges entre le noyau et le cytoplasme sont déterminants pour la suite du développement. On commence à réaliser qu’ils peuvent affecter le fonctionnement de gènes qui ne s ‘expriment que plus tard au cours de l’embryogénèse et l’on soupçonne même que ces effets peuvent se faire sentir après la naissance ! En outre le cytoplasme de l’ovule est riche en ces organites cellulaires que sont les mitochondries qui jouent un rôle essentiel dans le contrôle du métabolisme cellulaire. Les mitochondries possèdent leur ADN propre qui ne sera utilisé qu’après plusieurs divisions, un peu avant le stade blastocyste,et en interaction avec l’ADN du noyau. Il faut donc qu’un “ dialogue ” constructif puisse s’établir rapidement entre le cytoplasme de l’ovule et le noyau donneur alors même que celui ci a en quelque sorte leurré le cytoplasme programmé chez les mammifères pour accueillir un spermatozoïde. Comprendre comment le noyau se trouve ainsi être dé-différencié en un noyau embryonnaire est la question fondamentale de biologie que pose le clonage
Technique, science :technoscience et clonage
Quelque soit l’espèce considérée, le rendement de la technique de transfert de noyaux est faible : un à trois pourcents seulement des embryons reconstitués se développement à terme alors qu’après fécondation in vitro, ce taux est d’environ 50%. Il est vrai que nous n'avons que très peu de recul, à peine trois ans, mais ce faible rendement est aussi un fait chez la grenouille où pendant de nombreuses années des chercheurs tentèrent, sans succès, d’obtenir un animal adulte (au delà du stade larvaire) à partir du noyau d’une cellule somatique elle même prélevée sur un autre adulte. Les données qui commencent à être publiées suggèrent que l’efficacité diminue quand le noyau provenant du même type cellulaire (par exemple un fibroblaste) est prélevé sur un animal adulte par rapport à un fœtus sans que l’on puisse dire pour l’instant si cette différence est due au fait qu’une plus grande partie des noyaux donneurs est porteuse d’anomalies génétiques après prélèvement chez l’adulte ou si il s’agit d’une moins grande aptitude à subir les remaniements imposés par le cytoplasme de l’ovule. Si on utilise des noyaux de cellules embryonnaires (prélevés juste avant l’implantation) l’efficacité est plus élevée et on peut obtenir (chez le bovin) en moyenne 10 veaux pour cent embryons reconstitués. Par contre l’âge de l’animal adulte semble peu affecter les résultats. Une autre observation est que dans tous les cas, et contrairement à ce qui se produit aussi bien dans les conditions de reproduction naturellles qu’après insémination artificielle ou fécondation in vitro, le taux d’avortements tardifs est élevé, un peu comme si le filtre que constitue l’implantation fonctionnait moins bien pour les embryons clonés. Les causes sont apparemment multiples et comme nous le verrons plus loin, pas seulement génétiques.
A ce jour, environ cent cinquante veaux clonés sont nés dans le monde, une quarantaine de moutons, moins de vingt chèvres, quelques porcs.. C’est peu au regard des cinq milliards de veaux nés par insémination artificielle depuis 1950, des deux millions nés après transfert d'embryons depuis 1975 ou des cent mille issus de fécondation in vitro depuis 1988 ! Curieusement, les premiers clones de souris n’ont été obtenus que près de deux ans après la naissance du mouton Dolly, et ceci malgré les nombreux efforts réalisés pendant près de vingt ans par plusieurs équipes. Ces échecs avaient fait considérer le clonage comme “ biologiquement impossible ” chez les mammifères ! Aujourd’hui, les succès avec cette espèce sont encore peu nombreux. Mais la situation pourraient changer: en jouant à la fois sur les conditions techniques de reconstitution de l’embryon et sur la composition du milieu de culture avant transfert dans une femelle receveuse nous venons de montrer que l’on pouvait obtenir un taux d’implantation élevé, et que c’était surtout la mortalité fœtale tardive qui était responsable du faible rendement. Les quelques souris obtenues sont par contre physiologiquement normales et peuvent se reproduire normalement.
Les clones commencent donc à naître régulièrement dans les laboratoires et ils forcent au constat suivant : un clone est un animal dont la généalogie brouille très vite les repères auxquels nous sommes habitués. Avec le clonage, un animal donneur de noyau peut avoir plusieurs clones d’âge différents dont peuvent être dérivés des clones de clones si l’opération de transfert de noyaux est répétée à partir de cellules prélevées sur un animal lui même issus de clonage. Un clone femelle peut avoir cinq mères : la “ mêre ” donneuse de noyau ; celle qui a donné le cytoplasme receveur ; la mère porteuse ; la mère qui l’allaite (nous avons fréquemment recours à cette mêre car les mêres porteuses que nous utilisons sont des vaches de la race charolaises moins bonne laitières que celles de la race Holstein) ; et… la mêre génétique, c’est à dire celle qui a donné naissance à la mêre donneuse de noyau en lui transmettant ses gènes ; il a dans tous les cas un pére, le père génétique, indispensable chez le mammifères où la parthénogénèse (c’est à dire le développement à terme d’un ovule activé sans fécondation), n’est pas possible. Si ce clone est un mâle, il a un deuxième père, le donneur du noyau et jusqu’à quatre mères. Quand aux clones de clones, leur grand-mère donneuse de noyaux est aussi leur soeur génétique (même père et même mère) et les autres membres du premier lot de clones sont à la fois leurs tantes (ou oncles) et leurs sœurs (ou frères). Nous venons, à des fins expérimentales de constituer une telle tribu de 10 vaches à l’INRA : définir un système d’identification pour ces animaux n’est pas une mince affaire !
Génèse, épigénèse : le clonage, un outil pour la recherche fondamentale
Le clonage est d’abord un nouvel outil pour l’une des grands thématiques de la recherche fondamentale : celle de la différenciation cellulaire. Au fur et à mesure que les tissus se forment, les cellules se spécialisent dans différentes fonctions ; dans de très nombreux tissus, on trouve des cellules qui en se divisant sont capables de donner à la fois une cellule identique à elle-mêmes et une autre cellule différenciées : ces cellules multipotentes sont aussi appelées cellules souches. La transformation d'une cellule souche en une cellule différenciée obéit à un mécanisme contrôlé qu'il convient de comprendre. En effet, le dérèglement de cette division reproduit ce qui se passe quand des cellules se mettent à proliférer de façon anarchique et à devenir cancéreuses. Comprendre avec le transfert de noyaux comment une cellule peut en quelque sorte revenir en arrière en modifiant le programme de développement qui l’avait faite passer de l’état d’œuf à celui de cellule différenciée devrait nous conduire à mieux cerner les conditions qui engagent une cellule à devenir tumorale. Avec le transfert de noyaux, la cellule fusionnée avec le cytoplasme de l’ovule retrouve un état totipotent, c’est à dire un état qui lui permet, à elle toute seule, de redonner toutes les cellules de l’organisme. Cet état redonne une vigueur nouvelle aux cellules. C’est ce que montre l’expérience suivante réalisée récemment chez la vache. Elle consiste, dans un premier temps, à mettre en culture des cellules prélevées sur un animal, par exemple des fibroblastes qui se divisent un certain nombre de fois, environ 30 à 50 , avant de rentrer dans un état de sénéscence ; dans un deuxième temps, on produit par clonage un fœtus à partir du noyau de ces cellules et on met à nouveau des fibroblastes en culture : on constate que ceux ci peuvent alors à nouveau se diviser autant de fois que lors de la première culture; et peut être même plus !
Cette jouvence cellulaire observée en culture a éveillé le fantasme d’immortalité qu’évoque le clonage alors que quelques mois auparavant, mais en sens opposé, on affirmait que Dolly vieillissait plus vite que son âge parce que certaines régions de ses chromosomes, les extrémités ou télomères (qui jouent un rôle clé pour maintenir normal le nombre de chromosomes à chaque division), étaient plus semblables à celles de l’animal donneur de noyaux agé de six ans qu’à celle d’un animal de deux ans ! Dans les deux cas, c’est extrapoler rapidement de la cellule en culture à l’animal vivant, en oubliant d’intégrer toute la complexité des régulations qui permettent à un organisme complexe d’exister : on a sans doute plus l’âge de ses artères que celui de ses télomères, et Dolly et les autres clones ont bien l’âge physiologique qui correspond à leur naissance! Seuls quelques type cellulaires ont à ce jour été utilisés comme source de noyaux. Et aucun d’entre eux ne correspondaient à des cellules ayant atteint un stade de différenciation terminal in vivo. L’étude des remaniements du noyau de ces cellules après clonage serait pourtant très précieux pour comprendre comment l’environnement cellulaire peut dicter à une cellule les conditions qui aboutissent à son engagement dans une fonction spécialisée, comme c’est le cas par exemple pour les cellules neuronales ou bien les kératinocytes qui forment la surface de notre peau.
Le clonage permet aussi d’aborder de nouvelles questions fondamentales. C’est le cas par exemple pour celle qui concerne le rôle important et jusqu’à une date récente ignoré, de l’environnement de l’embryon sur le développement fœtal et celui du jeune après la naissance. L'environnement est pris ici dans un sens très large puisqu'il peut s'agir de l'environnement du noyau avec le cytoplasme de l'ovule, de l'environnement de l'embryon cloné avec son milieu de culture ou celui que constitue l'environnement utérin au cours de la vie fœtale. Le clonage révèle que cette épigénèse, c’est à dire l'ensemble des mécanismes qui se surimposent à ceux déterminés par l'ADN et qui influencent un caractère, est de fait à l’oeuvre dès les premiers stades du développement. L’effet à long terme de l’environnement sur l’activité du noyau s’est manifestée de façon spectaculaire avec deux de nos clones bovins, dont l’un était la vache Marguerite, née tout à fait normalement après clonage somatique. Deux mois après leur naissance, soit au moment du sevrage, ces animaux n’ont pu activer leur système immunitaire et sont morts en quelques jours d’une infection généralisée avec gangrène fulgurante ; l’autopsie révélera que toutes les fonctions s’étaient développées normalement à l’exception de la fonction immunitaire, le thymus n’étant pas devenu mature. Aucune anomalie génétique ne put être décelée sur les tissus, et nous pûmes conclure que ce déréglement physiologique trouvait son origine dans le transfert de noyau qui n’avait pourtant pas empéché la mise en place des autres fonctions de l’organisme. D’autres manifestations tardives du clonage commencent maintenant à être documentées : les clones issus de cellules somatiques différenciées sont, à la naissance, en moyenne plus lourds que les veaux nés après insémination artificielle (6 kg en moyenne), et 20 à 30 % d’entre eux ont un surpoids de 10 à 25 kg avec des manifestations de type diabétique et des anomalies cardio-vasculaires. Ces dysfonctionnements semblent résulter du fait que, par rapport aux fœtus normaux, les fœtus clonés ont une croissance qui semble se synchroniser plus difficilement avec les variations d’apports nutritifs du milieu utérin. Ces désynchronisations sont aussi observées après reproduction normale, mais avec un fréquence faible, quand l’alimentation de la mère est mal adaptée aux besoins du fœtus. Les clones bovins se révèlent être des bons modèles pour mieux comprendre l’origine fœtale (et non seulement génétique) de physiopathologies prévalentes dans notre propre espèce
Parce qu’il procède à la fois d’une dissociation entre noyau et cytoplasme et d’une multiplication d’organismes génétiquement identiques, le clonage rend aussi possible l’étude du rôle spécifique des gènes nucléaires dans la genèse et la réalisation de caractères complexes comme la résistance à des maladies, le comportement ou le vieillissement. . Disposer de plusieurs animaux génétiquement identiques permet donc de mieux distinguer dans les caractères d'un animal ce qui est dû à ses gènes de ce qui est dû à l'environnement; en d'autres termes, quelle est la part de l'inné et celle de l'acquis. Le clonage devrait aussi permettre de définir l’importance de l’héritage mitochondrial maternel et de connaître les fonctions qu’exerce le cytoplasme de l’ovule au cours du développement. Plusieurs expériences montrent clairement que la fusion entre une cellule somatique d’une espèce et le cytoplasme d’un ovule énuclée d’une autre espèce permet de reconstituer un embryon capable de se différencier en blastocyste. Des lignées de cellules embryonnaires ont même pu être établies après mise en culture d’ embryons chimères mouton/vache, ou singe/vache ! Savoir si de tels embryons peuvent s’implanter ou non, c’est mieux comprendre ce qui fait la spécificité d’une espèce et découvrir que certaines combinaisons nucléo cytoplasmiques seront peut être tout à fait viables .
Semblables, différents : à quoi serviront les clones ?
Les premières applications du clonage vont concerner non pas tant l’obtention de lots d’animaux domestiques génétiquement identiques, avec la menace d’un appauvrissement des populations animales que certains ont tout de suite évoqué à l’annonce de la naissance du mouton Dolly, que l’utilisation et l’aide au maintien… de la diversité génétique. Le paradoxe n’est qu’apparent et il montre en tout cas que les premières craintes n’étaient pas les plus justifiées.
