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LE MONDE HELLÉNISTE |
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monde hellénistique
Histoire
1. La naissance du monde hellénistique
2. Les successeurs d’Alexandre
2.1. Babylone, 323 avant J.-C.
2.2. Triparadisos, 321 avant J.-C.
2.3. Antigonos Monophthalmos
3. Les années de stabilisation (301-276 avant J.-C.)
4. Structures du monde hellénistique
4.1. La puissance des rois
4.2. Le rôle des cités
5. Rome et la fin du monde hellénistique
5.1. La volonté de protéger les alliés de Rome
5.2. De la tutelle à la possession de Rome
5.3. Les derniers soubresauts hellénistiques
Le patrimoine hellénistique
1. La philosophie
2. L'historiographie
3. Les sciences
4. La littérature
La comédie
La poésie
5. La religion
Le maintien de la religion traditionnelle
L'expansion triomphante des cultes orientaux
Le culte des souverains
Scepticisme et ferveur
6. Le gymnase
7. Art et architecture
HISTOIRE
1. La naissance du monde hellénistique
L'empire d'Alexandre et les débuts du monde hellénistiqueL'empire d'Alexandre et les débuts du monde hellénistique
Alexandre le Grand, se posant comme successeur des pharaons d'Égypte et des Achéménides de Perse, donne une impulsion décisive à l'évolution de son empire vers une conception monarchique.
Cette dernière est bien différente de celles qu'avait connues la Grèce à l'époque homérique, à Sparte ou en Épire, Thrace, Illyrie et Macédoine. Elle est en effet fortement inspirée des modèles orientaux théocratiques où, à des degrés divers, s'affirmait le caractère divin du souverain.
image: http://www.larousse.fr/encyclopedie/data/images/1009143-Lempire_dAlexandre_et_son_partage.jpg
L'empire d'Alexandre et son partageL'empire d'Alexandre et son partage
Alexandre et les diadoques (généraux qui se disputèrent sa succession) fondèrent des centaines de villes. Beaucoup n'ont pas été identifiées, mais on en a mis au jour jusqu'à Aï-Khanoum, sur l'Oxus (l'actuel Amou-Daria), à la frontière septentrionale de l'Afghanistan. Fondées pour des raisons stratégiques, politiques ou économiques, et souvent peuplées aux dépens de l'ancienne Grèce, ces villes furent sans conteste les foyers d'un hellénisme certes dispersé, mais qui cherchait à préserver son unité. Les dialectes grecs cèdent la place à l'attique ionien, qui devient la langue obligée des documents de la koinè jusqu'aux confins de l'Orient. Cependant ne parle grec qu'une mince couche sociale parmi les indigènes.
Lorsqu’Alexandre le Grand mourut en juin 323 avant J.-C., les immenses territoires qu'il venait de conquérir ne pouvaient encore former un État. C'est à des généraux, qui, bien souvent inquiets de son génie insatiable, l'avaient suivi à contrecœur, qu'incombait désormais la responsabilité d'être ses successeurs ; le monde hellénistique allait naître de leurs insuffisances, de leurs querelles, de leurs victoires.
2. Les successeurs d’Alexandre
2.1. Babylone, 323 avant J.-C.
Dès la mort d'Alexandre, les chefs de l'armée, s'autorisant de la tradition macédonienne qui donnait aux soldats le droit d'intervenir dans les affaires de l'État, se réunirent en conseil.
Il fallait régler avant tout le problème de la succession. Les chefs des nobles cavaliers et ceux de la phalange s'opposèrent : les fantassins ne voulaient pas, en effet, que l'enfant attendu par Roxane, la princesse originaire de Bactriane qu'Alexandre avait épousée en bravant l'opinion de ses troupes, pût un jour régner sur un monde soumis par des Hellènes ; ils lui préféraient Arrhidée, bâtard de Philippe II. Un compromis fut trouvé : si l'enfant à naître d'Alexandre était un garçon (ce qui fut le cas), il partagerait le pouvoir avec Arrhidée, à qui l'on donna le nom de Philippe III. Il fallut alors aménager une régence avant que les rois Philippe III et Alexandre IV fussent capables de gouverner par eux-mêmes.
On confia à un triumvirat (conseil composé de trois chefs) l'administration de l'empire. Cratère fut nommé tuteur des rois ; Antipatros garda la Macédoine, qu'il avait gouvernée durant l'expédition d'Alexandre ; Perdiccas fut chargé de l'Asie.
Quant au gouvernement des provinces, on le partagea entre les autres chefs, qui espéraient bien s'y tailler quelque domaine, même si ce devait être aux dépens de l'autorité centrale. Ptolémée Ier Sôtêr reçut l'Égypte (où Cléomène de Naucratis fut son adjoint), Antigonos Monophthalmos (le Borgne) l'Anatolie occidentale, Eumenês de Cardia (l'archiviste d'Alexandre) la Cappadoce et la Paphlagonie (un territoire mal pacifié, que tenait encore le satrape perse Ariarathês Ier), et Lysimaque la Thrace.
Ce règlement ne pouvait guère être durable : trop d'ambitions déjà s'étaient fait jour, ainsi que des conceptions nouvelles de l'avenir du royaume, où seul Eumenês de Cardia croyait encore à la nécessité d'une politique de fusion des races.
Des révoltes eurent lieu ; les Grecs qu'Alexandre avait installés en Bactriane se soulevèrent de nouveau et ne se soumirent au satrape de Médie qu'après le massacre de la plus grande partie d'entre eux. Mais ils eurent la satisfaction de se voir désormais administrés par un satrape grec et non macédonien.
En Grèce proprement dite, Athènes, enrichie du trésor d'Harpale (trésorier félon d'Alexandre), entraîna les cités dans la guerre lamiaque (323-322 avant J.-C. ; elle y perdit, malgré la valeur de son stratège Léosthène, ses lois et Démosthène, que les Macédoniens, vainqueurs, redoutaient encore.
2.2. Triparadisos, 321 avant J.-C.
Perdiccas avait voulu – après avoir usurpé le titre de tuteur des rois –, imposer son autorité à Ptolémée Ier Sôtêr (très indépendant dans sa riche satrapie). Il fut assassiné. Ptolémée se vit proposer sa succession ; il ne l'accepta point, préférant se consacrer à la mise en valeur de l'Égypte, dont il faisait peu à peu sa propriété, et ne voulant pas avoir à affronter ses collègues pour obtenir l'empire du monde oriental.
Une nouvelle réunion des chefs militaires devenait nécessaire, d'autant que Cratère, à son tour, venait de mourir. À Triparadisos, en Syrie du Nord, le titre de régent fut donné au vieil Antipatros ; Antigonos Monophthalmos se vit offrir la « stratégie » d'Asie (pouvoir illimité sur les territoires d'Orient) ; Séleucos Ier Nikatôr, un des assassins de Perdiccas, fut installé en Babylonie.
L'empire d'Alexandre était déjà moribond ; comment Antipatros pourrait-il être capable de faire respecter depuis la Macédoine, dont il n'était jamais sorti, son autorité par les rois installés en Asie, riches et puissants ? Déjà l'Orient semblait prendre ses distances, et l'hellénisme se découvrait d'autres capitales. Eumenês de Cardia, dernier dépositaire des pensées d'Alexandret et seul fidèle à ses désirs, inquiétait, détonnait parmi les généraux : on le mit au ban de l'empire.
2.3. Antigonos Monophthalmos
Antipatros mourut en 319 avant J.-C. Cassandre, son fils, malgré ses volontés posthumes, réussit à s'emparer de la Grèce et de la Macédoine ; il en profita pour faire assassiner les rois Philippe III (317 avant J.-C.), puis Alexandre IV (310-309 avant J.-C.), qui étaient tombés ainsi en son pouvoir. En débarrassant tous les diadoques du fils de Roxane, il leur ôtait tout motif de retenue ; la couronne était désormais à qui saurait la prendre. Antigonos Monophthalmos, aidé de son fils Démétrios Ier Poliorcète (336-282 avant J.-C.), était le plus puissant ; il se noua donc contre lui une vaste coalition de tous ceux qui avaient peur qu'il ne les devançât.
Ptolémée, Cassandre, Lysimaque, le maître des Détroits, aidés de Séleucos, l'obligèrent à lutter sur deux fronts. En Occident, malgré son habileté à ôter à Cassandre l'appui des cités grecques (il les avait proclamées libres), Antigonos Monophthalmos ne put porter de coups décisifs. En Syrie, il fut vaincu, de façon inattendue d'ailleurs, par Ptolémée à Gaza (Séleucos en profita pour se réinstaller en Babylonie). En 311 avant J.-C., une paix fut signée pour que chacun reprît souffle.
La lutte recommença au printemps 306 avant J.-C. Démétrios Poliorcète (« Preneur de villes ») remporta à Salamine (sur l'île de Chypre) une éclatante victoire navale sur les Lagides ; son succès permit à Antigonos Monophthalmos de se proclamer roi et de prétendre ainsi à la succession d'Alexandre.
En 305-304 avant J.-C., Ptolémée l'imita, mais il assumait le titre, lui, pour affirmer son droit à régner en maître en Égypte, ce qu'il fit jusqu'en 283 avant J.-C. Cassandre, Lysimaque, Séleucos, à leur tour, furent proclamés « basileis » (rois).
La guerre continuait. Démétrios, roi en Macédoine (306-287 avant J.-C.), reçut de son père la responsabilité de la lutte en Occident ; il se fit accueillir à Athènes comme un libérateur et sut redonner quelque vigueur à la ligue de Corinthe.
Quelque temps, on put croire que, grâce à ces succès, Antigonos Monophthalmos pourrait réunir sous son autorité toutes les terres qu'avait possédées Alexandre, mais, au cours de l'été 301 avant J.-C., en Phrygie, à Ipsos, la fortune changea de camp. Le roi mourut sur un champ de bataille, écrasé par Lysimaque et Séleucos.
Sa fin marqua le début véritable de l'époque hellénistique ; personne ne crut plus, désormais, qu'il était possible de sauvegarder l'unité politique des terres conquises par l'hellénisme ; les alliés se partagèrent les dépouilles (le grand bénéficiaire semblant être Séleucos). Il ne restait plus à chaque survivant qu'à assurer son pouvoir sur son domaine.
3. Les années de stabilisation (301-276 avant J.-C.)
Il fallut encore près de trente ans pour que le monde grec trouvât un semblant d'équilibre.
Ptolémée Lagide tenait l'Égypte et Cyrène, et nul ne fut capable de l'inquiéter en ses domaines ; il ne voulait pas, néanmoins, renoncer à ses ambitions sur le sud de la Syrie. En 281 avant J.-C., au Couroupédion, Séleucos dut se débarrasser de Lysimaque pour s'emparer de l'Asie Mineure ; il passa alors en Europe, où il fut assassiné, mais son fils Antiochos Ier put recueillir son héritage.
Démétrios, lui, après Ipsos, ne perdit pas courage : roi sans royaume, il réussit néanmoins à reprendre pied en Grèce, et son fils Antigonos Gonatas put s'emparer de la Macédoine (après une victoire retentissante sur les Galates à Lysimacheia) et fonder ainsi la troisième des grandes dynasties, celle des Antigonides.
Ce n'était pas pour autant la fin des ambitions. Le monde hellénistique ne connut guère la paix ; à l'intérieur, tel serviteur de roi réussissait à fonder, lui aussi, une dynastie (Philetairos de Pergame, qui fut à l'origine de la fortune des Attalides), tel vassal se rendait indépendant. Sur les frontières apparaissaient des ennemis puissants : en deux siècles, le monde hellénistique devint une ruine que possédaient les Romains ou les Parthes. Mais, avant de succomber, il avait su devenir leur maître de civilisation.
4. Structures du monde hellénistique
4.1. La puissance des rois
Le monde hellénistique est le monde des rois. Ceux-ci exercent sur tous les territoires qu'ils dominent. Les empires sont immenses ; les Attalides règnent sur 180 000 km2 un pouvoir absolu, au nom des droits que leur ont donnés les succès d'Alexandre et leurs propres victoires ; droit de la lance, qui les oblige à être d'abord chefs d'armée.
Leur fonction est de protéger ceux qui se sont soumis à eux, de leur garantir la paix et la prospérité ; ils sont ceux par qui le monde est ce qu'il doit être ; ils en sont les « fondateurs » et les « sauveurs ». Les lois naissant des rois, la nature même et la vie dépendent d'eux. Un culte leur est rendu sous des formes diverses ; seule la Macédoine ne sera pas tentée de diviniser ses souverains.
La puissance de ces rois est ainsi quasi infinie, en théorie du moins, car, si les Lagides administrent leurs possessions comme on peut le faire d'un jardin – grâce à une armée de fonctionnaires – il est bien difficile aux rois séleucides et à ceux des autres dynasties de mobiliser leurs richesses. Leurs agents sont souvent difficiles à surveiller et leurs défections sont fréquentes ; la distance, l'énorme inertie de pays trop vastes ou trop attachés à leurs traditions font qu'il n'est pas facile à ces rois de réunir l'immense masse de leurs armées, de profiter des immenses possibilités que la terre pourrait fournir. Aussi succomberont-ils facilement devant Rome, qui aura moins de peine à vaincre l'Orient qu'elle n'en eut à abattre Carthage.
Leurs États ne sont pas vraiment unifiés : ces rois règnent sur des communautés plus ou moins autonomes plutôt que sur des sujets (des peuples, des temples, des cités surtout). Sauf dans l'Égypte lagide, en effet, la cité grecque (ou hellénisée) joue un rôle important. Il ne s'agit pas d'un rôle politique : ce n'est plus, sauf Rhodes, un État capable de mener une action qui soit à l'échelle du monde nouveau, et il n'y a que les confédérations en vieille Grèce pour lui donner une véritable liberté en échange de la perte d'un peu d'autonomie. Le rôle est principalement civilisateur.
Les monarchies hellénistiques ne sont plus pourtant une école de vertu et de sacrifice. Les qualités qui avaient permis aux hoplites de Marathon de vaincre, à Athènes de dominer l'Égée ne sont plus sans doute de celles que l'on ambitionne d'imiter. En effet, le plus souvent, les vieilles Constitutions n'existent plus, et le peuple, auquel on ne fournit pas les moyens de participer à la vie publique, ne peut acquérir le sens des responsabilités, le désir de servir l'État.
Au contraire, il semble que le fier citoyen, devant la pauvreté qui l'étreint (surtout dans la Grèce d'Europe, désormais à l'écart des grands courants commerciaux, mais aussi en Asie Mineure, où la guerre provoque mille tourments), a eu un moment à choisir entre deux attitudes également fatales à l'esprit civique, entre le désir d'être assisté par des riches qui dépensent leur fortune en actes d'évergétisme (achats de blé distribué à prix réduits, fondations) et la révolte stérile, qui ne peut qu'accélérer les interventions de puissances extérieures appelées par le parti des possédants inquiets.
4.2. Le rôle des cités
Les cités ne sont pas non plus des maîtres qui assument la responsabilité de la vie présente et future des citoyens comme l'étaient les cités classiques, qui faisaient participer ceux-ci à une vie religieuse qu'elles étaient seules à ordonner, avec des sacrifices pour le temps présent et des mystères donnant (comme les mystères Éleusis) des entrées dans l'au-delà.
Désormais, le citoyen est invité souvent à sacrifier pour des dieux, proches sans doute, mais extérieurs à sa ville : les rois, qui peuvent supplanter les Olympiens, auxquels on avait fait confiance. Seul, par ailleurs, dans des cités qui ne sont parfois plus, déjà, à l'échelle humaine (Antioche, Alexandrie), le citoyen cherche son salut individuellement dans la célébration de cultes ésotériques (cultes de Sérapis, de Dionysos…), auxquels il participe par l'intermédiaire de sociétés plus ou moins secrètes, plus ou moins interdites, car la cité, organe totalitaire, sait combien l'individualisme est dangereux.
Les cités ne sont guère que des municipalités, qui collectent au nom d'un roi les impôts, servent d'organes qui participent à la concertation nécessaire avec les pouvoirs centraux. Mais la médiocrité apparente de leur situation ne doit pas faire oublier combien il est important que la forme politique se soit imposée jusqu'à l'Indus, que les rois n'aient cessé de favoriser la fondation de cités neuves, d'en reconstruire lorsque les abattait quelque tremblement de terre, permettant à la civilisation de la parole de s'implanter partout où ils régnèrent, et que l'on ait pu méditer tout au bord de l'Inde les maximes de Delphes et discuter sur l'agora (la place publique) des problèmes d'une communauté franche.
Il est bien certain que l'hellénisme ne touche guère qu'une petite partie des populations barbares et que l'Asie, effleurée par les conquêtes d'Alexandre et l'administration séleucide, continua de vivre la vie de ses ancêtres. Pourtant la présence grecque en pays barbare prépara l'unification du bassin de la Méditerranée (tout en assurant des liens avec l'Orient), qui sera réalisée quand, en 212 après J.-C. – toutes races et origines confondues – tous les habitants de l'Empire romain, l'héritier des empires hellénistiques, seront devenus des citoyens de Rome.
5. Rome et la fin du monde hellénistique
Rome ne s'occupait guère des affaires d'Orient. Il fallut que Philippe V, roi de Macédoine (221-179 avant J.-C.), la provoquât en faisant alliance avec Hannibal pour qu'elle fût contrainte à agir.
5.1. La volonté de protéger les alliés de Rome
Pour empêcher le roi de passer en Italie, les Romains cherchèrent à lui susciter en Grèce même des troubles qui pussent l'occuper. En 212 avant J.-C., ils s'allièrent avec les Étoliens et les poussèrent à la guerre. Dès que le risque de jonction entre Philippe V et Hannibal se fut estompé, ils abandonnèrent toute opération, et leurs alliés, délaissés, cessèrent le combat (206 avant J.-C.). Ils n'en signèrent pas moins, pour mettre un terme à cette première guerre de Macédoine (216-205 avant J.-C.), un traité de paix qui permettait pour l'avenir toutes sortes de développements intéressants, éventuellement une nouvelle intervention.
C'est en 200 avant J.-C. que le sénat songea à revenir en Grèce ; il fallait, selon lui, protéger en Orient les alliés de Rome (ceux qui avaient contresigné la paix de 205 avant J.-C.) des ambitions dévorantes du roi de Macédoine, mais il fallait surtout trouver à employer généraux et soldats, que la victoire sur Carthage avait rendus à une vie civile qu'ils n'appréciaient guère.
En 198 avant J.-C., Titus Quinctius Flamininus (229-174 avant J.-C.) prit le commandement des troupes. Il remporta (juin 197) la victoire de Cynoscéphales et dicta ses conditions : Philippe V devait abandonner ses possessions en Grèce. Flamininus put se vanter ainsi d'avoir assuré la liberté des Hellènes. Une commission sénatoriale vint s'en assurer, et, en 196 avant J.-C., lors des jeux Isthmiques, Flamininus proclama que le sénat des Romains et le consul Titus Quinctius, ayant vaincu le roi Philippe V et les Macédoniens, laissaient libres, exempts de garnison et de tributs, et soumis à leurs lois ancestrales, les peuples suivants : les Corinthiens, les Phocidiens, les Locriens, les Eubéens, les Achéens Phtiotes, les Magnètes, les Thessaliens et les Perrhaibes ; pour les autres Grecs, la liberté allait de soi.
Ainsi, Rome s'imposait comme le patron des Grecs ; elle avait à jamais pris son rang dans le monde des rois, à leur niveau.
Antiochos III Megas dut bientôt, à son tour, s'incliner devant leur puissance. Trop fort pour ne pas inquiéter Rome (il venait de vaincre l'Iran et de dompter les Lagides), il n'avait pas hésité à recevoir à sa cour, à Antioche, Hannibal. En 192 avant J.-C., il s'allia aux Étoliens, déçus par la politique de Rome en Grèce. Rome se dut d'intervenir ; les légions passèrent en Asie sous le commandement de Scipion l'Asiatique, en plein cœur de l'hiver ; elles firent leur jonction avec les troupes d'Eumenês II, roi de Pergame ; contre une armée bien supérieure en nombre (qui alignait de surcroît 64 éléphants d'Asie), les Romains remportèrent une nette victoire (au début de 189 avant J.-C.).
Par le traité d'Apamée, Antiochos III renonça à l'Asie Mineure, s'engagea à payer une lourde indemnité, à livrer ses éléphants et ses navires. Les alliés de Rome (Pergame et Rhodes) se partagèrent les dépouilles. Ce n'était plus suivre la politique de Flamininus, mais c'était encore un moyen pour Rome d'échapper aux charges de l'administration directe en confiant à des clients le contrôle des zones arrachées à ses rivaux.
5.2. De la tutelle à la possession de Rome
Si, durant la guerre d'Antiochos III, Philippe V s'était montré fidèle aux traités, son fils Persée (roi de 179 à 168 avant J.-C.), dès son avènement, s'attacha à rendre à la Macédoine son prestige et sa puissance. Le sénat ne pouvait l'accepter : en juin 168 avant J.-C., Paul Émile, à Pydna, força la victoire ; en un peu plus d'une heure, il détruisit l'armée royale, qui laissait 25 000 morts sur le terrain et 10 000 prisonniers.
La monarchie antigonide fut abolie, et le royaume macédonien, démembré en quatre républiques, fut contraint à la « liberté » romaine. En cette année 168 avant J.-C., Antiochos IV fut arrêté par C. Popilius Laenas dans son invasion de l'Égypte (alors qu'il tenait la victoire, il a suffi au légat arrivé devant Alexandrie d'énoncer le désir de Rome de protéger l'Égypte pour qu'Antiochos fût stoppé dans son élan).
Mais Rome n'était pas encore une puissance qui attirait la sympathie. Partout en Grèce, depuis qu'après Pydna s'était tenue une commission sénatoriale chargée de réorganiser le pays, sévissait le gouvernement des riches. Il en était de même dans les républiques macédoniennes, où l'on s'était décidé à rouvrir les mines d'argent (dont Rome avait, en 167 avant J.-C., interdit l'exploitation pour que le pays ne fût pas livré aux ambitions des financiers italiens).
En 149-148 avant J.-C., Andriscos, un aventurier qui se disait fils de Persée, réussit à s'emparer de la Macédoine en s'appuyant sur le petit peuple, à la grande inquiétude des possédants, qui virent avec plaisir ses défaites devant Rome, garante d'une certaine paix sociale : la Macédoine devint une province romaine (148 avant J.-C.) liée à l'Illyrie ; Rome était désormais directement responsable du destin d'une partie du monde grec.
Dans le Péloponnèse, certains Achéens aspiraient à rejeter la tutelle où Rome les maintenait, quelque profit que pût en tirer la confédération. En 146 avant J.-C., Critolaos et Diaios, s'appuyant sur le remuant peuple de Corinthe, firent décider la guerre ; Rome n'était pas fâchée, d'ailleurs, d'en finir avec la puissance achéenne, trop fière de ses traditions et source de perpétuelles complications. Lucius Mummius n'eut aucun mal à l'écraser. Corinthe paya le prix de ce dernier sursaut d'indépendance de la Grèce ; elle fut détruite comme venait de l'être Carthage ; cet exemple assurait la paix en Grèce, devenue de fait, sinon en droit, une possession de Rome.
