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ENSEIGNER : LE DEVOIR DE TRANSMETTRE, LES MOYENS D'APPRENDRE

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ENSEIGNER : LE DEVOIR DE TRANSMETTRE, LES MOYENS D'APPRENDRE

En ces temps de crise de la filiation, quand le lien entre les générations est visiblement mis à mal, le maître, de tous côtés, est enjoint de "transmettre ". Et, effectivement, "transmettre" est bien le premier devoir de l'enseignant : l'enfant a, plus que jamais, besoin d'être introduit dans le monde, inscrit dans une histoire. Il ne peut grandir sans maîtriser les langages fondamentaux des hommes, sans intégrer les règles fondatrices de la socialité. Mais l'impératif de la transmission, quand il s'exaspère et perd de vue la spécificité de la relation éducative, peut conduire le maître au bord de l'abîme : dans l'alternative mortifère entre "la fabrication" et "la démission", entre le passage en force pour quelques-uns et l'exclusion des réfractaires.
C'est que l'éducation ne "fabrique" pas mais accompagne l'émergence d'une liberté. Dans ces conditions, la transmission ne peut céder à sa dérive "mécanique", elle doit échapper au conflit des volontés qui gangrène l'institution scolaire et engendre tensions et violences. L'École ne peut pas concevoir son rôle à la manière d'une "colonisation de l'intérieur". Mais, elle ne peut pas, non plus, renoncer à son projet de permettre l'accès de tous aux formes universelles de la culture.
Enseigner, dans ces conditions, est bien un de ces "métiers impossibles" décrit par Freud. Et, pourtant, c'est une activité quotidienne pour des millions de personnes dans le monde. Activité qui devient envisageable dès lors qu'elle est consciente des contradictions qui la traversent.