La première perspective du clonage est de devenir un outil pour la transgénèse animale. Il y a deux raisons à cela. La première concerne l'efficacité de la transgénèse. Des premiers succès obtenus chez la brebis, la chèvre ou la vache montrent l'avantage du transfert de noyaux par rapport à la microinjection d'ADN directement dans l'oeuf (au stade une cellule). Cette technique est utilisée depuis plusieurs années pour obtenir l'intégration d'une séquence d'ADN étranger dans un noyau hôte. La transgénèse permet de produire des molécules complexes en utilisant ce biotransformateur performant qu'est la mamelle et les nombreuses possibilités de cette approche seront développées dans la conférence de L.M.Houdebine. Le clonage devrait donc contribuer à réduire le coût de production de molécules complexes d'intérêt pharmaceutique pour obtenir des molécules à haute valeur ajoutée (comme par exemple le facteur IX qui intervient dans le processus de coagulation du sang), ou des anticorps qui pourraient alors être utilisés beaucoup plus largement à des fins de diagnostics. C‘est ce que démontre le veau ” Lucifer ”, né en juillet 1998 à l’INRA. Dans cette expérience, on a comparé l’efficacité de la microinjection d’un transgène avec celle du transfert de noyaux de cellules somatiques transgéniques . Il nous a fallu injecter plus de 2100 embryons de stade “ une cellule ” pour obtenir un fœtus transgénique alors que le transfert de 20 blastocystes, obtenus à partir de seulement 175 embryons reconstitués chacun avec un noyau transgénique, a suffi pour obtenir “ Lucifer ” avec un coût trois à cinq fois plus faible que pour la microinjection. Ce veau est porteur d’un gène semblable à celui qui chez le ver luisant, produit de la lumière : la luciférase. On a fait en sorte que le gène s’exprime dans toutes les cellules, mais seulement après un stress. On dispose ainsi d’un animal modèle chez lequel on peut mesurer très finement l'état de stress et ceci par une méthode non invasive puisqu'il suffit de prélever quelques cellules de la muqueuse buccale par exemple pour faire le test.
La seconde raison tient au fait que l'on peut envisager, dans un avenir sans doute proche, d'utiliser le clonage pour garantir le bon fonctionnement du transgène. A ce jour, son intégration après microinjection ou après transfection des cellules donneuses de noyaux se fait au hasard, et le plus souvent sous forme de copies multiples. Ces intégrations non contrôlées affectent fréquemment le patron d'expression de l'ADN étranger et compromettent les longs efforts requis pour produire les animaux. Elles contribuent à l'augmentation de la fréquence d'apparition de troubles physiologiques, une situation que le respect dû au bien être des animaux d'élevage ne peut tolérer. Or, le fait de pouvoir disposer d'un grand nombre de cellules en culture permet de recourir à des stratégies moléculaires pour cibler l'intégration du transgène dans un endroit préalablement choisi du génome, par exemple une région où l'environnement chromatinien favorisera un niveau élevé de son activité. Le clonage devient alors un enjeu pour obtenir directement ces animaux transgéniques en utilisant des cellules donneuses de noyaux où les séquences du transgène se sont recombinées à des séquences endogènes préalablement choisies. Compte tenu du grand nombre de divisions nécessaires pour sélectionner ces rares événements de recombinaison, l'obtention de lignées de cellules totipotentes qui peuvent être maintenues pendant très longtemps en division active in vitro sera sans doute requise. Ces cellules n'existent à ce jour que chez la souris.
Une exigence supplémentaire, au moins pour les espèces domestiques, sera d'éliminer toute séquence d'ADN utilisée pour trier les cellules où s'est produit la recombinaison homologue entre les séquences endogènes visées et le transgène. Plusieurs technologies récentes devraient permettre de débarrasser ainsi les noyaux donneurs de ces auxiliaires de fabrication que sont les gènse de résistance aux antibiotiques, ou les gène rapporteur du fonctionnement effectif du transgéne. Plus question donc, avec l’animal, de produire des organismes génétiquement modifiés par bricolage comme cela a été le cas avec les plantes. L’objectif de la recherche est une transgénèse propre qui ne fera que substituer par exemple un allèle à un autre. Les applications du clonage chez l'animal conduiront donc en pratique à développer les technologies de transgénèse, pour façonner directement les animaux d'élevage et non seulement pour mieux sélectionner les meilleurs à partir de lots d'animaux de méme génotype. Dans un premier temps, il est probable que la recombinaison homologue entre l'ADN exogène et des séquences endogènes sera utilisée pour des applications médicales, comme par exemple la création d'animaux immunocompatibles avec l'homme (le porc) et pour tenter de rendre effective la pratique des xénotransplantations. A plus long terme, c’est une véritable ingéniérie des animaux domestiques qui pourrait voir le jour et rendre plus rapide les méthodes classiques de la sélection animale. Le clonage devrait aussi aboutir à l'établissement de nouveaux modèles animaux tant pour approfondir nos connaissances sur les régulations des principales fonctions de l'organisme que pour étudier des maladies pour lesquelles le recours à la souris comme modèle s'est avéré décevant.
Mais le clonage a commencé aussi à être utilisé pour maintenir des génotypes animaux exceptionnels. Les Néo-zélandais par exemple viennent d’obtenir plusieurs veaux clonés à partir d'une cellule prélevée sur une vache de dix-sept ans, une des rares survivantes d'un troupeau qui s'était adapté au climat très rigoureux d’une ile du sud du pays. Les Japonais ont aussi cloné un taureau de vingt trois ans, un âge canonique chez cette espèce. Dans les deux cas, ces clones ont pu se reproduire tout à fait normalement permettant ainsi d’ introduire ces génotypes d’intérèt dans les schémas classiques de la sélection animale. Avec un collègue généticien de l’INRA, nous avons montré qu’il suffit de disposer d’environ 5,ou tout au plus 10 clones d’un animal d’intérèt pour accéder, à partir de mesures faites sur les clones eux mêmes ou sur leurs descendants, à une connaissance à la fois plus précise et plus rapide de la valeur génétique de l’animal.
L’animal, l’homme : clonage reproductif et clonage thérapeutique
Avec les exemples présentés ci-dessus, l’objectif est d’obtenir la naissance de clones après transfert, dans une femelle porteuse, d’embryons reconstitués avec des noyaux somatiques prélevés sur un organisme adulte: c’est ce que l’on appelle le clonage reproductif. Mais on peut aussi envisager de ne pas transplanter les embryons reconstitués et de les cultiver pour obtenir des lignées de cellules multipotentes embryonnaires ou différenciées qui auront les mêmes caractéristiques génétiques que celles du donneur : c’est ce que l’on appelle le clonage thérapeutique ou aussi le clonage non reproductif.. Cette distinction, établie par le Comité Consultatif National d’Ethique dès 1997 est essentielle pour comprendre comment le clonage pourrait être appliqué à l’homme.
A ce jour, il existe dans le monde entier un très large mouvement pour interdire le clonage reproductif humain. Il y a deux ans, dix-neuf pays européens ont signé un protocole dans ce sens. Bien sûr, on peut toujours justifier le recours pour l’homme au clonage reproductif. : il permettrait par exemple d’augmenter les chances de grossesse lorsqu’un seul embryon a pu être obtenu in vitro, ou de perpétuer le lignage biologique en cas de procréation impossible. Mais de telles pratiques, techniquement possibles, ouvriraient la voie à la reproduction par clonage d’un enfant sur le point de mourir, à celle d’un être cher ou d’une personne “exceptionnelle”, sans parler du fantasme de faire naître plusieurs enfants génétiquement identiques. Le clonage reproductif apparaît alors comme une inadmissible instrumentalisation de la personne humaine, une atteinte dégradante à sa dignité. Il suscite aujourd’hui la prise de conscience quasi unanime de la nécessité d’un accord international visant à une interdiction. L’énoncé d’un tel accord marquerait une nouvelle avancée de la démarche éthique dans l’accompagnement et le contrôle de l’avancée des connaissances scientifiques.
Le clonage thérapeutique par contre vise une utilisation très différente du transfert de noyaux: celle qui ouvre la voie à de nouvelles formes d'autogreffes. L'annonce aux USA de premiers succès dans l'isolement de lignées de cellules totipotentes établies à partir de la culture de blastocystes humains surnuméraires donnés à la recherche par des couples de patients (engagés dans un programme de procréation médicalement assitée) a considérablement renforcé l’intérèt pour cette approche. L’idée est de produire, par transfert de noyaux, un blastocyste à partir par exemple de cellules donneuses prélevées par biopsie sur un patient atteint de leucémie, puis de cultiver les cellules de cet embryon et dériver différents types cellulaires dont des cellules précurseurs du lignage hématopoïétique ; ces cellules pourront alors être, sans danger de rejet, réintroduites dans la moelle osseuse du malade après avoir éventuellement été modifiées génétiquement pour les rendre saines.
La mise en oeuvre effective du clonage thérapeutique nécessitera encore beaucoup de recherches avant de pouvoir devenir réalité mais elle est promise à de très nombreuses applications médicales, notamment pour les maladies neurodégénératives. Cette forme de clonage pourrait à son tour n’être qu’une étape transitoire de la recherche. En effet, on s’est aperçu récemment que des cellules souches isolées à partir de tissus spécialisés, tissus nerveux, sanguins ou musculaires, peuvent voir leur destin réorienté quand on modifie directement leur environnement in vitro sans faire pour autant appel au transfert de noyaux : en plaçant par exemple des cellules nerveuses dans la circulation sanguine de souris, ces cellules acquièrent un phénotype de cellules sanguines. Les mécanismes de cette transdétermination dont semblent capables plusieurs types de cellules somatiques sont encore peu compris. Mais ces derniers résultats nous placent de fait devant un véritable débat éthique que l’on peut formuler en deux questions :
Pour établir des lignées de cellules embryonnaires humaines multipotentes à partir de noyaux de cellules somatiques, il faut d’abord définir les conditions de culture qui permettront de dériver des lignées de cellules à partir de blastocyte. En France, ceci est impossible, car toute recherche , même sur les embryons surnuméraires des programmes de procréation médicalement assistée, est interdite par la loi de Bioéthique de 1994. Mais cette loi doit être prochainement révisée. D’où la première question posée au législateur : faut il, en prenant en compte les nouvelles données de la recherche, continuer à interdire ou au contraire autoriser la mise en culture de ces embryons surnuméraires, avec bien sûr un contrôle approprié ? Pour réaliser le clonage thérapeutique, il faut reconstituer des embryons donc créer des embryons humains, à partir d’ovules humains, pour les besoins de la recherche. En France, comme dans de nombreux pays, cette création “ d’êtres humains potentiels ” pour reprendre l’expression proposée par le Comité Consultatif National d’Ethique pour définir le statut de l’embryon humain, est interdite. D’où la deuxième question, sans doute plus difficile : peut on autoriser, même transitoirement la création d’embryons humains pour la recherche? Interdire, autoriser : le clonage thérapeutique appelle une exigence supplémentaire : celle d’apprendre à mesurer à leur juste valeur les avancées très rapides de ce monde des technosciences auquel appartient le clonage. Entre un rejet global et une défense aveugle, suivre une ligne de crête sans doute plus courageuse : celle le long de laquelle il faut , en temps voulu, décider d’avancer ou de faire marche arrière. Contre la peur, une telle démarche devient un acte de sagesse.
Conclusion
En moins de trois ans, le clonage animal est devenu à part entière un outil pour la recherche fondamentale. Il aide à mieux comprendre les mécanismes de la différentiation cellulaire et la nature moléculaire de la grande plasticité fonctionnelle du génome de nos cellules. Il montre aussi que nous ne sommes pas que le produit de nos gènes et devrait permettre de mieux comprendre comment, chez les mammifères, l’environnement de l’embryon modèle son destin. Associé à la transgenèse, le clonage permettra de façonner l'animal et d’engager une véritable ingéniérie de leur génome.
Là, science et applications avancent déjà de paire, côtoyant le marché pour qui le vivant est avant tout une activité minière. Là, les esprits curieux qui voudraient connaître la complexité de l’ontogénèse rencontrent les téméraires pour qui science et techniques sont aussi des instruments de puissance de l’homme sur le vivant. Là se dessinent de nouvelles utilisations de l’animal qui pourraient redéfinir les contours de notre représentation de l’homme.
Avec le clonage, l’activité scientifique semble se confronter aux plus forts de nos mythes fondateurs : celui de l’immortalité avec ses pactes qui confèrent une éternelle jeunesse ; celui du pouvoir qui rapproche des dieux façonnant les êtres vivants de notre entourage ; celui enfin du double et donc de l’indifférenciation qui conduit au crime. Les chimères modernes semblent prêtes à sortir des laboratoires et la peur mais aussi la fascination qu’excerce le clonage animal se lisent à longueur de médias. Mais être partagé entre l’attrait et l’effroi, n’est ce pas en définitive ce qui accompagne notre regard quand nous le portons sur cette terre irremplaçable pour mieux en ressentir la beauté ” !.