5.3. Les derniers soubresauts hellénistiques
En Asie, la politique de Rome n'était guère plus séduisante. Rhodes fut punie pour avoir voulu s'entremettre entre Rome et Persée, et fut ruinée par la concurrence de Délos, devenue en 166 avant J.-C. un port franc. C'est de la bienveillance romaine que les rois de Pergame tenaient leur pouvoir ; le dernier d'entre eux, Attalos III (138-133 avant J.-C.), choisit de lui léguer son royaume, pensant que la force seule des légions pourrait y garantir le statu quo social. La révolution qu'il craignait éclata à sa mort, en 133 avant J.-C. ; Aristonicos, qui aurait dû lui succéder, souleva le peuple, les habitants des campagnes surtout, leur faisant espérer le bonheur en la « cité du soleil », mais sa défaite fut rapide. Le royaume de Pergame devint la province romaine d'Asie. Caius Gracchus régla la façon dont on y percevrait l'impôt : la dîme fut affermée à des publicains, dont les agents mirent vite la province en coupe réglée.
Ce fut Mithridate VI Eupator, roi du Pont (111-63 avant J.-C.), le dernier grand souverain d'Asie, qui se chargea de rappeler aux Romains que les Grecs n'étaient pas prêts à tous les esclavages. En 88 avant J.-C., il conquit la province d'Asie sans coup férir ; les Grecs avaient, à l'annonce de son arrivée, chassé ou exécuté les Italiens résidant chez eux. Sur sa lancée, il envahit même l'Attique. Lucius Cornelius Sulla réussit à reprendre Athènes et la Grèce ; la légion continuait d'être invincible. En 85 avant J.-C., passé en Asie, ce dernier put signer une paix qui renvoyait le roi dans son pays. L'exploitation de la province continua, déshonorant la République romaine.
La conquête de l'Orient tout entier n'était plus qu'une question de temps ; les royaumes étaient si ébranlés qu'il suffisait souvent d'attendre qu'ils s'effondrent d'eux-mêmes.
Licinius Lucullus et Pompée vinrent d'abord à bout de Mithridate, ce qui permit de régler définitivement le problème anatolien. La Syrie tomba aux mains de Pompée et devint une province romaine en 64-63 avant J.-C. Les Séleucides n'y régnaient plus en fait que dans leur capitale ; le reste de ce qui avait été le noyau de leur immense royaume était déchiré entre les ambitions des cités, des dynasties indigènes. Les uns et les autres avaient beaucoup plus de respect pour le roi arsacide (voisin puissant) que pour leur suzerain. Il convenait donc que le Romain s'installât pour qu'un pouvoir trop fort ne le fît avant lui.
Rome, désormais, possédait comme provinces la Cilicie, la Bithynie, le Pont, la Syrie, mais Pompée avait entouré ces territoires sujets d'une foule d'États vassaux, ce qui permettait d'économiser les forces romaines, car ces États pouvaient jouer un rôle dans la défense des territoires de l'Empire. Surtout, cela donnait à Pompée une situation peu commune : patron de tant de rois qui lui devaient leur trône, quelle n'était sa grandeur ! L'Égypte de Cléopâtre tomba à la bataille d'Actium (31 avant J.-C.).
Le monde hellénistique était désormais tout entier aux mains de Rome, qui n'eut guère de peine à y imposer son autorité et à l'y maintenir. Cette soumission ne fut pourtant pas une rupture avec le passé, car Rome assuma en fait le pouvoir que les rois exerçaient sans bouleverser les structures et apporta la paix.
LE PATRIMOINE HELLÉNISTIQUE
L'Athènes classique avait été l'« école de la Grèce » ; elle perd, à l'époque hellénistique, le quasi-monopole qu'elle exerçait sur la vie intellectuelle, à l'exception du domaine de la philosophie. D’autres domaines sont cependant représentés pendant la longue période hellénistique, comme l’histoire, les sciences, la littérature, ou encore la religion.
1. La philosophie
Si l'époque classique voit l'émergence du citoyen, l'âge hellénistique paraît donner naissance à un type humain nouveau : le sage. Le philosophe renonce désormais à réformer la société et – si l'on excepte, dans une certaine mesure, les stoïciens – penche vers l'individualisme. Divers courants coexistent, et parfois s'affrontent : les cyniques, ces « clochards de l'Antiquité », se veulent, comme Diogène au ive s., indifférents aux usages de la cité ; les sceptiques, qui se réclament de Pyrrhon (fin ive s.), répondent au contraire aux invitations des rois, qui, dans leurs missions diplomatiques, apprécient sans doute la dialectique redoutable à laquelle les entraîne leur attitude de critique systématique. À Athènes – où l'Académie et le Lycée continuent d'attirer les jeunes gens de toute la Grèce – naissent les deux écoles philosophiques les plus originales : l'épicurisme et le stoïcisme.
2. L'historiographie
Nombreuses sont les histoires « locales » (celle du Sicilien Timée est sans doute la plus connue) ; leur intérêt est, certes, capital, mais un nom domine l'historiographie hellénistique : celui de Polybe (210-125 environ). Achéen déporté comme otage à Rome après la bataille de Pydna, il raconte dans ses Histoires comment l'Urbs conquit le monde, et prend fait et cause pour la grandeur romaine. Précis, rationnel, il reste dans la lignée de Thucydide. Toutefois il n'a ni l'impassibilité, ni le sens de l'objectivité de l'auteur de l'Histoire de la guerre du Péloponnèse.
3. Les sciences
L'école aristotélicienne poursuit sa mission avec Théophraste (qui dirige l'école de 322 à 287), puis avec Straton le Physicien, qui prône les vertus de l'expérimentation. C'est sans doute lui qui, venu à Alexandrie auprès de Ptolémée Philadelphe, contribua à orienter les objectifs du Musée vers la recherche : avec ses jardins zoologique et botanique, mais aussi ses observatoires et ses salles de dissection, c'est un remarquable outil pour des sciences qui tendent à se constituer en disciplines autonomes.
Les mathématiques restent la discipline par excellence avec Euclide et Apollonios de Pergé. Elles trouvent d'ailleurs des applications dans de nombreux domaines : en mécanique, avec Ctésibios et Philon de Byzance ; en astronomie, avec Aristarque de Samos qui, le premier, soutint que la Terre gravitait autour du Soleil immobile et Ératosthène, qui réussit à mesurer (avec une marge d'erreur infime) la longueur du méridien terrestre. Archimède, enfin, fut non seulement un grand théoricien (c'est lui qui fixa la valeur du nombre π à 3,141 6), mais également un inventeur de génie. Ce goût pour les perfectionnements des techniques (qu'on retrouve chez des ingénieurs comme Sostratos de Cnide, l'architecte du Phare d'Alexandrie) est suffisamment exceptionnel pour être signalé dans une Grèce où dominent habituellement les spéculations intellectuelles.
4. La littérature
La comédie
La comédie nouvelle (la Néa) privilégie l'intrigue et l'étude de caractères. Avec Ménandre, excellent peintre de l'amour et des sentiments familiaux, le génie attique brille de ses derniers feux. Alexandrie, dans ce domaine, remplace désormais Athènes, sans toutefois étouffer d'autres centres qui, tels Pergame, Cos, Syracuse ou Tarente, demeurent fort actifs. Le public a changé lui aussi : à Athènes, le théâtre s'adressait au dêmos tout entier ; le poète hellénistique, lui, ne touche plus qu'une bourgeoisie cultivée, dont le goût va, à la fois, à la recherche de la nouveauté et à la nostalgie archaïsante d'un passé lointain : ainsi s'expliquent le triomphe du lyrisme et le retour de la poésie épique. On préfère généralement les pièces courtes, tels les Mimes d'Hérondas, et les épigrammes.
La poésie
Profondément renouvelée, la poésie hellénistique est marquée du sceau d'une nouvelle sensibilité : l'amour règne en maître. La poésie bucolique se plaît à évoquer les charmes de la nature, les jeux érotiques des bergers. Les animaux et les enfants entrent en force dans la littérature : un lyrisme de l'évasion s'impose. Une autre tendance rencontre d'ailleurs le goût pour l'érudition philologique (qui établit et critique les textes), c'est la poésie savante. Dans les Origines de Callimaque, l'érudition est un jeu précieux ; dans l'Alexandra de Lycophron, elle touche à l'hermétisme. L'un comme l'autre furent bibliothécaires à Alexandrie.
5. La religion
On trouve dans la religion les mêmes doutes, le même désarroi et, en conséquence, les mêmes besoins qui marquent les philosophies du renoncement de l'époque hellénistique.
Le maintien de la religion traditionnelle
Comme ils restent très attachés à leur cité, les Grecs le restent à leurs divinités civiques. Ils ont le souci, en tout cas, d'en respecter scrupuleusement le rituel. La grande majorité des « lois sacrées » qui nous sont parvenues datent, en effet, de l'époque hellénistique : plus minutieuses encore que par le passé, elles règlent avec précision les sacerdoces, les sacrifices, les finances des sanctuaires… Mais cette abondance, ce caractère pointilleux des lois n'ont-ils pas justement pour but de préserver une religion en péril ? Le mouvement amorcé dès l'époque troublée de la guerre du Péloponnèse en faveur de certains dieux se poursuit : ceux qui sont plus proches des hommes (tels Héraclès ou Dionysos, fils de mortelles et qui, de surcroît, ont connu la mort) ; ou bien ceux qui sont reconnus comme « sauveurs » ou consolateurs (Asklépios, le dieu de la Médecine, les Dioscures et les Cabires, dieux protecteurs des marins) ; ou encore ceux qui sont susceptibles de satisfaire aux préoccupations morales et intellectuelles (l’Hymne à Zeus de Cléanthe) emportent l'adhésion, tout comme la pratique des oracles ou des cultes à mystères.
Souvent organisées autour d'un dieu étranger, des confréries luttent contre l'isolement de l'homme dans un monde devenu trop vaste pour lui, et développent de nouvelles solidarités ; elles connaissent un grand succès.
L'expansion triomphante des cultes orientaux
La curiosité des Grecs à l'égard des religions orientales avait toujours été grande (pour Hérodote, l'Égypte était le berceau de toutes les religions). Depuis longtemps déjà, ils avaient recueilli et « adapté » des dieux orientaux (ainsi Bastet est-elle apparentée à la déesse Artémis). Parfois, ce sont les dieux grecs qui prennent en charge les fonctions de dieux d'Asie Mineure. Et c'est dans le domaine de la religion que le contact des cultures devait être le plus fécond. L'époque hellénistique est celle des adoptions et des syncrétismes. Le processus syncrétique témoigne sans aucun doute de la volonté de dépasser le polymorphisme des dieux, de promouvoir des dieux universels qui concentreront en eux toutes les fonctions des panthéons multiples ; il amorce l'évolution vers le monothéisme.
Le culte des souverains
La Grèce gardait le souvenir des rois du passé, ces « nourrissons » ou « rejetons » de Zeus, pour reprendre les épithètes homériques. Dans le même ordre d'idées, la monarchie nationale macédonienne, au moins à partir d'Amyntas, le père de Philippe II, affirmait l'origine divine de la dynastie. Plus concrètement encore, les cultes héroïques célébraient non seulement les demi-dieux légendaires, mais aussi certains oikistes (fondateurs de colonies grecques) et des chefs remarquables à qui étaient accordés – très rarement il est vrai – des « honneurs divinisants ». Alexandre, par ses exploits surhumains, pouvait à bon droit bénéficier de cette double tradition ; il lui fallait également apparaître comme d'essence divine pour soumettre des Orientaux habitués à leurs monarchies théocratiques. Ses successeurs développèrent, diversement selon les régions, des cultes dynastiques qui peuvent s'expliquer par le fait que le roi, tellement puissant et plus proche que les dieux, peut, par exemple, accorder ce bienfait introuvable : la paix.
Scepticisme et ferveur
Dans la religion plus que partout ailleurs, le monde hellénistique apparaît comme un monde angoissé.
Jamais la magie n'a connu pareil succès. L'astrologie et l'alchimie se développent, ainsi qu'une nouvelle forme de pensée religieuse : l'hermétisme, autour d'un Hermès Trismégiste (« trois fois très grand »). L'époque hellénistique est aussi une période importante dans l'évolution du judaïsme, d'autant qu'une forte communauté juive, rapidement hellénisée, vit à Alexandrie. La traduction de la Bible en grec, l'adoption de concepts grecs (un même terme, Hypsistos (« le Très-Haut »), qualifie aussi bien Zeus que Yahvé dans les inscriptions) prouvent la forte influence – même sur une religion apparemment irréductible comme la religion juive – de ces syncrétismes nés de l'hellénisation de l'Orient ancien.
6. Le gymnase
Le gymnase joue un rôle essentiel toutes les cités. Le gymnase est un centre de préparation militaire et de formation intellectuelle, avec ses conférences et sa bibliothèque, ses temples et ses autels (souvent dédiés à Hermès et à Héraclès) ; il est aussi le lieu de rencontre des Grecs et le siège de confréries religieuses.
Les gymnases, que l'on trouve jusqu'en Orient et en Égypte, semblent, en général, liés à la volonté de préserver l'hellénisme parmi les colons grecs de ces lointaines contrées. Un des moyens de parvenir à cette fin est l'éducation : l'enfant reçoit un enseignement littéraire du grammatiste (la connaissance des anciens poètes, et en particulier Homère, y est décisive) ; le cithariste lui apprend la musique ; il s'exerce, enfin, à la gymnastique sous les ordres du pédotribe. L'éducation ne s'adresse pas à tous ; le gymnase, réservé d'abord aux citoyens grecs, finit par admettre de riches étrangers et, dans certains cas, les élites indigènes.
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préhistoire
Période de l'histoire humaine qui a précédé l'apparition de l'écriture.
L'existence de l'homme préhistorique et de ses industries a été entrevue, affirmée puis pleinement confirmée grâce à diverses recherches ou découvertes faites séparément par des sciences comme la géologie, la paléontologie, l'ethnologie et l'anthropologie. Science jeune, au carrefour des sciences humaines et des sciences de la nature, la préhistoire ne cesse désormais de faire progresser notre connaissance sur nos plus lointains ancêtres. Cette discipline s'est peu à peu imposée, malgré les interdits et les tabous, religieux notamment. Ainsi, jusqu’au xviiie s., l'idée même d'une pré-histoire, différente de celle écrite dans la Bible notamment, était absolument impensable. Au xviiie s., Linné et Buffon placent au sommet de la hiérarchie des êtres vivants l'homme, qui dès lors n'est plus seulement une créature, mais devient le plus doué des mammifères. Charles Darwin, au xixe s., cherchant le plus proche ancêtre de l'homme trouve le singe. L'idée selon laquelle l'homme appartient au même système évolutif que tous les êtres vivants va devenir prédominante et encourager les premières fouilles visant à découvrir le « pré-homme », le « chaînon manquant » qui ne peut être qu'un singe pensant. À la fin du xxe s., les diverses techniques dont disposent les préhistoriens leur permettent de savoir d'une façon de plus en plus précise comment vivaient les hommes préhistoriques, de reconstituer leurs diverses activités et jusqu'au mode de relations sociales qu'ils entretenaient. La préhistoire atteint là à une véritable « ethnologie préhistorique ».
Des superstitions médiévales aux premiers antiquaires
Depuis le Moyen Âge chrétien jusqu'au xixe s., la Bible – et plus particulièrement la Genèse – sont, en Occident, les fondements de l'histoire de l'homme et servent de base pour évaluer les âges de la Terre. Ainsi, l'Encyclopédie de Diderot et d’Alembert expose encore que le monde a connu plusieurs époques : la Création remonte à 6000 ans avant J.-C. ; 2262 ans plus tard se produisit le Déluge, puis 738 ans après le partage des nations, etc. Cependant, au xixe s., il faudra bien admettre l'existence d'un homme antédiluvien qui fabriquait des outils de pierre. Longtemps d'ailleurs, les silex taillés et les haches polies ont attiré l'attention des hommes. Ainsi, au Moyen Âge et jusqu'au xviiie s., ces vestiges étaient appelés « pierres de foudre », car, selon les croyances populaires, elles étaient issues de l'orage. De la même façon, les silex taillés, et plus particulièrement les pointes de flèches, étaient réputés avoir un pouvoir magique bénéfique et des vertus curatives. Ces pointes étaient connues sous le nom de « glossopètres » (du grec glossâ, langue, et petra, pierre). Longtemps on les confondit, en effet, avec les dents fossiles de certains poissons que les Anciens croyaient être des langues de serpent pétrifiées. C'est l'Italien Michele Mercati qui, dès le xvie s., comprit la confusion, mais son œuvre ne parut qu'au xviiie s.
En 1492, la découverte de l'Amérique provoque un bouleversement complet de la pensée occidentale. La découverte de peuples « primitifs » fabriquant des outils comparables aux glossopètres et aux pierres de foudre va faire naître la curiosité de certains. À partir du xvie s., les premiers passionnés d'antiquités collectionnent les pierres gravées et sculptées, les cabinets de curiosités se multiplient et l'idée de fouiller commence à se faire jour. En 1685, la première fouille est réalisée : celle du dolmen de Cocherel en Normandie.
La découverte de l'homme nouveau
Puisque le Déluge avait englouti tout ce qui était vivant à la surface de la Terre, le xviiie s. recherche plus particulièrement les hommes ensevelis par la punition divine et c'est, pendant la première moitié du xixe s., la course aux ossements fossiles. Au cours de ces recherches, de nombreux outils en pierre sont mis au jour. Il devient clair, notamment sous l'impulsion de Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes, que ces outils ont été fabriqués par l'homme. On accepte alors peu à peu l'idée que ces témoins de l'activité humaine sont contemporains des animaux d'espèces disparues dont on retrouve aussi les ossements. L'existence de l'homme à une époque géologique antérieure aux temps actuels est ainsi prouvée, bien que certains, comme George Cuvier, l'aient niée jusqu'à l'absurde.
Il restait à trouver les squelettes de l'homme qui avait façonné ces premiers outils. Le crâne de Neandertal, découvert en 1856 dans la vallée de Neander (Allemagne), avait été considéré comme une pièce pathologique en raison de sa voûte fuyante et de la taille de ses arcades sourcilières. Il est oublié jusqu'en 1864, où l'espèce est officiellement reconnue par Kingen comme distincte de l'homme moderne et baptisée Homo neandertalensis. En France, la mise au jour d'un squelette à peu près complet d'homme de Neandertal aura lieu à la Chapelle-aux-Saints en 1908. À partir des années 1860, les recherches mais aussi les exhumations d'hommes fossiles se succèdent. L'homme de Cro-Magnon est trouvé en 1868. En 1891, c'est la retentissante découverte par le Néerlandais E. Dubois du pithécanthrope (Pithecanthropus erectus), à Java, qui fut alors considéré comme l'« homme-singe », le chaînon manquant de l'évolution.
Depuis un siècle, les nombreuses fouilles ont permis de mieux cerner et de faire reculer dans le temps les origines de l'homme. En 1974, en Afrique orientale, a lieu la découverte du squelette de Lucy, préhomme appartenant à l'espèce Australopithecus afarensis(australopithèque), qui vécut il y a 3,5 millions d'années. À la fin des années 2000, on considère que les espèces les plus vieilles appartenant à la lignée humaine sont Ardipithecus ramidus (4,4 millions d'années), découvert en Éthiopie, Australopithecus anamensis (entre 4,2 et 3,9 millions d'années), découvert au Kenya, et Toumaï, âgé de 7 millions d’années et mis au jour au Tchad
La bataille de l'art
Au début du xxe s., la communauté scientifique a, difficilement, fini par admettre l'ancienneté de l'homme et sa contemporanéité avec les grands mammifères quaternaires disparus. Elle connaît les outils qu'il fabriquait et les animaux qu'il chassait. Cependant, si l'image de l'homme préhistorique n'est plus tout à fait celle d'une brute épaisse et fruste (grâce, notamment, à la découverte de sépultures, preuve d'une certaine croyance en un « au-delà »), on n'ose imaginer que ces hommes, sortis des ténèbres, puissent être des artistes raffinés. Pourtant, la mise au jour la plus ancienne d'un objet préhistorique décoré (grotte du Chauffaud, dans la Vienne) date de 1834, mais l'objet est alors attribué aux Celtes. Les découvertes se multiplient avec les fouilles de l'abri rocheux de La Madeleine, qui révèlent un mobilier très abondant, celles de Gourdan ou d'Arudy dans les Pyrénées. L'art mobilier est peu à peu reconnu et Édouard Lartet en fait la base de sa classification des différentes périodes préhistoriques.
Il n'en va pas de même pour toutes les figures peintes ou gravées sur les parois des grottes. Lorsque le docteur Garrigou révèle, en 1864, les magnifiques peintures de Niaux (Ariège), lorsque Léopold Chiron signale, en 1878, l'existence de gravures dans la grotte Chabot (Gard) et le marquis de Santuola les grandioses peintures du plafond d'Altamira (Espagne), la communauté scientifique reste indifférente et sceptique. En 1895, Émile Rivière décrit les peintures de la Mouthe aux Eyzies ; l'année suivante, François Daleau raconte sa découverte des gravures de Pair-non-Pair (fouillé depuis 1881) ensevelies sous des sédiments préhistoriques. En 1901, l'abbé Henri Breuil participe aux fouilles de Font-de-Gaume et des Combarelles aux Eyzies-de-Tayac. Quelques semaines plus tard, Émile Cartailhac, éminent opposant à l'existence de l'art pariétal paléolithique, se range à l'avis de Breuil et la reconnaissance officielle se fera en 1902 lors du congrès de l'Association française pour l'avancement des sciences (A.F.A.S.).
Vers une ethnologie de la préhistoire
Jusque dans les années 1950, la fouille visait essentiellement à la récolte des objets : outils de silex ou d'os, parure en coquillage, etc. Pour ce faire, des terrassiers réalisaient, à la pelle ou à la pioche, des tranchées profondes dont la terre était ensuite tamisée pour en séparer les objets. Outre la recherche de vestiges matériels, la fouille servait aussi, éventuellement, à établir une stratigraphie pouvant permettre une relative datation de l'occupation des sols. Nombre de gisements, malheureusement parmi les plus importants, furent ainsi abîmés.