Texte de la 246e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 2 septembre 2000.
ENSEIGNER : LE DEVOIR DE TRANSMETTRE ET LES MOYENS D’APPRENDRE
par Philippe MEIRIEU
Longtemps nos sociétés se sont contentées d’enseigner à ceux qui voulaient bien apprendre et y étaient socialement préparés. Mais, dès lors que nous voulons démocratiser l’accès aux savoirs, cette attitude n’est plus possible. Et c’est cette impossibilité même qui rend nécessaire la réflexion proprement pédagogique. Car, précisément, “ les pédagogues ” se sont donné, chacun à leur époque, le projet d’enseigner à ceux qui étaient alors réputés inéducables. À cet égard, la modernité éducative commence avec Pestalozzi (1746-1827), quand le disciple de Rousseau, confronté aux “ barbares ” qui ne veulent pas de lui, décide de ne pas les abandonner. Il ne cherche pas, non plus, à les instruire aux forceps, mais s’efforce de les accompagner pour que chacun, selon sa belle formule, puisse “ se faire œuvre de lui- même ”. Une telle entreprise se poursuit, le plus souvent aux marges des institutions officielles, avec des hommes et des femmes aussi différents qu’Itard, Jacotot, Froëbel, Ferrer, Makarenko, Montessori, Korczak, Freinet, Don Milani, Paulo Freire ou Fernand Oury. Chaque fois, quelqu’un fait le pari que celui qui a été rejeté hors du cercle du langage et de la culture peut y accéder si on lui en donne les moyens, si l’on réussit à trouver un chemin entre l’abandon et le dressage, si l’on sait inventer les moyens pour susciter l’envie d’apprendre et le désir de grandir.
Transmettre est un impératif et ne pas transmettre est une démission...
L'homme se caractérise par son fabuleux pouvoir d'apprentissage. Mais le revers de la médaille, c'est que l'enfant doit tout apprendre de ce qui lui permettra de vivre avec ses semblables. C’est pourquoi celui qui est éduqué ne peut pas choisir lui-même ce à quoi il doit être éduqué. Nos enfants ne choisissent pas la langue dans laquelle ils vont s'exprimer, les coutumes avec lesquelles ils vont vivre. Pas plus qu’ils ne pourront, à l’école, choisir les disciplines qu’ils vont devoir apprendre pour s'intégrer dans la société. Si l'enfant pouvait choisir ses objets d'apprentissage, c’est qu’il serait déjà éduqué. Aucun “ respect ” ne peut justifier ici l’abstention éducative. L’adulte a un impératif “ devoir d’antécédence ”. Il ne peut abandonner l’enfant sans l’inscrire dans une histoire.
Sans doute cette question de la transmission se posait-elle moins aux maîtres hier qu'elle ne se pose aujourd'hui. Hannah Arendt, dans La crise de la culture explique, en effet, que les écoles ont maintenant à jouer un rôle qui, dans les époques précédentes, aurait été naturellement assuré par les familles1. C'est qu'il n'y a pas si longtemps encore, les différences d'une génération à une autre étaient minimes ; les générations se superposaient très largement
1 Arendt (H.), La crise de la culture, Paris, Folio-Essais, 1989, page 225.
l'une sur l'autre de telle manière que le lien entre elles était assuré en quelque sorte par imprégnation ; il se transmettait là, dans la quotidienneté des premières années de la vie, toute une culture qui sédimentait et permettait à la culture scolaire de se développer sur un acquis relativement stabilisé.
Or ce “ tenon familial ” est aujourd’hui fragilisé. Et les pédagogues, précisément, ont travaillé, depuis toujours, avec des enfants réellement ou symboliquement orphelins. Ils savent qu’une telle situation impose de renforcer la transmission culturelle afin de réarticuler le sujet à son histoire. Loin d’avoir renoncé à la transmission, les “ pédagogues historiques ” en sont des obsessionnels: au nom du principe d’éducabilité, ils veulent absolument transmettre et, depuis Itard - inventant les premiers jeux pédagogiques pour l’instruction de Victor de l’Aveyron - jusqu’aux praticiens de “ la pédagogie par objectifs ” - découpant les savoirs en de savantes taxonomies pour garantir leur appropriation -, ils s’entêtent à enseigner et à faire apprendre... au point de basculer parfois dans la violence ou la manipulation. Parce qu’ils ont été en contact avec les enfants les plus réfractaires, les pédagogues ont vécu et décrit avant nous l’emballement de la volonté éducative, les tentations de l’éducateur aux prises avec la résistance et le refus : passer en force, se satisfaire d’une soumission de façade, abandonner ou exclure les réfractaires, circonvenir leur liberté. Ils témoignent, en des écrits souvent maladroits, de ce que vivent aujourd’hui bien des enseignants. Et ils expriment tous, d’une manière ou d’une autre, la même contradiction : il faut impérativement transmettre, mais rien ne se transmet vraiment si ce n’est ressaisi par la liberté du sujet qui apprend.
Transmettre est une impasse éducative...
Le malheur, en effet, c'est quand une volonté s'affronte à une autre volonté : “ Tu vas travailler et je m'en porte garant. Je ne lâcherai pas prise jusqu'à ce que tu aies compris. Je réexpliquerai jusqu'à ce que tu saches faire et que tu me le prouves. Tu finiras bien par céder... ” Telle est l'attitude de l'adulte qui croit pouvoir soigner l’anorexie par le gavage : une volonté se cabre et renforce la détermination de l'autre. La relation bascule alors dans une partie de bras de fer à laquelle les enseignants ne sont pas préparés et dont ils sortiront, bien souvent, blessés. Car, quand ils se laissent happer par la relation duelle, les maîtres doivent affronter des jeunes qui maîtrisent les armes des exclus : identifier les faiblesses de l'autre et faire saigner ses blessures.
En réalité, la fonction de transmission, quand elle prétend s’effectuer “ par décret ”, comporte toujours un déni implicite de la place du sujet dans sa propre éducation. Car je ne peux jamais, en dépit de tous mes efforts, contraindre quiconque à apprendre. Il est sans doute possible de l'obliger à répéter une phrase, à exécuter un geste, à se soumettre à une règle... mais il n'y a rien là qui ressorte d'un apprentissage proprement humain ; nous restons ici dans l'ordre du dressage ou dans celui de la “ mécanique sociale ”.
Bien des philosophes, d’ailleurs, révèlent l’existence d’une brèche irréductible dans tout apprentissage : du Platon du Ménon au paradoxe de la cithare de l’Éthique à Nicomaque d'Aristote, de Saint Augustin à Descartes, de Pascal à Rousseau, de Bergson à Jankélévitch, on retrouve l’idée que l'apprentissage est une prise de risque irréductible aux conditions qui permettent son émergence. À leur manière, les pédagogues ne diront pas autre chose : Montessori, Freinet, Cousinet ne cessent de répéter que le maître doit accompagner mais qu’il ne peut qu’accompagner. Jamais faire à la place de l’autre. Jusqu’à Rogers chez qui le refus d’enseigner n’est, sans doute, que l’expression conjoncturelle, dans le contexte de la
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psychosociologie américaine, de la certitude fondatrice que “ l’on apprend bien que ce que l’on a appris soi-même ”. Et Jacotot, enfin, qui, en une provocation ultime, explore jusqu’à l’extrême limite la ruse rousseauiste, prétend que l’on ne peut enseigner que ce que l’on ignore : quand on le sait, on l’explique et l’on empêche l’autre de le découvrir... Certes, Jacotot pousse la roublardise jusqu’à laisser croire que c’est l’ignorance qui opère alors que c’est, bien plutôt, la rétractation, la retenue de l’enseignant qui, au moment même où il transmet, laisse à l’autre la place suffisante pour apprendre.
Apprendre n'est pas facile, en effet, à réduire aux catégories traditionnelles de la causalité : car c'est chercher à faire quelque chose que l'on ne sait pas faire en le faisant. C’est s’engager, affronter l’incertitude et l’inconnu, en s’appuyant, certes, sur le maître et toutes les ressources que ce dernier apporte, mais en posant un acte qui n’est jamais déductible des conditions qui le permettent.
Éduquer c'est faire œuvre de médiation pour que “ chacun se fasse œuvre de lui- même ” (Pestalozzi).
C’est devenu une banalité que d’attribuer aujourd’hui la crise de l’école à la perte de sens des savoirs scolaires. La tradition pédagogique avait, pourtant, souligné depuis longtemps que, selon la formule de Dewey, “ toute leçon doit être une réponse ”. Mais elle a longtemps confondu le sens et l’utilité. S’efforçant de faire apparaître les savoirs comme nécessaires pour résoudre des problèmes ou comprendre des situations concrètes, elle a privilégié les savoirs instrumentaux. Au nom du “ tâtonnement expérimental ” prôné par Freinet, elle a parfois totémisé le bricolage, risquant d’écarter les explications théoriques plus complexes au nom d’une efficacité immédiate. Pourtant, dès 1960, Louis Legrand avait plaidé Pour une pédagogie de l’étonnement, insistant sur la dimension symbolique des savoirs et refusant leur réduction utilitariste.
Cette perspective est d’autant plus d’actualité que, précisément, le caractère utile des savoirs scolaires est récusé par les élèves eux-mêmes, tant pour ce qui relève de leur propre réussite (l’École n’étant plus guère perçue comme un outil de promotion sociale) que pour ce qui concerne leur capacité à les aider à comprendre le monde. Inutile de s’échiner à démontrer l’utilité des savoirs scolaires aux élèves... ces savoirs sont d’avance disqualifiés. On ne fait pas entendre raison à celui qui n’est pas dans le registre de la raison.