 

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LA NOTION D'ÉVOLUTION

 

Texte de la 429e conférence de l'Université de tous les savoirs, donnée le 7 juillet 2002

Hervé Le Guyader, "La notion d'évolution"

Pour présenter la notion d'évolution, j'ai choisi d'adopter une démarche historique, en singularisant différents points autour de périodes clés.

Premièrement, je présenterai quelques éléments importants des XVIIe et XVIIIe siècles qui permettent d'arriver à la conception d'un individu clé, Lamarck, date clé : 1829, publication de sa Philosophie zoologique. Le deuxième individu important est Darwin, date clé : 1859, publication de l' Origine des espèces. La troisième date clé se situe aux alentours de 1940, quand la Théorie synthétique de l'évolution est développée. Enfin, j'exposerai quelques éléments de l'après guerre, qui, à mon sens, montrent comment tout ce qui gravite autour des théories de l'évolution se met en place.

En introduction, j'attire votre attention sur cette citation d'Ernst Mayr qui compare les biologistes et les physiciens : « Au lieu de créer et de donner des lois comme le font les physiciens, les biologistes interprètent leurs données dans un cadre conceptuel »

Ce cadre conceptuel, c'est la notion d'évolution, qui se construit pas à pas, à force de discussions, controverses, voire même d'altercations, de progrès conceptuels ou expérimentaux.

Actuellement, ce cadre conceptuel devient extrêmement compliqué. Néanmoins, il s'en dégage quelques idées directrices.

I. L'apparition du transformisme

Je vous présente tout d'abord comment l'idée, non pas d'évolution, mais de transformisme, est apparue.

En premier lieu, je tiens à insister sur un point. En histoire, on montre souvent l'apparition de concepts « nouveaux » - sous entendu : avant, il n'existait rien. De plus, on attache souvent l'apparition d'un concept à un individu clé, considéré comme un génie. En réalité, ce génie, cet individu clé, ne représente la plupart du temps que le courant de l'époque, et ne fait « que » cristalliser une idée, qui existe néanmoins chez ses contemporains.

Pour que l'idée du transformisme apparaisse, deux mouvements se sont produits en même temps. La première avancée concerne la réfutation d'idées erronées. Ces idées, tant qu'elles n'étaient pas réfutées, empêchaient l'émergence de la notion de transformisme. Concomitamment, de nouveaux concepts apparaissent.

A. Les obstacles au transformisme

1. La métamorphose

Parmi les concepts erronés, celui de métamorphose est l'un des plus importants. Une planche extraite d'un livre d'Ulisse Aldrovandi (1522 - 1605) (fig.1), édité en 1606, illustre cette idée. Elle représente des crustacés, qui appartiennent à la classe des cirripèdes : des anatifes, crustacés fixés par un pédoncule, et dont le corps est contenu dans une sorte de coquille formée de plaques calcaires.

Cette planche montre comment on concevait le devenir de ces coquillages : selon Aldrovandi, les anatifes peuvent se transformer en canards ! Les cirres devenaient les plumes, le pédoncule, le cou, et la tête du canard correspond à l'endroit de fixation. J'aurais pu vous citer bien d'autres exemples de la sorte... D'ailleurs, ceux qui ont fait du latin reconnaîtront peut-être dans le terme actuel pour désigner une de ces espèces, Lepas anatifera, le terme anatifera qui signifie « qui porte des canards ».

Ainsi, dans les esprits d'alors, les animaux pouvaient se transformer les uns en les autres, un crustacé en canard, parmi une foultitude d'exemples. On concevait également des passages du monde végétal au monde animal... Tout était imaginable !

Dans ces conditions, il était impossible que l'idée d'un processus historique puisse apparaître. Ces exemples de métamorphose sont rencontrés jusqu'au milieu du XVIIIe siècle. Puis chacun des exemples de métamorphose est tour à tour réfuté. La notion-même devient progressivement la notion biologique actuelle - la métamorphose par mues des insectes et le passage têtard-adulte des batraciens.

2. La génération spontanée

La deuxième idée, la notion de génération spontanée, n'est pas caractéristique des XVIIe et XVIIIe siècles. Il faudra attendre Louis Pasteur (1822 - 1895) pour qu'elle soit complètement anéantie. En termes actuels, la notion de génération spontanée consiste en ce que de la « matière inanimée » puisse s'animer et produire des êtres vivants. L'abbé Lazzaro Spallanzani (1729-1799) est un homme clé parmi ceux qui ont démontré que la génération spontanée n'existe pas, du moins au niveau des organismes de grandes tailles : souris, insectes... etc. Cependant, il faudra attendre la controverse de 1862 entre Pasteur et Pouchet pour que cette notion disparaisse également au niveau des microorganismes. Retenons qu'au XVIIIe siècle cette notion ne persistera qu'à l'égard des « animalcules », les petits organismes.

3. L'Echelle des Êtres

La notion d'Echelle des Êtres existe déjà chez Aristote. Cette notion traverse tout le Moyen- Age, puis est remise en valeur par Gottfried Leibniz (1646-1716) et reprise par le biologiste Charles Bonnet (1720-1793).

La planche (fig 2) figure cette conception du monde : au bas de l'échelle, se situent les quatre éléments : feu, air, terre, eau. Des terres, on monte vers les cristaux et les métaux. Ensuite, on progresse vers le corail, les polypes, les champignons, jusqu'aux végétaux, insectes et coquillages. Certaines hiérarchies peuvent paraître étranges : les serpents d'abord, les poissons ensuite. Plus haut encore, les poissons, dominés par les poissons volants, qui conduisent aux oiseaux (!) ; puis des oiseaux, on parvient aux quadrupèdes et, qui se situe au sommet de l'échelle ? Bien naturellement : l'homme.

Ce concept était très ancré avant la Révolution. Un extrait d'un poème d'Ecouchard le Brun (1760) illustre comment les lettrés concevaient les relations entre êtres vivants :

« Tous les corps sont liés dans la chaîne de l'Être.

La nature partout se précède et se suit.

[...]

Dans un ordre constant ses pas développés

Ne s'emportant jamais à des bonds escarpés.

De l'homme aux animaux rapprochant la distance,

Voyez l'homme du Bois lier leur existence.

Du corail incertain, ni plante, ni minéral,

Revenez au Polype, insecte végétal. »

Tout était mêlé, avec une notion de progrès. Cette échelle des Êtres vivants est un concept qu'il a fallu discuter longuement, avant qu'il ne soit réfuté.

Cette notion d'Echelle des Êtres, il faut le souligner, est une notion quasi intuitive que tout individu développe. Il ne faut pas se focaliser sur son aspect historique ou archaïque. Chacun, de façon « naturelle », s'imagine être au sommet d'une Echelle des Êtres et conçoit une hiérarchie qui le lie à des subordonnés.

4. L'échelle de temps

Dernière conception à réfuter, la notion de temps. Avant la Révolution, l'échelle des temps reste une échelle biblique. Différents théologiens anglicans ont longuement calculé le temps qui les séparait de la création du monde, à partir des généalogies bibliques. Ils n'étaient pas tous d'accord, à une centaine d'années près, mais s'accordaient autour de 6 000 ans. Comment une idée d'évolution aurait-elle pu germer dans les esprits avec une marge de temps aussi courte ?

L'un de ceux qui réfutent cette idée, c'est Georges Buffon (1707-1788). Il propose une dizaine de milliers d'années, puis une centaine de milliers d'années. Enfin, dans sa correspondance, il émet l'idée que, peut être, la vie serait apparue il y a plusieurs millions d'années. C'est donc à cette époque que naît l'idée d'un temps long, en lien avec le développement de la géologie de l'époque.

B. Les nouvelles idées

A présent, quelles sont les nouvelles propositions ? Trois notions sont essentielles pour que les concepts de transformisme et d'évolution puissent apparaître.

1. L'unicité de la classification naturelle

Depuis Aristote au moins, les hommes ont voulu classer les organismes. Initialement, cette classification a principalement occupé les botanistes.

Aux XVe et XVIe siècles, on se retrouve avec une multitude de systèmes et de méthodes de classification. La bibliothèque du Muséum d'Histoire Naturelle en conserve une centaine dans ses vieux livres. S'il en reste tant actuellement, il en existait au minimum 500 à 600 en Europe, à cette époque.

Carl von Linné (1707-1778), comme les savants de cette époque, est un grand lecteur : il connaît toutes les tentatives réalisées par ses contemporains. Brusquement, il lui apparaît quelque chose d'assez extraordinaire. En effet, lorsque le travail de classification est mené correctement, en bonne logique, d'après de bons caractères, à chaque fois les grandes familles de la botanique ressortent : liliacées, orchidacées, rosacées... etc. Linné remarque que ces multiples tentatives conduisent à une même classification, un même ordonnancement. Tout se passe comme s'il existait une unité qui représente un ordre de la Nature. L'objectif est désormais de décrire cet ordre par une classification naturelle. Cette classification est nécessairement unique, car il n'y a qu'un ordre dans la Nature. Dans le contexte judéo-chrétien de l'époque, Linné imaginait que cette classification naturelle représentait l'ordre de la création.

Cette unicité de la classification est une idée extrêmement forte, comme on le verra avec Darwin. Elle change le sens de la classification - non plus seulement ranger les organismes, mais trouver une unité au monde du vivant.

2. Le concept d'homologie

Le concept d'homologie est mis au point par Etienne Geoffroy St Hilaire (1772-1844). Il utilise des travaux de botanique et bâtit un concept repris par Cuvier quasi en même temps : le concept de plan d'organisation. Cette idée de plan d'organisation, bien antérieure à Geoffroy St Hilaire, est fondamentale. Elle met en évidence que certains êtres vivants sont organisés de la même façon. Cuvier présente quatre plans d'organisation différents pour l'ensemble du règne animal - par exemple, le plan d'organisation des vertébrés.

A partir de ces plans d'organisation, Geoffroy St Hilaire construit un outil très performant pour l'anatomie comparée. Il crée, bien que ce ne soit pas le terme qu'il emploie, le concept d'homologie. Il affirme la nécessité, si on souhaite comparer les organismes, de savoir quels sont les "bons" organes que l'on compare : comment savoir si on compare les « mêmes » organes chez deux organismes différents ? Geoffroy Saint-Hilaire essaie, tout simplement, de trouver des organes qui occupent la même situation dans un plan d'organisation. Par exemple, en observant les membres antérieurs de vertébrés quadrupèdes (fig 3), on remarque qu'à chaque fois, le cubitus, entre autres, se trouve au même endroit dans le membre, même si la forme, la fonction de ce membre changent entre ces animaux.

Ce concept d'homologie permet de comparer de façon pertinente les organismes, ce qui est la condition pour proposer une bonne systématique.

3. La mort des espèces

En plus du concept d'homologie, George Cuvier (1769-1832) apporte une autre notion, qui a un impact considérable. Il démontre, par la paléontologie, que les espèces meurent. Grâce à des fossiles de vertébrés, en particulier ceux du gypse de Montmartre, il prouve qu'il existait des animaux qui n'existent plus actuellement dans le monde, c'est-à-dire que les espèces disparaissent.