À partir de la seconde moitié du xxe s. se produisent un renouvellement des idées et une révolution dans les méthodes de fouille dont l'un des précurseurs est André Leroi-Gourhan. Pour lui, ethnologue et anthropologue, « on ne fait pas plus de préhistoire en ramassant des haches taillées qu'on ne fait de la botanique en cueillant des salades ». Il met l'accent, tout au long de sa vie, sur la nécessité d'une étude globale des gisements, sur la possibilité de connaître les modes de vie des hommes préhistoriques. À partir de 1952, lors des fouilles d'Arcy-sur-Cure, il adopte de nouvelles méthodes de fouille, tentant de prendre en compte tous les vestiges, la moindre esquille osseuse, témoignage du repas de nos ancêtres, ayant la même importance que le foyer, centre physique et social de l'habitat. Ces méthodes seront pleinement exploitées sur le site de Pincevent, fouillé depuis 1964. Le sol où vécurent les hommes du magdalénien, il y a plus de 12 000 ans, est dégagé horizontalement, chaque vestige laissé scrupuleusement en place. Le résultat, lorsqu'une surface suffisante a été dégagée, donne une image très proche de celle que purent avoir les hommes préhistoriques lorsqu'ils quittèrent leur site, à l'automne, avant d'aller rechercher ailleurs leur nourriture pour l'hiver.
À la fin du xxe s., les préhistoriens ont pleinement conscience du fait que la fouille représente une destructuration irréversible des témoins du passé. Aussi procède-t-on avec d'infinies précautions pour relever la position de chaque objet le plus précisément possible dans les trois dimensions. À partir de ce repérage précis des vestiges les plus ténus, les techniques modernes permettent de reconstituer les activités quotidiennes de nos ancêtres : taille du silex, cuisine, travail des peaux, etc., et de plus, d'imaginer ce qu'était non seulement leur mode de vie mais aussi leurs relations sociales. La préhistoire vise ainsi à une véritable ethnologie du passé.
L'homme et l'outil
Introduction
On considère généralement que la première manifestation de l'intelligence humaine fut le premier outil fabriqué. L'homme a peu à peu appris à maîtriser la matière : pierre, os ou bois, pour réaliser ses outils et ses armes. Il a certainement utilisé tout ce qui, dans la nature, pouvait être employé ; mais, s'il est logique de penser que la plupart des matières périssables (bois, cuir, lianes ou tendons d'animaux) ont été utilisées par l'homme préhistorique, le préhistorien, lui, n'en possède aucune trace matérielle. L'industrie osseuse a subi la sélection de la corrosion naturelle et, bien que l'on suppose que le travail de l'os remonte aux premiers âges, c'est dans les gisements du paléolithique supérieur, qui débute il y a environ 35 000 ans, qu'il est attesté. En fait, seule la pierre n'a pas subi les ravages du temps. Elle constitua l'élément de base de l'outillage pour sa dureté, ses propriétés tranchantes, ses possibilités variées de façonnage et son abondance. Si, au début de la préhistoire, les premiers outils étaient rudimentaires et de formes peu variées, ils se diversifièrent et s'adaptèrent de plus en plus finement à leur fonction aux cours des temps. Il existe une différence fondamentale entre les premiers galets grossièrement aménagés par les premiers hominidés, il y a 3 millions d'années, et l'industrie du paléolithique supérieur, qui prouve le prodigieux degré de technicité acquis par nos ancêtres Homo sapiens. Bien que les outils aient été conçus et fabriqués dans un but utilitaire, ils témoignent aussi de la tradition des divers groupes préhistoriques en caractérisant leur culture.
Dates clés de l'évolution des outils préhistoriques
DATES CLÉS DE L'ÉVOLUTION DES OUTILS PRÉHISTORIQUES
2 millions d'années avant J.-C. Premiers outils attribués aux australopithèques et découverts en Afrique orientale.
1 million d'années avant J.-C. Apparition des premiers bifaces.
200 000 ans avant J.-C. Les Acheuléens prédéterminent la forme des produits à débiter : c'est l'invention de la technique Levallois.
35 000 ans avant J.-C. L'Homo sapiens sapiens développe le débitage laminaire et façonne l'os.
18 000 ans avant J.-C. Apogée de la taille avec les Solutréens qui utilisent le débitage par pression. Cette même culture invente l'aiguille à chas en os.
9 000 ans avant J.-C. L'industrie lithique tend à une miniaturisation.
La première « industrie lithique » humaine (premiers essais de transformation de pierres en outils) reconnue comme telle a été découverte en Afrique orientale sur le gisement d'Olduvai, en Tanzanie ; elle est aussi désignée sous le nom anglais de « Pebble culture » et est l'œuvre de Homo habilis, qui vécut il y a environ 2 millions d'années. Cette industrie est surtout représentée par des galets dits « aménagés », qui présentent soit un seul enlèvement sur l'une de leur face (galets appelés choppers), soit un enlèvement sur chacune des deux faces, l'intersection créant ainsi un tranchant (galets appelés chopping-tools). Il s'agit d'outils extrêmement frustes qui devaient servir à broyer. Plus tard, en Europe notamment, à l'acheuléen, il y a plus de 1 million d'années, le biface constitue l'outil le plus fréquemment retrouvé. Outil allongé à l'extrémité pointue ou arrondie, il est obtenu à partir d'un bloc (ou nucléus) qui est, comme le chopping-tool, taillé sur ses deux faces. Mais il est beaucoup plus élaboré et montre une volonté de mise en forme du tranchant, donc de la silhouette de l'objet.
Au cours du paléolithique inférieur, les outils vont commencer à se diversifier et c'est pendant l'acheuléen moyen que l'on trouve les premiers outils sur éclat, tels que le racloir, éclat retouché sur son long côté, et des outils encochés ou denticulés (grattoirs, burins, etc.). Enfin, vers-200 000 ans, l'industrie lithique va subir une évolution fantastique avec l'apparition de la « technique Levallois ». Il s'agit d'un mode de débitage qui consiste à obtenir un éclat de forme prédéterminée, à partir d'une préparation particulière et élaborée du bloc de matière première (silex le plus souvent). Cette technique permet, à partir d'un rognon de silex (le nucléus), d'obtenir plusieurs éclats ou pointes prédéterminés de forme semblable : il s'agit d'une véritable production en série. Du simple enlèvement dans le but de créer un tranchant sur le chopper, les hommes du paléolithique inférieur ont franchi, grâce à l'invention de la technique Levallois, une étape fondamentale aussi bien pour la pensée humaine (présence d'un schéma opératoire complexe) que pour le perfectionnement technique. En effet, au paléolithique supérieur, le débitage des lames de silex à partir d'un nucléus ne fera que reprendre cette technique.
Forme et fonction
Au cours de la préhistoire, les outils se sont beaucoup diversifiés et les archéologues les retrouvent en grand nombre dans les gisements préhistoriques. Pour attribuer à ces témoins un cadre chronologique précis et en découvrir l'évolution, il a fallu les étudier selon, d'une part, la technique de fabrication et, d'autre part, leurs formes et leurs fonctions. La corrélation de ces éléments a permis de créer une typologie, c'est-à-dire une classification cohérente des différents types d'objets. Depuis Boucher de Perthes, qui, au xixe s., lança les bases d'une classification des outils préhistoriques, les préhistoriens ont reconnu, de façon intuitive, des types aux formes constantes en leur donnant, le plus souvent, soit le nom de leur fonction présumée, soit, par analogie avec des formes actuelles, le nom d'outils contemporains : ainsi les grattoirs, les burins, les perçoirs et autres « bâtons de commandement ». En fait, l'ethnologie a prouvé qu'un même outil pouvait avoir des fonctions variées ou que, à l'inverse, différents outils pouvaient être utilisés pour une même tâche. On sait aujourd'hui, notamment grâce à l'étude des plus infimes traces d'utilisation (microtraces d'utilisation), que, par exemple, les grattoirs ne servaient pas toujours à gratter et que les racloirs ne servaient pas forcément à racler. Ce fait confirme que plusieurs types de fonctions peuvent être attribués à un même outil. Toutefois, la communauté scientifique a conservé les noms de la typologie traditionnelle.
L'étude des microtraces d'utilisation remet effectivement en question les interprétations anciennes. Au moyen de microscopes à fort grossissement, on analyse les stries, les écaillures, les émoussés de l'outil, son utilisation par les hommes préhistoriques ; pour relier ces traces à la fonction de l'outil, on procède à des comparaisons avec des outils reproduits aujourd'hui et utilisés dans les mêmes conditions qu'alors. On a pu ainsi retrouver la manière dont il était utilisé, s'il était emmanché et le matériau qu'il a travaillé.
Les outils en os
Vivant en contact permanent avec les animaux, l'homme a très tôt utilisé leurs ossements. Les australopithèques fracturaient des os longs, produisant ainsi un biseau formant une pointe solide ; le site de Melka Kontouré (Éthiopie) a ainsi livré dans une couche datée de 1 700 000 ans les premiers outils en os portant les traces d'une utilisation humaine. Pendant le paléolithique inférieur et jusqu'à la fin du paléolithique moyen (vers- 35 000 avant J.-C.), la forme de l'outil d'os est restée fortuite, seule la partie active était, parfois, aménagée par percussion. C'est au paléolithique supérieur que l'artisanat de l'os se développe réellement, l'habileté technique permettant même d'atteindre un incomparable esthétisme. Ainsi, des techniques spécifiques ont abouti à une très grande variété d'armes et d'outils, d'objets de parure et d'art. L'industrie de l'os a été utilisée pour fabriquer des armes qui servaient pour la plupart à la chasse des grands mammifères. Ainsi la sagaie, qui est constituée d'une baguette d'os dont une extrémité est appointée, l'autre étant fixée à une hampe en bois. Elle était lancée grâce à un propulseur, qui décuplait sa force par rapport au lancer à la main et en augmentait la précision.
Pour la pêche sont fabriqués des hameçons, des têtes de harpons avec une ou deux rangées de barbelures. Certains outils sont encore utilisés aujourd'hui, l'aiguille à chas par exemple, inventée par les hommes du solutréen il y a plus de 18 000 ans et dont la forme, même si le matériau a changé, n'a guère varié. Le propulseur est resté en usage jusqu'au xxe s. chez les Inuit et certaines populations océaniennes. Enfin, il existe d'autres outils dont on ne connaît pas encore la fonction : le bâton percé, parfois appelé « bâton de commandement », ou les baguettes demi-rondes par exemple. L'homme travaille également l'ivoire, comme en témoignent les statuettes féminines trouvées à Brassempouy (Landes) et le bois de renne, qu'il façonne en armes de chasse (emmanchement des haches de pierre polie).
La fabrication des outils
Les techniques de fabrication des outils en pierre varient en fonction de la matière première, les roches compactes ne se travaillant pas de la même façon que les roches friables. Elles utilisent deux types d'opération : le débitage et le façonnage. Le débitage est l'action qui consiste à détacher, par percussions successives, des éclats d'un bloc de pierre. L'éclat sera alors utilisé, le bloc initial (appelé nucléus) pouvant être considéré comme un déchet. Le façonnage a pour but de mettre en forme l'éclat débité, ou bien le bloc lui-même, afin de permettre un débitage plus efficace. Au paléolithique, la technique de façonnage la plus répandue est la retouche. Celle-ci consiste à détacher de l'objet de très petits éclats par percussion ou par pression. La percussion directe (la plus courante) utilise un percuteur (galet de pierre pour un percuteur dur ; bois végétal ou animal pour un percuteur tendre) frappant directement l'objet. La percussion indirecte, par écrasement entre percuteur et enclume, produit des retouches verticales ; enfin, la pression permet des retouches très fines, les enlèvements étant alors très longs et étroits. Les hommes du solutréen, qui, il y a 20 000 ans, atteignirent l'apogée des techniques de débitage, utilisaient la retouche par pression pour réaliser les magnifiques « feuilles de laurier ». Ainsi, pour fabriquer un outil comme le grattoir, très utilisé au paléolithique supérieur, il faut commencer par bien choisir le silex, le préparer (enlever le cortex), le mettre en forme et aménager un plan de frappe pour pouvoir débiter aisément puis frapper avec le percuteur afin de détacher une lame ; cette lame est façonnée par des retouches obliques, sur sa partie étroite, qui déterminent le front du grattoir, c'est-à-dire la partie active, l'autre bout pouvant être emmanché.
La fabrication des outils en os requiert des techniques plus variées et l'existence préalable d'outils de pierre. Le matériau est généralement constitué par les bois, l'ivoire ou les os longs des grands mammifères comme le mammouth, le cheval, le bison ou le renne, animal par excellence du paléolithique supérieur. Pour fabriquer des outils tels que la sagaie, le harpon, l'aiguille à chas ou le propulseur, il faut creuser dans la partie compacte d'un bois de renne, à l'aide d'un burin de silex, deux rainures séparées par une distance égale à la largeur de l'outil désiré. Ces rainures sont peu à peu approfondies jusqu'à ce que la partie spongieuse de l'os soit atteinte. La baguette est alors extraite. L'ébauche peut ensuite être transformée soit en sagaie par raclage au moyen d'un silex tranchant, soit en aiguille à chas ; la perforation du chas se pratique soit par pression à partir d'une petite rainure, soit par rotation en utilisant un perçoir de silex.
Les microlithes
L'outillage des derniers chasseurs-cueilleurs se caractérise par la fabrication et l'utilisation de très petits outils produits à partir d'éclats ou d'esquilles de silex. Ce sont, la plupart du temps, des armatures de pointes de flèches. De forme géométrique, leur dimension est inférieure à 40 mm et leur épaisseur à 4 mm. Ces microlithes étaient réunis en série sur le tranchant d'un support d'os ou de bois ou étaient utilisés comme pointes sur des armes de jet.
À la fin du paléolithique supérieur, l'homme façonne des outils de plus en plus petits. Si les premiers tailleurs obtenaient 10 cm de tranchant utile avec 1 kg de silex, les hommes de l'acheuléen en obtenaient 40 cm, puis ceux du moustérien (au paléolithique moyen) 2 m, enfin les hommes de la fin du paléolithique supérieur obtinrent de 6 à 20 m. L'homme s'est-il complètement affranchi par rapport aux gisements de matière première, ou s'agit-il d'exploiter au maximum une matière première devenue rare ou difficile à trouver en raison du bouleversement climatique, réchauffement intervenu vers- 9000 et qui eut pour conséquence majeure le retour de la forêt ?
L'apparition de l'agriculture
Introduction
L'apparition de l'agriculture, qui marque le début de la période appelée néolithique, constitue, au même titre que la découverte du feu, une véritable révolution dans l'histoire de l'humanité. Pendant la plus grande partie de son histoire (que nous nommons préhistoire), c'est-à-dire pendant près de quatre millions d'années, l'homme a toujours connu le même mode d'existence. Il vit en petits groupes, nomades ou semi-nomades, et pratique pour assurer sa subsistance la chasse et la cueillette. En quelques millénaires à peine, il abandonne le nomadisme, se sédentarise et se libère de la recherche constante de nourriture grâce à l’agriculture.
L'émergence des premières communautés paysannes, dès le Xe millénaire avant notre ère en Orient et au Moyen-Orient, vers le VIe millénaire avant notre ère en Europe, aura des conséquences irréversibles. Comme les autres espèces animales, l'homme vivait en équilibre avec son milieu. En domestiquant plantes et animaux, il va le modifier en profondeur, l'humaniser, mais aussi y causer des atteintes encore visibles aujourd'hui. (→ environnement.)
L'habitat de l'homme change aussi. Les petits groupes de nomades, qui s'abritaient sous des huttes, des tentes, des abris-sous-roche ou dans des grottes, deviennent sédentaires, et construisent de véritables maisons groupées en villages. L'apparition de l'agriculture modifie également les techniques et l'outillage. Parmi les inventions les plus caractéristiques de cette époque se trouvent la hache de pierre polie, qui sert à l'abattage des arbres, et la poterie, dont les récipients de terre cuite, le plus souvent décorés, ont un usage domestique.
La domestication des animaux et des plantes
La domestication des animaux et des plantes constitue une étape fondamentale dans l'histoire des hommes. On peut parler de domestication lorsqu'il y a une intervention humaine sur une population animale ou végétale afin de la favoriser parce qu'elle représente un intérêt particulier. Il faut distinguer deux processus dans la domestication. L'un est dit primaire lorsqu'il s'effectue sur un groupe d'animaux et de plantes d'origine locale (comme cela s'est probablement produit, en Europe, pour le porc qui est un sanglier domestiqué sur place). L'autre est dit secondaire lorsqu'il s'agit d'acclimater des animaux ou des végétaux déjà domestiqués ailleurs (c'est sans doute le cas du mouton, importé en Europe après avoir été domestiqué au Moyen-Orient). La domestication a pour conséquence presque immédiate une évolution génétique des espèces qui doivent s'adapter à leur nouvel environnement. Ainsi, la culture du blé, à partir d'une espèce sauvage, puis sa sélection ont conduit à un accroissement de la taille et du nombre de grains sur chaque épi, puis à l'apparition d'espèces à rachis solides plus faciles à moissonner. À l'inverse, le bœuf domestique (dont l'ancêtre sauvage est l'aurochs) voit sa taille diminuer tout au long de la période néolithique.
Les berceaux du néolithique
On situe habituellement le berceau de l'agriculture au Moyen-Orient, dans une zone communément appelée le « Croissant fertile », comprenant les territoires actuels de la Syrie, du Liban, d'Israël, de l'Iran et de l'Iraq. Dès le IXe millénaire avant notre ère, des populations sédentaires domestiquent des espèces animales et végétales sauvages locales parmi lesquelles la chèvre et le mouton, l'orge et le blé, qui sont les céréales principales, mais aussi des légumineuses comme les pois, les fèves, les gesses et les lentilles.
D'autres foyers de néolithisation s'individualisent dans le monde. Dans le Baloutchistan pakistanais, des découvertes archéologiques récentes ont mis au jour des couches attribuées au VIIIe millénaire avant notre ère, dans lesquelles les squelettes animaux appartiennent à une faune en voie de domestication (bœuf, chèvre, mouton). Ce sont les débuts de la période préindusienne. Les céréales dominantes sont l'orge et le blé. Les récoltes étaient stockées dans de grandes bâtiments en briques crues, qui servaient de grenier. La poterie n'y apparaît qu'au VIe millénaire avant notre ère. La culture du riz, en Chine, du riz et du millet, dans l'Asie du Sud-Est, est attestée au VIe millénaire avant notre ère. C'est à la même époque que se développe une civilisation pastorale au Sahara (domestication du bœuf).
Le continent américain est tardivement peuplé (vers 40 000 avant J.-C.), et les premiers villages d'agriculteurs n'apparaissent en Amérique centrale qu'au milieu du IIIe millénaire avant notre ère.
La diffusion du néolithique
C'est à partir du Croissant fertile, zone de découvertes privilégiée aujourd'hui par les spécialistes, que le néolithique va se diffuser pendant environ deux millénaires, sur le pourtour méditerranéen, par contact et acculturation des derniers chasseurs-cueilleurs. En ce qui concerne l'Europe, atteinte au VIe millénaire avant notre ère, deux axes essentiels ont été mis en évidence : les Balkans et le Danube d'une part, la Méditerranée occidentale d'autre part.
Pour le premier axe, on se fonde sur la découverte d'une céramique de forme ronde-ovale au riche décor peint caractéristique des cultures appelées proto-Sesklo et Sesklo en Grèce, Starčevo en Serbie-et-Monténégro, Karanovo en Bulgarie. Ces cultures forment, en remontant vers le nord-ouest, le courant de diffusion danubien, ou culture à « céramique linéaire occidentale ». Elles parviennent jusqu'au nord de la Pologne, aux Pays-Bas, en Belgique et dans le Bassin parisien. L'élevage, principalement le bœuf et le mouton, représente souvent plus de 90 % des ressources en viande ; blé, orge, petits pois et lin sont également cultivés. Ces populations danubiennes, dites « rubanées » en raison des incisions en forme de ruban qui ornent leurs poteries, défrichent, recherchant presque systématiquement les terres les plus meubles et faciles à travailler que constituent les lœss. Elles habitent dans de longues maisons de bois, de torchis et de chaume qui mesurent de 10 à 40 mètres de longueur, ce qui permet d'abriter jusqu'à 25 personnes, et qui sont regroupées en villages.
En Méditerranée occidentale, l'apparition de l'agriculture se situe entre le VIe et le IVe millénaire avant notre ère. On ignore toujours si les « colons » néolithiques sont venus par terre – traversant la Grèce, l'Italie, le midi de la France – ou par mer – abordant les côtes italiennes, celles de l'Afrique du Nord, de l'Espagne et du sud de la France. Vers – 6000 avant J.-C., en effet, la mer n'est plus un obstacle. L'homme fabrique des embarcations, certes sommaires (on a retrouvé surtout des pirogues dites « monoxyles », c'est-à-dire creusées dans un seul tronc d'arbre), mais qui lui permettent d'effectuer du cabotage. La culture des premières communautés paysannes de Méditerranée occidentale est appelée le cardial, en raison du décor caractéristique de leurs vases, réalisé à l'aide d'un coquillage, le Cardium edule. L'habitat de ces populations est de deux types : soit des sites protégés, fréquentés depuis déjà bien longtemps (grottes et abris-sous-roche), soit des cabanes construites en plein air. Le mouton et la chèvre sont domestiqués, ainsi que les bovidés ; la chasse joue encore un rôle important (petit gibier, mais aussi cerf et sanglier). Les céréales les plus consommées sont là encore le blé et l'orge, mais la cueillette n'est pas totalement absente, noisettes et glands notamment. Au cardial, l'agriculture est pratiquée avec des moyens très rudimentaires tels que les « bâtons à fouir », bâtons appointés qui permettent de creuser des trous ou de briser les mottes de terre ; des faucilles, avec des éléments de silex insérés dans un manche en bois, servent à la récolte des céréales, tandis que des meules en pierre servent à broyer et à moudre les grains.
Mais bien des peuples ignorent encore l'agriculture, tandis que, dès le VIIIe millénaire avant notre ère, la métallurgie du cuivre naît au Proche-Orient.
Les conséquences de l'apparition de l'agriculture
Les conséquences de l'apparition de l'agriculture sont multiples, atteignant tous les domaines de la vie des hommes : économique, social et écologique. Économique d'abord, puisque l'homme, de prédateur devient producteur. Ce changement d'état a été précédé (et non suivi, comme on l’a longtemps cru), par un bouleversement social : l'abandon du nomadisme pour la sédentarité ; les hommes vont donc, peu à peu, habiter des maisons construites pour durer, en pierre ou en bois. Ces maisons sont regroupées en villages. En outre, le temps de travail s'accroît, les soins à apporter aux cultures et au bétail étant beaucoup plus contraignants que ceux nécessaires à la chasse et à la cueillette ; cet accroissement du temps de travail va aussi mener à une spécialisation des tâches et à la naissance du commerce.
Les données de l'archéologie montrent, pour le début du néolithique, que les sociétés devaient être « égalitaires », car il n'a pas été mis au jour, dans les maisons ou les sépultures, d'accumulation de richesses ou des signes distinctifs qui prouvent l'existence d'une hiérarchie. En revanche, la production accrue des biens alimentaires va entraîner un accroissement de la population et engendrer des chefferies. La guerre fait son apparition et les villages se fortifient.