Il faut d’abord réinstaller le savoir dans l’ordre du désirable, lui redonner une place dans l’espace symbolique des élèves. Or, l’École a abandonné le symbolique au marché. Ainsi, après avoir dépensé tout leur argent de poche dans les jeux vidéos et les superproductions cinématographiques, les enfants retournent en classe “ parce que c’est obligatoire ” et pour obtenir, si possible, quelques notes leur permettant de “ limiter les dégâts ”. Plus rien de ce qui est essentiel à l’homme ne vibre dans les savoirs scolaires, tout entiers récupérés par la “ pédagogie bancaire ”, comme disait Paulo Freire.
C’est sur ce terrain-là qu’il faut travailler si nous ne voulons pas laisser l’École se vider de toute substance : elle ne trouvera le chemin du désir d’apprendre que si elle permet la découverte d’une culture universelle qui reconstitue la chaîne généalogique et restaure la filiation de “ l’humain ”. Il faut s’attacher, pour cela, à ce qui, dans les cultures diverses qui s’expriment, résonne au-delà de chacun, touche aux invariants anthropologiques et relie un être singulier à ses semblables. Aucune renonciation dans cette démarche, bien au contraire.
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Une exigence forte qui articule l’intime et l’universel. Car c’est bien là l’enjeu de toute éducation : on n’aide pas un homme à se construire en l’obligeant à renoncer à son histoire et à ce qui, au plus intime de lui-même, nourrit son désir. Mais on ne l’aide pas, non plus, à se construire en le privant de ce qui peut donner forme à son désir, l’inscrire dans l’histoire des hommes, le relier aux autres dans une filiation où trouvent place les “ grandes œuvres ”, les questions fondamentales de la science, les créations les plus marquantes de l’histoire humaine : Lascaux et le calcul infinitésimal, Gandhi et l’arbre à palabres, les cartes au trésor et la déclaration des Droits de l’homme, Homère et Einstein, Hérodote et Mozart...
Il nous faut pour cela, comme nous y invite Jérôme Bruner dans son dernier ouvrage, retrouver ou inventer “ l'art d'exploiter les questions, de les garder vivantes ”2, car ainsi, non seulement on restaure la liaison entre les générations, mais aussi on apprend à se relier à ceux qui, aujourd'hui, posent les mêmes questions, même s'ils n'y donnent pas les mêmes réponses. Entre le relativisme différentialiste, d’une part, qui assigne les individus à résidence sociale et culturelle, et l’universalisme dogmatique, d’autre part, qui poursuit la colonisation de l’intérieur, il y a place pour une pédagogie où les élèves, se reconnaissent ensemble fils et filles des mêmes questions, capables d’assumer sans violence la différence de leurs réponses.
“ Sans violence ”, dans un monde pacifié et serein : là est justement le problème pour beaucoup d’enseignants. Car nous assistons aujourd’hui à la montée en puissance d’un phénomène majeur : les élèves arrivent de plus en plus “ sous pression ” au seuil de la classe. Les difficultés sociales, économiques, affectives qu’ils vivent par ailleurs les rendent peu disponibles à des savoirs scolaires qui s’exposent dans une sorte de transparence rationnelle. Ce sont des écorchés vifs que la moindre réflexion, insignifiante pour l’enseignant qui la profère, va faire sortir de leurs gonds. Les rapports au sein de la classe n’ont jamais été aussi chargés affectivement et, dans bien des cas, la classe n’a jamais été aussi vide d’objets capables de venir lester des relations qui s’exaspèrent.
C’est pourquoi les pratiques pédagogiques qui s’inspirent des “ méthodes actives ”, de la “ pédagogie Freinet ” ou de ce que Georges Charpak a lancé récemment sous le nom de “ La Main à la pâte ” sont si intéressantes. Méthodes délibérément “ actives ”, elles ne sont en rien “ non-directives ”. Bien au contraire, elles rendent possible l’accès à la Loi, aux règles de vie collective et aux savoirs fondamentaux qui deviennent ici nécessaires pour mener à bien la tâche commune. Quand des enfants sont confrontés à une expérience scientifique, quand ils disposent d’un protocole de travail et peuvent observer eux-mêmes “ ce qui marche ” et “ ce qui ne marche pas ”, ils sont bien obligés de sortir du simple rapport de forces. Pour autant que le maître soit attentif à ce qu’aucun membre du groupe ne dissimule des résultats ou n’impose le silence à quiconque, les élèves, même très jeunes, peuvent accéder à une délibération où la vérité se construit progressivement, en extériorité par rapport aux tensions affectives et aux problèmes sociologiques qui peuvent exister par ailleurs. De la même façon, le travail sur les textes représente une occasion précieuse de se trouver confronté à un objet qui existe et résiste, qui dit ce qu’il dit, auquel on ne peut pas faire dire n’importe quoi... tout en nous donnant le droit de l’investir dans les interstices, d’oser son interprétation dans les espaces ouverts entre les mots et les phrases. Et que dire d’une carte de géographie, d’un graphique économique, d’une page en langue étrangère ? Ce sont des objets culturels sur lesquels peut s’éprouver le rapport, constitutif de la construction de l’intelligence, entre l’extériorité et l’intériorité : car la réalité extérieure est “ dure ”, elle nous résiste et nous ne pouvons jamais lui imposer complètement notre loi... mais elle nous permet, néanmoins, de
2 Bruner (J.), L’éducation, entrée dans la culture, Paris, Retz, 1996, page 158.
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“nous mettre en jeu”, de dire: “je comprends”, “je sais”, “j’hésite”, “je veux y voir clair ”... C’est parce que l’École fait exister des objets qu’elle permet l’émergence de sujets.
Il s’agit donc, à l’École, de sortir du face à face entre des opinions qui cherchent à s’imposer par la force, la tradition ou simplement l’autorité. Comme le dit si bien Bernard Rey, “ l’École est le lieu où l’on apprend que la vérité d’une parole n’est pas relative au statut de celui qui l’énonce ”3. La vérité se découvre et se construit là dans une démarche exigeante de confrontation, dans un travail où l’on se défait progressivement de ses velléités hégémoniques, où l’on accepte de se remettre en question, d’avoir tort, de reconsidérer son point de vue. L’École est un lieu où il faut se dégager de la tentation du “ c’est à prendre ou à laisser ”, un lieu où, précisément, il y a à discuter, à examiner avant d’adhérer.
Ainsi, si l’École a pour mission de socialiser les élèves, c’est bien à travers la mise en place progressive de situations d’apprentissages où la confrontation des personnes peut être régulée par l’exigence de vérité. C’est dans ce cadre que doit se faire l’apprentissage fondamental du sursis : sursis à l’immédiateté de l’impulsion, sursis à l’expression non régulée des affects, sursis aux préjugés, sursis aux règles du clan ou de la communauté d’appartenance. Il faut d'abord “ poser les lances ” dit Marcel Mauss à la fin de L'Essai sur le don, reprenant la métaphore des Chevaliers de la Table Ronde4. Il faut des dispositifs pédagogiques pour rendre possible la construction d’un espace scolaire permettant le travail intellectuel et formant au débat démocratique.
Les moyens d’apprendre
Pour y parvenir, les pédagogues, au-delà de leurs divergences, proposent de construire des dispositifs pédagogiques qui obéissent à sept principes essentiels :
1) Refuser la relation duelle et introduire systématiquement une “ activité tierce ” : l'objet de la transaction pédagogique n'est pas le rapport direct que le maître entretient avec l'élève. L'objet qui les réunit appartient au “ monde ” et comporte ses exigences propres qui échappent au pouvoir, aux caprices et aux affinités électives de ceux qui sont là.
2) Distinguer la tâche et 1'objectif : l’essentiel, dans l'activité pédagogique, n'est jamais le “produit”, le résultat directement observable. L’essentiel, c'est le progrès effectué par chacun, les connaissances qu'il s'est appropriées et qu'il peut réinvestir.
3) Mettre en place “ un espace de sécurité ” : la prise de risque inhérente à tout apprentissage requiert que soit suspendue la pression évaluative du maître et que celui-ci garantisse que les autres élèves n'utiliseront ni la moquerie ni l'humiliation qui décourage ce “ courage des commencements ”, dont parle si bien Vladimir Jankélévitich5 et sans lequel personne ne peut tenter de faire ce qu'il ne sait pas encore faire pour apprendre à la faire.
3 Rey (B.), Les compétences transversales en question, Paris, ESF éditeur, 1996.
4 Mauss (M.), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1990, page 279.
5 Jankélévitch (V.), “ Avec l’âme tout entière – Hommage à Henri Bergson ”, Bulletin de la Société française de Philosophie, 1960, IV, 1.
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* 4)  Différencier les temps et les lieux : vivre ensemble, c'est apprendre que tout n'est pas possible tout le temps et partout : il y a des moments pour travailler et des moments pour discuter, des espaces d'initiative individuelle et des regroupements pour entendre les consignes collectives. Il y a un temps pour tâtonner où l'on ne doit pas être évalué et un temps pour vérifier où l'évaluation est nécessaire et responsabilise chacun. 