Ce concept de mort des espèces a été une révolution extrêmement importante à l'époque, au tout début du XVIIIesiècle. Cet extrait de La peau de chagrin, de Balzac, illustre la portée de ce concept dans le monde des lettres :

« Cuvier n'est-il pas le plus grand poète de notre siècle. Notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis. Il fouille une parcelle de gypse, y perçoit une empreinte et vous crie : « Voyez ! ». Soudain, les marbres s'animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule »

Brusquement, l'idée apparaît que des mondes, qui n'existent plus, existaient; le monde « se déroule » ; on verra qu'il « évolue ».

C. Lamarck et le transformisme

1. Logique et transformisme

Pour résumer, si vous réfutez les métamorphoses, si vous abandonnez le concept de génération spontanée, si vous allongez l'échelle de temps, si vous relativisez l'Echelle des Êtres, si vous imaginez une unité de classification, si vous concevez les concepts d'homologie et de plan d'organisation et si vous acceptez l'idée de mort des espèces, vous ne pouvez que suivre Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829), puis proposer de conserver avec lui la notion de transformisme.

Pourquoi ? Très brièvement, si on suit un raisonnement logique, il ne reste que deux possibilités pour réunir ces idées. Soit on reste créationniste : il faut alors nécessairement imaginer des créations multiples. Or, cela ne figure pas dans la Bible, qui ne mentionne qu'une seule création. Soit, on opte pour une seconde possibilité : les espèces se transforment les unes en les autres. Une troisième possibilité a été retenue par quelques théologiens : le stock des espèces allait en s'amenuisant - ce qui, d'après eux, n'était pas important, puisque seul l'homme a une valeur. Cette dernière théorie a eu très peu d'impact.

2. La théorie de Lamarck

Lamarck présente une classification. Il a l'idée remarquable, même si elle a été réfutée plus tard, de séparer vertébrés et invertébrés. Au niveau des animaux, il construit ce qui reste une échelle des Êtres. Il classe les animaux en trois catégories : les animaux apathiques, les animaux sensibles, les animaux intelligents. Cette vision demeure hiérarchisée.

Il imagine une transformation des organismes les uns en les autres (fig 4). Un premier point est fondamental, novateur : Lamarck présente des bifurcations, c'est-à-dire qu'il construit un arbre, une arborescence. A ma connaissance, c'est la première représentation qui rompt ainsi la linéarité de l'échelle des Êtres. Deuxième innovation, les espèces sont reliées par des points (actuellement ce serait symbolisé par des flèches), qui désignent les transformations possibles : les vers en insectes, les poissons en reptiles ou en amphibiens. La limite de la vision de Lamarck se situe à la base de ce réseau de transformations : la génération spontanée alimente le stock des organismes les plus simples - les vers -. Pour expliquer ce schéma, on a utilisé l'image de l'escalier roulant, qui, avec ses arrêts, ses paliers, paraît particulièrement pertinente : elle montre que Lamarck n'a pas une vision historique. Par exemple, au niveau des oiseaux, certains viennent de prendre l'escalier roulant - ils viennent de se transformer -, tandis que d'autres sont là depuis longtemps. Cela signifie que les animaux semblables ne résultent pas d'une même transformation, qui serait survenue à une même date dans le cours de l'histoire.

Il faut retenir, dans la pensée de Lamarck, cette notion de transformation, d'arbre, nourri continuellement par la génération spontanée.

II. Darwin

Sans entrer dans les détails de la vie de Charles Darwin (1809-1882), un élément important pour le développement de sa vision scientifique et pour l'élaboration de l' Origine des espèces (1859) réside dans un tour du monde de presque cinq ans, effectué entre 1831 et 1836. Non seulement Darwin est un très bon naturaliste et un très bon géologue, mais il possède également des notions d'anatomie et d'embryologie comparées.

A. La théorie de L'Origine des Espèces

Pour illustrer la difficulté de recevabilité que rencontra le livre de Darwin à sa publication, voilà le sous- titre donné dans la traduction française. Le titre original anglais est "Origin of species - by means of natural selection" , qui se traduit par : « L'origine des espèces - par les moyens de la sélection naturelle ». Or, dans l'édition française de 1862, ce titre est « traduit » de manière erronée en : « De l'origine des espèces ou des lois du progrès chez les êtres organisés ». Ce sous-titre montre combien la notion de progrès - et d"échelle des espèces" implicite - était profondément ancrée.

La meilleure solution pour exprimer l'idée clé de L'Origine des espèces, c'est d'examiner un extrait qui traduit de manière essentielle le sens que donne Darwin à la notion de classification :

«Le système naturel, c'est-à-dire la classification naturelle, est fondé sur le concept de descendance avec modification... »

Ce concept de «descendance avec modification » est essentiel pour comprendre la pensée de Darwin. Pourtant, si on interroge quelqu'un sur ce qu'a apporté Darwin, il répondra sans doute « la sélection naturelle "». En réalité, il a proposé ces deux idées, liées : sélection naturelle et descendance avec modification. A mon sens, c'est cette dernière idée qui est la plus importante.

« ... sur le concept de descendance avec modification, c'est-à-dire que les caractères que les naturalistes décrivent comme montrant de réelles affinités entre deux ou plusieurs espèces sont ceux qui ont été hérités d'un parent commun. »

Ces caractères auxquels Darwin fait référence, ce sont les caractères homologues de Geoffroy St Hilaire. Ce que propose Darwin, c'est une réponse à la question : pourquoi ces caractères sont-ils homologues ? Parce qu'ils ont été hérités d'un parent commun. Darwin interprète la notion de ressemblance, très prégnante depuis Geoffroy St Hilaire, comme une notion d'héritage de caractères. Il ne remet pas en cause le travail de ces prédécesseurs : il lui donne « seulement » un autre sens.

« Et par conséquent, toute vraie classification est généalogique... »

Enfin, Darwin plonge ce travail dans un continuum temporel. Cette notion de généalogie bouleverse le sens des classifications : désormais, on recherche des relations de parenté :

« ... c'est-à-dire que la communauté de descendance est le lien caché que les naturalistes ont cherché inconsciemment et non quelque plan inconnu de création. »

A l'époque, cette dernière phrase a représenté une provocation extraordinaire !

Pour éclairer le propos de Darwin, voilà la seule illustration présente dans L'Origine des Espèces (fig 5). Premièrement, cette planche dévoile une vision historique : les lignes horizontales représentent des horizons temporels. Cette figure comprend trois concepts importants :

1) des espèces disparaissent - l'idée de Cuvier ;

2) au cours du temps, les espèces peuvent se transformer - l'idée de Lamarck ;

3) des espèces peuvent donner naissance à plusieurs autres espèces.

Si on considère deux espèces après un embranchement, Darwin considère qu'il faut les rapprocher parce qu'elles partagent un ancêtre commun. Or les espèces partagent toujours un ancêtre commun. La différence réside dans la plus ou moins grande proximité de ces ancêtres. Pour Darwin, les organismes se ressemblent beaucoup car ils partagent un ancêtre commun récent. Les organismes très différents partagent un ancêtre commun lointain, à partir duquel il y a eu énormément de temps pour diverger.

B. La première « généalogie » des organismes

Ces concepts proposés par Darwin sont immédiatement repris par un biologiste allemand, Ernst Haeckel (1834 - 1919). Haeckel poursuit ces idées, en les exagérant même un peu.

Il utilise un arbre pour représenter sa classification. Il propose trois règnes : aux deux règnes animal et végétal classiques, il ajoute les protistes (organismes unicellulaires). Son apport fondamental se situe à la base de l'arbre. Pour chacun des règnes, il situe un ancêtre commun hypothétique, et surtout, il met en place un tronc avec une seule racine commune à l'ensemble des êtres vivants-un ancêtre commun à l'ensemble des organismes.

Cette proposition, en 1866, est le premier arbre dit « phylogénétique »- terme créé par Haeckel. Bien que discutée à ses débuts, l'idée essentielle d'origine commune est conservée - elle contient également l'idée d'origine de la vie sur terre -. Le mouvement est lancé : depuis Haeckel, les chercheurs vont « se contenter » de corriger cet arbre. Seules les logiques pour inférer les relations de parenté sont modifiées et améliorées.

C. Les difficultés de Darwin

Il manque des éléments à Darwin pour expliquer les mécanismes soutenant ce double concept de descendance avec modification. Elle contient premièrement l'idée de descendance entre espèces. Darwin n'utilise pas d'échelle des temps. Entre les lignes horizontales de son schéma, il ne s'agit pas d'années, ni de millions d'années : il s'agit de nombres de générations. Selon Darwin, ce qui rythme la vie des organismes, c'est la reproduction sexuée, à l'origine du concept de descendance. Deuxièmement, Darwin suppose que les caractères héréditaires, transmis via la reproduction sexuée, se « transforment »- mais il ignore comment.

Les deux disciplines qui lui manquent sont d'une part la génétique, et d'autre part, l'embryologie.

III. La Théorie synthétique de l'évolution

A. Les bases de la théorie

Un événement scientifique se produit au début du XXe siècle : la redécouverte des lois de Gregor Mendel (1822 - 1884), indépendamment par trois chercheurs : le hollandais Hugo De Vries (1848 - 1935), l'allemand Carl Correns (1864 - 1933), et l'autrichien Erich von Tschermak (1871 - 1962). Redécouverte, certes, mais enrichie d'un nouveau concept essentiel, celui de mutation. Cette idée de mutation permet de concevoir comment les caractères sont à la fois héréditaires et changeants.

A partir de 1905 jusqu'à 1930, se produit un difficile rapprochement entre deux disciplines : la génétique dite « des populations » (l'étude du devenir des fréquences de gènes dans les populations au cours du temps), se rapproche du darwinisme, par l'intermédiaire de la sélection naturelle. Ce rapprochement conduit à la Théorie synthétique de l'évolution. Signalons que cette traduction mot à mot de l'anglais introduit une connotation étrange en français - c'est plutôt une théorie qui fait une synthèse -.

Cinq biologistes de renom participent à cette nouvelle vision de l'évolution. Le premier individu clé est Theodosius Dobzhansky (1900 - 1975), d'origine russe, immigré aux États-Unis. Comme quasi tous les autres protagonistes de cette théorie, il appartient à l'Université de Columbia, à New York. Dobzhansky publie en 1937 un ouvrage intitulé : Genetics and Origin of Species. Cette référence explicite à Darwin traduit bien sa volonté de démontrer, par la génétique, que Darwin avait raison.

Les autres chercheurs impliqués dans cette vision nouvelle sont :

- Julian S. Huxley (1887-1975), généticien ;

- Ernst Mayr, zoologiste, ornithologue, théoricien de la spéciation ;

- George G. Simpson (1902-1984), géologue et paléontologue ;

- Ledyard G. Stebbins, qui travaille sur la spéciation en biologie végétale.

J'ai repris à partir d'un article récent d'Ernst Mayr les principes de base de cette théorie :

Premier principe : l'hérédité est particulaire et d'origine exclusivement génétique. Cela signifie que l'hérédité est portée par des particules-les gènes-qui ne se mélangent pas. En insistant sur l'origine exclusivement génétique, ce principe nie l'idée d'hérédité des caractères acquis, une forme de lamarckisme en vogue à l'époque.

Second principe : il existe une énorme variabilité dans les populations naturelles. Les organismes présentent une grande variabilité des différents gènes, des différents caractères. Cette variabilité intraspécifique permet l'apparition de nouvelles espèces à partir d'une espèce donnée.

Troisième principe : l'évolution se déroule dans des populations distribuées géographiquement. Un des moteurs les plus importants de la spéciation est l'isolement reproducteur. Les populations peuvent se retrouver séparées par des barrières géographiques, de comportement... etc. A partir du moment où une barrière de reproduction apparaît, des populations isolées peuvent donner naissance à des espèces distinctes.

Quatrième principe : l'évolution procède par modification graduelle des populations. L'évolution se fait pas à pas suivant un gradualisme quasi linéaire en fonction du temps. Autrement dit, le taux d'évolution est toujours considéré comme à peu près constant par unité de temps.

Cinquième principe : les changements dans les populations sont le résultat de la sélection naturelle. Les changements de fréquence des gènes et de caractères dans les populations sont provoqués par la sélection naturelle. Cette idée sera remise en question plus tard : la sélection naturelle existe, certes, mais d'autres moteurs de changement seront avancés.