Si l'on peut dire que l'essor de l'agriculture au VIe millénaire avant notre ère est à l'origine de notre système culturel et social, il est aussi souvent pour beaucoup dans l'aspect de notre environnement actuel. Les chasseurs-cueilleurs vivaient en étroite symbiose avec le milieu naturel dont ils dépendaient entièrement, alors que les premiers agriculteurs vont détruire ce milieu pour y installer cultures et pâturages. Au VIIe millénaire avant notre ère, le changement climatique que connaît l'Europe, depuis déjà trois mille ans, a favorisé l'expansion de la forêt, principalement constituée par les chênes. Les premiers agriculteurs armés de leurs haches de pierre polie vont commencer par déboiser de petites parcelles afin d'en cultiver quelques arpents ; les animaux peuvent alors trouver leur nourriture dans le sous-bois. En moins d'un millénaire, cependant, ces terrains se révèlent exigus, s'appauvrissent, et il faut défricher de nouveaux territoires. À cela il faut ajouter, et notamment pour la région méditerranéenne, l'action dévastatrice du mouton et de la chèvre qui broutent les jeunes pousses et sont les acteurs essentiels du déboisement et de l'érosion des sols. Au VIe millénaire avant notre ère, l'apparition de l'agriculture entraîne la dégradation ou la fin des milieux naturels : le paysage est transformé par l'homme.
L'art préhistorique
L'art de l'époque paléolithique
C'est en 1834 qu'est découvert, dans la grotte du Chaffaud (Vienne), le premier témoin d'un art préhistorique : un os gravé. Entre 1860 et 1865, Édouard Lartet découvre en Dordogne et en Ariège d'autres témoignages d'une activité artistique des hommes magdaléniens. L'art préhistorique pariétal ne sera cependant révélé qu'en 1879 par M. de Santuola dans la grotte d'Altamira. Mais son authenticité n'est admise qu'en 1895, après la découverte de gravures et de peintures dans la grotte de la Mouthe.
Le sud-ouest de la France et le nord-ouest de l'Espagne constituent le foyer le plus important de l'art pariétal paléolithique. Cette province franco-cantabrique renferme un grand nombre de grottes ou d'abris ornés parmi lesquels : Pair-non-Pair (Gironde), la Mouthe, les Combarelles, Font de Gaume, le Cap Blanc, Lascaux (Dordogne), Niaux, les Trois Frères (Ariège), Pech-Merle, Cougnac (Lot), Angle-sur-l'Anglin (Vienne), le Castillo et Altamira (Santander, Espagne). La découverte, plus récemment, d'un site près de Marseille (la grotte Cosquer, sous-marine) et d'un autre en Ardèche (la grotte Chauvet) modifie toutefois la géographie des témoignages rupestres.
Les artistes paléolithiques utilisaient des techniques variées : simples tracés digitaux sur support tendre, gravures avec un outil de silex sur surface dure, sculptures en bas relief, modelage d'argile, dessin et peinture mono- et polychrome.
L'art paléolithique comporte également des œuvres mobilières : statuettes, plaquettes et blocs gravés, instruments décorés, dont le contexte archéologique permet une attribution chronologique et culturelle relativement précise. Par analogie stylistique à ces œuvres, dont on connaît l'origine stratigraphique, il est possible de dater les œuvres pariétales.
C'est l’abbé Henri Breuil qui établit, au cours de la première moitié de ce siècle, la première synthèse sur l'art franco-cantabrique et proposa une chronologie comportant deux cycles évolutifs successifs : le cycle « aurignaco-périgordien », débutant par des figurations au trait peint passant, par la suite, aux teintes plates, puis polychromes. Le cycle « solutréo-magdalénien », commençant lui aussi par des figurations linéaires pour passer aux teintes plates, noires le plus souvent, devenant polychromes. Ce cycle s'achève par de fines gravures.
Les nombreuses statuettes féminines dites « Vénus aurignaciennes » sont en fait attribuables au gravettien, ou périgordien. Des blocs de calcaire portant des représentations sexuelles féminines ont été trouvés en association avec des industries aurignaciennes. A. Leroi-Gourhan reprit, après Breuil, l'étude de l'art paléolithique et proposa une chronologie différente. Sur la base d'arguments stylistiques observés dans l'art mobilier, quatre styles peuvent être distingués :
– le style I, ou primitif, correspondant aux gravures grossières de l'aurignacien ;
– le style II, ou archaïque, auquel appartiennent les œuvres gravettiennes. Les figurations, dépourvues de détails, sont réduites à quelques traits simples ;
– le style III, qui constitue une nette amélioration du précédent par un perfectionnement du modelé et l'adjonction de détails anatomiques précis. De nombreuses figurations de la grotte de Lascaux appartiennent à ce style ;
– le style IV, qui correspond à un plus grand réalisme des figurations, dont le modèle est rendu par des hachures ou des variations dans la densité des couleurs.
L'étude des grottes et abris ornés semble indiquer que les artistes paléolithiques avaient un souci de composition esthétique auquel s'ajoutait une trame de liaisons symboliques qui nous échappent en grande partie.
La conservation de ce patrimoine artistique pariétal est des plus délicates. Le milieu souterrain qui, jusqu'à nos jours, a permis la conservation de ces œuvres est très sensible aux perturbations, et l'altération des parois entraîne la disparition des peintures et gravures. Les visites trop fréquentes modifient dans certaines grottes les conditions d'éclairage et de température, la teneur en gaz carbonique et introduisent des bactéries, pollens et spores qui menacent les œuvres pariétales. C'est pourquoi certaines grottes ne sont ouvertes qu'à un nombre limité de visiteurs, voire même interdites au public. C'est le cas de la grotte de Lascaux, dont un fac-similé a été réalisé et est accessible au public depuis 1983.
L'art du néolithique
Les archéologues ont souvent remarqué la disparition presque totale des formes d'art des civilisations paléolithiques et ont parfois pensé qu'avec le néolithique les manifestations artistiques étaient devenues de plus en plus schématiques jusqu'à disparaître. Il n'en est rien : plusieurs foyers de création artistique apparaissent alors, révélant dans la forme une forte inspiration et, dans le fond, l'expression symbolique d'une vision globale de la société nouvelle.
Si les peintures rupestres du Levant espagnol ne sont pas encore bien datées, si certains animaux font encore penser aux représentations paléolithiques, divers caractères semblent spécifiques du néolithique, en particulier les scènes guerrières qui font s'affronter deux bandes d'archers ; celle de la gorge de Gasulla à Castellon ou celle de Morella la Vella sont vraisemblablement du Ve millénaire avant notre ère.
Dans le nord de l'Europe, à la même époque, parmi les vestiges maglemosiens, des armes guerrières en os ou en bois de cervidé, des poignards, des pointes de lance et des haches peuvent être finement décorés de motifs géométriques qui se combinent parfois en évocation anthropomorphe, comme sur la hache provenant d'une tourbière de Jordløse, dans le Sjaelland, au Danemark.
Un autre foyer original de création artistique, du début de l'époque postglaciaire, est celui de Lepenski Vir, en Serbie-et-Monténégro, sur les bords du Danube, au niveau des Portes de Fer. Des sculptures sur pierre représentent des êtres mi-hommes, mi-poissons qui devaient jouer un rôle important dans cette société de chasseurs-pêcheurs déjà sédentarisés.
Une source importante d'inspiration de l'art néolithique est puisée dans l'ambiance de la fertilité agricole telle qu'elle s'exprime, dès le VIIIe millénaire avant notre ère en Syrie-Palestine, par des statuettes en pierre et surtout en terre cuite d'animaux domestiqués et de divinités féminines. L'ensemble iconographique le plus complet et le plus cohérent de la religion néolithique est celui qui a été mis au jour en Anatolie, à Çatal Höyük (vers 6000 avant J.-C.). Il serait hasardeux de généraliser les conclusions tirées sur ce site à propos de la déesse mère associée à des animaux comme le taureau et le léopard. Ce thème caractéristique du Proche-Orient et de la Méditerranée orientale n'est probablement pas à transporter tel quel dans d'autres régions comme la vallée du Danube. Pourtant, l'abondance des statuettes féminines (plus rarement masculines) et zoomorphes (bovidés et ovicapridés surtout, cervidés parfois) dans le néolithique de l'Europe tempérée en général montre l'expression symbolique et probablement religieuse d'une société agricole que certains archéologues n'ont pas hésité à qualifier de matriarcale. Les statuettes féminines sont souvent représentées nues sous des formes plastiques stylisées d'une grande variété : des gravures ou des lignes peintes viennent souvent accentuer l'expression abstraite. Les plus célèbres de ces statuettes viennent de la culture de Tripolie en Ukraine, des cultures de Gumelniţa et de Cucuteni en Bulgarie et Roumanie, de la culture de Vinča en Serbie-et-Monténégro, des cultures de Sesklo (Sésklon) et Dimin (Dhiminion) en Grèce. Les deux figures en terre cuite d'une femme accroupie et d'un homme assis sur un tabouret, la tête entre les mains, provenant d'une sépulture de la culture de Hamangia, fouillée à Cernavodă près de Dobroudja en Roumanie, sont de véritables chefs-d'œuvre du IVe millénaire avant notre ère. Ces statuettes existent en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Allemagne, en France, en Italie, dans la péninsule Ibérique, etc. Elles sont de plus en plus stylisées à mesure que l'on s'avance vers l'ouest : les « yeux » gravés ou peints sur la céramique de Los Millarès au sud de l'Espagne, les idoles en pierre de la région d'Almeria ou celles du Portugal, les quelques statuettes en terre cuite de Fort-Harrouard (Eure-et-Loir) ou encore le petit bloc calcaire sculpté et représentant une « divinité » à Grimes Graves (Grande-Bretagne) témoignent de la large diffusion d'une idéologie aux traits communs. Celle-ci apparaît encore, d'une manière très allusive, dans des sépultures comme les hypogées de la Marne ou les allées couvertes, dans lesquelles on reconnaît parfois la « tête de chouette » associée aux seins et parfois à la représentation d'un collier. L'art décoratif gravé ou piqueté sur des piliers de tombes mégalithiques de Bretagne (Gavrinis) ou d'Irlande (Newgrange) date d'environ 3000 avant J.-C. Les monuments mégalithiques eux-mêmes représentent, depuis le Ve millénaire avant notre ère, en Occident, un aspect religieux original de l'art architectural dont l'équivalent civil, et surtout défensif, se trouve depuis les remparts de Jéricho jusqu'aux camps à fossés de la Saintonge néolithique.
Plus au nord, des civilisations dites « forestières » sculptent l'ambre et le bois de cervidé avec une grande habileté : la statuette anthropomorphe d'Ousviaty et la tête d'élan de Chiguir en Russie révèlent les qualités artistiques de peuples non citadins trop souvent considérés comme « retardés ». Les grands rochers gravés de Suède méridionale ou de Carelie nous racontent des scènes émouvantes de la vie quotidienne, pêche, chasse, cérémonies et même enfantement. Ces figures ont été réalisées à partir de la fin du néolithique et pendant les âges des métaux.
En dehors de l'Europe, pendant cette même époque néolithique, s'épanouissent les premiers arts rupestres du Sahara et une partie de ceux d'Afrique du Sud. L'Égypte n'aura de grand art qu'avec les civilisations prédynastiques. L'Asie connaît une évolution semblable au Proche-Orient, et les statuettes féminines existent jusqu'en Chine. Nous connaissons bien moins l'art contemporain des sociétés vivant alors en Australie et en Amérique, où de grandes cités du monde précolombien vont bientôt être construites.
L'art à l'époque protohistorique
Le métal intervient aussi dans le domaine artistique pour mettre en valeur la classe dirigeante par le biais de la richesse. Les tombes royales d'Our (vers 3000 avant J.-C.) contenaient vaisselles, armes et statuettes en or, en argent et en bronze. Le groupe des tumulus princiers de Maïkop dans le nord du Caucase et les sépultures de Varna en Bulgarie présentent, en des temps assez proches, des vaisselles, des ornements et des parures en or, en argent et en cuivre. En Mésopotamie et en Égypte, l'écriture apparaît alors et de grandes civilisations historiques se développent. À leur pourtour, de nombreux peuples protohistoriques acquièrent leur personnalité pendant les âges du bronze et du fer (→ protohistoire). La Méditerranée a connu des arts protohistoriques de grande qualité : idoles cycladiques en marbre jusqu'aux peintures minoennes de Crète ou de Thêra. C'est encore dans le cadre des palais royaux que l'écriture est apparue (linéaires A et B). En Italie, plusieurs peuples indigènes et bientôt les Étrusques décorent leurs temples de grandes terres cuites historiées et font l'offrande de statuettes en bronze, comme le feront encore les Ibères quelques siècles plus tard. La sculpture sur pierre de Méditerranée occidentale reflète souvent une inspiration orientale transmise par les Phéniciens fixés à Carthage et dans bien d'autres colonies. Quelques enclaves d'art rupestre, comme celle du mont Bégo dans les Alpes-Maritimes, révèlent la tradition de vieilles populations locales.
Au nord, le monde celtique n'a probablement pas encore l'unité décrite par les auteurs antiques au deuxième âge du fer. Pourtant, des thèmes iconographiques sont communs (des oiseaux, des cygnes [ ?] et le disque solaire porté par un bateau ou véhiculé sur un chariot) depuis l'âge du bronze, de la Scandinavie aux Balkans et depuis l'Irlande jusqu'à la Hongrie. Les gravures de Suède méridionale illustrent cette mythologie, de même que certaines pièces célèbres en métal comme le char de Trundholm au Danemark. Des chars en modèle réduit de l'époque de Hallstatt, représentant des scènes de chasse, celui de Strettweg (Autriche) ou celui de Mérida (Espagne) appartiennent aussi à cette ambiance culturelle que l'on peut suivre jusqu'aux grandes sépultures princières à char de la fin du premier âge du fer, celle de Vix (Côte-d'Or) en France et celles de Hochdorf et de Klein-Aspergle en Allemagne du Sud, par exemple. Dans ce monde celtique naissant, les influences méditerranéennes sont perceptibles et expliquent en partie des sculptures sur pierre comme le guerrier de Hirschlanden (Allemagne du Sud). Pourtant, une orfèvrerie originale, un art des situles historiées en tôle de bronze, un style décoratif général dit « celtique », comme celui de Waldalgesheim, se répandent dans toute l'Europe tempérée.
Dans l'Europe de l'Est, des unités culturelles protohistoriques fortes possèdent leur propre expression artistique : les Thraces, les Daces et bientôt les Slaves. Les habitants du Caucase, et surtout ceux de Koban, nous ont laissé de nombreuses statuettes en bronze (cervidés, chiens, carnivores et animaux fantastiques). Les Scythes possèdent un art raffiné, inspiré en partie par l'art grec des colonies de la mer Noire. Les guerriers scythes sont probablement en relation avec les peuplades des steppes sibériennes de la région de Pazyryk, ou, sous des tumulus, des contenus somptueux de tombes ont été découverts avec des soieries, des feutres aux couleurs vives. En Inde, en Chine, au Viêt Nam, la formation d'empires aux arts prestigieux se situe dès le IIe millénaire avant notre ère dans un contexte historique. La découverte des arts protohistoriques d'Afrique, du monde précolombien, de Polynésie, de Micronésie, etc., révèle, d'année en année, l'univers complexe et les héritages millénaires des peuples ayant vécu avant l'écriture.
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abeille
Longtemps appelée « mouche à miel », l'abeille mellifique, originaire d'Eurasie, fascine surtout par ses activités de butineuse et par son aptitude singulière à vivre et à s'organiser en colonie. Une organisation qui n'existait peut-être pas chez ses lointains ancêtres...
1. La vie des abeilles
1.1. Une société très organisée où chacune a sa place
Tous les naturalistes l'ont remarqué, les abeilles mellifiques sont extraordinairement solidaires et vivent en colonie. Celle-ci possède son identité propre, puisqu'elle se défend contre tout élément étranger, insectes ou autres abeilles.
Une colonie comprend trois sortes d'abeilles adultes : une reine unique, avec sa double fonction de reproductrice et de régulatrice ; quelque 2 500 mâles – appelés aussi faux-bourdons –, qui ont pour seule fonction de féconder la nouvelle reine d'un nid, lors du vol nuptial ; et, enfin, les ouvrières – 50 000 environ –, qui vivent 38 jours en été et 6 mois en hiver et qui, au cours de leur vie, sont tour à tour nourrices, ménagères, bâtisseuses, magasinières, gardiennes et butineuses... Elles sont dirigées par la reine qui, par des sécrétions, les phéromones, leur transmet des ordres chimiques et peut, par exemple, appeler ainsi tout son monde autour d'elle. Quant aux larves, elles occupent le couvain, qu'on peut comparer à une nursery : il est composé de 6 000 œufs, 9 000 larves, 20 000 nymphes. Mais tous ces chiffres ne représentent qu'une moyenne, la population d'un nid dépendant de divers facteurs : capacités de la reine, conditions climatiques, accès à la nourriture, maladies...
Cette colonie vit dans un nid constitué de rayons de cire que les ouvrières entretiennent en permanence. Celui-ci comporte deux parties : la réserve de nourriture, où se fait le miel, et la nursery, où est élevé le couvain. Quand il y a surpopulation, la reine émigre avec une partie des ouvrières pour créer une nouvelle colonie, c'est l'essaimage.
La reine, le faux-bourdon et l'ouvrière n'ont pas la même taille. La reine, plus grande que l'ouvrière, a un abdomen plus effilé ; la cellule où elle grandit, en forme de dé à coudre, est la plus haute. Le mâle se caractérise par deux très gros yeux et un abdomen carré. Sa cellule est hexagonale, comme celle des ouvrières, mais plus importante, avec un opercule plus bombé. La reine se nourrit de gelée royale, les mâles et les ouvrières n'en consommant que pendant 3 jours, pour passer ensuite au pollen, puis au miel.
La chaîne cirière
La construction du nid exige une organisation très élaborée. Les ouvrières bâtisseuses, ou cirières, sont âgées de 12 à 19 jours quand leurs glandes cirières sécrètent la cire à partir du miel qu'elles absorbent. Elles constituent ce que l'on appelle la « chaîne cirière ». Elles se suspendent en plusieurs grappes dont chacune ressemble à une pyramide inversée. Chaque abeille s'accroche aux autres par les pattes, plusieurs chaînes pouvant être reliées entre elles par des insectes qui sont alors complètement écartelés. Grâce aux brosses de ses pattes postérieures, une ouvrière bâtisseuse commence par récupérer ses lamelles de cire, elle les porte ensuite à sa bouche pour les malaxer et les humecter de salive. La boulette qui résulte de cette opération passe ensuite de cirière en cirière avant de parvenir aux abeilles chargées de la construction des alvéoles. Celles-ci utilisent leurs mandibules pour aplatir la cire et façonnent alors des parois d'une incroyable minceur : 0,073 mm. Au cours de toutes ces opérations, les antennes jouent le rôle d'instruments de mesure de haute précision.
Une fois achevées, les cellules ont une forme hexagonale. Leur hauteur varie selon leur destination (réserve de nourriture ou couvain). Elles sont légèrement inclinées vers l'intérieur et s'emboîtent parfaitement les unes dans les autres sur un rayon, formant ainsi un ensemble remarquable par sa solidité : un rayon composé d'environ 40 g de cire peut supporter près de 2 kg de miel ! Blanche au début, la cire des parois devient brune et noirâtre en vieillissant.
La régulation thermique du nid est assurée, au degré près, par toute la colonie. En été, l'ouvrière agite les ailes pour ventiler l'atmosphère, expulser l'air chargé d'humidité ; en hiver, elle les fait vibrer doucement pour réchauffer l'atmosphère.
L'essaimage
Il a lieu généralement au printemps. Laissant la place à une autre abeille qui prendra sa succession, la reine entraîne environ les deux tiers de la colonie. Pendant que des éclaireuses partent à la recherche d'un endroit pour construire un nouveau nid, l'essaim se pose près de l'ancien. Gorgées de miel, dont elles ont fait provision avant le départ, les abeilles sont alors inoffensives.
Les experts proposent deux explications à l'essaimage : quand la miellée (quantité de miel produite) n'est pas importante, il y a plus de place dans la ruche pour le couvain, ce qui augmenterait la ponte, d'où le recours à l'essaimage ; ou bien ce serait un facteur hormonal qui favoriserait la naissance de nouvelles reines, provoquant le départ de l'ancienne.
1.2. Des abeilles chevronnées pour butiner et récolter
L'abeille ouvrière se met à butiner à partir du 21e jour environ après sa naissance. C'est le dernier métier qu'elle exerce. C'est elle que l'on peut voir, du printemps à l'automne, voleter de fleur en fleur, avant de trouver la mort, le plus souvent dans quelque toile d'araignée ou dans le bec d'un oiseau. En attendant, elle se nourrit, à raison de 0,5 mg par kilomètre, du miel dont elle a fait provision avant de quitter la ruche. Dans sa vie, chaque abeille ne visite qu'une seule espèce de fleur et ne rapporte au nid qu'un seul type de butin : le nectar, le pollen, la propolis ou l'eau dont la colonie a besoin. L'eau sert à diluer le miel et à refroidir le nid par évaporation. Les larves en absorbent aussi une grande quantité.
Le nectar est aspiré
Sécrété par les fleurs au moyen de petites glandes appelées nectaires, le nectar est une solution sucrée qui contient des minéraux et des substances odorantes. L'abeille le prélève en s'introduisant dans la fleur et en l'aspirant au moyen de sa trompe, un organe de 6,5 mm, que prolonge une langue minuscule (2 mm). Elle le met ensuite dans son jabot, sorte de poche pouvant contenir jusqu'à 75 mg de la précieuse substance. Pour remplir ce sac, une abeille qui récolte, par exemple, le nectar du trèfle doit visiter entre 1 000 et 1 500 fleurs. Elle y ajoute des produits qui hydrolysent les sucres pendant le vol de retour : c'est le début de la fabrication du miel. Une fois au nid, la butineuse transmet son butin à une ouvrière magasinière. Un litre de nectar représente un nombre de voyages qui peut varier de 20 000 à 100 000.
Danse des abeilles
D'autres butineuses sont spécialisées dans la récolte du pollen. Il se compose de milliers de grains microscopiques que produisent les étamines. Sorte de spermatozoïdes de la fleur, ces grains sont prêts à être déposés sur le pistil – ou élément femelle – d'une autre fleur, afin d'assurer la reproduction de l'espèce. Les grains de pollen constituent un aliment indispensable pour les jeunes abeilles. Pour récolter cette poudre, l'abeille butineuse déchire les étamines à l'aide de ses mandibules et forme une boulette en humectant les grains avec le miel dont elle a fait provision dans son jabot avant de sortir du nid. Pendant le vol, elle s'aide du peigne de ses pattes postérieures pour faire passer la boulette de pollen dans les corbeilles situées dans la partie supérieure de celles-ci. Elle récupère également le pollen sur son corps à l'aide de ses 6 pattes. Tout cela se fait à une vitesse telle que l'opération n'est pas visible à l'œil nu. Lorsque les corbeilles sont très pleines, elles ressemblent à de petits sacs accrochés aux pattes de la butineuse, qui transporte ainsi jusqu'à 50 mg de pollen, un poids énorme comparé au sien – environ 82 mg...