* 5)  Ritualiser le fonctionnement : nul n'accède à la parole sans rite. Le rite éducatif est un cadre... non un “ cadre plein ”, communautariste, où le sujet abandonne toute identité au groupe pour ne retrouver d'existence que comme membre de ce groupe ; mais un “ cadre vide ” qui garantit, par sa régularité, la distribution des rôles, son mode de fonctionnement et la présence d'une mémoire collective, que chacun peut se mettre en jeu sans risque majeur. 

* 6)  Multiplier les ressources : c’est le corollaire de l’obstination dans la volonté d’atteindre les mêmes objectifs culturels sans “ passer en force ” ni encourager les attitudes de rejet ou de dissimulation. Multiplier les ressources, c’est offrir autant de prises possibles pour susciter et appuyer la détermination à apprendre. C’est diversifier les méthodes et les types de travail tout en accompagnant chacun pour éviter la dispersion, rappeler les objectifs et aider à l’évaluation. 

* 7)  Offrir des recours : personne ne parvient d’emblée aux objectifs qu’on lui fixe ; sur le chemin, les difficultés sont nombreuses, les erreurs inévitables. Ce ne sont pas des scories dont il faudrait se débarrasser. Difficultés et erreurs sont, au contraire, des occasions d’analyse, des moyens de comprendre, des opportunités pour offrir d’autres explications, proposer d’autres entrées. Le “ recours ”, à ce titre, n’est pas simplement un “ rattrapage ”, c’est un outil de régulation essentiel, un moyen de stimuler l’inventivité pédagogique. 

Conclusion
Qu'il me soit permis d'évoquer, en conclusion, l’image de celui que j’ai identifié comme le premier représentant de la modernité éducative... En automne 1798, le gouvernement helvétique envoie Heinrich Pestalozzi diriger un orphelinat à Stans. L'armée française du Directoire vient de dévaster le canton de Nidwal. Les orphelins miséreux pullulent. Malgré sa sympathie politique pour la Révolution française et la république helvétique Pestalozzi considère la situation comme humainement insupportable et accepte la mission qui lui est confiée. Là, il touche le fond de la misère, trouvant des enfants “ complètement farouches et habitués à la mendicité ”, “ couverts de gale au point de pouvoir à peine marcher, le front ridé par la méfiance envers celui qui était l'allié des soldats qui avaient fait leur malheur ”. Ils ne tiennent pas en place, vivent dans la violence de tous les instants, ne savent rien de ce que Pestalozzi considère comme “ les savoirs élémentaires ” et n'accordent aucun crédit à leur “ maître ”.6 Pestalozzi s'empresse, néanmoins, d'ouvrir un institut capable, tout à la fois, d'accueillir les enfants tels qu'ils sont, de répondre à leurs besoins matériels immédiats et de “ mettre leur activité intellectuelle en éveil ” : “ Apprendre
6 Pestalozzi (J. H.), Lettre de Stans, 1985, Centre de documentation et de recherche Pestalozzi, Yverdon-les- Bains, Suisse.
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était pour eux une chose entièrement nouvelle et dès que certains s'aperçurent qu'ils arrivaient à quelque chose, leur zèle devint alors infatigable. ”
(PLACER ICI LA GRAVURE)
Regardons la classe de Pestalozzi telle qu'elle apparaît sur une gravure d'époque. Le maître ne parle pas ; il montre à trois jeunes filles une planche d'architecture. Ces dernières, d'âges différents, réagissent chacune à leur manière ; un échange s'ébauche qui subvertit, en 1798, toutes les formes possibles de contrôle et de préjugés sociaux : des filles du peuple, debout dans une classe, travaillent sur des questions traditionnellement dévolues aux hommes et aux nantis ; qui plus est, elles ne se contentent pas de recevoir un enseignement mais interrogent et discutent ; c’est même la plus jeune qui, avec assurance, interpelle le maître. Ce dernier, tout en “ enseignant ”, tient la main d'un enfant malade qu'un autre élève regarde attentivement et semble protéger : celui qui ne peut apprendre n’est pas exclu pour autant ; il reste présent, objet de tous les soins d’une collectivité qu’il aspire - son regard en témoigne - à rejoindre au plus tôt. Aux pieds de Pestalozzi, une jeune fille apprend à lire à deux autres enfants : le maître, pour un temps, a délégué son pouvoir à une de ses élèves ; de toute évidence, cette dernière accomplit sa tâche avec une ardeur qui force l’attention des plus jeunes et stimule leur curiosité. À côté d’elles, au-dessous de la fenêtre, un enfant dort ; il ne trouble pas la classe et ne sera ni puni ni sanctionné : son heure d'étudier viendra, pour autant que le maître soit là à son réveil. Un autre travaille seul, debout : il écrit ; et la détermination sereine qu’on peut lire sur son visage laisse supposer qu’il continuera bien après que la classe soit finie. De l’autre côté, un jeune garçon lit à ses camarades un ouvrage à haute voix ; trois élèves semblent à peu près attentifs, mais un autre s’étire pour marquer son ennui tandis qu’un cinquième se laisse attirer, par un garçon au regard sceptique, vers des activités sans doute plus attractives : apprendre n’est pas facile et les tentations de s’y soustraire sont nombreuses. Pestalozzi ne semble pas choqué : solide et paisible, il laisse faire. À quoi bon assujettir les corps quand, de toutes façons, les esprits vagabonderont ? Il vaut mieux garder son énergie pour saisir ou créer des occasions plus favorables. Sur le seuil, une mère attend avec un enfant dans les bras. À moins que ce ne soit une assistante de Pestalozzi. Mais elle ne fait pas la classe, elle accompagne et accueille, sans usurper la place du maître. Dehors, on se bat encore ; mais le jeu de règles, on le devine, supplante déjà la violence brute.
Bien sûr, la classe de Pestalozzi est un mythe. Mais on y trouve les principes qui peuvent nous aider à comprendre ce que doit être un maître aujourd'hui : un passeur de culture. Quelqu’un qui garantit la Loi et préserve l'intégrité des personnes. Qui marque des limites qui permettent de ne pas se dissoudre dans un espace sans frontière. Quelqu'un qui aide chacun à reconnaître dans la culture les échos et les réponses de l'humanité à ses propres interrogations. Quelqu’un qui multiplie les ressources et accompagne chacun pour qu’il donne le meilleur de lui-même.
C'est pourquoi on peut être fier d'appartenir à une République qui, par un décret de l'Assemblée nationale du 26 août 1792, “ considérant que les hommes qui, par leurs écrits et par leur courage ont servi la cause de la liberté et préparé l'affranchissement des peuples, ne peuvent être regardés comme étrangers par une nation que ses lumières et son courage ont rendue libre, (...) déclare conférer le titre de citoyen français à Heinrich Pestalozzi. ” Qu'un pédagogue ait été ainsi
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fait citoyen d'honneur de la République française devrait rassurer tous ceux qui s'inquiètent des menaces que la pédagogie ferait peser sur la République.

 

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Apprentissage de la langue maternelle : un processus universel ?

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Apprentissage de la langue maternelle : un processus universel ?

02 novembre 2017    SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES

Comment les enfants apprennent-ils leur langue maternelle ? Cette question a fait l'objet de peu d'études menées hors des pays industrialisés. Au Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique (CNRS/ENS/EHESS), des spécialistes du développement du langage chez l'enfant se sont intéressés à une population traditionnelle de l'Amazonie bolivienne, les Chimane 1, en lien avec des bio-anthropologues de l'Université Toulouse 1 Capitole 2 et de celle de Californie - Santa Barbara. Leur étude, publiée le 2 novembre 2017 dans la revue Child Development, montre que la durée moyenne des paroles adressées aux enfants de moins de quatre ans est inférieure à une minute par heure. C'est jusqu'à dix fois moins que pour les enfants du même âge de pays industrialisés. Ce constat invite à multiplier ce genre d'études dans des cultures diverses afin de vérifier si l'apprentissage de la langue maternelle suit un processus universel.
Dans toutes les cultures humaines, les enfants apprennent avec peu d'efforts la ou les langue(s) parlée(s) par ceux qui les entourent. Bien que ce processus ait fasciné plusieurs générations de spécialistes, il reste mal compris. La plupart des théories reposent sur l'étude d'un nombre réduit de cultures, principalement dans les pays industrialisés comme les États-Unis ou la France, où la scolarité est répandue et la taille des familles plutôt réduite.