Dernier principe : la macro-évolution n'est que le prolongement dans le temps de ces processus. La macro-évolution désigne les changements importants, les grands bouleversements, en particulier au niveau des animaux - changements de plans d'organisation, etc. Cette macro-évolution n'est considérée ici que comme le prolongement de la micro-évolution - les changements graduels. La macro-évolution n'est que le résultat de petits changements accumulés pendant des dizaines ou des centaines de millions d'années.

La théorie synthétique de l'évolution contredit la notion fondamentale de finalité : elle affirme que l'évolution ne poursuit aucun but. Tout se passe pas à pas, dans un affrontement continuel, au présent, des organismes avec leur environnement, et les uns par rapport aux autres, et non en fonction d'un but précis.

B. La rupture de la cladistique

Cette théorie synthétique de l'évolution a été un nouveau point de départ. Dans les années 1950, plusieurs aspects sont discutés pour parvenir à la vision actuelle.

Premier point clé : cette nouvelle vision modifie la manière de traiter les fossiles en particulier, et l'histoire de la vie sur Terre, en général. Deux éléments illustrent cette notion. Le premier est révélé par un schéma de Simpson, qui, représente par une arborescence les différentes classes de vertébrés, les mammifères, les oiseaux, les reptiles et les poissons. Malgré Darwin, cet arbre traduit, non pas une recherche de parenté, mais de descendance, de généalogie. Par exemple, l' Ichthyostega est placé de telle sorte qu'on puisse penser qu'il est l'ancêtre de l'ensemble des organismes qui le suivent.

Cette représentation illustre un problème clé : comment retracer les relations de parenté ? Comment se servir des fossiles ? A ces questions, le zoologiste allemand Willy Hennig (1913-1976) propose une nouvelle méthode : la cladistique.

Hennig pense qu'il faut rechercher, non pas des relations de descendance, mais de parenté-les relations de cousinage, en quelque sorte-, et positionner des ancêtres hypothétiques. Pour mettre à jour ces relations de parenté, il faut, parmi les caractères homologues (hérités d'un ancêtre commun), considérer ceux qui correspondent à des innovations. Ces caractères novateurs permettent de rassembler les organismes.

En considérant ces organismes (fig 6), des oiseaux et des reptiles (tortues, lézards et crocodiles), une des innovations héritées d'un ancêtre commun hypothétique est la plume, partagée par l'ensemble des oiseaux. La plume résulte de la transformation de l'écaille épidermique existant chez les organismes reptiliens, à la suite d'un processus évolutif particulier.

Cette démarche, fondée non pas sur un mais plusieurs caractères, permet de construire des arbres phylogénétiques. La méthode consiste à définir des groupes monophylétiques, pas à pas, à partir d'ancêtres hypothétiques communs. Un groupe monophylétique est un groupe qui rassemble un ancêtre et l'ensemble de ses descendants. A l'opposé, un groupe paraphylétique correspond à un ancêtre et une partie de ses descendants.

Pour éclairer ces concepts, considérons cet arbre, relativement juste - relativement car encore sujet de controverse. Cet arbre met évidence un groupe monophylétique, les sauropsides, groupant les oiseaux, les crocodiles, les lézards, les serpents et les tortues. Or, dans la classification "traditionnelle", les reptiles (serpents, lézards, tortues) figurent d'un côté, les oiseaux de l'autre. Cela revient à présenter un groupe monophylétique (les oiseaux) et un groupe paraphylétique (les serpents, les oiseaux et les tortues). Cette dichotomie se fonde sur un ensemble de particularités des oiseaux qui les mettaient, intuitivement, "à part" : la capacité de voler, le plumage... Dans ce cas-là, on occulte la relation de parenté extrêmement importante entre les crocodiles et les oiseaux. Dans le cas contraire, on explicite un groupe monophylétique clé : les archosauriens (crocodiles et oiseaux), ce qui modifie la conception évolutive intuitive.

On aurait "naturellement" tendance à penser que les crocodiles ressemblent plus aux varans ou aux lézards qu'aux oiseaux. Cette méthode met en pièce le concept de ressemblance - en trouvant des caractères (moléculaires ou morpho-anatomiques) qui permettent de positionner des ancêtres hypothétiques communs qui ont apporté des innovations. Dans ce cas particulier, l'innovation est la présence d'un gésier. Ce gésier, connu chez les oiseaux, moins chez les crocodiles, n'est pas présent chez les autres reptiles.

Examinons à présent cet arbre (fig 7), qui représente les archosaures. Deux groupes d'animaux vivent actuellement : les oiseaux et les crocodiliens (ici l'alligator), aux deux extrémités du graphe. D'autres branches sont importantes :

- la branche des ptérosauriens - les « dinosaures » volants ;

- le groupe des dinosaures, divisés en deux branches : ornitischiens et saurischiens ;

- les théropodes.

Contrairement à la figure précédente (fig 6), les fossiles ne figurent pas en tant qu'ancêtres. Ils sont représentés comme apparentés aux autres organismes. Des ancêtres hypothétiques communs sont positionnés. A leur niveau, on fait apparaître les innovations. De cette manière, l'histoire de ces innovations est retracée : à partir d'organismes de "type" dinosaure, on voit l'évolution des différents caractères (tels que la plume, l'évolution des membres, mâchoires...etc.), jusqu'aux oiseaux actuels.

Parmi ces archosaures, seuls existent encore les crocodiles et les oiseaux. Entre ces deux groupes se trouvent tous les dinosaures. Les oiseaux partagent des ancêtres hypothétiques avec quantité de ces dinosaures. On croit que les dinosaures ont disparu. Et bien non ! Quand vous croiserez une volée de pigeons dans les rues de Paris, vous pourrez dire : "nous sommes envahis par les dinosaures !" Tous les oiseaux sont des dinosaures : cette méthode change considérablement la vision intuitive des choses, n'est ce pas ?

Je conclus cet exposé en présentant ce à quoi vous avez échappé :

- Tout d'abord, à la phylogénie moléculaire. Actuellement, tous les organismes de la diversité du vivant peuvent apparaître sur un même arbre : bactérie, animaux, plantes... Cet arbre commence à représenter une bonne vision synthétique du monde vivant.

- Ensuite, à l'évolution du génome. On commence à comprendre comment les innovations, les mutations surviennent au niveau du génome. Elles se produisent principalement par duplication des gènes : des motifs de l'ADN se dupliquent et ces gènes dupliqués peuvent acquérir de nouvelles fonctions. La mise en évidence de ces phénomènes permet de mieux comprendre comment la descendance avec modification se produit. Ce ne sont pas de petites modifications ponctuelles comme on le pensait auparavant.

- Troisième point : la sélection n'agit pas exclusivement au niveau des organismes. Elle opère à tous les niveaux d'organisation. Un exemple très simple est la présence, dans les génomes, de petites unités appelées transposons. Ces transposons se répliquent, indépendamment, envahissent le génome, peuvent passer d'un chromosome à l'autre. Ces transposons participent certainement à la fluidité du génome. Le pourcentage de ces transposons dans le génome est considérable : 40 % du génome humain est composé de ces séquences - des unités « parasites "» puisqu'elles ne participent ni à la construction, ni au fonctionnement de notre organisme. Au niveau végétal, ce chiffre est encore plus important : jusqu'à 75 % du génome de certaines plantes serait envahi de transposons.

- Avant dernier point : l'évolution n'est pas si graduelle, elle se fait souvent par crises. La vitesse d'évolution change. Des crises se sont produites, extrêmement importantes dans l'histoire géologique de la Terre. L'une des plus belles crises est celle du Permien, au cours de laquelle 80 % des espèces auraient disparu. Ces crises d'extinctions ont été suivies de radiations, où des innovations très importantes se produisent.

- Enfin, dernier point qui m'est cher. La notion de progrès devient complètement relative. Les innovations se font sur toutes les branches : il n'existe pas d'organisme plus évolué qu'un autre. Tous les organismes ont parcouru le même temps d'évolution. Seulement, ils n'ont pas évolué dans les mêmes directions, en raison de contraintes différentes, de milieu et de choix de stratégies différentes.

Si on prétend dans un style « d'Echelle des Êtres », qu'il existe de « meilleurs » organismes, c'est qu'on met en exergue un ou plusieurs caractères. Ce n'est pas de la biologie. La biologie considère tous les caractères au même niveau et que la biodiversité est structurée par cette évolution. Dans ces conditions, chaque organisme vaut par lui-même.

 

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Le génie génétique

 

Le génie génétique
Denis Mater, Nicole Truffaut dans mensuel 342
daté mai 2001 -


Avec à peine trente ans d'existence, le génie génétique est à l'origine d'une multitude d'applications, dont certaines ont déjà fait irruption dans notre vie quotidienne. Les outils qu'il met en oeuvre ne cessent de gagner en performance, en rapidité et en disponibilité. Revue de détail...
Qu'est-ce que le génie génétique ?
N'en déplaise aux amateurs de contes des « Mille et Une Nuits » , il ne suffit pas de frotter vigoureusement un tube à essais pour voir en sortir un génie, fût-il génétique. Si la racine latine du mot ne permet pas de différencier étymologiquement un spectre sortant d'une lampe d'un jeune cadre issu d'une école d'ingénieur, c'est pourtant bien à l'ingénierie que fait référence l'expression « génie génétique ». Ainsi, au même titre que le génie civil se rapporte aux techniques mises en oeuvre par les ingénieurs pour construire des routes ou des ponts, le génie génétique regroupe l'ensemble des outils et des méthodes employés pour conférer de nouvelles propriétés aux cellules vivantes en modifiant leur matériel génétique. Ces modifications s'effectuent en l'occurrence par des combinaisons entre différentes molécules d'ADN, ce qui a valu au génie génétique l'appellation de « technologies de l'ADN recombinant ».

Le génie génétique découle initialement des avancées techniques de la biologie moléculaire, de la biochimie et de la génétique. Il tire également profit de nombreux autres domaines de la biologie, en particulier pour les méthodes de culture de cellules : la microbiologie dans le cas des bactéries et des cellules de levures, la biologie cellulaire pour les cellules végétales ou animales. Ainsi, le génie génétique peut être comparé à une boîte à outils dont chaque élément représenterait une compétence particulière issue d'un champ scientifique, parfois même extérieur à la biologie. Il constitue un élément à part entière du secteur des biotechnologies, aux côtés d'autres domaines des sciences appliquées : le génie de la fermentation, le génie enzymatique, ou encore le génie des procédés.

Dans quel contexte est-il apparu ?
Dans les années 1940, pour nombre de généticiens, l'acide désoxyribonucléique l'ADN est une molécule chimiquement trop « banale » pour constituer le support de l'information génétique. En effet, elle ne comprend que quatre types d'éléments distincts les bases adénine, cytosine, guanine et thymine : A, C, G et T tandis que les protéines, construites à partir de vingt élé-ments différents les acides aminés, semblent offrir davantage de possibilités. Mais, en 1944, reprenant des travaux de la fin des années 1920, le groupe d'Oswald Avery à l'institut Rockefeller de New York démontre qu'une forme non pathogène de pneumocoque peut acquérir un caractère virulent par simple incorporation d'ADN issu d'une forme pathogène. Les résultats de cette expérience sont suffisamment convaincants pour faire admettre à la quasi-totalité de la communauté scientifique que les caractères héréditaires sont transmis par la molécule d'ADN, et non par des protéines. L'intérêt pour la molécule s'accroît alors, et de nombreuses recherches sont initiées pour élucider sa composition et sa structure. Dans un numéro de Nature daté du 25 avril 1953, James Watson et Francis Crick présentent finalement la célèbre structure en double hélice telle qu'on la connaît aujourd'hui. Si cette découverte marque le début d'une ère nouvelle pour l'ensemble de la biologie, elle ne constitue encore que les fondations sur lesquelles reposera une quinzaine d'années plus tard le génie génétique.

La connaissance de la structure de l'ADN enclenche une série de travaux qui permettent de comprendre comment l'information génétique est stockée dans la molécule d'ADN. Le code génétique, c'est-à-dire la table de correspondance entre l'ordonnancement des bases A, C, G et T dans l'ADN et l'enchaînement des acides aminés d'une protéine, est ainsi établi. En l'espace d'une décennie, le gène acquiert une définition moléculaire et correspond désormais à un fragment d'ADN dont la séquence des bases peut être traduite en protéines par la machinerie cellulaire.