D'autres abeilles butineuses récoltent la propolis. Cette substance qui recouvre les bourgeons de certains arbres – peupliers, saules, marronniers... –, mêlée à des sécrétions salivaires et à du pollen, sert d'enduit pour boucher les fissures, réparer les rayons, et embaumer les ennemis tués.
Danse des abeilles
Lorsqu'elle découvre une nouvelle source de récolte, la butineuse rentre au nid et exécute, sur les rayons, une danse, à l'attention des autres butineuses. Quand la source est à moins de 10 m, l'abeille exécute un cercle. Si elle est entre 10 et 40 m, la danse est en forme de faucille ; si elle est plus éloignée, elle est en forme de huit aplati, avec des demi-cercles tantôt à droite, tantôt à gauche. La danse reproduit l'angle formé par la ligne du soleil et celle de la source de nourriture découverte. Cet angle donne la direction. La fréquence des tours et le rythme du frétillement de l'abdomen de l'abeille indiquent aussi le degré de difficulté pour y accéder.
1.3. Plusieurs métiers dans une même vie
Si l'on met à part quelques vols d'essai, le plus souvent en groupe, pour apprendre à situer le nid et à en reconnaître les environs, l'abeille ouvrière passe pratiquement les trois premières semaines de sa vie à l'intérieur. Du 1er au 3e jour après sa naissance, elle nettoie les cellules vides du couvain, afin que la reine puisse pondre à nouveau. À partir du 3e jour, ses glandes mammaires, situées dans la tête, se développent et elle devient nourrice, s'occupant en un premier temps des larves plus âgées, puis des plus jeunes, lorsqu'elle est capable de produire la gelée royale, une matière très nutritive sécrétée par ses glandes hypopharyngiennes et mandibulaires. Par la suite, ces glandes s'atrophient de sorte que l'ouvrière passe à d'autres travaux – enlèvement des gros déchets et des cadavres d'abeilles et surtout stockage du pollen et du nectar dans différentes cellules. Du 12e au 19e jour, c'est la production de la cire et la construction des alvéoles. Enfin, avant de partir pour butiner, la dernière activité de l'abeille est celle de sentinelle. Postée à l'entrée du nid, elle contrôle les animaux qui y pénètrent, et donne l'alerte s'il s'agit d'un étranger.
En cas de perturbations graves au sein de la colonie, l'organisme des ouvrières s'adapte, et celles-ci se remplacent mutuellement. Pendant ses longs moments d'oisiveté, l'abeille reste immobile ou se promène.
La vie en hiver
Contrairement à l'ouvrière née au printemps qui ne vit que 38 jours, celle née entre août et novembre vit tout l'hiver, soit environ 6 mois, dans le nid. La colonie ne comprend alors que 40 000 abeilles, puisqu'il n'y a plus ni couvain ni mâles. L'abeille a constitué dans son corps gras des réserves pour la mauvaise saison. Animal à sang froid, elle meurt sous une température inférieure à 8 °C. Au-dessous de 18 °C, les ouvrières se regroupent en grappe autour de la reine pour se réchauffer. Au centre de ce groupe, la température est maintenue à 35 °C. Les abeilles puisent dans leur réserve de miel pour se nourrir, mais, dans un souci de propreté, elles s'interdisent toute déjection. Dès le 15 janvier, la reine peut se remettre à pondre.
La fabrication du miel
Rentrée au nid le jabot plein de nectar, la butineuse le remet aux magasinières, qui vont alors s'employer à le transformer. Le nectar est d'abord ingéré et, pendant 20 minutes, passe du jabot à la bouche et de la bouche au jabot. Sous l'influence d'une sécrétion, l'invertine, le saccharose du nectar se transforme en glucose et en lévulose. Le nectar est ensuite placé dans une cellule que les ouvrières recouvrent d'un bouchon de cire, l'opercule. Là, il finit de se transformer en miel. Celui-ci contient 85 % de sucres, ainsi que des sels minéraux et des vitamines.
1.4. Le vol nuptial conduit le mâle à la mort
Lorsqu'une colonie se retrouve orpheline soit après la mort de la reine, soit après l'essaimage, les ouvrières élèvent de nouvelles reines. Ces jeunes larves femelles, semblables aux ouvrières, ont été pondues dans de plus grandes alvéoles. Les candidates à la succession sont nourries exclusivement de gelée royale.
Une compétition mortelle
Aussitôt née, la première reine se précipite sur ses rivales pour les piquer à mort. Si plusieurs reines naissent en même temps, un combat s'engage jusqu'à ce que la meilleure l'emporte, les vaincues étant vouées à la mort. La maturation sexuelle de l'abeille victorieuse s'achève au 6e jour. Les ouvrières la nourrissent, mais sont agressives envers elle pour la pousser à prendre son vol nuptial. Celui-ci a lieu le plus souvent par un bel après-midi sans vent. La température doit être au minimum de 20 °C. Les mâles de plusieurs colonies, rassemblés dans des lieux déterminés, fixes d'année en année, se dirigent vers tout ce qui ressemble à une jeune reine. Dès que l'une d'elles est repérée, elle est aussitôt prise en chasse par tous les faux-bourdons.
La copulation se déroule en vol, entre 6 et 20 m au-dessus du sol, parfois à plusieurs kilomètres du nid. Et, à chaque vol, la reine s'accouple avec plusieurs partenaires, 5 ou 6. Le mâle saisit la reine, la chevauche, ce qui provoque l'éversion de tout son appareil génital (l'endophallus). Pendant l'étreinte, une partie de son organe génital pénètre dans le sexe de la reine et y reste accroché jusqu'à l'accouplement suivant, à moins qu'à son retour au nid les ouvrières n'en débarrassent leur reine. L'accouplement déchire l'abdomen du mâle, qui meurt. Le sperme reçu par la reine au cours de son vol est, en principe, suffisant pour la vie, mais, en raison de pertes successives, plusieurs vols et accouplements sont nécessaires pour que la spermathèque (réservoir organique situé à l'extrémité de l'abdomen) soit remplie.
La reine se met alors à pondre et dépose un œuf par cellule. Elle choisit le sexe de l'œuf en fonction de la taille des cellules, qu'elle mesure avec ses pattes antérieures, l'alvéole destinée au mâle étant plus grande que celle de la femelle. Elle pond toutes les 40 secondes environ un œuf de 1,5 mm de long et 0,5 mm de diamètre, qui est fécondé – ou non –, lors de son passage par le canal ovarien, par les spermatozoïdes de la spermathèque. Pour avoir une ouvrière, la reine dépose un ovule fécondé. Pour avoir un mâle, elle ne met pas l'ovule en contact avec les spermatozoïdes. La reine est toujours très entourée.
Au 3e jour, l'œuf éclos donne naissance à une larve goulue, à laquelle les ouvrières apportent continuellement de la nourriture, mais qui cesse de s'alimenter pendant ses mues (4 en 6 jours).
Les faux-bourdons en sursis
Les faux-bourdons sont présents dans le nid d'avril à septembre, condamnés à rester inactifs. En effet, ils ne possèdent morphologiquement aucun « instrument » leur permettant d'exercer une fonction au sein de la colonie : ni glande cirière, ni corbeilles, ni peigne à pollen... Nourris par les ouvrières, leur unique fonction semble être de féconder la reine. Le vol nuptial achevé, tous les faux-bourdons qui n'ont pu s'accoupler sont expulsés du nid et meurent de faim ou de froid.
1.5. Milieu naturel et écologie
Réparties sur toute la terre, les quatre espèces du genre Apis ont chacune des habitats différents. Trois d'entre elles nichent en l'air et se trouvent en Asie. Apis dorsata, l'abeille géante de l'Inde, est une habituée des sommets, elle peut vivre jusqu'à 2 000 m d'altitude. On la trouve de l'Asie du Sud-Est jusqu'aux Philippines. Apis florea ne dépasse pas, elle, les 500 m d'altitude, mais elle se répartit de la même façon sur le continent asiatique. Quant à Apis cerana, qu'on appelait autrefois Apis indica, elle peuple une grande partie de l'Asie, et on la trouve aussi en Chine et dans une partie de la Sibérie.
La quatrième espèce, Apis mellifica, l'abeille occidentale, est la plus répandue. Elle vit dans plusieurs pays européens (Espagne, Angleterre, Allemagne, France) où elle est aussi domestiquée, ainsi qu'en Afrique, et, depuis la colonisation, en Amérique, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Elle niche dans des cavités naturelles ou artificielles. Elle s'adapte très bien aussi en montagne.
La pollinisation
Chez les phanérogames (ou plantes supérieures), la fécondation ne peut se produire que si le pollen est transporté par des étamines jusqu'au pistil : c'est la pollinisation. Le transport peut être assuré par le vent pour les plantes anémogames, mais 80 % des végétaux supérieurs sont entomogames, c'est-à-dire qu'ils dépendent des insectes pour la pollinisation. Or, les abeilles domestiques constituent de 65 à 95 % des insectes pollinisateurs. Mais les abeilles solitaires (mégachiles, osmies) sont les plus actives pour la pollinisation. On estime en tout cas que les avantages économiques de la pollinisation par les abeilles sont plus importants que ceux de la seule production de miel.
Prédateurs et profiteurs
Les abeilles sont la proie de nombreux prédateurs, mais aucun d'entre eux n'en consomme assez pour mettre en péril une colonie. Elles sont dévorées par des oiseaux insectivores tels que les hirondelles, les guêpiers et les mésanges. Lorsque l'hiver est rude, le pic-vert troue la ruche ou le nid de son bec puissant et attaque les abeilles qui y restent calfeutrées à l'abri du froid. Parmi les rapaces, la bondrée apivore, qui est protégée par son plumage, ne redoute pas la piqûre des abeilles et détruit les nids pour se nourrir du couvain. Les abeilles sont également piquées et tuées par d'autres insectes, comme le philanthe apivore qui ressemble à une grosse guêpe et presse d'abord l'abdomen de sa victime pour en faire couler le nectar jusqu'à la dernière goutte, avant de donner ensuite la carcasse à sa future larve. Les libellules, qui sont de redoutables carnivores, apprécient aussi les abeilles. Quant aux araignées, elles guettent leur proie avant de s'en nourrir. Le thomise piège les abeilles butineuses dans la corolle des fleurs et l'épeire diamède les saisit dans sa toile.
Certains animaux ne font qu'exploiter le travail de l'abeille en utilisant soit son nid, soit ses produits. Les réserves de miel attirent les guêpes. Un papillon qu'on appelle « teigne des ruches », Galleria mellonella, pond ses œufs sur les rayons. Les chenilles profitent de ce qu'une colonie est faible pour tisser leur toile à partir des rayons de cire. Un petit diptère, appelé « pou des abeilles » (Braula caeca), vit en parasite sur le corps de ses victimes, surtout celui de la reine, et leur fait dégorger de la nourriture. Il est d'autant plus redoutable qu'il propage la nosémose, maladie provoquée par un petit animal unicellulaire, ou l'aspergillose, causée par des champignons qui parasitent l'appareil respiratoire ou l'œil de l'abeille. Chez les mammifères, l'ours est un grand amateur de miel.
2. Zoom sur... l'abeille mellifique
2.1. Abeille mellifique (Apis mellifica)
Insecte invertébré, Apis mellifica possède un squelette externe rigide, mais articulé. Les organes internes baignent dans un liquide qui fait office de sang, l'hémolymphe. Incolore, ce liquide se déplace à l'intérieur du corps, grâce à un appareil dont l'action est comparable à celle d'un cœur, le vaisseau dorsal. Ce vaisseau donne une certaine impulsion à l'hémolymphe qui circule librement (il n'y a pas de vaisseaux pour la véhiculer).
Le corps de l'abeille est une sorte d'atelier en miniature, très perfectionné. Son appareil respiratoire est analogue à celui de tous les insectes. Un système de trachées très ramifiées amène l'air jusqu'à toutes les cellules. Les trachées communiquent avec l'extérieur par 20 stigmates (3 paires sur le thorax et 7 paires sur l'abdomen).
L'appareil digestif est un long tube allant de la bouche à l'anus. Au niveau de la tête se trouve le pharynx, au niveau du thorax l'œsophage, au niveau de l'abdomen le jabot, qui sert de réservoir pour le transport des aliments, puis vient le proventricule. C'est une sorte de valvule qui permet à l'abeille de se nourrir en faisant passer les aliments du jabot dans le ventricule, sans que le contraire soit possible. Enfin, le ventricule, puis l'intestin et la poche rectale terminent l'appareil digestif. Tout au long de cet appareil, les aliments sont digérés sous l'action des sucs. La poche rectale, située au bout de l'abdomen, est d'une capacité telle qu'elle permet à l'abeille de garder ses excréments pendant tout l'hiver.
Les sens de l'abeille sont très développés, en particulier celui de la vision. Grâce à ses cinq yeux et à ses trois ocelles, le champ visuel de l'insecte avoisine 360°, mais son acuité visuelle ne représente que le 80e de celle de l'homme, bien qu'elle soit supérieure à celle de beaucoup d'autres insectes. Fortement astigmate, l'abeille perçoit mieux les objets verticalement qu'horizontalement. Chez l'abeille, l'enchaînement des images se fait à 300 images par seconde, (alors qu'il est de 24 images chez l'homme), de sorte que, pour cet insecte, un film ne serait qu'une suite d'images fixes. En revanche, l'homme ne peut voir les mouvements des abeilles qu'en passant un film au ralenti.
Par ailleurs, les abeilles ne sont pas sensibles aux mêmes teintes que l'homme. Leurs couleurs sont le jaune-orangé (jaune-vert pour l'homme), le bleu-vert (pas de correspondance pour l'homme), le bleu (bleu et violet pour l'homme) et l'ultraviolet, invisible pour l'homme. Si le coquelicot attire les abeilles, ce n'est pas parce qu'il est rouge, mais parce qu'il réfléchit les rayons ultraviolets.
Le goût est très aiguisé chez l'abeille qui distingue le sucré, l'acide, l'amer et le salé. Il est lié à différents endroits du corps. On distingue le goût oral, localisé dans la cavité buccale, le goût tarsal dans les tarses, à l'extrémité des pattes, et le goût antennaire dans les huit dernières articulations de l'antenne. Mais les sensibilités de l'abeille sont différentes : ainsi, le lactose, qui a un goût sucré pour l'homme, ne l'a pas pour elle. En outre, ses capacités gustatives dépendent de son âge et de son état physiologique, de sa nutrition en particulier. Ainsi, lorsqu'elle est affamée, elle est plus sensible à de faibles concentrations sucrées qu'elle ne l'est dans des conditions normales.
Les antennes servent à la fois d'oreilles et de nez à l'abeille. Elles sont divisées en trois parties. La dernière, ou flagelle, est la plus longue et comporte 11 articulations porteuses de plaques qu'on appelle sensilles. Certaines d'entre elles servent à la perception des odeurs, d'autres à celle des sons, ou plutôt des vibrations (car on considère que l'abeille est sourde, mais très sensible aux vibrations).
Celles-ci sont perçues par les sensilles dites « trichoïdes » – une seule antenne peut en porter 8 500. Quant aux odeurs, elles sont captées par les plaques poreuses (chez l'ouvrière, leur nombre varie de 3 000 à 6 000, la reine en a 3 000 et les mâles 30 000), ainsi que par les sensilles dites « basiconiques », situées sur les troisième et dixième segments de l'antenne. L'abeille semble capable de discerner une odeur déterminée, même lorsque celle-ci est associée à plusieurs autres, mais elle ne sent le parfum des fleurs que si elle en est relativement proche. En revanche, c'est grâce à son odorat que la sentinelle placée à la porte du nid distingue les membres de sa colonie des intruses appartenant à d'autres communautés, et peut ainsi les chasser. De même, lors de la danse destinée à communiquer aux autres ouvrières des messages sur les sources de nourriture, la danseuse ne peut être vue par ses camarades, puisque la danse a lieu le plus souvent dans l'obscurité du nid. Si le message passe, c'est donc uniquement grâce aux perceptions tactiles, auditives et olfactives des ouvrières.
ABEILLE MELLIFIQUE OU MELLIFÈRE
Nom (genre, espèce) :
Apis mellifica
Famille :
Apidés
Ordre :
Hyménoptères
Classe :
Insectes
Identification :
Tête triangulaire faisant partie du corps ; gros yeux latéraux ; thorax d'où partent 3 paires de pattes et 2 paires d'ailes, abdomen rayé circulairement de noir et de jaune. Aussi appelée abeille domestique
Taille :
Ouvrière : de 14 à 15 mm ; reine : de 18 à 20 mm ; faux-bourdon : 15 mm
Poids :
Ouvrière : 82 mg ; reine : de 250 à 300 mg
Répartition :
Europe, Afrique, Australie
Habitat :
Partout où il y a des plantes mellifères
Régime alimentaire :
Pollen et nectar
Structure sociale :
Vit en colonie de plusieurs milliers d'individus
Maturité sexuelle :
Reine : 6 jours après la naissance ; faux-bourdon : de 5 à 15 jours après la naissance
Longévité :
En moyenne, ouvrière d'été : 38 jours ; ouvrière d'hiver : 6 mois ; reine : de 4 à 5 ans ; faux-bourdon : 22 jours
2.2. Signes particuliers
Ommatidies et ocelles
L'abeille est dotée d'une part de 2 yeux composés de milliers d'yeux simples, les ommatidies, d'autre part de 3 ocelles, yeux simples disposés en triangle au-dessus de la tête. Chaque ommatidie constitue un système optique complet, comportant une cornée transparente qui forme lentille convergente, un cristallin conique et une rétinule composée de 8 cellules sensibles à la lumière. Les ocelles n'ont eux, qu'une lentille biconvexe, un corps vitré et une rétine. Ils mesurent l'intensité lumineuse et fonctionnent surtout comme des cellules photoélectriques. L'abeille s'en sert aussi pour voir de très près. Grâce aux ocelles, elle perçoit le jour et la nuit, les passages nuageux et les éclaircies.
Peigne et brosse à pollen
Les pattes arrière de l'abeille présentent, au niveau de la 3e articulation, de minuscules outils, chefs-d'œuvre d'ingéniosité, qui servent à la récolte de la précieuse poudre. Tandis que le pollen a été entassé sur un petit axe situé au fond de la corbeille, le peigne aux poils rigides, au niveau de l'articulation, et la brosse aux poils plus souples, sur la face interne, retiennent et ratissent le pollen, pour le tasser en pelote.
Trompe
Dans cet organe de 6,5 mm coulisse une langue de 2 mm, sorte de cuillère effilée que l'abeille fait pénétrer jusqu'au fond de la fleur pour y aspirer à petites lampées le nectar.
3. Les autres espèces d'abeilles
La famille des apoïdés regroupe ce que l'on appelle les abeilles des zoologistes. Elle représente 20 % des insectes hyménoptères, c'est-à-dire des insectes qui subissent des métamorphoses fréquentes, ont des ailes membraneuses et un appareil buccal capable de broyer et de lécher. Les apoïdés comptent environ 20 000 espèces et se nourrissent de nectar et de pollen. La plupart sont des abeilles solitaires, et certaines entretiennent un début de vie communautaire. Mais aucune ne constitue de colonie aussi organisée que les abeilles de la famille des apidés supérieurs qui sont les seules abeilles dites « sociales ». Il s'agit des genres Apis, Bombus, ou bourdons, Melipona et Trigona.
3.1. Les abeilles sociales
Les apis (Apis)
Les 4 espèces qui composent le genre Apis et dont fait partie Apis mellifica sont des insectes sociaux, qui vivent toujours en colonie. Elles se multiplient par essaimage et sont réparties sur toute la surface du globe. Toutes ces abeilles dansent pour expliquer à leurs congénères les lieux de récolte.
Apis dorsata, Apis florea et Apis cerana ont toutes trois tendance à nicher en plein air et peuplent le continent asiatique. Apis dorsata est l'abeille géante de l'Inde. Cette espèce est très agressive, et la piqûre de son aiguillon très redoutée. Elle accroche son nid sur de grosses branches. Ce nid est, en fait, un seul et même rayon de 0,75 à 1 m environ.
Apis florea, ou abeille « naine », est moitié moins grande qu'Apis mellifica. Sa robe est multicolore. Son nid est, lui aussi, constitué d'un seul rayon, mais plus petit : 8 cm sur 12 cm.
Apis cerana, ou abeille des Indes, est la plus proche d'Apis mellifica.
Les bourdons (Bombus)
Insectes velus et noirs à bandes jaunes ou rouges, ils vivent pour la plupart en Europe et en Amérique du Nord. Ils se nourrissent de nectar et de pollen. À l'automne, la colonie disparaît et les femelles fécondées passent l'hiver dans une cache naturelle pendant une période qui peut durer de 6 à 8 mois. Au printemps, les « fondatrices » (c'est le nom qu'on donne aux femelles, dont le nid est construit dans le sol) se mettent à pondre pour créer une nouvelle colonie. Plus l'été est court, et plus la vie de la colonie est brève. Inversement, dans les régions chaudes, les colonies sont quasiment permanentes et ne cessent de pondre que pendant la saison sèche. En France, on compte 25 espèces de Bombus, les plus communes étant le bourdon des prés (Bombus pratorum), le bourdon des jardins (Bombus hortorum), le bourdon des champs (Bombus agrorum), le bourdon des pierres (Bombus lapidarius) et le bourdon terrestre (Bombus terrestris). Tous ces insectes jouent un rôle important pour la pollinisation. Ils sont en outre dotés d'un dard, dont ils ne se servent qu'assez rarement.
Les mélipones et les trigones (Melipona et Trigona)
Ces deux derniers genres, de la famille des apidés supérieurs, sont proches parents. Mélipones et trigones vivent dans les régions tropicales, en particulier au Mexique, aux Antilles et surtout au Brésil. La plupart de ces abeilles sont plus petites qu'Apis mellifica. Plutôt grêle, leur abdomen est plus court chez certaines espèces. Quelques trigones ne dépassent pas les 4 ou 5 mm. L'une des mélipones, Melipona scutellaris, qui atteint presque la taille de l'abeille mellifique, est particulièrement jolie.
L'organisation des mélipones est plus proche de celle des abeilles domestiques que de celle des bourdons. Ces insectes font leur nid dans le creux des arbres et des rochers. Ils en surveillent d'autant mieux l'entrée que celle-ci est précédée d'un long couloir. Quelques individus nichent dans le sol, comme les bourdons, et y cohabitent parfois avec les termites. Chez ces espèces, la cellule natale reçoit d'abord de la nourriture avant de recevoir l'œuf.