Des spécialistes de cette question se sont penchés sur une population de chasseurs-horticulteurs de l'Amazonie bolivienne, les Chimane. Grâce à une collaboration avec des anthropologues spécialistes de cette ethnie, ils ont eu accès à une base de données unique. En effet, de 2002 à 2005, les membres du projet Tsimane ont rendu visite à des groupes d'individus dans leur habitation, à différents moments de la journée. Pendant leurs observations, ils ont noté ce que chaque personne présente faisait, et avec qui. Cette étude, réalisée dans six villages représentatifs, a inclus près d'un millier de Chimane.

Sur la base de ces observations, les spécialistes de développement du langage ont constaté que, tous interlocuteurs confondus, le temps consacré à parler à un enfant de moins de quatre ans était de moins d'une minute par heure. C'est quatre fois moins que les estimations faites auprès des personnes plus âgées présentes au même moment et au même endroit 3. Et jusqu'à dix fois moins que pour les jeunes enfants de pays occidentaux, d'après les estimations de précédentes études.

Si, comme chez nous, la mère est le locuteur principal de l'enfant, la fréquence avec laquelle elle parle au nourrisson est bien moindre. Après l'âge de 3 ans, la majorité des paroles adressées aux jeunes enfants proviennent d'autres enfants, généralement leurs frères et sœurs (les Chimane en ont en moyenne cinq, contre un pour les enfants français et américains).

Ces résultats révèlent donc une grande variation interculturelle dans les expériences linguistiques des jeunes enfants. Or, dans les pays industrialisés, le développement du langage chez l'enfant est corrélé aux paroles qui lui sont adressées directement par des adultes, et non aux autres paroles entendues. Cette corrélation est-elle universelle ? Les enfants chimane évoluent dans un monde social riche : à tout moment, ils sont entourés par huit personnes en moyenne. Est-ce que les échanges qu'ils entendent, et qui représentent environ dix minutes par heure, contribuent à leur apprentissage ? Les recherches se poursuivent actuellement sur le terrain : en recueillant les paroles adressées aux enfants chimane et celles qu'ils prononcent, les chercheurs espèrent pouvoir répondre à ces questions.
Pour en savoir plus : visualiser les résultats sur cette page 4.
 


Mère chimane avec sa fille.
Est-ce que l'apprentissage par observation contribue à l'acquisition du langage chez les enfants chimane ? C'est l'une des questions auxquelles souhaitent maintenant répondre les chercheurs.
 
 
Bibliographie
Child-directed speech is infrequent in a forager-farmer population: A time allocation study, Alejandrina Cristia, Emmanuel Dupoux, Michael Gurven, Jonathan Stieglitz. Child Development, 2 novembre 2017. DOI : 10.1111/cdev.12974

Contact
Alejandrina Cristia
CNRS Researcher
+33 (0) 1 44 32 26 23
alejandrina.cristia@ens.fr

Véronique Etienne
Attachée de presse CNRS
+33 1 44 96 51 37
veronique.etienne@cnrs.fr
Notes
*         Ou Chimani. En anglais, Tsimane.
*         Au sein du Labex IAST(Institute for Advanced Study in Toulouse)
*         Ce n'est que lorsque les enfants atteignent la tranche d'âge de 8-11 ans qu'on leur adresse la parole à des niveaux similaires à ceux des adultes.
*         Comparaison avec les 6 autres publications de la littérature estimant précisément la fréquence des interactions verbales avec de jeunes enfants dans des cultures différentes.

 

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        PHILOSOPHIE2, subst. fém.    I.
A. − [Avec fondement théorique explicite, en tant que réflexion critique]
1. HIST. ou vieilli
a) ANTIQ. et jusqu'au xixes. Toute connaissance rationnelle quel que soit son objet; système général des connaissances humaines. Les Grecs appellent philosophie, comme au temps de Thalès, l'ensemble des connaissances humaines. La faculté de philosophie remplace à elle seule une faculté des lettres et une faculté des sciences (About, Grèce,1854, p.248).J'aime Leibnitz, réunissant sous le nom commun de philosophie les mathématiques, les sciences naturelles, l'histoire, la linguistique (Renan, Avenir sc.,1890, p.231).La philosophie (...) s'étend à tous les domaines de l'action et du savoir, elle peut et doit contenir le système complet des connaissances, ce système peut et doit atteindre à la perfection en même temps qu'à l'universalité. (...) tout le système du savoir tel que Descartes l'a décrit, est tiré, par une opération purement intellectuelle, d'un petit nombre de principes a priori estimés évidents (J.-Fr. Revel, Hist. de la philos. occ.,t.2, 1970, p.128).V. fragmenter ex. 4:
1. La philosophie avait pour objet le développement de la connaissance et l'exercice de la raison; ceux qui s'y dévouaient, étrangers au monde, étaient les sages par excellence, et il a fallu un étrange abus de mots pour que ce nom devînt un titre de proscription. Maine de Biran, Journal,1817, p.44.
− [Suivi d'un adj. ou d'un compl. déterminatif]
♦ Philosophie de la nature, philosophie naturelle

Philosophie de la nature ou philosophie naturelle. Ensemble des disciplines qui ont pour objet le monde matériel. À chaque étape du progrès de nos connaissances en philosophie naturelle, s'introduisent des éléments nouveaux qui nous obligent souvent à refondre entièrement l'ensemble de notre interprétation des faits physiques (L. de Broglie, Nouvelles perspectives en microphysique,1956, p.49).

[Par recoupement avec I A 1 b β] Philosophie naturelle. Connaissance qui se fonde sur l'expérience, la raison, et est hostile à la révélation. La philosophie naturelle et (...) l'esprit scientifique, dont la première condition est de n'avoir aucune foi préalable et de rejeter ce qui n'arrive pas (Renan, Souv. enf.,1883, p.274).D'où vient que, si ombrageux, si combatifs, quand il s'agit de philosophie naturelle, les défenseurs de la tradition religieuse et des dogmes le soient si peu en matière de spéculation morale? (Lévy-Bruhl, Mor. et sc. moeurs,1903, p.45).