Mais, au milieu des années 1960, l'exceptionnelle longueur de la molécule d'ADN laisse penser qu'il est pratiquement impossible d'isoler spécifiquement un gène donné. Aucune technique ne permet en effet de casser de manière reproductible la molécule en courts fragments bien précis. Le concept de génie génétique reste encore inimaginable. A l'aube des années 1970, plusieurs découvertes concernant des enzymes capables d'agir directement sur l'ADN viennent bouleverser cette vision. Les outils indispensables à la « microchirurgie » de l'ADN sont vite réunis, et la porte du génie génétique s'ouvre presque instantanément.

Quels sont ses outils de base ?
Les enzymes qui agissent sur l'ADN sont les outils moléculaires indispensables du génie génétique. En particulier, certaines enzymes ont la propriété de reconnaître invariablement une même séquence d'ADN et de couper la molécule à cet endroit précis : elles sont appelées enzymes de restriction. En 1970, le groupe de Hamilton Smith aux Etats-Unis purifie pour la première fois une telle enzyme et identifie son site de restriction, c'est-à-dire la séquence qu'elle reconnaît : elle est longue de six bases. Depuis, des centaines d'enzymes de restriction ont été isolées. Leur site d'action comporte presque toujours quatre à huit bases et présente une symétrie. Pour comprendre cette dernière particularité, il faut se souvenir que la molécule d'ADN est composée de deux chaînes intimement associées par l'intermédiaire de leurs bases la double hélice. Une base A d'une chaîne s'associe toujours à une base T de l'autre chaîne, et de la même façon, une base C ne peut s'associer qu'à une base G. La séquence d'une chaîne est donc complémentaire de l'autre. Pour un site de restriction, la séquence lue dans un sens sur une chaîne est identique à la séquence lue dans le sens inverse sur l'autre chaîne. Certaines enzymes de restriction coupent le site en son milieu et produisent deux fragments dont les extrémités sont franches. Cependant, la plupart réalisent une coupure dissymétrique. Chaque fragment obtenu possède alors une chaîne qui dépasse l'autre de quelques bases. On parle dans ce cas d'extrémités cohésives voir schéma.

De nombreuses autres enzymes sont utiles au génie génétique. La ligase permet notamment de souder les extrémités franches ou cohésives de deux fragments d'ADN. Les polymérases permettent de reconstruire une chaîne d'ADN en utilisant comme modèle la séquence de la chaîne complémentaire. Elles sont notamment utilisées dans les méthodes de séquençage qui déterminent l'enchaînement des bases d'une molécule d'ADN. On les retrouve également dans la technique d'amplification en chaîne qui, connue sous le nom de « PCR » polymerase chain reaction , reproduit un fragment d'ADN à des millions d'exemplaires.

Enfin, une technique se révèle incontournable pour séparer un mélange de fragments d'ADN : l'électrophorèse. Comme toute molécule chargée, l'ADN peut se déplacer à travers un champ électrique. De plus, si on la force à traverser un support relativement dense, les fragments courts se déplacent plus rapidement que les fragments plus longs, qui se trouvent retardés. En pratique, le support est de l'agarose, un polymère qui forme un gel très consistant. Lorsqu'un mélange d'ADN est déposé dans un gel d'agarose et qu'on impose un courant électrique, les fragments migrent à travers le gel et se séparent en fonction de leur taille. L'électrophorèse terminée, il suffit d'utiliser un colorant de l'ADN pour visualiser chaque fragment individuellement. Cette technique permet, de plus, d'estimer le nombre approximatif de bases que renferme chaque fragment.

Comment manipule-t-on les gènes des micro-organismes ?
Soit un gène quelconque, porté par un fragment d'ADN, qu'on désire introduire dans une bactérie afin qu'elle se mette à fabriquer la protéine codée par ce gène. Selon les termes appropriés du génie génétique, il s'agit de cloner le gène et d'exprimer la protéine. En premier lieu, ce fragment doit être associé à un autre élément d'ADN qui permet de le « présenter » à la bactérie, comme s'il s'agissait de son propre matériel génétique. Ce type d'élément est un vecteur de clonage. Très souvent, on utilise comme vecteur un plasmide, une petite molécule d'ADN circulaire que l'on trouve naturellement chez de nombreuses bactéries. Ces plasmides sont suffisamment autonomes pour se maintenir dans la cellule bactérienne de génération en génération. Pour les expériences de génie génétique, certains plasmides ont été améliorés et optimisés par l'ajout d'éléments essentiels à leur manipulation : des sites de restriction, des séquences judicieusement positionnées pour permettre l'expression de protéines, ou des gènes particuliers appelés marqueurs de sélection. Ces marqueurs permettent par exemple aux bactéries qui abritent le plasmide de devenir résistantes à un antibiotique ou de produire un pigment bleu très caractéristique, ce qui facilite leur identification.

Choisissons un tel plasmide et coupons-le avec une enzyme de restriction. S'il ne contient qu'un exemplaire du site de restriction, le plasmide n'est alors coupé qu'une seule fois et devient linéaire, comme si l'on avait coupé un élastique d'un seul coup de ciseaux. En employant une ligase, chaque extrémité de notre fragment peut alors être soudée à chacune des extrémités du plasmide. Ce dernier reprend donc sa forme circulaire après avoir intégré le fragment étranger. Reste à expédier la construction à l'intérieur d'une bactérie : cette étape est la « transformation ». Une première solution est de traiter chimiquement l'enveloppe de la cellule pour la perméabiliser. Une autre consiste à soumettre les bactéries à un voltage de plusieurs milliers de volts durant quelques millisecondes, de manière à créer des trous dans l'enveloppe par lesquels l'ADN peut transiter : cette technique est l'électroporation. Les cellules ainsi transformées sont ensuite cultivées en boîtes de Petri sur un milieu de croissance, choisi de manière à révéler les marqueurs portés par le plasmide. Il suffit alors de sélectionner les colonies de bactéries qui correspondent aux caractéristiques recherchées.

Dans son principe, la démarche paraît relativement simple, mais la réalité expérimentale est souvent plus complexe. Le positionnement du fragment au sein du plasmide doit notamment respecter des règles très précises pour que les bactéries recombinantes produisent la protéine. Des vecteurs disponibles dans le commerce facilitent aujourd'hui la réalisation des constructions, la production et la purification de protéines.

Et chez les organismes supérieurs ?
Dans l'ensemble, les stratégies appliquées aux organismes supérieurs ne diffèrent pas fondamentalement de celles des micro-organismes. Les constructions génétiques impliquant de l'ADN végétal ou animal sont d'ailleurs réalisées dans un premier temps chez les bactéries, avant d'être finalement introduites dans les cellules de l'organisme supérieur. Alors qu'il est relativement facile de manipuler de l'ADN dans des cellules individuelles telles que les bactéries, l'approche est à l'évidence d'une tout autre envergure dans le cas d'un organisme pouvant comporter des millions de cellules. Lorsque l'on souhaite obtenir une plante ou un mammifère dont toutes les cellules sont transformées un organisme transgénique, il est donc nécessaire d'utiliser des cellules embryonnaires, seules capables de régénérer un organisme entier. Pour certaines applications, la thérapie cellulaire par exemple, on vise en revanche l'obtention de simples lignées cellulaires transgéniques et leur culture in vitro .

Contrairement aux micro-organismes, les plantes ne possèdent pas naturellement de plasmide. La transformation des végétaux constitue donc une étape critique. En s'intéressant à une bactérie du genre Agrobacterium responsable de tumeurs chez les plantes, des chercheurs belges ont découvert au milieu des années 1970 qu'elle était capable de transférer son plasmide aux plantes. Ce plasmide appelé Ti constitue aujourd'hui le vecteur incontournable pour introduire un gène dans une cellule végétale. Il est d'autant plus efficace que le gène en question s'intègre directement dans le matériel génétique de la plante, et se transmet donc de façon héréditaire.

Une autre technique, moins répandue car plus lourde à mettre en oeuvre, consiste à littéralement bombarder des cellules végétales avec des billes microscopiques recouvertes de fragments d'ADN. Il s'agit de la méthode « du canon à gène ». Pour incorporer un gène dans des cellules animales, on peut selon les cas utiliser l'électroporation ou injecter minutieusement l'ADN à l'intérieur du noyau de la cellule à l'aide d'une micropipette. Les mécanismes d'infection des virus peuvent également être mis à profit : selon cette approche, c'est le virus qui injecte son ADN dans la cellule accompagné du gène étranger. Dans tous les cas, des enzymes de recombinaison doivent intégrer le gène étranger dans le matériel génétique de la cellule pour que celui-ci soit maintenu durablement.

Pour quoi faire ?
Les technologies de l'ADN recombinant trouvent des applications aussi bien dans les secteurs médical et pharmaceutique que dans l'agrochimie, l'industrie alimentaire ou l'environnement. Par exemple, le génie génétique sert déjà à produire des antibiotiques, de l'insuline ou à fabriquer le vaccin contre l'hépatite B. Le nombre de protéines aujourd'hui fabriquées par génie génétique ne cesse d'augmenter et les fonctions qu'elles remplissent sont multiples. Certaines sont, par exemple, utilisées chez l'homme comme médicament, afin de soigner des patients atteints d'un dérèglement causé par une protéine déficiente. L'hormone de croissance humaine a été l'une des premières à bénéficier du génie génétique : auparavant, plusieurs centaines de glandes hypophysaires prélevées sur des cadavres étaient nécessaires pour obtenir quelques milligrammes d'hormone, induisant un risque important de contamination de l'extrait par des virus et autres prions.

Dans le monde végétal, le génie génétique se présente comme une alternative aux pratiques ancestrales de sélection des variétés. Alors que l'agronome tente d'améliorer un caractère « au hasard » des croisements, le génie génétique se propose de faire émerger directement ce caractère, voire un caractère qui n'existe pas naturellement chez les plantes. C'est le cas du désormais célèbre « maïs Bt » dans lequel a été introduit le gène d'une bactérie du sol, qui, en exprimant une toxine insecticide, permet de défendre la plante contre les ravageurs. Autre exemple, plus récent : des gènes de jonquille et de bactérie ont été introduits dans un riz qui produit ainsi du carotène, un précurseur de la vitamine A. Mais chacun sait que ces innovations ne cessent d'alimenter de vives controverses sur les bénéfices réels des organismes génétiquement modifiés !u Quelle évolution pour le génie génétique ?

Sur un plan technique, les outils du génie génétique se sont considérablement enrichis et améliorés depuis une décennie. La PCR, imaginée il y a quinze ans, comporte aujourd'hui des dizaines de variantes, et ses applications sont multiples : diagnostic de maladies génétiques, détection de virus tels que celui du sida ou recherche d'organismes génétiquement modifiés dans l'alimentation. Une méthode élaborée en 1975 par Edwin Southern, l'hybridation moléculaire, qui repose sur la complémentarité de deux chaînes d'ADN, est aujourd'hui réalisée grâce à « des puces à ADN ». Avec l'apport des techniques de fabrication de circuits électroniques, cette technologie permet d'analyser des milliers de fragments génétiques en un minimum d'opérations. On l'aura compris, l'automatisation des techniques et l'informatique constituent de puissants moteurs de l'évolution du génie génétique, comme en témoigne le nombre de génomes séquencés en l'espace de deux ou trois ans.

Dans les laboratoires publics et les sociétés de biotechnologies, de nombreux programmes de recherche se développent depuis plusieurs années, parfois d'une envergure titanesque comme le séquençage du génome de l'homme ou de la drosophile. La séquence de nos gènes permettra-t-elle pour autant de comprendre les dérèglements génétiques, les diagnostiquer et les réparer grâce à la thérapie génique ? Par ailleurs, de nombreuses molécules sont déjà produites chez les végétaux par le biais du génie génétique. Les plantes sont-elles en passe de devenir les usines pharmaceutiques de demain ? Certains les voient supplanter le pétrole comme matière première pour produire le carburant, des huiles, des lubrifiants ou des matières plastiques biodégradables.

Avec quels risques ?
La première construction génétique a été réalisée en 1972 en associant l'ADN d'un virus du singe et un fragment de plasmide bactérien. Paul Berg, l'auteur de ces travaux récompensés par le prix Nobel de chimie en 1980, s'est lui-même très vite interrogé sur les dangers de telles constructions : ces techniques de recombinaison ne sont-elles pas susceptibles de faire apparaître de nouvelles bactéries virulentes pour l'homme ? Une conférence présidée par Paul Berg fut ainsi organisée à Asilomar en 1975 afin de définir des règles de sécurité en matière de génie génétique. Alors que ces réflexions étaient à l'époque restreintes à la seule communauté scientifique, le débat s'est depuis généralisé et concerne aussi bien les acteurs économiques, politiques que les consommateurs. Notamment, l'arrivée programmée des organismes génétiquement modifiés dans les champs et les assiettes a fait transparaître de nouvelles interrogations : le risque environnemental, avec la dissémination de gènes dans la nature, l'apparition d'espèces résistantes ou la réduction de la biodiversité ; le risque alimentaire d'ordre toxicologique ou allergique. En France, deux commissions d'experts se répartissent le travail d'évaluation, de définition et de contrôle de tels risques : la Commission du génie biomoléculaire et la Commission du... génie génétique !