3.2. Les abeilles solitaires
Les abeilles des autres familles sont solitaires. Chez celles-ci, le nid construit sans l'aide d'ouvrières est composé d'une dizaine de cellules destinées à la ponte. Dans chacune d'elles, l'abeille place un peu de nourriture et pond un œuf. La future larve dispose ainsi de réserves alimentaires pour sa croissance, tandis que la femelle meurt avant que l'œuf soit éclos.
La plus solitaire de toutes les abeilles est la mégachile femelle, dite « coupeuse de feuilles », parce qu'elle creuse dans du bois en pleine décomposition des galeries qu'elle garnit de feuilles coupées et modelées en forme de dé à coudre. Ces feuilles serviront de berceaux aux nouveau-nés. La famille des mégachilidés, à laquelle appartient la mégachile, comprend aussi des abeilles maçonnes et est répandue un peu partout dans le monde.
Les collétidés – insectes peu évolués qui possèdent une langue courte et sont surtout nombreux dans l'hémisphère Sud – et les andrénidés qui vivent dans l'hémisphère Nord sont aussi des familles d'abeilles solitaires, comme celles, moins répandues, des mellitidés, des oxaéidés et des fidéliidés, petites familles sans nom vernaculaire.
Bien que considérés comme solitaires, les halictes (famille des halictidés), surnommés par les Anglais « abeilles de la sueur », sont proches des bourdons. On trouve, chez ces insectes, les premières ébauches d'une vie en société. La femelle fondatrice a une durée de vie analogue à celle de l'abeille mellifique et reste fidèle à son lieu de ponte toute son existence. Année après année, le nombre cumulé de ses enfants forme une sorte de colonie, et l'on assiste à une certaine répartition des tâches (ravitaillement, construction, soins aux jeunes) semblable à celle qui existe pour Apis mellifica. Toutefois, il n'y a pas, entre ouvrières, reine et mâles, de différences morphologiques marquées.
4. Origine et évolution des abeilles
Parmi les 6 familles des apoïdés, ou insectes qui se nourrissent de pollen et de nectar, celle des apidés regroupe toutes les abeilles, les solitaires et les « sociales », comme les abeilles du genre Apis, auquel appartient l'abeille mellifère ou mellifique, et celles de genres moins connus : Melipona, Trigona et Bombus, ou bourdons. Ainsi, pour les zoologistes, les bourdons, mâles et femelles, sont des abeilles. Il ne faut pas les confondre avec les faux-bourdons, qui sont les mâles chez les abeilles du genre Apis.
Comme l'explique le biologiste autrichien Karl von Frisch dans son livre Vie et Mœurs des abeilles, les ancêtres des abeilles sont probablement des insectes solitaires et prédateurs, telles les guêpes maçonnes. On ne sait pas exactement comment ou quand leur vie sociale a débuté.
Vers le milieu du crétacé, il y a 100 millions d'années, les plantes se sont répandues sur toute la terre. C'est à cette époque que s'est faite la différenciation entre les guêpes et les abeilles. Des abeilles fossiles ayant de nombreux points communs avec les formes actuelles d'Apis ont été trouvées en plusieurs endroits.
La première découverte a eu lieu dans les pays Baltes, où fut repéré un insecte emprisonné dans des morceaux d'ambre (résine fossile d'origine végétale), qui datait de l'éocène supérieur (– 70 millions d'années environ). Il devait avoir vécu en groupe, car, dans le même morceau d'ambre, étaient fossilisés à côté de lui cinq autres individus. On a donné à ces ancêtres d'Apis mellifica le nom d'Electreapis, ou abeille de l'ambre.
Certaines abeilles datant du miocène, inférieur et supérieur (entre – 25 et – 7 millions d'années), ont été découvertes en Allemagne occidentale, dans les schistes de Rott ; d'autres, retrouvées en France, dans le bassin aquitain, datent de l'oligocène (entre – 37 et – 25 millions d'années). Toutes ces abeilles fossiles étaient assez bien conservées.
Traditionnellement, le genre Apis, originaire d'Asie, ne comporte que 4 espèces, vivant toutes en société. Outre Apis mellifica, il y a Apis dorsata, l'abeille géante de l'Inde, Apis florea et Apis cerana, vivant en Inde elles aussi. On distingue, en outre, différentes races ou sous-espèces de Apis mellifica, appelées abeilles domestiques, parce qu'elles ont été « apprivoisées » par l'homme, qui en prend soin. L'une d'elles est l'abeille noire de France, ou Apis mellifica mellifica.
5. Les abeilles et l'homme
Précieuses auxiliaires de l'homme, qui en prend soin et exploite leurs produits depuis des millénaires, les abeilles ont aussi une place importante dans l'imaginaire des peuples, où elles sont, tour à tour, messagères des dieux ou symbole d'inspiration poétique.
5.1. Des insectes sacrés qui auraient nourri les dieux et les prêtres
Pour les Égyptiens de l'Antiquité, elles étaient nées des larmes de Rê, le dieu solaire qui les avait répandues sur la Terre, tandis que le prophète Mahomet déclare dans le Coran que « ce sont des insectes sacrés ». En Grèce, Melissa (qui signifie abeille) est une femme d'une incomparable beauté. Fille de Melissée, roi de Crète, elle aurait nourri Zeus de lait de chèvre et de miel, ce qui a laissé imaginer qu'elle aurait été transformée en abeille.
Tiré du miel, l'hydromel est, pour les Celtes comme pour les Égyptiens et les Grecs, la liqueur de l'immortalité. Et, représentées sur les tombeaux, les abeilles annoncent la survie après la mort : ne disparaissent-elles pas pendant les mois d'hiver pour ressusciter, en quelque sorte, vers le printemps ? Le monde chrétien est, lui aussi, frappé par les merveilles accomplies par cet insecte, véritable incarnation de l'âme, qui distille le suc des fleurs, comme l'âme rassemble le suc des fleurs de la réalité. Les chrétiens du Moyen Âge voient également dans le dard de l'abeille le symbole de l'exercice de la justice.
En dehors même de toute référence religieuse, l'abeille symbolise le souffle ou le feu de l'inspiration, oratoire, poétique ou philosophique. Une légende de l'Antiquité veut que, dans leur berceau, Pindare et Platon aient eu leurs lèvres effleurées par ces insectes.
5.2. Pour domestiquer les abeilles, les hommes ont construit les ruches
Avant la découverte du sucre de canne et de betterave, le miel a longtemps été pour l'homme l'unique source de sucre. D'où l'attention portée autrefois à ce produit qui ne servait pas seulement d'aliment : 2 000 ans avant J.-C., en Assyrie, les corps des morts célèbres étaient vernis à la cire, puis embaumés dans le miel, une coutume qui s'est perpétuée en Grèce pendant vingt siècles. De nos jours, c'est le service rendu à l'homme par la fécondation des fleurs qui passe au premier plan. Toutefois, la pollinisation des fleurs était déjà connue 5 000 ans avant J.-C., en pays Sumer.
Très tôt, pour éviter que la chasse au miel ne détruise ou ne perturbe les colonies, l'apiculteur a créé la ruche. La forme de ces nids artificiels a beaucoup évolué, des temps préhistoriques jusqu'à nos jours, sans que l'évolution, fruit de ressources locales et de l'ingéniosité humaine, ait été linéaire. Il fallait apporter une solution au problème posé par la préservation du couvain et des colonies. En effet, pour récolter le miel, l'apiculteur était autrefois obligé de détruire la ruche après avoir asphyxié les abeilles.
Au départ, on s'est contenté d'imiter les cavités naturelles recherchées par les abeilles, en récupérant les troncs creux qui avaient parfois déjà logé une colonie. Très primitives, ces premières « ruches-troncs » qui ont donné une variante, la « ruche-écorce », datent de la préhistoire, mais on en trouvait encore en France, au xive et au xve siècle. Puis sont apparues les caisses à planches verticales. L'adoption d'une croix de bois offrant une charpente aux abeilles pour l'aménagement des rayons a représenté une étape très importante. Dans certains cas, des baguettes remplacent les planches. Il s'agit sans doute d'une invention de peuples nomades, en quête d'un matériel léger, aisément transportable. L'armature des ruches est alors recouverte d'une protection étanche et isolante, confectionnée le plus souvent avec de la bouse de vache. En France, certains utilisent encore ces nids de forme conique. Dans les régions de culture céréalière, les apiculteurs sont passés rapidement des baguettes à la paille, notamment à la paille de seigle.
Puis les ruches à rayons fixes apparaissent. Composées de sortes de cubes empilés, elles comportent une calotte placée au-dessus du nid et communiquant avec lui. Celle-ci constitue un magasin supplémentaire, ce qui laisse plus de place pour le couvain et les réserves de miel dans le corps principal de la ruche.
L'apiculteur y récolte le miel sans porter préjudice au couvain. L'origine de telles ruches remonte au xiiie siècle en Italie, au xviie siècle en Angleterre.
La dernière étape de l'évolution est la ruche dite « à cadres mobiles » : elle est composée de pièces de forme variable (ronde, triangulaire, carrée), que l'apiculteur peut à sa guise déplacer et manipuler sans gêner toute l'activité du nid, tandis que les abeilles voient leur travail considérablement allégé, puisqu'elles n'ont qu'à compléter des alvéoles préconstruites...
Inventé en 1844 par un Français, M. Debeauvoys, et perfectionné sept ans plus tard par l'Américain Langstroth, ce type de ruche a fait considérablement progresser l'apiculture en la rendant plus précise. Pourtant, il a eu de nombreux détracteurs.
Au xixe siècle, les « fixistes », nom donné aux apiculteurs qui utilisent les ruches à rayons fixes, se sont opposés aux « mobilistes », les défenseurs des ruches à cadres mobiles. Aujourd'hui encore, le débat n'est pas clos, si l'on en juge par l'ouvrage d'un spécialiste, Alain Caillas. Le Rucher de rapport, paru dans les années 1950, comporte toute une partie où le fixisme est passé en revue et critiqué par l'auteur.
5.3. La lutte contre les maladies parasitaires et les autres menaces
Le travail d'entretien d'une ruche implique aussi la lutte contre de nombreuses maladies. Les plus graves sont l'acariose, la vaorrase, la nosémose et la loque américaine. Cette dernière est due à un microbe et attaque le couvain à tous les stades de son développement. Un autre microbe est à l'origine de la nosémose qui s'en prend aux voies digestives. L'acariose, qui touche les trachées de l'abeille et entraîne la mort par asphyxie, est une maladie parasitaire. C'est le cas également de la vaorrase, véritable fléau dont sont actuellement victimes, partout dans le monde, des colonies entières détruites en quelques années – entre trois et cinq ans.
Le responsable en est le vaorra, qui suce le sang des insectes. Il a été découvert à Java, en 1904, par Edward Jacobson. À l'époque, ce parasite vivait sur Apis cerana, mais ne mettait pas en péril la vie de ses colonies. Soixante ans plus tard, le vaorra est détecté sur Apis mellifica qui a dû s'y exposer en pillant des colonies de Apis cerana. La maladie se propage à une vitesse extraordinaire dans le monde entier – des îles de la Sonde en Asie, jusqu'en France. Le 1er novembre 1965, elle faisait son apparition au nord de l'Alsace et, un an après, au sud, dans la région du Var. L'agent de cette propagation est la femelle du parasite qui, après s'être accouplée, s'introduit dans le nid, sur une abeille, et commence à infecter le couvain. Les larves du vaorra se développent sur la larve d'abeille, entraînant des malformations. Puis elles se nourrissent de l'hémolymphe des abeilles adultes, qu'elles épuisent et infectent.
Les traitements élaborés pour détruire ce parasite sont d'ordre chimique et n'ont été efficaces qu'à 70 %. De plus, ils ne sont pas sans risque pour le miel qu'ils polluent et peuvent perturber le fonctionnement de la colonie. C'est pourquoi les recherches du Centre national de la recherche scientifique (C.N.R.S.) et de l'Institut national pour la recherche agronomique (I.N.R.A.) font appel à la biologie pour trouver d'autres remèdes. L'objectif est d'attirer et de piéger les parasites à l'entréede la ruche avant qu'ils n'y pénètrent, et d'utiliser certaines substances pour les neutraliser.
Par ailleurs, outre les parasites et les virus, d'autres menaces pèsent sur les abeilles : ainsi, la raréfaction des plantes qui leur fournissent nectar et pollen (liée à la monoculture et l'utilisation d'herbicides) et les épandages de pesticides sont parmi les facteurs qui contribuent à réduire les populations de pollinisateurs. D'où les recommandations adoptées par la FAO en 1996, l'interdiction, en France, du Gaucho et du Régent sur certaines cultures entre 1999 et 2006 ainsi que la prise en compte du rôle des abeilles dans la préservation de la biodiversité comme dans le programme ALARM (pour « Assessing Large scale environmental Risks for biodiversity with tested Methods ») lancé en 2004 sur 5 ans à l'échelle européenne et confié à 80 organismes de recherche afin d'évaluer les risques encourus par la biodiversité terrestre et aquatique et l'impact économique de son éventuel déclin.
5.4. L'apiculture et ses vertus thérapeutiques
Les produits de la ruche ont de nombreux pouvoirs thérapeutiques qui ont été connus dès les premiers temps, puisque, dans l'Égypte ancienne, ils entraient dans la fabrication des onguents.
Aisément assimilé par l'organisme, le miel est riche en calories (300 Cal pour 100 g). C'est un produit énergétique très apprécié des sportifs. Il agit également comme laxatif, sédatif, et donne de l'appétit. Il est généralement absorbé par voie buccale. Aux États-Unis et en Allemagne, il peut aussi être injecté.
Les miels unifloraux ont des qualités qui sont liées à leur provenance. Ainsi, le miel d'eucalyptus est utilisé en cas de maladies respiratoires ; celui de l'origan et de la sarriette soigne les rhumatismes et la goutte, et le miel de ronce, les maux de gorge.
Adoptée surtout en dermatologie, la cire améliore la consistance des pommades. Quant à la propolis, elle est précieuse pour les vétérinaires comme anesthésique local, par exemple, ou pour cicatriser une plaie et lutter contre les hémorragies ; elle est exploitée en médecine comme fongicide et comme antibiotique.
Le venin de l'abeille a longtemps servi de base à certains traitements des rhumatismes. D'éminents savants grecs et latins, comme Celse, Galien ou Hippocrate y font allusion dans leurs ouvrages. De tels traitements existent aujourd'hui encore.
Enfin, les thérapeutes apprécient naturellement le pollen et la gelée royale. De par sa constitution (protides, glucides, quelques lipides, vitamines, matières minérales, oligo-éléments), le pollen, que les apiculteurs recueillent en posant une grille à l'entrée de la ruche – obligeant ainsi les butineuses à se débarrasser de leur fardeau – est essentiellement un fortifiant. Il favorise la croissance et agit comme régulateur sur les fonctions intestinales. Comme le miel, il peut être unifloral, avec des propriétés liées à son origine.
Composée d'eau, de protides, de quelques lipides, de substances minérales, d'oligo-éléments et de vitamines, la gelée royale – dont la récolte est difficile – est un produit riche pouvant servir d'antibiotique. C'est un remède efficace contre la fatigue et pour retrouver l'appétit (on conseille de le donner aux bébés).
5.5. Les chasseurs de miel
Au pays des Gurungs, sur les contreforts sud de l'Himalaya, les techniques de récolte du miel de Mani Lâl, Népalais de 63 ans, remontent aux origines de l'apiculture. Accompagné de toute une équipe, il se rendait d'abord près d'une falaise vertigineuse après avoir traversé la jungle, pieds nus. Là, au cours d'une cérémonie rituelle, il offrait des présents à Pholo, divinité locale, et lisait les présages dans les poumons d'un coq. Puis, il descendait jusqu'au nid d'abeilles, suspendu à une échelle de grosse corde en fibres de bambou. Le nid, construit à même le rocher, mesurait 1,60 m de large sur 1,30 m de haut. Le chasseur ne portait qu'une cape de laine feutrée qu'il rabattait par-dessus sa tête pour se protéger, et 2 perches de bambou pour détacher le couvain. Ses compagnons lui faisait descendre un panier tapissé de cuir qu'il plaçait au-dessous du nid. Mani Lâl éventrait les alvéoles d'où le miel et la cire coulaient en abondance. Puis, toujours accroché à sa corde, il devait maîtriser la remontée du panier chargé d'une vingtaine de litres de liquide, qui risquait en le percutant de le déséquilibrer.
5.6. La découverte du langage dansé des abeilles
La découverte de la danse de l'abeille et celle de son langage ont, au début du xxe siècle, fait progresser la compréhension des insectes et celle de tout le monde animal. Dans ses Mémoires, le biologiste autrichien Karl von Frisch décrit les premières observations qui furent à l'origine de cette découverte. Il s'était fait prêter une boîte spéciale, munie de deux fenêtres de verre, qui lui permettait d'observer des deux côtés le mouvement des abeilles sur leur rayon de miel : « J'en attirai quelques-unes, raconte-t-il, jusqu'à une coupelle d'eau sucrée et les marquai d'un point de peinture à l'huile rouge ; après quoi, j'interrompis l'apport de nourriture. Quand tout fut redevenu tranquille près de la coupelle, je la remplis de nouveau et j'observai le retour à la ruche d'une abeille qui était venue en éclaireuse et avait bu à la coupelle. Je n'en crus pas mes yeux ! L'abeille se mit à danser en rond, entourée des abeilles marquées qui témoignèrent d'une grande excitation, et provoqua leur envol vers la coupelle pleine. » (Mémoires, 1973).
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FLORENCE |
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Florence
en italien Firenze
Ville d'Italie, capitale de la Toscane et chef-lieu de province.
Population : 355 342 hab. (recensement de 2011)
Nom des habitants : Florentins
GÉOGRAPHIE
La capitale toscane est située dans la partie orientale d'une vaste plaine à fond plat (50 m d'altitude), appelée bassin de Florence. Il s'agit d'un bassin d'effondrement qui était occupé par un lac au pliocène et dont les limites sont l'Appenin au nord et à l'est, les collines de la zone du Chianti au sud, l'arête rectiligne du Monte Albano au sud-ouest. Il est traversé obliquement, d'ouest en est, par l'Arno. C'est sur les rives de ce petit fleuve (aux crues parfois catastrophiques, comme en 1966).
La situation est donc très bonne grâce à la fertilité des sols et surtout à la position de confluence de nombre de voies de communication. Florence se trouve sur le tracé de la voie ferrée Milan-Rome (« la direttissima ») et sur celui de l'autoroute du Soleil et est donc un point de passage obligé entre les deux plus grands pôles urbains de l'Italie.
La ville se divise en deux parties inégales. Sur la rive gauche de l'Arno, les collines de Belvedere et Bellosguardo limitent l'extension urbaine. Après un liseré de faubourgs le long de la rive, des jardins et des villas parsèment ces hauteurs opportunément parcourues par des routes panoramiques. Sur la rive droite, au contraire, la ville s'étale dans la plaine.
Le cœur de la cité, où se trouvent les richesses architecturales de la Renaissance (Dôme, Palazzo Vecchio, etc.), correspond à un vieux noyau, romain d'abord, médiéval ensuite, que le tracé des rues montre encore. Des zones de résidence ancienne l'entourent jusqu'à un anneau de boulevards issu de la suppression d'une enceinte du xiie s. L'essor moderne date de l'unité italienne, surtout de 1865 à 1871, Florence étant alors capitale du royaume. Aujourd'hui, la ville atteint les collines septentrionales couvertes d'oliviers et aligne vers Prato des faubourgs industriels. Car, si la fonction touristique est très importante, elle n'a pas enfermé Florence dans un statut de ville-musée. L'artisanat est vivace (meuble, habillement, cuir, joaillerie), et l'industrie est présente (mécanique). Quant aux activités tertiaires autres que le tourisme, leur développement démontre le rôle régional de la ville : commerce, administration, université (avec une bibliothèque nationale), édition (un quotidien régional, La Nazione), archevêché. Un tramway a été mis en service en 2010. Florence déborde sur les communes alentour, dans tout le bassin (ses voisines immédiates sont Prato et Pistoia). Mais il y a des limites à son rayonnement, et elle n'a pu s'ériger au rang de centre de décision économique de niveau national.
Le centre historique de Florence est classé au patrimoine mondial de l'Unesco depuis 1982.
L'HISTOIRE DE FLORENCE
Les origines antiques
Le site est peuplé du xe au viiie s. avant J.-C. par des Indo-Européens, les Italiotes. Abandonné du vie au iie s. avant J.-C. par les Étrusques, qui s'établissent à Faesulae (Fiesole), il est réoccupé par une agglomération que détruit Sulla à l'issue de la révolte de 82 avant J.-C. Peu après, les vétérans de César y fondent au confluent de l'Arno et du Mugnone, sans doute au printemps de 59 avant J.-C., au temps des ludi Florales, une colonie qui leur doit son nom : Florentia, la « florissante ». Tout entière située sur la rive droite, la colonie romaine est construite sur le modèle d'un castrum militaire ceint de deux kilomètres de murailles précédées de fossés.
De plan presque carré, la ville, d'une superficie de 20 ha, est d'ailleurs parfaitement orientée, car elle est dotée d'un decumanus est-ouest et d'un cardo maximus nord-sud qui, par-delà la porte du Midi, se prolonge jusqu'à un pont situé à quelques mètres de l'actuel Ponte Vecchio, mais qui ne devient permanent qu'au ier s. après J.-C. Au croisement à angle droit de ces deux axes s'élargit le forum (actuelle piazza della Republica).
Carrefour routier important, accessible depuis la mer par voie d'eau, Florence accueille alors avec faveur, sans doute par le relais de Pise, les commerçants orientaux et leurs produits, leurs idées et leurs religions (culte d'Isis au ier s. après J.-C. : christianisme au iie s. après J.-C.). La ville enrichie, débordant hors de son enceinte, comprend sans doute à la fin du iie s. après J.-C., environ 10 000 habitants.
Le temps des crises (iiie-viiie s.)
Cette prospérité se trouve rapidement ébranlée par la crise religieuse du iiie s., qui repousse jusqu'au début du ive s. la désignation du premier évêque connu de la ville, Félix, et jusqu'en 393 la consécration par saint Ambroise de la première cathédrale : San Lorenzo, sise hors les murs. En partie détruite en 552 par l'Ostrogoth Totila, qui a submergé l'enceinte byzantine édifiée en 541-544, la ville est annexée par les Lombards après 570 et dotée par eux, après leur conversion au viie s., de deux sanctuaires, l'un dédié à saint Michel, patron des occupants, l'autre à saint Jean-Baptiste. Mais éclipsée économiquement par Pise et administrativement par Lucques, Florence décline jusqu'au viiie s.
Le temps de l'émancipation (ixe-xiie s.)