Philosophie de la nature, p.oppos. à philosophie de l'esprit. Ensemble des réflexions des philosophes postkantiens (notamment de Schelling et de Hegel) sur la nature matérielle. Après l'idéalisme subjectif de Kant et de Fichte, vint la philosophie de la nature, retour à la réalité (Vigny, Journal poète,1847, p.1252).
♦ [Chez A. Comte] Philosophie positive*.
♦ Philosophie première. Partie de la philosophie qui a pour objet l'étude des premières causes et des premiers principes. P. oppos. chez Aristote à philosophie seconde, synon. de physique. Aristote ne pouvait voir dans la philosophie première qu'un système de la science objective, qu'une théorie concrète de ses principes: il créa la métaphysique. Science des principes, la philosophie d'Aristote est encore la science, d'intention du moins (J. Lagneau, Célèbres leçons et fragments,Paris, P.U.F., 1964 [1880], p.93).Seule, la philosophie première, c'est-à-dire de l'être lui-même se posant lui-même est positive (J. Wahl, La Philosophie première de V. Jankélévitchds R. de Métaphys. et de Mor., 1955, p.161).
b) En partic.
α) Philosophie ou philosophie chimique ou philosophie hermétique. Synon. de alchimie.La notion métaphysique de la matière première universelle de Platon est transformée et concrétée en quelque sorte, par un artifice de métaphysique matérialiste que nous retrouvons dans la philosophie chimique de tous les temps: elle est identifiée avec le mercure des philosophes (Berthelot, Orig. alchim.,1885, p.273).V. hermétique ex. 1:
2. ... le comte de Kueffstein était un riche seigneur, occultiste ardent, qui, comme l'avait fait Paracelse, le démiurge d'Occident, parcourait les pays d'Europe à la recherche de la solution des grands problèmes de la philosophie et était l'hôte de tous les alchimistes, nécromanciens, cabalistes et initiés... Cendrars, Bourlinguer,1948, p.141.
β) Attitude intellectuelle des philosophes du xviiies. (v. philosophe I A 1 b β). Ces principes de la raison et de la nature, que la philosophie avait su lui rendre chers [au peuple] (Condorcet, Esq. tabl. hist.,1794, p.168).Comme elle s'est faite [la Révolution], au nom de la philosophie, on en a conclu qu'il fallait être athée pour aimer la liberté (Staël, Consid. Révol. fr.,t.2, 1817, p.457).Si les maîtres de la philosophie ne paraissent pas à la tribune et aux affaires, c'est que, à l'aurore de la Révolution, ils sont morts presque tous (Maurras, Avenir intellig.,1905, p.33):
3. La philosophie prétend répandre des lumières, et le commerce créer des richesses; il faut prouver au monde qu'ils font tout le contraire; que la philosophie, avec ses faux droits de l'homme et ses faux équilibres de pouvoirs, ne répand que ténèbres et anarchie; que le commerce, avec sa concurrence mensongère, ses menées d'accaparement et de falsification, appauvrit les producteurs et les consommateurs, qu'il n'est qu'une sangsue de l'industrie. Fourier, Nouv. monde industr.,1830, p.16, 17.
γ) Surtout au XIXes. Fondements généraux, principes de base d'une science. Il est regrettable (...) que cet enseignement populaire de la philosophie astronomique ne trouve pas encore, chez tous ceux auxquels il est surtout destiné, quelques études mathématiques préliminaires, qui le rendraient à la fois plus efficace et plus facile (Comte, Esprit posit.,1844, p.132).Dans un ouvrage remarquable sur la philosophie minéralogique et sur l'espèce minéralogique paru en 1801, Déodat Dolomieu développa (...) toutes les conséquences de l'identité posée par ce dernier [Haüy] entre le concept d'espèce minérale et celui de molécule intégrante (Hist. gén. sc.,t.3, vol. 1, 1961, p.344):
4. Les cosmologistes devaient, d'abord, par l'avènement de la chimie, pousser l'étude de l'ordre matériel jusqu'à ses phénomènes les plus nobles et les plus compliqués. Mais il fallait ensuite que les biologistes descendissent convenablement aux fonctions vitales les plus grossières et les plus simples, seules susceptibles de se rattacher directement à cette base inorganique. Tel fut le principal résultat de l'admirable conception due au vrai fondateur de la philosophie biologique, l'incomparable Bichat. Comte, Catéch. posit.,1852, p.126.
− P. méton. Ouvrage qui traite des principes de base d'une science. Philosophie botanique de Linné. Cette Philosophie zoologique présente les résultats de mes études sur les animaux, leurs caractères généraux et particuliers, leur organisation, les causes de ses développemens et de sa diversité, et les facultés qu'ils en obtiennent (Lamarck, Philos. zool.,t.1, 1809, p.xvii).
2. Courant
a) [Gén. empl. seul]
α) La philosophie. Réflexion critique sur les problèmes de l'action et de la connaissance humaine; effort vers une synthèse totale de l'homme et du monde. C'est la philosophie qui nous apprend à connaître notre nature, et la pratique de ses leçons s'appelle la vertu (P. Leroux, Humanité,1840, p.119).La philosophie n'est pas seulement le retour de l'esprit à lui-même, la coïncidence de la conscience humaine avec le principe vivant d'où elle émane, une prise de contact avec l'effort créateur. Elle est l'approfondissement du devenir en général, l'évolutionisme vrai, et par conséquent le vrai prolongement de la science, −pourvu qu'on entende par ce dernier mot un ensemble de vérités constatées et démontrées (Bergson, Évol. créatr.,1907, p.368).La philosophie est une prise de position raisonnée par rapport à la totalité du réel. Le terme de «raisonné» oppose la philosophie aux prises de positions purement pratiques ou affectives ou encore aux croyances simplement admises sans élaboration réflexive: une pure morale, une foi (J. Piaget, Sagesse et illusions de la philos.,1965, p.57).V. converger ex. 2:
5. Le concept de philosophie tend à désigner très généralement toute image du monde et toute sagesse humaine, la prise de conscience humaine du réel, quels qu'en soient les éléments et les modalités. Le droit à la philosophie devient un des droits de l'homme, en dehors de toute question de longitude, de latitude et de couleur de peau. G. Gusdorf, Traité de métaphys.,Paris, Armand Colin, 1956, p.7.