 

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Francisco Varela : " Le cerveau n'est pas un ordinateur "

 

Francisco Varela : " Le cerveau n'est pas un ordinateur "
mensuel 308
daté avril 1998 -


Francisco Varela, né en 1946, est neurobiologiste. Après avoir longtemps travaillé aux Etats-Unis, il est entré en 1988 au CNRS comme directeur de recherches. Il est actuellement chercheur au Laboratoire des neurosciences cognitives et imagerie cérébrale, à Paris. Il a notamment publié L'Inscription corporelle de l'esprit Seuil, 1993 et L'Arbre de la connaissance avec Umberto Matarana, Addison-Wesley, 1994.
La Recherche : Le psychologue évolutionniste Steven Pinker vient de déclarer que « presque tout le monde dans les sciences cognitives » partage l'idée que le cerveau est une sorte d'ordinateur neuronal produit par l'évolution1. Ceux qui ne le pensent pas, dit-il, « sont flamboyants, mais peu nombreux et peu représentatifs ». Vous sentez-vous flamboyant et marginal ?

Francisco Varela : La notion d'ordinateur neuronal n'est pas évidente, parce qu'un ordinateur, stricto sensu , c'est un système numérique. Tout le courant qu'on appelle aujourd'hui le cognitivisme, ou computationnalisme, et dont je ne fais pas partie, travaille avec l'hypothèse que le niveau cognitif est autonome. Donc parler d'ordinateur neuronal, c'est déjà plonger dans la perplexité la moitié des chercheurs du domaine pour qui il y a une différence entre les niveaux d'implémentation, entre le soft et le hard . Si vous parlez à un informa-ticien, il se moque de savoir sur quel ordinateur il travaille, ce qui l'intéresse c'est la structure de son programme. De la même façon, ceux qui s'intéressent à la computation en tant que telle ne se préoccupent pas de son support. Ils ne nient pas l'intérêt de la biologie, ils disent que cela ne ressort pas de leur domaine. Par ailleurs, il y a bien des manières de nouer le fil entre l'hypothèse computationnaliste et le cerveau. La question revient à analyser ce qu'est un calcul fondé sur une machine non numérique, comparable à un cerveau plutôt qu'à un ordinateur. C'est une question qui m'intéresse, comme elle intéresse beaucoup plus de gens que ne le croit Pinker. Et ce que nous disons, c'est que l'avenir des sciences cognitives repose sur une vision que l'on pourrait appeler « dynamique » , par opposition à la vision computationnaliste.

En quel sens utilisez-vous le mot « dynamique » ?

Plutôt que de travailler avec des symboles et des règles, les « dynamicistes » travaillent avec des systèmes formés de variables réelles en utilisant des équations différentielles. Cette approche produit actuellement beaucoup de résultats et n'est pas du tout marginale. Une des conséquences cruciales de l'approche dynamique, qu'on ne trouve pas dans la vision computationnaliste, c'est que vous obtenez des propriétés émergentes, c'est-à-dire des états globaux de l'ensemble de vos variables, parce qu'il y a une interdépendance intrinsèque. Nul besoin de chef d'orchestre pour coordonner la chose, c'est la dynamique même qui va la porter.

La cognition proviendrait alors de l'interaction des composants biologiques du cerveau ?

L'approche dynamique travaille avec des variables biologiques, avec des activités neuronales plutôt qu'avec des symboles, avec des états globaux du cerveau appréhendés par l'imagerie fonctionnelle. Ce type de travail récuse la séparation entre la cognition et son incarnation. Beaucoup de chercheurs en sont venus à considérer qu'on ne pouvait pas comprendre la cognition si on l'abstrayait de l'organisme inséré dans une situation particulière avec une configuration particulière, c'est-à-dire dans des conditions écologiquement situées. On parle de situated cognition , en anglais, ou embodied cognition , cognition incarnée. Le cerveau existe dans un corps, le corps existe dans le monde, et l'organisme bouge, agit, se reproduit, rêve, imagine. Et c'est de cette activité permanente qu'émerge le sens de son monde et des choses.

Comment ce point de vue s'articule-t-il avec l'intelligence artificielle ?

La coupure cognition autonome/ cognition incarnée traverse toutes les sciences cognitives, et pas seulement les neurosciences. Un des promoteurs de la robotique incarnée est Rodney Brooks, le directeur du Laboratoire d'intelligence artificielle du Massachusetts Institute of Technology MIT. Voici une dizaine d'années, il a lancé une espèce de déclaration de guerre en affirmant qu'on ne réussirait à faire des robots vraiment autonomes que s'ils étaient incarnés dans un contexte matériel, situés dans un monde sensible. Et il ne s'agit pas d'un monde défini par une liste de propriétés, comme on le fait habituellement dans les simulations informatiques. La vision incarnée séduit aussi beaucoup les chercheurs d'autres domaines, par exemple ceux qui étudient le développement de l'enfant.

Comment l'intègrent-ils, pratiquement ?

Dans l'analyse psychologique instaurée par Piaget*, l'enfant atteint vers l'âge de 3 ans le stade conceptuel, c'est- à-dire qu'il acquiert la maîtrise de l'activité symbolique, il passe du singulier à l'universel. En fait, Esther Thelen a montré2 que l'acquisition de la capacité d'abstraction est inséparable de cycles de perception-action que l'enfant réalise sur certains objets, par exemple tous les objets qui contiennent de l'eau, les tasses, les verres, etc. L'enfant va les manipuler intensément pendant une certaine période. Et si vous l'empêchez de le faire, ou s'il est empêché de le faire à cause d'un handicap, cela gêne son développement cognitif. Thelen renverse la théorie antérieure en disant qu'à la base de ce développement il y a l'incarnation sensori-motrice, le fait que toute perception entraîne une action, que toute action entraîne une perception, donc que c'est une boucle perception-action qui est la logique fondatrice du système neuronal. Brooks a adopté le même point de vue : si j'arrive à construire une machine qui ne sait rien a priori de son environnement, mais qui est dotée d'une boucle sensori-motrice efficace, que fera-t-elle ? Elle se baladera partout, comme un bon cafard, et testera sa boucle de réaction/ action, jusqu'à la rendre tellement robuste que, après de multiples géné- rations, elle se débrouillera dans n'importe quel environnement. L'hypothèse est que sur cette base vont pouvoir émerger des significations telle que « désirable » ou « indésirable » , des catégories universelles de type classes d'objets, voire le langage.

L'essentiel, c'est donc l'interaction entre l'organisme et son environnement ?

Il faut que l'organisme soit suffisamment incarné dans un environnement pour pouvoir se débrouiller malgré le fait qu'il ne possède pas une représentation préalable du monde. Son monde émerge avec ses actions. Si je lâche ici un cafard, il va grimper l'escalier, faire le tour du jardin, revenir, éviter de tomber dans des trous ou de se coincer dans un coin. Il constitue une entité viable. En tant que système neuronal, le cerveau est fondé sur cette logique de la viabilité : dans son fonctionnement, tout revient à cette recherche de stabilité sensori-motrice. Au cours de l'évolution, à quel moment le système neuronal est-il apparu ? Pas chez les plantes, pas chez les champignons, pas chez les bactéries. Il est apparu chez les animaux. Pour se nourrir, les animaux ont trouvé la solution de manger des proies. Il leur faut donc se mouvoir - et la locomotion est la logique constitutive de l'animal. C'est là qu'apparaît le système neuronal, parce que pour chasser, se mouvoir, il faut une boucle perception-action reliant des senseurs à des muscles, et ces liaisons ont formé le cerveau. C'est sur cette base que des choses plus abstraites ont commencé à se greffer.

La manipulation de symboles ?

Oui, quoique très tardivement. L'évolution du système neuronal a pris en gros 1,5 milliard d'années. Les trois quarts de ce temps n'ont servi à réaliser qu'une seule chose, des animaux qui se débrouillent de façon sensori-motrice élémentaire. Pour le dire très vite, jusqu'au Jurassique*, il n'y avait que des bêtes à la Rodney Brooks, qui ne faisaient que bouger, chasser, et s'incarner dans le monde. C'est bien plus tard que s'est produit un saut qualitatif chez certains animaux, avec l'apparition du langage, d'éléments sociaux, et de capacités symboliques.

Comment se produit ce saut ? Pourquoi des propriétés abstraites symboliques émergeraient-elles chez le robot COG que développe Brooks ?

La réponse n'est pas encore claire. Mais l'activité symbolique n'apparaît pas toute seule. Elle fait toujours partie d'une situation, d'un contexte, qui produit une sorte de dérive vers certains types de récurrences sensori-motrices. Une fois acquise cette capacité d'agir-réagir sur le monde, des interactions entre individus ont pu se produire, formant un nouveau type de boucle de récurrence: la rencontre avec l'autre. Et cela crée justement, dans cette voie de dérive, de nouveaux points de stabilité, des interactions d'orientation : chaque fois que l'autre se met comme ça, je me mets comme ça. Ce type de regard orientatif de l'un sur l'autre, c'est le début de la communication animale.

Mais alors pourquoi les sociétés de cafards, par exemple, n'ont-elles pas développé une capacité symbolique ?

Le système neuronal ne peut se développer que jusqu'à un certain point. Si votre corps est engoncé dans une armure, comme chez les cafards, ou si vous restez petit, le système neuronal plafonne. Chez les vertébrés, par contre, ce n'est pas vrai. Par exemple, les mammifères marins possèdent une capacité de communication que l'on connaît mal, mais qui n'est pas loin d'une sorte de langage assez profond. Il est toujours difficile de donner un poids à ce type de reconstruction historique. Mais ce qui compte c'est que l'apparition de l'esprit n'est pas un saut catastrophique, mais la continuité nécessaire de l'incarnation dans l'évolution. On sait que l'appareillage symbolique de catégorisation et d'échange est très répandu. Ce qu'on trouve en plus chez les primates c'est le langage au sens strict du terme. Il y a là un phénomène de créativité évolutive sur lequel on sait très peu de choses. Le langage est apparu tardivement. Un million d'années par rapport à l'histoire de l'évolution, cela ne représente en fait rien du tout.

Vous reliez les limitations de ces organismes aux « choix » évolutifs qui les ont contraints biologiquement. Cela signifie que l'abstraction est liée au cerveau. Comment le robot de Brooks qui, lui, n'est pas dans un substrat biologique, va-t-il évoluer ?

C'est la question que se pose toute cette école. Il y a deux réponses possibles. L'une consiste à dire : nous allons faire le travail de l'évolution. Au lieu de construire des robots hyperperformants, à cinq millions de dollars l'unité, on va construire des milliers de petites bestioles, avec des petites variantes, on va les laisser dans la nature, et sélectionner les plus résistants. Il s'agit de réaliser un contexte évolutif artificiel. Une autre option consiste à réaliser des bestioles viables, robustes, qui peuvent exister, et dans lesquelles on va introduire des capacités, par exemple de mémoire - imitée du cerveau selon des règles de type dynamique neuronale - ou des capacités sociales d'interaction entre les agents. Le robot de Brooks, COG, est fondé sur la deuxième option. Par exemple, il reconnaît un visage sur la base d'une sélection des traits qui est copiée sur ce qui se passe dans notre cerveau. Par suivi du mouvement oculaire, on a repéré que lorsque des gens regardent les visages, ils forment une esquisse de certains traits du visage. Les chercheurs du MIT ont implémenté ce type de programmes informatiques. L'ingénieur est bricoleur plutôt qu'éleveur : la philosophie de Brooks est extrêmement pragmatique, il prend ce qui fonctionne, il bricole.