Capitale du comté et de l'évêché carolingiens de Florence, la ville ne revit qu'au ixe s., lorsque Lothaire Ier en fait le centre d'un nouveau comté de Florence. Ce contado s'étend de la crête de l'Apennin jusqu'aux abords immédiats de Sienne et est de ce fait le plus vaste de toute la Toscane ; il reste dans la main du marquis de Toscane, qui se fait représenter dans son chef-lieu par un vicomte. Bénéficiant d'un important apport humain de contadini, fuyant les invasions hongroises au xe s., Florence doit être alors pourvue d'une troisième enceinte, englobant le faubourg, qui se développe au sud de l'Arno. Aussi le marquis Hugues (Ugo) décide-t-il d'y transférer sa résidence, jusque-là fixée à Lucques. Capitale administrative de la Toscane. Florence en devient le principal centre religieux et artistique. Le marquisat de Toscane relève du royaume d’Italie, qui appartient lui-même à l’Empire romain germanique.
Archevêque de cette ville de 1046 à 1059, le futur Nicolas II y accueille le concile réformateur de 1055, que préside le pape Victor II. L'effort de réformation est interrompu par l'épiscopat d'un Lombard simoniaque, Pietro Mezzabarba (1061-1069), mais il reprend sous la direction de Mathilde, fille de Béatrice de Toscane et épouse de Godefroi le Bossu. Restée seule marquise de Toscane en 1076, celle-ci apporte son soutien au pape Grégoire VII (1073-1085), dont elle favorise la réconciliation avec l'empereur Henri IV dans son château de Canossa en 1077. Le souverain allemand, qui ne lui pardonne pas son humiliation, la dépose solennellement en 1081, la contraignant à se réfugier dans le palais qu'elle possède hors des murs de Florence. La ville résiste d'ailleurs victorieusement à Henri IV, qui l'assiège en juillet 1082.
Ainsi, le peuple de Florence, qui a imposé la réforme de l'Église, affirme sa puissance au sein de la communauté urbaine.
Les ministeriales et les agents de l'évêque, du vicomte ou des établissements religieux forment la couche supérieure de ce peuple au sein duquel se constitue une bourgeoisie urbaine qui crée hors les murs le borgo (faubourg) Santi Apostoli, cité en 1075, et le borgo Foris Portam Santi Petri Majoris, connu dès 1090. La mort du dernier comte Cadolingi en 1113, celle de la comtesse Mathilde en 1115, enfin celle de l'empereur Henri V en 1125 facilitent l'émancipation de cette bourgeoisie, qui s'empare de Fiesole en 1125 et contraint les nobles à venir résider au moins trois mois dans la ville, où ils érigent des palais surmontés de tours de défense de plus en plus hautes (premier tiers du xiie s.).
Le temps des institutions : la commune de Florence au xiie s.
La commune de Florence n'est reconnue de facto qu'en 1154 par le légat impérial welf (les welfs [ou guelfes en français], ducs de Bavière, entretiennent une rivalité belliqueuse et constante avec les Hohenstaufen, ducs de Souabe, pour la détention du trône impérial germanique), lorsque celui-ci lui accorde la juridiction civile et criminelle sur le contado, que détient dès lors le tribunal de la commune. Et ce n'est qu'en 1183 qu'elle est reconnue de jure par Frédéric Ier de Hohenstaufen dit Barberousse.
Trois organes assurent alors le gouvernement de la ville : l'Assemblée populaire, ou Parlement, qui se réunit quatre fois par an dans la cathédrale Santa Reparata ; un conseil consultatif et délibérant de 100 à 150 boni homines, apparu au plus tard en 1167 ; enfin, un collège de douze consuls qui se relaient tous les deux mois pour exercer le pouvoir exécutif et qui sont sans doute cooptés annuellement tant parmi les non-nobles que parmi les nobles.
Les uns et les autres se regroupent d'ailleurs indifféremment aussi bien au sein de la société des combattants à cheval (societas militum), assez riches pour s'équiper à leurs frais, qu'au sein de la société des marchands (societas mercatorum), qui pratiquent le commerce lointain ; enrichis, ils assurent l'entretien, à la demande de la commune, de l'église de San Miniato (1180) et du baptistère Saint-Jean (1157), où est conservé le carroccio (char à bœufs) chargé de porter au combat ses emblèmes.
L'enrichissement de ces grands marchands s'explique en grande partie par leur intelligence économique, qui les incite à utiliser l'alun et les produits d’Orient liés à l’art de la teinture pour affiner, teindre et réexporter à haut prix les draps achetés en Flandre et en France dès la fin du xiie s. En réinvestissant au moins partiellement leurs bénéfices en prêts à intérêts de 15 à 25 %, ces marchands donnent à Florence les moyens financiers indispensables pour assurer la liberté de ses communications « en et hors » la Toscane. Profitant de l'affaiblissement relatif de Pise face à la coalition d'intérêts de Lucques et de Gênes, Florence accepte en 1171 d'accorder son aide militaire à la première de ces trois villes, à condition que ses marchandises puissent circuler librement sur mer et ne soient pas frappées, sur son territoire, de taxes supérieures à celles qui pèsent sur son propre commerce. Un tel dynamisme économique accélère les courants migratoires dont bénéficie Florence, qui entreprend entre 1172 et 1175 la construction d'une nouvelle enceinte de 4,5 km, laquelle englobe à la fois les borghi, qui se sont multipliés hors des murs, et l'actif quartier de l'Oltrarno. La ville compte dès lors environ 25 000 habitants (50 000 peut-être en 1200) ; elle est devenue une ville pont d'une superficie de 55 ha répartis non plus entre quatre quartiers, mais entre six sestiers selon un système « sexpartite » aussitôt appliqué au contado.
Le xiiie s., temps de l'expansion
La croissance rapide de Florence, la conjonction d'intérêts entre la petite bourgeoisie immigrée du contado, les artisans, dont les nouveaux métiers se constituent et se regroupent en « arts majeurs ou mineurs » (arts des merciers, des fourreurs, des épiciers, etc.), et certaines grandes familles qui, tels les Uberti, sont écartées du consulat par le système de la cooptation, l'hostilité commerciale de Lucques, qui rétablit le péage sur l'Arno au pont de Fucecchio, l'appui enfin que donnent à ces mécontents les empereurs Frédéric Ier Barberousse et Henri VI, tous ces faits rendent possible le coup de force de 1193.
S'étant fait élire podestat, un Uberti, Gherardo Caponsacchi, abolit le consulat et bannit pour la première fois certaines grandes familles nobles. Le régime consulaire, rétabli en 1196, reconquiert le contado avec l'appui de la ligue des villes toscanes, dans laquelle Florence entre en 1197 et qu'elle dirige dès 1198. Florence occupe alors Fucecchio, où elle fait abolir le péage lucquois ; elle rase Semifonte en 1202 avec le concours de Sienne, à laquelle elle enlève enfin Poggibonsi en 1208.
En partie victorieuse grâce à l'appui du pape Innocent III, la commune accepte au début du xiiie s. d'expulser les hérétiques, renouant ainsi avec la politique de stricte orthodoxie qu'elle a pratiquée au xie s. et à laquelle elle a renoncé au xiie s. en faveur des cathares, alors fort nombreux parmi les ouvriers de la laine. Aussi accueille-t-elle les frères mineurs dès 1218 dans l'hôpital San Gallo et dès 1228 dans l'église de Santa Croce, tandis que les frères prêcheurs s'établissent en 1221 dans l'église de Santa Maria Novella.
Par ailleurs, l'extension territoriale de la commune nécessite l'acquisition de ressources régulières. Elle les obtient en s'appropriant en 1197 le foderum impérial (impôt destiné aux militaires et calculé selon l’importance des récoltes) de 26 deniers par feu levé sur le contado sous forme de taxes diverses, notamment sur les villes conquises, enfin en instituant un impôt direct sur la fortune mobilière selon le système de l'allibramento (levée d'un nombre variable de deniers par livre).
Quant au gouvernement de la ville, qui siège dans le premier palais communal, construit entre 1200 et 1208, il passe en 1207 des mains des consuls à celles d'un podestat étranger. Nommé pour un an, extérieur aux factions urbaines, celui-ci est assisté du conseil étroit, qui se substitue à l'ancien collège des consuls, et du conseil général de 150 membres antérieurement existant et dont font partie les prieurs des arts majeurs.
Bien secondés par une équipe de soldats et surtout de juristes et de notaires issus de la petite noblesse florentine et formés à l'université de Bologne, les podestats assurent près de trente années de paix intérieure à Florence, malgré la querelle familiale qui éclate en 1215 entre les Buondelmonti et les Amidei, querelle qui entraîne la formation de deux partis politiques irréductibles l'un à l'autre : appuyé par le pape, le « parti guelfe » (parte guelfa), auquel appartient la première de ces deux familles, qui soutient l'empereur welf Otton IV de Brunswick ; le « parti gibelin », que constitue la seconde lorsqu'elle se décide à faire appel, pour soutenir sa querelle, à un Waiblingen, l'empereur Frédéric II de Hohenstaufen et qui regroupe donc les soutiens italiens de l’Empire. Mais avant que le conflit ne se généralise, les podestats assurent la prospérité de Florence. La population augmente, l'Oltrarno doit être uni à l'ancienne ville par deux nouveaux ponts : le Ponte Nuovo (aujourd'hui Ponte alla Carraia) en 1218, en aval, et le Ponte alle Grazie en 1237, en amont du Ponte dès lors appelé « Vecchio ». Surtout, l'activité économique connaît un essor rapide qui entraîne la naissance de nouveaux arts spécialisés et l'accroissement du domaine commercial de l'Arte di Calimala, dont les ateliers affinent les plus beaux draps de laine de l'Occident, ceux qui font la renommée mondiale de Florence.
La puissance acquise entre 1207 et 1220 permet à la ville de résister victorieusement à la coalition que noue contre elle Frédéric II en 1220. Victorieuse de Pise en 1222, maîtresse de Fiesole, elle impose en 1228 son hégémonie à Pistoia et, après une longue guerre (1229-1235), elle contraint Sienne à composer. À la même époque, elle ose frapper, sans autorisation impériale, une monnaie d'argent : le florin qui vaut douze deniers pisans et qui lui assure la prépondérance monétaire en Italie centrale.
Malheureusement, à partir de 1237, la lutte qui oppose le pape à Frédéric II amène l'un et l'autre à exploiter les querelles familiales des Florentins pour se constituer chacun un parti en Toscane. Pour conserver le pouvoir, les gibelins recherchent alors l'appui des arts du commerce et des artisans, qu'ils constituent en 1244 en une organisation autonome : le (premier) popolo, (peuple) dirigé par deux capitaines qui participent dès lors au gouvernement de la ville aux côtés du podestat. Les maladresses de Frédéric II et de son bâtard, Frédéric d'Antioche, qui supprime cette organisation en 1246-1247, celles du parti guelfe, qui bat les Allemands mais massacre de nombreux citadins enrôlés malgré eux par ces derniers, provoquent la révolte de la bourgeoisie florentine, qui instaure en octobre 1250 le régime dit « du premier peuple » (1250-1260) [en fait le second].
Dirigé par un étranger, le capitaine du peuple (le premier est un Lucquois, Uberto Rossi), assisté d'un conseil de douze anciens, élus par les compagnies à raison de deux par sestier, et d'un conseil de vingt-quatre membres où siègent les consuls des arts, disposant, par ailleurs, de vingt compagnies possédant chacune sa bannière et son gonfalonier, le « premier peuple » impose aussi ses lois aux conseils du podestat, qui doivent seulement les ratifier. Il abolit la societas militum, abaisse toutes les tours à une hauteur de 29 m, chasse les gibelins de Florence en 1251, édifie en 1254 son palais, le Bargello, réorganise l'armée, assujettit de nouveau les villes toscanes et fait frapper en 1252 le florin d'or de 3,54 g à 24 carats, nouvel étalon monétaire de l'Occident.
Le régime de la podestatie (1260-1293)
De retour après la victoire remportée sur les Florentins à Montaperti le 4 septembre 1260 par les forces de Manfred et de Sienne, les gibelins, après seulement quelques années d’exercice du pouvoir, sont finalement éliminés dans la nuit de Noël 1267 par Charles Ier d'Anjou, allié du pape et roi de Sicile, auquel les banquiers guelfes de Florence, réduits à l'exil, ont avancé l'argent nécessaire à sa victoire sur Manfred à Bénévent le 26 février 1266. Aboli en 1260 au profit des institutions traditionnelles de la commune (podestat, conseil des trois cents et conseil des quatre-vingt-dix renforcés des vingt-quatre) et de celles du parti gibelin (un capitaine, qui est aussi celui de la commune, et un conseil), le régime du « premier peuple » n'est pourtant pas restauré.
Proclamé podestat pour sept ans en 1268, Charles d'Anjou confie la réalité du pouvoir au parti guelfe. Créé en 1273, celui-ci est dirigé par six capitaines nobles assistés de deux conseils qui donnent la première place au septième art : celui des juges et des notaires, en majorité d'origine noble. La podestatie est confirmée par la soumission des gibelins toscans à Charles d'Anjou, victorieux de Conrad V à Tagliacozzo le 23 août 1268 ; le régime favorise l'essor du grand commerce florentin au Tyrol, en Languedoc et surtout en Sicile, dont l'exploitation économique et financière lui est ouverte par son nouveau souverain.
La lutte des guelfes et des gibelins est apaisée un moment par la paix de compromis du 18 janvier 1280, qui facilite le retour des exilés à Florence, dont la population se trouverait portée à 85 000 habitants ; mais elle reprend avec violence en 1282, lorsque les Vêpres siciliennes chassent de Sicile Charles d'Anjou. Les magnati (nobles et assimilés) perdent le contrôle du pouvoir au profit de la bourgeoisie d'affaires : les ordonnances de justice du 18 janvier 1293, qui excluent les magnati de toute participation au pouvoir, achèvent la mise en place du régime du « second peuple » (en réalité le troisième).
Le régime du « second peuple » (1293-1434)
Une nouvelle constitution réserve en effet le gouvernement à la bourgeoisie d'affaires. Composée de six, puis de huit prieurs tous membres des arts majeurs, présidée par le gonfalonier de justice élu comme eux pour deux mois, la seigneurie laisse subsister au-dessous d'elle deux séries d'organismes parallèles : la « commune », conduite par un podestat étranger assisté d'un conseil large ; le « peuple », dirigé par un capitaine également étranger et qui est secondé par un conseil étroit élu dans le cadre des arts et réel détenteur du pouvoir législatif. Complété par le parti guelfe et, au début du xive s., par le tribunal de la Mercanzia, seul compétent en matière commerciale, ce système repose sur le principe de l'élection tempérée par le tirage au sort et par la cooptation. Fragile et complexe, il nécessite, en cas de crise, le recours à la dictature temporaire d'une balia, commission temporaire investie des pleins pouvoirs par le peuple réuni en Parlement.
Cette réforme institutionnelle de Florence s'accompagne d'une transformation de ses structures militaires. Rationalistes convaincus des mérites de la spécialisation, les hommes d'affaires estiment en effet qu'il est plus efficace et moins coûteux de rétribuer des mercenaires en cas de guerre plutôt que d'interrompre, par une mobilisation des travailleurs valides et de leurs chefs, le cours de la vie économique. Aussi recourront-ils de plus en plus après 1350 aux condottieri, généralement étrangers et dont le plus célèbre est, en 1378, l'Anglais John Hawkwood (Giovanni Acuto).
Par ailleurs, l'oligarchie marchande de Florence réussit à échapper aux conséquences de la stagnation économique du début du xive s., aidée, il est vrai, par le déclin brutal de ses rivales toscanes : Pise et Sienne. Vers 1336-1338, selon le témoignage autorisé du chroniqueur Giovanni Villani, l'Arte di Calimala importe annuellement dans ses 20 magasins plus de 10 000 pièces de drap d'outre-monts valant 300 000 florins d'or (7 à 10 % de la production de l'Europe occidentale), tandis que l'Arte della Lana fabrique, dans ses 200 ateliers, de 70 000 à 80 000 pièces de drap pour une valeur de 1 200 000 florins d'or. En outre, la diversité des activités financières, bancaires et commerciales du premier de ces deux arts – diversité qui entraîne la frappe annuelle de 300 000 à 400 000 florins d'or – renforce la prospérité et le courant migratoire dont Florence bénéficie alors. Peuplée d'environ 95 000 habitants dès 1300 (maximum démographique jusqu'en 1865), Florence est pourvue d'une dernière enceinte de 8 500 m renforcée de 63 tours et enserrant une superficie de 630 ha. Alors naît un ensemble monumental (cathédrale Santa Maria del Fiore, églises Santa Croce et Santa Maria Novella, Palazzo Vecchio, Orsammichele, etc.), qui souligne la volonté de la bourgeoisie de pérenniser son œuvre dans la pierre en faisant appel aux artistes les plus prestigieux, dont elle stimule finalement le génie par l'efficace pratique du concours.
Pourtant, la prospérité de la ville reste à la merci de la moindre crise, en raison de la structure même des compagnies marchandes, dont le capital est constitué moins par les apports des associés (corpo di compagnia) que par ceux des tiers (sopra corpo), dont les dépôts sont remboursables à vue et garantis sans limites par les biens des associés. Aussi, malgré l'habileté des techniques inventées ou adoptées par les marchands florentins (comptabilité en partie double, chèque, lettre de change, assurance, succursales habilement réparties de Famagouste à Londres), la vie économique de Florence est-elle scandée au xive s. par d'innombrables faillites, provoquées en partie par des crises politiques intérieures ou internationales.
Ainsi, l'éclatement du parti guelfe en deux consorterie (factions) hostiles, les Noirs et les Blancs, en lutte de 1300 à 1302, aboutit à l'exil des seconds (Dante) et à la faillite de leurs compagnies. Affaiblies par ces discordes, les « sociétés noires » déposent à leur tour leur bilan : les Mozzi en 1301-1302 ; les Franzesi en 1307 ; les Pucci et Rimbertini en 1309 ; les Frescobaldi en 1312 ; les Scali en 1326, enfin.
Tenant compte de ces échecs, les Noirs rappellent les Blancs exilés en 1301, mais doivent, face à la menace gibeline, accepter à plusieurs reprises la seigneurie d'un prince étranger : celle du roi Robert de Sicile de 1313 à 1321 pour échapper à l'intervention de l'empereur Henri VII ; celle du duc Charles de Calabre de 1325 à 1327, au lendemain de la victoire des Siennois à Altopascio, en 1325 ; celle du duc d'Athènes, Gautier de Brienne, enfin, de 1342 à 1343 ; restaurant la paix avec Lucques et Pise, celui-ci est bientôt écarté par une insurrection fomentée par les Bardi, qui dirigent l'une des plus importantes compagnies marchandes de la seconde génération.
Plus prudente, cette dernière instaure entre ses membres un régime de solidarité financière qui n'empêche pas la faillite, en 1342, des compagnies dell'Antella, des Cocchi, des Uzzano, etc., les déposants ayant procédé à des retraits massifs par crainte que Florence ne renonce à l'alliance guelfe. De même les échecs militaires de leur débiteur Edouard III provoquent-ils la chute des Peruzzi et des Acciaiuoli en 1343, celle des Bardi en 1346.
Aggravée par la peste noire qui tue près de 50 000 habitants entre 1348 et 1350, la crise de Florence retarde jusqu'en 1360 le succès d'une troisième génération marchande. Les compagnies, qui veulent accaparer à leur profit la direction de leur ville, s'éliminent tour à tour. Ayant contraint les Guardi à la faillite en 1370-1371, les Alberti perdent leur chef Benedetto, frappé d'exil en 1387 selon la nouvelle procédure de l'ammonizione, instituée à leur encontre par les Ricci, qui dirigent les arts moyens, et par les Albizzi, qui sont à la tête du popolo grasso (rassemblant les riches commerçants) ; enfin chef de ces derniers, Rinaldo doit s'effacer à son tour le 29 septembre 1434 devant Cosme de Médicis, qu'il a fait exiler en 1433. Seuls restent alors en présence les Strozzi et surtout les Médicis : Cosme l'Ancien rentre, en effet, dès le 5 octobre à Florence, où il instaure la seigneurie de fait de sa famille.
Des Médicis au royaume d'Italie
La montée au pouvoir de cette dernière famille s'explique en partie par le renom de défenseur du popolo minuto (qui regroupe les modestes artisans des arts mineurs) et du prolétariat ouvrier (ciompi) que ses membres ont su acquérir. Au moment où la rupture de l'alliance guelfe et la guerre avec le Saint-Siège provoquent une crise grave à Florence, Silvestre de Médicis a préféré en effet, en 1376, accroître la participation des arts mineurs au pouvoir avec l'appui des ciompi, dont la révolte en juillet 1378, sous la direction du cardeur Michele di Lando, a abouti à la création de trois nouveaux arts (teinturiers, faiseurs de pourpoint, menu peuple rassemblant les ouvriers non qualifiés). Le prolétariat urbain de Florence, vaincu en janvier 1382 par le popolo grasso, qui rétablit les statuts oligarchiques de 1293, se retrouve naturellement solidaire des Médicis en 1433-1434.
Maîtresse d'Arezzo et de Cortone, disposant par ailleurs d'un débouché et d'un empire maritimes, grâce à l'annexion de Pise en 1406, de ses ports de Porto Pisano et de Livourne en 1421 et de ses possessions extérieures, Florence est devenue la capitale d'un vaste district (distretto) composé de quatre contadi (comtés) et qui offre une solide base territoriale et économique à la puissance des Médicis. Cosme (qui dirige Florence de 1434 à 1464), Pierre le Goutteux (1464-1469) et Laurent le Magnifique (1469-1492) contribuent dès lors à faire de la ville de Dante, de Pétrarque et de Boccace le centre de la vie intellectuelle et artistique de l'Italie, dans le respect de la tradition humaniste des grands chanceliers de la République : Coluccio Salutati (chancelier de 1375 à 1406) et Leonardo Bruni (1410-1411 et 1427-1444).
Mais en dénonçant, à partir de 1490, la richesse, le luxe et la corruption des mœurs, le dominicain Savonarole accélère la dispersion des artistes florentins en Italie et même hors de celle-ci ; surtout, il ébranle l'autorité des Médicis, dont le dernier représentant, Pierre II le Malchanceux (1492-1494), s'enfuit lors de l'arrivée en Toscane de Charles VIII, en 1494. Savonarole édifie une république aristocratique à la fois rigoriste et antipontificale, qui livre à la flamme expiatoire du bûcher objets précieux et tableaux de maîtres, dont certains chefs-d'œuvre de Botticelli. Victime de son intolérance, le moine ferrarais périt à son tour sur le bûcher. Réorganisée par les grands marchands florentins, qui confient la direction de sa diplomatie à Machiavel, la république accepte en 1512 le retour des Médicis et se place sous la direction de deux de leurs bâtards, qui bénéficient de la protection successive des deux papes Médicis Léon X (1513-1521) et Clément VII 1523-1534).