β) Une philosophie. Conception, démarche philosophique; système philosophique constitué. Synon. doctrine, théorie.La philosophie pure n'a pas exercé d'action bien immédiate sur la marche de l'humanité avant le XVIIIesiècle, et il est beaucoup plus vrai de dire que les époques historiques font les philosophies, qu'il ne l'est de dire que les philosophies font les époques (Renan, Avenir sc.,1890, p.24).De ressentir l'être dans l'homme, et de les distinguer si nettement, de rechercher une certitude du degré supérieur par une sorte de procédure extraordinaire, ce sont les premiers signes d'une philosophie (Valéry, Variété II,1929, p.16).V. côtoyer ex. 2.
− P. méton. Ouvrage, traité de philosophie. Dans quelques années, j'écrirai certainement une Philosophie (Lamart., Corresp.,1834, p.69).
γ) Discipline qui constitue la matière principale de l'une des classes terminales de l'enseignement secondaire ou un cycle d'études dans l'enseignement supérieur et qui comprend la psychologie, la morale et la sociologie, la philosophie générale, l'esthétique, la logique et la philosophie des sciences. Cours, dissertation de philosophie; baccalauréat, licence, agrégation de philosophie; chaire, professeur de philosophie. Une des grandes grâces de Saint-Sulpice fut la dévotion à l'Esprit-Saint. Mes cahiers de philosophie et de théologie l'attestent (Dupanloup, Journal,1876, p.33).Sur les quatre certificats de philosophie, un seul −logique et philosophie générale −évoquait les débats actuels. Les deux autres −psychologie, morale et sociologie −relevaient déjà des sciences humaines ou sociales (R. Aron, Mém.,1983, p.38):
6. Nous avons une classe de philosophie dans les lycées, ce qui montre assez clairement qu'il n'y a point pour nous de véritable culture si, au delà de toutes les disciplines spéciales, la réflexion ne vient pas s'appliquer aux lois de la pensée, aux principes de la conduite, à la vie profonde de l'homme pour en scruter la signification et la valeur... R. Le Senne, Introd. à la philos.,Av.-pr. de L. Lavelle, 1947 [1939], p.V.
♦ Philosophie générale. ,,Ensemble des questions de philosophie que soulèvent la psychologie, la logique, la morale, l'esthétique, mais qui n'appartiennent pas au domaine spécial de l'une de ces sciences`` (Lal. 1968). Synon. métaphysique.Je fus reçue en philosophie générale. Simone Weil venait en tête de liste, et je la suivais (Beauvoir, Mém. j. fille,1958, p.243).
− P. méton. Classe où la philosophie est enseignée comme matière principale; section d'études philosophiques à l'Université. L'année scolaire approchait de son terme. C'était pour nous, élèves de philosophie, la dernière année de collège (A. France, Vie fleur,1922, p.417).V. celui-là ex. 5.
♦ Loc. Faire sa philosophie. Il fut envoyé fort jeune à Paris pour y faire ses études. Il fit ses humanités au collége des Jésuites, sa philosophie dans l'Université (Sainte-Beuve, Port-Royal,t.5, 1859, p.100).Georges Louis s'installa à Passy. C'est à Janson que mon ami devait faire sa philosophie (Gide, Si le grain,1924, p.507).
b) [Suivi d'un adj. ou d'un compl. déterminatif]
α) Conception, système propre à un auteur, une école, un pays, une époque; ensemble des systèmes philosophiques propres à une civilisation, une culture. La véritable originalité de la philosophie grecque tient à sa perfection et non à ses commencements (Barrès, Cahiers,t.1, 1896, p.103).Il n'est pas d'expression qui vienne plus naturellement à la pensée d'un historien de la philosophie médiévale que celle de philosophie chrétienne (Gilson, Espr. philos. médiév.,1931, p.1).Ses préjugés contre la dialectique qu'il [M. Mauss] identifiait à tort avec la philosophie hégélienne ou avec la philosophie marxiste (Traité sociol.,1967, p.19).V. évolutionniste A ex. de Bergson, indiscutable ex. 1, intégrant ex. 3.
SYNT. Philosophie de Husserl, de Plotin; philosophie bergsonienne, cartésienne, épicurienne, kantienne, platonicienne, thomiste, sartrienne; philosophie existentialiste, idéaliste, matérialiste, scolastique, sensualiste, transformiste; philosophie anglaise, allemande, arabe, chinoise, américaine; philosophie antique, classique, contemporaine, moderne; philosophies occidentales, de l'Orient.
− En partic. Nouvelle philosophie. Mouvement né de mai 1968, caractérisé notamment par la réaction aux idéologies communiste et marxiste et dont les chefs de file sont Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann. La référence à 1968, dernière imposture de la «nouvelle philosophie», rassure les belles âmes qui ne veulent lire dans les «événements de Mai» que le signe d'une crise de société sans idéal (Fr. Aubral, X. Delcourt, Contre la nouv. philos.,Paris, Gallimard, 1977, p.320).
β) Réflexion, ensemble de réflexions ayant pour objet un ordre de la connaissance, un domaine d'activité particuliers. Philosophie de l'éducation, de l'esthétique, de la logique, des mathématiques, des religions; philosophie politique, sociale. Choisir entre telle ou telle hiérarchie entre les sciences dont l'art médical utilise le savoir, autrement dit professer une philosophie de la médecine, c'est au fond professer une philosophie tout court (Biot, Pol. santé publ.,1933, p.19).S'il y a effectivement une histoire ethnique, il y a aussi une géographie et une philosophie ethniques, comme des sciences et des arts ethniques, toutes études oubliées par l'Académie (Marin, Ét. ethn.,1954, p.8).La philosophie des sciences: elle part d'un donné, qui est telle discipline déjà constituée, et s'attachant à analyser le comportement rationnel de ses spécialistes, elle dégage la structure logique de leur méthode (Marrou, Connaiss. hist.,1954, p.28):
7. C'est à la philosophie du droit qu'il reviendrait de tenter la justification de certaines variations de l'expérience juridique de préférence aux autres, et de décider si tous les efforts entrepris pour réaliser la justice dans un milieu social se fondent sur une interprétation acceptable des différents aspects de celle-ci et s'ils possèdent tous la même valeur. Traité sociol.,1968, p.205.
♦ Philosophie de l'histoire