Cela dit, il y a des gens qui continuent à penser que l'évolution ne fonctionne que par optimisation des forces sélectives. Pour chaque situation, il y aurait une espèce d'optimalité. Ce point de vue représente une troisième cassure dans le champ des sciences cognitives, entre les adaptationnistes et, le nom est encore difficile à trouver, je parle de « dérive naturelle », Stuart Kauffman parle d' « évolution douce » . Stephen Jay Gould est un autre représentant de cette école. En revanche, Pinker adhère à l'option adaptationniste pure et dure, qui suppose en fait une correspondance exacte entre l'organisme et le monde, une prédétermination.

Qu'entendez-vous par « dérive naturelle » ?

La pertinence des actions n'est pas donnée intrinsèquement, mais résulte de la construction de récurrences via la logique de l'incarnation sensori-motrice. Il va de soi que l'option qui considère le cerveau comme un système incarné n'est pas adaptationniste. La vision des couleurs en donne une bonne illustration3. Si la vision adaptationniste a raison, les choses ont une couleur intrinsèque. Si la vision de l'évolution douce est pertinente, nous aurons une diversité des mondes chromatiques, non superposables les uns aux autres. Or quand on étudie comment voient les animaux, on constate qu'il y a une très grande diversité des mondes chromatiques, pentachromatique, tétrachromatique, trichromatique, bichromatique, qui ne sont pas superposables, et correspondent pourtant tous à des lignées animales tout à fait viables. Alors, qui voit la vraie couleur ? Nous, les pigeons qui voient en pentachromatique, ou les abeilles qui voient dans l'ultraviolet ? Quelle est la couleur du monde ?

Est-ce à dire que le monde est une construction de l'esprit, fondée sur notre appareil perceptif ?

Quand j'étais jeune, je pensais qu'il n'y avait pas un « en soi » du monde. Je n'en suis plus convaincu. Ce que l'on peut dire, c'est qu'on ne peut pas caractériser le monde par des attributs, mais seulement par des potentialités. Il y a certaines contraintes qu'il faut respecter. Il y a une différence entre situation prescriptive et situation proscriptive. Dans la situation prescriptive, vous êtes forcés de faire ce que vous êtes en train de faire et rien d'autre. Dans la situation proscriptive, vous pouvez faire ce que vous voulez sauf certaines choses interdites. Les adaptationnistes sont prescriptifs, notre vision est plutôt proscriptive. Les êtres vivants ne sont pas censés faire n'importe quoi. Du point de vue philosophique, c'est une vision qui renvoie à l'apparaître, à la phénoménalité plus qu'à une objectivité classique. Mais ceci n'équivaut pas à l'inexistence du monde, qui est la position dite constructiviste.

Comment concevez-vous l'émergence de la conscience dans le cours de l'évolution ?

Il faut commencer par distinguer conscience et expérience. Qu'est-ce qu'une expérience, pour une unité cognitive incarnée dans une situation ? Prenons un chien. Il a de la mémoire, il a des émotions, il a du tempérament. Tous ces modules cognitifs, qui se relient à des sous-circuits cérébraux, fonctionnent ensemble. Il y a une intégration à chaque instant : ce que le chien voit, comment il bouge la patte, l'émotion qui l'accompagne, tout cela n'est pas décousu. Il y a une espèce de suite d'émergences, de disparitions et de réémergences, des unités cognitives, modulaires mais intégrées. L'expérience est un locus d'unité cognitive - je travaille sur ce thème actuellement. On peut s'accorder sur le fait qu'il y a une expérience de chien, que le chien est un sujet. Et les cafards ? On ne sait pas répondre à cette question. Mais la définition est opérationnelle, c'est-à-dire que si l'on peut établir une mesure de l'intégration de modules cognitifs, on pourra peut-être dire qu'il y a une micro-expérience chez le cafard, et une méso-expérience chez le chien.

La conscience naît de ce réseau d'unités cognitives ?

L'expérience est quelque chose d'universel à partir d'un certain niveau d'intégration cognitive certainement partagé par tous les mammifères. Conclusion évidente : on peut facilement imaginer ce que c'est d'être un singe. Il y a un article absolument magnifique de T. Nagel, « What is like to be a bat »4, « Ce que ça fait d'être une chauve-souris ». Je ne sais pas ce que ça fait d'être une chauve-souris ; mais qu'il y ait un sujet cognitif, c'est certain. En revanche, il est beaucoup plus facile de se représenter ce que c'est d'être un gorille, ou d'être un bébé. Pourquoi poser la question ainsi ? Parce qu'on discerne l'inséparabilité entre l'expérience, telle que je viens de la définir, et les mécanismes d'émergence d'une sorte d'habitation d'expérience. Les sons, les odeurs, n'existent pas en tant que tels, mais seulement relativement au sujet cognitif. Ils sont pour le chien, par exemple, une manifestation phénoménale. Donc, au lieu de s'intéresser au mécanisme neurobiologique de l'odorat du chien, vous pouvez, comme le fait Nagel dans son article, regarder du côté phénoménal de cette activité cognitive. Une fois que l'unité de plusieurs modules cognitifs s'est produite, cela donne au sujet une perspective particulière sur le monde.

Et une capacité réflexive ?

L'apparition du langage va faire la différence entre avoir une expérience, reflétée par un comportement neuronal, et la capacité réflexive. Mais il ne faut pas confondre celle-ci et la conscience. La capacité réflexive, dans le vide, ça ne donne rien. Elle doit s'incarner dans un univers cognitif complexe. C'est à l'intérieur de l'expérience qu'il y a cette nouvelle capacité d'autodescription.

C'est l'expérience de soi ?

C'est l'expérience de se référer à soi, de se référer à sa propre expérience. La réflexivité est quelque chose d'absolument crucial, c'est la grande mutation qui se produit avec l'apparition du langage chez l'homme. Mais là où je vois des problèmes, c'est quand on essaye de coller la conscience à cette capacité réflexive sans faire état de l'énorme background que représente l'expérience. Certains chercheurs utilisent le terme de conscience primaire pour désigner la conscience non réflexive. C'est intéressant, parce que dans la vie quotidienne 90 % de l'expérience est primaire, pas réflexive. On marche, on prend le métro, on peut même avoir des pensées sans qu'il y ait de réflexion.

Mais est-on ou non, avec la réflexivité, dans la conscience ? Est-il même utile de parler de conscience ?

Absolument. Quand je dis que je ne suis pas d'accord quand les gens parlent de conscience, c'est parce qu'ils ont tendance à coller ça uniquement au côté réflexif. Si l'on veut avancer dans cette question, il faut au moins en poser les termes. Un point fondamental, c'est de comprendre la nature de l'expérience tout court. C'est une forme de conscience, mais c'est une conscience sans réflexion. La réflexion, ou la capacité réflexive, va donner à la conscience son statut humain. S'il n'y avait que de l'expérience, je serais plutôt gorille. Mais je sépare les deux questions. Le problème scientifique de l'étude de la conscience humaine n'est qu'un chapitre de l'étude de l'expérience, parce que cette capacité réflexive nous permet d'explorer la conscience comme si l'on avait des données phénoménologiques directes. Dans l'ancienne tradition psychologique, on parlait d'introspection. Comment étudier scientifiquement la conscience ? Par exemple, on place un sujet dans une situation relativement contrôlée, et on lui demande de se rappeler la maison où il a été élevé dans son enfance. La plupart des gens y arrivent sans problème. Ensuite, vous leur demandez comment ils ont fait, c'est-à-dire quelle stratégie ils ont employée pour évoquer le souvenir. Le souvenir lui-même n'a pas d'importance, c'est l'acte de déclencher le souvenir qui représente la capacité consciente. Elle est assez unique, on ne peut pas demander à un gorille d'évoquer ses souvenirs.

La conscience est-elle une capacité propre aux humains ?

Je pense qu'elle est liée aux humains, tout simplement parce qu'elle est liée à la réflexion. Ce n'est qu'à travers le langage qu'on induit la capacité réflexive. La capacité réflexive semble intrinsèquement liée à l'apparition des capacités langagières.

Le fait que la capacité du langage semble, au moins à l'état d'ébauche, présente chez d'autres espèces signifie-t-il qu'il en va de même pour la conscience ?

Non, c'est là qu'est la différence : sans langage, pas de capacité réflexive. Vous avez bien une expérience, très complète, très riche, mais vous n'avez pas cette capacité réflexive. Un gorille ne peut pas faire ce geste de retournement, passer du contenu à l'acte de conscience qui donne lieu au contenu. La question de savoir si la conscience est proprement humaine est un problème terminologique, pour moi ça n'est pas très important. Si vous appelez conscience seulement ce qui contient cette capacité réflexive, la conscience est purement humaine.

Si l'on se place dans une logique d'incarnation des actes mentaux, doivent-ils être perceptibles ?

Oui, la conscience est étudiable. Le tout, c'est de poser la question au niveau juste. Et le niveau juste, c'est le côté émergent de l'expérience, et ensuite les capacités réflexives qui accompagnent la préparation de ces données phénoménales. Donc il y a deux niveaux enchevêtrés qu'il faut étudier séparément.

Ce côté émergent de l'expérience renvoie-t-il à la thèse que la conscience aurait émergé au cours de l'évolution du fait de l'avantage qu'elle apporte5 ?

Attention, je parle d'émergence dans le sens dynamique, pas dans le sens évolutif : les capacités cognitives se présentent sous des formes diverses et doivent être « cousues » ensemble en permanence, voilà ce que j'appelle le phénomène d'émergence. En revanche, cela peut se manifester de diverses façons dans l'évolution. Une chauve-souris, une souris, un poisson, un insecte, chacun a son type d'expérience. Et la spécificité humaine a joué dans sa situation particulière, unique, qui a ouvert la possibilité réflexive. Là il y a effectivement une émergence sur le plan évolutif.

Cette émergence a-t-elle apporté un avantage évolutif ?

L'idée est assez adaptationniste. Je m'en méfie, parce que cela suppose qu'il y a eu un paramètre optimum. Qu'est-ce qu'on a amélioré pour que cela soit sélectionné ? Mais les chemins de l'hérédité ne se guident pas par des adaptations. Il y a des interdépendances tellement complexes que l'on ne peut pas parler d'un pic adaptatif.

Alors pourquoi la conscience aurait-elle émergé ?

Parce qu'il y avait, parmi toutes ces possibilités, la possibilité d'émerger. C'est un effet de situation. Cela aurait pu se passer ou ne pas se passer. Il y a un côté très aléatoire dans le monde. C'est comme si l'ontologie du monde était féminine, une ontologie de la permissivité, de l'émulation. Tant que c'est possible, c'est possible. Je n'ai pas besoin de chercher à justifier ceci ou cela. Au milieu de tout cela, la vie tire les possibilités, elle bricole.

L'idée de machines émergeant comme êtres vivants devrait vous paraître concevable ?

Oui, je n'ai aucun problème avec l'idée qu'on puisse créer des organismes dotés d'une identité somatique, d'une identité de type sensori-motrice, ou d'une conscience artificielle.

Cela fait peur aux gens, ils pensent à Frankenstein.

On change de registre. Cela renvoie à la dimension éthique de la science, à sa dimension sociale. On n'est plus dans l'ordre du possible, mais dans l'ordre du souhaitable, ce n'est pas la même chose. Je dis que c'est possible. Qu'on décide collectivement, démocratiquement, de le faire ou pas, c'est une autre question.

On en prend le chemin ?

Oui. Un robot comme COG, quand même, c'est un grand pas vers une machine du niveau d'un chien. Regardez ce qu'on peut faire avec des petits robots, c'est assez impressionnant.

Et pourquoi le fait-on ?

Pour les mêmes raisons que dans les autres champs scientifiques : en partie, parce que c'est passionnant à faire, que c'est fascinant, et en partie parce qu'il y a de gros contrats derrière, par exemple pour expédier de telles machines sur Mars.
1 Wired, mars 1998.

2 Esther Thelen et L. Smith, A Dynamical Systems Approach to the Development of Cognition and Action , MIT Press, Cambridge, 1993.

3 E. Thompson, A. Palacios et F. Varela, « Ways of coloring: Comparative color vision as a case study in cognitive science », Beh. Brain Sciences , 15 , 1, 1992.

4 T. Nagel, « What is like to be a bat ? », Philosophical Review , 83 , 435, 1974.

5 Derek Denton, L' É mergence de la conscience, Flammarion, coll. « Champs », 1995.
NOTES
*JEAN PIAGET 1896-1980, psychologue suisse, a notamment décrit les stades du développement intellectuel de l'enfant.

*LE JURASSIQUE est la période de l'ère secondaire qui s'est écoulée de ­205 à ­135 millions d'années.

 

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