Les Médicis sont chassés une seconde fois en 1527, mais ils sont rappelés en 1530, par un Parlement au lendemain de l'occupation de Florence par les troupes de Charles Quint, qui fait de l'un d'eux, Alexandre, un duc de Florence ; maître de Sienne en 1555, son successeur, Cosme Ier, est enfin proclamé grand-duc de Toscane en 1569. Déclinant sous la domination de ses héritiers jusqu'en 1737, Florence renaît à la prospérité entre 1737 et 1859, sous le despotisme éclairé des grands-ducs de la maison de Lorraine. Occupée entre-temps par les troupes françaises en mars 1799, capitale du royaume d'Etrurie de 1801 à 1807, chef-lieu du département de l'Arno de 1807 à 1814, Florence se rattache au Piémont en mars 1860, et Victor-Emmanuel II y établit la capitale du royaume d'Italie de 1865 à 1870.
FLORENCE ET L'ÉCOLE FLORENTINE
L'époque romane
À partir de l'an 1000, Florence est une ville de première importance ; à l'intérieur et à l'extérieur de ses remparts, de nombreux édifices religieux aux formes romanes sont construits selon les normes des basiliques des ordres monastiques du Saint Empire romain. Le baptistère consacré en 1059, joyau à partir duquel va s'épanouir l'art de la ville, permet de définir cette architecture romane florentine qui se distingue par sa régularité géométrique, l'élégance de son dessin, l'équilibre de ses volumes et l'harmonie de la couleur. L'église San Miniato al Monte (commencée au xie s.) présente les mêmes caractéristiques.
Au moment où, au xiie s., Florence atteint l'autonomie communale, elle devient l'une des villes les plus splendides de l'époque par la prospérité de son industrie et de son commerce (création de la corporation des arts) et par la beauté de ses monuments. Tandis que les « maisons tours » aux murs épais, aux bossages lisses, aux ouvertures étroites sont conçues pour la défense (maison tour des Foresi, xiiie s.), le désir d'embellir la cité se fixe sur les édifices religieux.
Dès le début du xiiie s., des mosaïstes vénitiens viennent décorer le baptistère. Ce chantier va être le foyer de formation de nombreux artistes locaux, dont le principal est Cimabue, personnalité marquée qui réussit à se dégager du rythme byzantin, redécouvre l'espace et prépare ainsi la voie à Giotto. En sculpture, la leçon du Pisan Andrea da Pontedera et du Siennois Tino di Camaino va être reçue par un artiste de génie, Arnolfo di Cambio ; également architecte remarquable, il va ouvrir l'ère de l'art gothique à Florence. Au xiiie s. apparaissent également les premières manifestations littéraires et poétiques en langue vulgaire, qui précèdent l'œuvre de Dante.
L'époque gothique
Architecture
L'architecture religieuse est liée à celle des nouveaux ordres mendiants ; installés en grand nombre à Florence, ils vont multiplier les églises à la fin du xiiie s. Santa Maria Novella, église dominicaine commencée en 1278, inaugure ce type nouveau. Les trois nefs avec élévation à deux étages, de vastes espaces intérieurs dégagés pour les besoins de la prédication, une réduction du nombre des travées, un rapport d'élévation entre nef et collatéraux accentuant l'effet d'horizontalité, tels sont les caractères d'un style gothique original que l'on retrouve dans l'église franciscaine de Santa Croce (reconstruite à partir du milieu du xiiie s.). Santa Maria del Fiore, le Dôme, est entreprise en 1296 par Arnolfo di Cambio ; son campanile est dû à Giotto et sa coupole ne sera terminée qu'au xve s. Empreint d'un classicisme hérité de l'Antiquité, formé de grandes masses équilibrées (l'élévation s'inscrit dans un carré), élégant et fastueux avec ses incrustations de marbre, le Dôme est l'expression la plus haute de ce gothique florentin.
L'apparition d'une autorité plus démocratique à la fin du xiiie s. va faire naître les premiers bâtiments publics : palazzo della Signoria, ou Palazzo Vecchio (1298-1304), édifié sur les plans d'Arnolfo di Cambio pour abriter le conseil des Prieurs ; palazzo del Podesta, ou Bargello (1254-1345). Ces palais ont encore l'allure de forteresses, mais vont se transformer au cours du xive s. La loggia dei Lanzi (1376), magnifique corps de garde composé de trois arcades en plein cintre, illustre cette évolution. Florence étant plus pacifiée, les exigences esthétiques vont aussi se manifester dans les maisons privées. Un exemple en est le palazzo Davanzati, avec loggias et grandes baies surmontées d'arcs largement ouverts ; les pièces sont distribuées autour d'une cour centrale qui donne plus de lumière.
Sculpture
Il n'y a pas de sculpture monumentale, à la manière des portails français, bien que les sculpteurs de cette époque soient aussi architectes. La tradition pisane est maintenue, en même temps que l'exemple de l'Antiquité trouve son expression plastique dans la statue isolée ou dans des bas-reliefs d'une composition très dense. De 1330 à 1336, Andrea Pisano exécute la première porte de bronze du baptistère ; il succédera à Giotto, de 1337 à 1343, pour la décoration du campanile. L'élégance gothique, encore exprimée par Andrea di Cione, dit l'Orcagna, dans le tabernacle d'Orsammichele (1355-1359), se fera plus fleurie sous la poussée du style gothique « international ».
Peinture
Elle devient l'alliée des ordres religieux qui s'adressent au peuple, et les murs des églises se couvrent de fresques. C'est là que Florence joue un rôle majeur dans l'évolution de l'art. Au xiiie s., l'influence byzantine était générale, les formes du dessin figées en formules stéréotypées. Le chantier d'Assise, où travaillèrent Cimabue, puis Giotto, marque le tournant de la peinture, qui va s'épanouir à Florence, orientée vers la recherche du volume et de l'espace. À partir de 1317, Giotto peint les chapelles Bardi et Peruzzi à Santa Croce ; il y montre une puissance d'expression dramatique, une conception monumentale des formes résumées à leurs volumes essentiels, une gamme de couleurs réduite, une stabilité faite de l'équilibre entre les vides et les pleins dans un espace que la perspective tend à définir strictement. Ses véritables successeurs seront les artistes de la Renaissance. Quant aux « giottesques », ses héritiers directs, ils adoucissent l'art du maître tout en comprenant ses recherches. Maso di Banco (?-vers 1350), en utilisant aussi la couleur pour définir l'espace, va plus loin que Giotto dans la monumentalité (chapelle Bardi, Santa Croce, 1340) ; Taddeo Gaddi (1300 ?-1366) est un illusionniste à la facture un peu mondaine (chapelle Baroncelli, Santa Croce) ; Bernado Daddi (?-1348), un narrateur courtois, qui fuit le drame (Maestà pour Orsammichele, 1347).
Leçon de monumentalité, d'expression spatiale, plus large affirmation du paysage, découverte de la nature morte, des effets lumineux, de l'instantanéité et du naturalisme : on peut imaginer que, si cette évolution n'avait pas été arrêtée par les drames de la peste noire de 1348, un épanouissement du gothique international en serait résulté, soutenu par le milieu sensible et cultivé qui existe dès ce moment à Florence. Mais après la peste, sous l'influence des prédicateurs dominicains, une austérité didactique est imposée aux artistes. Les thèmes traités sont des drames : jugement dernier, triomphe de la mort. L'atelier des frères Cione, dont l'Orcagna est la figure dominante, établit à Florence un véritable académisme, qui donne le ton à la peinture de cette seconde moitié du siècle. En 1365, le programme de la chapelle des Espagnols à Santa Maria Novella, par Andrea da Firenze (actif entre 1343 et 1377), en est l'illustration. L'Orcagna, peintre, sculpteur et architecte, est le symbole des artistes de cette époque ; le grand polyptyque Strozzi (1357), à Santa Maria Novella, apparaît comme l'exposé de sa doctrine : hiératisme voulu, d'une froideur géométrique frappante par les effets techniques employés, la leçon gothique n'apparaissant que sur le plan ornemental. Un autre courant, qui appartient à la grande tradition florentine par son sens de la composition et son style, voit le jour avec Giottino (actif au milieu du xive s.) et Giovanni da Milano (cité de 1346 à 1369) ; mais pionniers du gothique international, ils ne furent pas compris à Florence, où l'académisme orcagnesque était tout-puissant. C'est Lorenzo Monaco (vers 1370-1422), avec ses arabesques, ses couleurs précieuses et sa recherche d'effets sentimentaux, qui développe tardivement ce courant gothique à Florence, au moment où l'humanisme antiquisant s'impose déjà.
La Renaissance du xve s.
Introduction
L'industrie et le commerce donnent un monopole aux familles des banques, qui détiennent le gouvernement de la cité. Grand financier, amateur d'art éclairé, Cosme de Médicis va favoriser l'embellissement et la modernisation de sa ville : sous son règne sont construits la plupart des édifices civils et religieux de la première Renaissance. Une seconde phase coïncide avec l'avènement de Laurent le Magnifique. Lettré, mécène, il s'entoure d'une véritable cour, où l'humanisme, dans une atmosphère raffinée et cultivée, trouve son plein épanouissement : l'homme prend conscience de ses possibilités, il est l'être vivant dans son unité et sa multiplicité, que la nature propose comme exemple de perfection. Le passé antique, antérieurement sous-jacent, fait l'objet de recherches et d'études. Florence est le creuset de cette nouvelle civilisation.
Architecture
C'est à elle que revient la primauté, beaucoup d'artistes, au reste, étant à la fois sculpteurs, peintres et architectes. Deux grands noms ouvrent le siècle. Filippo Brunelleschi a séjourné à Rome, peut-être avec Donatello, et en revient pour construire la coupole de Santa Maria del Fiore. Il retrouve la sereine harmonie des formes antiques, donnant à sa composition une élégance qui s'accorde parfaitement avec le style gothique de la cathédrale. Cette influence de l'Antiquité est prépondérante dans l'hôpital des Enfants trouvés (1420), la sacristie de San Lorenzo (1430), la chapelle des Pazzi, l'église Santo Spirito.
Le palazzo Pitti, sans doute entrepris sur les plans de Brunelleschi, combine le nouveau style à celui de la forteresse médiévale. Leon Battista Alberti, grand humaniste, théoricien, archéologue et poète, rattache l'architecture, dans ses traités, à tous les problèmes de la culture du temps. Il applique la rigueur de ses principes à la façade du palazzo Rucellai (à partir de 1446) : superposition des ordres, accord « musical » des différentes parties. À Santa Maria Novella, vers 1470, de larges volutes affrontées équilibrent souplement la composition. À la même époque, Michelozzo (1396-1472), également sculpteur et décorateur, est un interprète fécond de l'art de Brunelleschi. Avec le palazzo Medici (1444), il donne le type nouveau dit « palais » florentin. Il remanie le couvent dominicain de San Marco, où la vigoureuse simplicité du cloître s'accorde avec les fresques de Fra Angelico ; ailleurs, une certaine surcharge ornementale se fait jour dans son œuvre.
Les architectes de la seconde période restent fidèles à ces principes de construction : façades rythmiques, aménagement de la cour intérieure, le cortile, qui rachète par la grâce de ses colonnes l'aspect encore guerrier des demeures, ouvertures plus accueillantes. Giuliano da Sangallo construit la villa de Poggio a Caiano, pour Laurent de Médicis, et la sacristie de Santo Spirito. Benedetto da Maiano (1442-1497) et Simone del Pollaiolo, dit il Cronaca (1457-1508), édifient le palazzo Strozzi. Mais c'est surtout dans les édicules tels que chaires, tombeaux, autels…, que se manifeste la délicatesse de cette période.
Sculpture
L'esprit médiéval est encore présent dans l'œuvre monumentale d'un Nanni di Banco (vers 1373-1421), tandis que la sculpture polychrome sur bois prolonge le souvenir de Nino Pisano, le fils d'Andrea. Vainqueur, au concours de 1401 pour la seconde porte du baptistère, de rivaux tels que Brunelleschi et Iacopo della Quercia, chargé de la troisième en 1425, Lorenzo Ghiberti y enrichit d'emprunts à l'Antiquité l'art harmonieux des Pisano et de Giotto. Dans ces panneaux étonnants, qui unissent naturalisme et élégance sensuelle, tous les problèmes de la perspective sont abordés.
Donatello, sculpteur favori de Cosme l'Ancien, est une personnalité d'exception qui agit sur tous les aspects de l'art. Il travaille tout d'abord pour les chantiers de la cathédrale et d'Orsammichele, exécute des figures isolées de prophètes et de saints, suivis du célèbre David. Dans la cantoria de Santa Maria del Fiore (1433-1438), il allie plus intimement la sculpture à l'architecture et réinterprète l'antique. À partir de 1456, il se consacre à des compositions religieuses à caractère pathétique : Madeleine pénitente, scènes de la Passion de San Lorenzo. L'étonnement des contemporains devant son œuvre montre bien ce que son génie a de révolutionnaire.
Élèves de ces grands maîtres, les sculpteurs de Florence vont diffuser le thème des Madones à l'Enfant entourées de chérubins : Bernardo (1409-1464) et Antonio (1427-1479) Rossellino, Desiderio da Settignano (1428-1464), Mino da Fiesole (vers 1430-1484), Agostino di Duccio (1418-1481), Benedetto da Maiano, déjà cité comme architecte, Lucca Della Robia dans la technique de la terre cuite vernissée. Antonio Pollaiolo et Andrea Verrocchio, également peintres, aboutissent dans la seconde moitié du siècle, par leur sens de la réalité et leur lyrisme, à des effets théâtraux qui témoignent d'une nouvelle évolution.
Peinture
Alors que l'Ombrien Gentile da Fabriano peint à Florence l'Adoration des Mages (1423), chef-d'œuvre du style gothique international, deux grands artistes vont être les véritables descendants de Giotto. Fra Angelico, épris de tons purs à la suite de sa formation de miniaturiste, garde cette technique pour les tableaux d'autel. Dans ses compositions murales, il oriente ses recherches vers une organisation spatiale animée d'architectures légères. Masaccio, élève de Masolino da Panicale, compose avec celui-ci, vers 1425, les fresques de la chapelle Brancacci à Santa Maria del Carmine. Ici, la figure humaine tourne et se meut dans l'espace, le modèle joue dans l'ombre et la lumière, l'air circule, la matière s'anime pour devenir pensée ; par son art réaliste et puissant, Masaccio inaugure vraiment la peinture de la Renaissance. Pour Paolo Uccello, Domenico Veneziano et Andrea del Castagno, l'art est d'abord une question d'intelligence ; ils résolvent des problèmes d'anatomie et de géométrie, expérimentent passionnément les possibilités de la perspective scientifique et portent ainsi la peinture vers l'abstraction plastique. Parallèlement, Fra Filippo Lippi établi un heureux compromis entre les pures valeurs picturales et le goût narratif.
Durant la seconde moitié du xve s. apparaît une nouvelle génération de peintres que l'on peut, par commodité, répartir en deux groupes. D'une part, ceux qui vont représenter l'univers réel : Benozzo Gozzoli, qui multiplie les effigies de ses contemporains dans les fresques de la chapelle du palazzo Medici, Cosimo Rosselli (1439-1507) et surtout Domenico Ghirlandaio, dont l'Histoire de la Vierge et de saint Jean-Baptiste à Santa Maria Novella est aussi une galerie de portraits. D'autre part, ceux qui vont évoquer un univers rêvé, guidés par l'intellectualisme de Laurent le Magnifique : Alessio Baldovinetti (1425-1499), puis Sandro Botticelli, élève de Filippo Lippi et protégé des Médicis, qui le choisissent pour peindre des allégories d'un classicisme mélodieux et subtil : le Printemps, Minerve et le centaure, la Naissance de Vénus ; au tournant du siècle, l'artiste connaîtra une crise morale et religieuse sous l'influence de Savonarole.
La haute Renaissance (fin xve-xvie s.)
Après la mort de Laurent de Médicis (1492), Florence tombe dans l'agitation, les contradictions et l'anarchie politique. La fin du xve s. est dominée par l'apparition de deux artistes, Léonard de Vinci et Michel-Ange, enfants de Florence et de ce siècle éblouissant. À l'aube des Temps modernes, ils vont porter l'art à l'un de ses points les plus sublimes. Etude de la nature et étude de l'Antiquité leur permettent d'atteindre une quintessence de la beauté et, dans la représentation plastique de l'être humain, un point de perfection et d'exaltation qui ne fut égalé, en Occident, que par la Grèce.
Léonard de Vinci, esprit universel, règne sur les deux âges de la Renaissance. Formé à Florence dans l'atelier de Verrocchio, il voyage et travaille beaucoup au dehors. En 1503, à son retour, il est confronté avec Michel-Ange dans la grande salle du Palazzo Vecchio, pour laquelle il peint la bataille d'Anghiari, en face de la bataille de Cascina de Michel-Ange (toutes deux disparues). La confrontation de ces deux géants, dont l'un représentait le génie intellectuel et l'autre le génie plastique de Florence, fut sans lendemain, mais, même loin de leur ville, ils ne cessèrent d'orienter son art. À la suite de Léonard, Fra Bartolomeo (1478-1517) inaugure le style dévot de Savonarole et se laisse séduire par les tamisés du clair-obscur. Andrea del Sarto (1486-1530), fidèle au quattrocento dans les fresques de la Santissima Annunziata (1510), laisse des portraits d'une persuasive intuition psychologique, Raphaël, né à Urbino, gagne Florence au moment où Michel-Ange et Léonard s'affrontent ; à ce carrefour d'influences, il établit les bases d'un rare équilibre classique.
Michel-Ange, apprenti dans l'atelier des Ghirlandaio, favori de Laurent de Médicis, sculpte en 1502 le David de la Seigneurie. Ardent patriote, il se fait ingénieur et construit des fortifications pour défendre sa ville. De 1520 à 1534, il travaille à San Lorenzo : vestibule de la bibliothèque Laurentienne, tombes médicéennes, nouvelle sacristie. À l'expression d'un idéal classique fait de plénitude spirituelle et physique se substitue progressivement, dans son œuvre, une poétique de l'instabilité, de l'inquiétude (Pietà de 1550-1555, à la cathédrale).
Après Michel-Ange et Léonard, l'art florentin va entrer dans une lente décadence qui n'exclut pas l'apparition d'artistes très originaux, tel Jacopo Carucci dit le Pontormo. Ville de l'équilibre et de l'élégance, Florence devient la cité du maniérisme avec Giorgio Vasari, architecte du palais des Offices et auteur de la première histoire de la peinture, le portraitiste de cour Agnolo Tori dit le Bronzino (1503-1572), le brillant sculpteur et architecte Bartolomeo Ammannati (1511-1592) [fontaine de Neptune] ; avec également Benvenuto Cellini [Persée de la loggia dei Lanzi] et Giambologna, qui, fixé à Florence, multiplie les statues parmi les grottes et terrasses des jardins Boboli.
Après le xvie s., Florence n'a plus de position prédominante, mais elle maintient une tradition de bon goût et d'originalité. L'art baroque y laisse peu de traces : fontaines de Pietro Tacca (1577-1640), et surtout décors de Pierre de Cortone au palais Pitti.
Les arts décoratifs
Florence n'a cessé d'être, du xiiie au xviie s., un centre actif d'arts appliqués. On doit signaler d'abord les tissus brodés, les passementeries destinées à orner les vêtements liturgiques, les broderies destinées aux devants d'autel, qui sont, parfois, commandés à des ateliers illustres comme celui d'Antonio Pollaiolo ; quant aux brocarts et aux soieries à fleurs, les costumes de Gozzoli ou de Botticelli suffisent à en indiquer la qualité. On n'attachera pas moins d'intérêt à l'orfèvrerie, qui s'épanouit avec Orcagna au xive s. et Ghiberti au début du xve s. ; l'autel d'argent du baptistère, commandé au xive s., achevé au xve s., est un abrégé du style monumental des artistes du temps (musée de la cathédrale). La pratique de la terre cuite polychrome vernissée, aux couleurs douces, est étendue, par l'atelier des Della Robbia, de l'usage domestique à l'emploi ornemental, jusqu'à composer des retables complets. L'un des domaines où les Toscans ont innové fut celui de la marqueterie (intarsio ou tarsia) ; sous l'impulsion de Brunelleschi et d'Uccello, les décorateurs utilisent les scènes en perspective et les motifs géométriques, dès 1430-1440 ; la marqueterie florentine s'épanouit ensuite dans le meuble (coffres, banquettes) et les stalles. Au siècle suivant, la marqueterie de pierre (tarsia) et les cabinets de mosaïque connaissent une vogue marquée, qui se prolongera jusqu'au xviie s. Parmi les porcelaines de l'âge classique, les types à camaïeu du château de San Marco, près de Florence, à la fin du xvie s., méritent d'être signalés.
UNE VILLE-MUSÉE
Florence, où toutes les œuvres, bâtiments, sculptures, peintures se trouvent, en dépit des vicissitudes de l'histoire, sur les lieux mêmes où ils ont été conçus, sollicite les hommes du xxe s., qui viennent s'imprégner de sa culture. Non seulement chaque monument, par la richesse de ses trésors, est un musée en lui-même, mais, durant plusieurs siècles de mécénat éclairé, les Médicis constituèrent des collections d'œuvres italiennes et aussi étrangères qui sont exposées dans des musées comptant parmi les plus importants du monde.
Le musée national du Bargello conserve toute la grande sculpture florentine ainsi que des objets d'art du Moyen Âge et de la Renaissance.
Le palais des Offices a été transformé à plusieurs reprises selon les divers usages auxquels il a été affecté. La loggia du dernier étage, raccordée au palais de la Seigneurie par un passage et au palais Pitti par un couloir construit sur les toits, fut destinée à abriter des statues. La galerie des Offices, qui a son origine dans les œuvres d'art léguées par les Médicis, abrite un incomparable ensemble de tableaux italiens.
Le palais Pitti, ancienne demeure princière dont il conserve la richesse, abrite la galerie d'art moderne, le musée de l'Argenterie et la galerie Pitti ou Palatine, qui renferme une autre collection célèbre de peintures (xve-xviiie s.).
Situés derrière le palais Pitti, les jardins Boboli sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco depuis 2013.
La galerie de l'Académie, le musée de San Marco, fondé au xixe s., le musée Andrea del Castagno, ouvert au xxe s. dans l'ancien monastère de Sant'Apollonia, le musée Archéologique avec son importante section étrusque sont autant de témoins de l'extraordinaire richesse du patrimoine artistique de Florence.
Tous ces objets d'art mêlés à son histoire – des sculptures antiques aux sculptures modernes, des armures aux faïences et aux porcelaines, des médailles à l'orfèvrerie, aux ivoires, aux bronzes, aux tapisseries – montrent quelle place a tenue l'art, au cours des siècles, dans les destinées de la ville. Un Occidental ne peut se sentir étranger à Florence, tant elle reste imprégnée de cette civilisation humaniste dont elle a été le centre.
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