Recherche des lois générales qui se dégagent des faits historiques et qui régissent l'évolution de l'humanité:
8. Ce qu'on appelle de nos jours la philosophie de l'histoire consiste (...) dans l'étude des rapports et des lois générales qui rendent raison du développement des faits historiques pris dans leur ensemble, et abstraction faite des causes variables qui, pour chaque fait en particulier, ont été les forces effectivement agissantes. Cournot, Fond. connaiss.,1851, p.25.

[Avec un indéf. ou au plur.] Toute explication ou spéculation sur le devenir de l'humanité, sur la signification du mouvement de l'histoire. À l'origine des grandes philosophies de l'histoire du XIXesiècle, il y a cette valorisation de la Révolution française qui a substitué à la simple constatation de l'événement, la foi en l'avènement (H. Gouhier, Les Grandes avenues de la pensée philos. en France depuis Descartes,1966, p.12):
9. Les doctrines de Hegel et de Comte représentent le type de ce que l'on entend par philosophie de l'histoire. À l'aide d'un principe unique, loi des trois états ou progrès de la liberté, on organise les périodes, on apprécie leur signification, on interprète l'évolution totale. (...) La science élabore un déterminisme lacunaire, la philosophie imaginerait un déterminisme continu. Au lieu d'une nécessité construite, hypothétique et partielle, elle découvrirait dans le devenir lui-même une nécessité totale. R. Aron, Introd. à la philos. de l'Hist.,1938, p.285.
♦ Philosophie morale. Partie de la philosophie qui a pour objet l'évaluation des fins et des moyens de l'action humaine. Le but de la philosophie morale est moins d'apprendre aux hommes ce qu'ils ignorent, que de les faire convenir de ce qu'ils savent, et surtout de le leur faire pratiquer (Bonald, Législ. primit.,t.1, 1802, p.73).Parmi ces philosophies particulières [philosophie de la nature, de l'art, de l'histoire...], la philosophie morale occupe une place à part, (...) parce que, dès l'entrée, elle concerne l'homme et le concerne en sa totalité, avec ses désirs et ses problèmes. L'histoire de la philosophie le montre suffisamment, c'est par ce chemin particulier que tous les penseurs ont accédé à la philosophie (É. Weil, Philos. mor.,1961, p.12).
− P. méton. Ouvrage traitant de la réflexion philosophique sur un ordre particulier de connaissance. Taine n'a pas insisté dans sa Philosophie de l'art sur les déserts artistiques d'une époque (Arts et litt.,1935, p.64-4).
γ) Attitude, système, courant philosophique qui a comme perspective ou pour fondement tel(le) ou tel(le) thème ou méthode philosophique. Une philosophie du progrès (...) consiste à admettre que l'ensemble des sociétés et de l'existence humaine tend à s'améliorer, parfois même que cette amélioration, régulière et continue, doit se poursuivre indéfiniment (R. Aron, Introd. à la philos. de l'Hist., op.cit.,p.149).Historiquement les philosophies de l'existence apparaissent comme une protestation contre l'esprit d'abstraction et de système (Lacroix, Marxisme, existent., personn.,1949, p.59):
10. La liberté affirmée, devenue le principe de la recherche et de la possession de la vérité comme du bien, rend à toutes les consciences la dignité que s'arrogent les philosophies de l'absolu. Renouvier, Essais crit. gén.,3eessai, 1864, p.XLVI.
SYNT. Philosophie de l'angoisse, de la communication, du concept, de la connaissance, de la conscience, de l'esprit, de l'essence, de l'idée, de l'imaginaire, de l'immanence, de l'infini, de l'intuition, du langage, de la liberté, du mouvement, de l'objet, de la perception, du sujet, de la transcendance, de la vérité.
δ) P. anal. Système d'idées qui éclaire un événement, une activité, un fait de société, un comportement. On a beaucoup écrit sur le voyage, car les voyageurs les plus conscients ont été de tout temps les écrivains. Il y a une philosophie du voyage (Defert, Pol. tour. Fr.,1960, p.43).Toute la philosophie des rapports mutuels [entre l'entreprise privée et le syndicat], leur loi d'équilibre, repose sur l'établissement de procédures très minutieuses qui restreignent les épreuves de force (Traité sociol.,1967, p.484).Ces pays-là [les pays anglo-saxons] ont toujours eu la même philosophie fiscale. Ils ont bâti leur équilibre de recettes à une époque où l'impôt ne drainait pas encore les masses considérables d'argent qu'il représente aujourd'hui dans les États modernes (Le Nouvel Observateur,17 mars 1975, p.53, col. 3):
11. ... ce qui a été dit sur la philosophie de la bataille et sur les arguments qu'elle met en oeuvre reste vrai quant au fond, puisque c'est le même être moral, l'homme, qui la livre toujours... Foch, Princ. guerre,1911, p.309.
♦ Loc. Chercher, dégager, faire, formuler la philosophie de qqc. Le monde, l'humanité, les capitaux, l'industrie, la pratique des affaires, existent: il ne s'agit plus que d'en chercher la philosophie, en d'autres termes de les organiser (Proudhon, Syst. contrad. écon.,t.1, 1846, p.255).La grande presse (...) dégagea la philosophie de cet attentat monstrueux qui révoltait les consciences (A. France, Révolte anges,1914, p.381):
12. Sans doute veulent-ils [les socialistes] nationaliser, mais l'une de leurs pensées dominantes est déjà la méfiance envers les communistes. Ils laissent venir à eux toute une clientèle de hauts fonctionnaires et de polytechniciens; s'ils faisaient la philosophie de leur comportement, ils reprendraient la dialectique de Léon Blum, au temps du Front Populaire: leur mandat n'est pas de faire une révolution mais de construire le secteur nationalisé dans une certaine harmonie des relations sociales et politiques. Chenot, Entr. national.,1956, p.20.
− En partic. Idée directrice suivant laquelle on procède à l'établissement d'un plan, d'un projet dans le domaine économique, financier, technologique. La mode est aujourd'hui à la pierre apparente [dans les églises] (...). C'est la philosophie de la maison de campagne qui envahit nos sanctuaires (Le Monde,7 juill. 1974, p.11, col. 5).Pour le Conservatoire [du littoral], ouvrir au public un espace tout en le protégeant cela signifie qu'on y trace quelques sentiers, une aire de pique-nique (...). Cette philosophie a été rappelée lors du dernier conseil d'administration (Le Monde,5 juill. 1978, p.28, col. 2 et 3).Le gouvernement dans cette philosophie des «petits délais» [pour le versement des payes des agents de l'État] qui font les bonnes gestions, pourrait être moins innocent qu'il ne l'affirme (Libération,31 janv. 1985, p.14, col. 5).
B. − [Sans fondement théorique explicite, en tant qu'attitude spontanée ou raisonnée de l'esprit]
1.
a) Attitude ou qualité morale d'une personne qui connaît la juste valeur des choses et accepte la vie telle qu'elle est. Synon. raison, sagesse.Pauvre garçon, l'aimait-il! Allons, mon gendre, de la philosophie (...). Faut-il que ce soit moi qui vous console (...), moi qui perds ma fille! (Dumas père, Noce et enterrement,1826, 9, p.101).Léopold se voyait notaire à Paris: sa vie était devant lui comme un de ces grands chemins qui traversent une plaine de France, il l'embrassait dans toute son étendue avec une résignation pleine de philosophie (Balzac, A. Savarus,1842, p.36).La dureté de Joseph, tempérée d'humanisme et de philosophie, deviendrait peut-être de la vigueur, de la grandeur (Duhamel, Maîtres,1937, p.93):
13. ... je le voyais vieux et exilé, et meurtri de l'ingratitude des hommes, mais ferme et gai dans le malheur, et plein de cette philosophie naturelle qui fait supporter patiemment l'infortune à ceux qui ont leur fortune dans leur coeur... Lamart., Voy. Orient,t.2, 1835, p.330.
− Loc., vieilli. Avoir de la philosophie; montrer de la philosophie dans (une situation). −«Voilà une douce morale!» lui dis-je. −C'est celle de la nature. −Vous avez de l'esprit et de la philosophie! (Restif de La Bret., M. Nicolas,1796, p.12).Ma soeur Élisa était une tête mâle, une âme forte: elle aura montré beaucoup de philosophie dans l'adversité (Las Cases, Mémor. Ste-Hélène,t.2, 1823, p.270).
b) Souvent fam. Attitude, qualité d'une personne qui reste sereine, calme, patiente quelles que soient les circonstances. Synon. sérénité.Il vient à moi, son tablier retroussé, les deux mains dans les poches de pantalon, et tranquillement, avec philosophie, le regard voyageur, il me dit: −Elle m'a f... à la porte (Frapié, Maternelle,1904, p.73).Hubert était mobilisé dans les services auxiliaires. Les conseils de révision, qu'il subissait avec philosophie, te donnaient de l'angoisse (Mauriac, Noeud vip.,1932, p.155).
2. Conception générale de la vie et du monde qu'une personne manifeste dans ses idées et dans sa conduite. Dans la vie il est aimable, affectueux, voyant les choses de haut et ne les prenant jamais par les angles; d'une philosophie d'artiste, un peu épicurien, bien vivant, toujours amoureux (Sainte-Beuve, Poisons,1869, p.95).Bien peu d'hommes ont une philosophie; l'instinct et le délire, le goût féroce de frapper, voilà les forces qui les mènent (Barrès, Cahiers,t.2, 1898, p.11).Robert Empeaux, parvenu au terme de sa carrière [de magistrat], avait eu à se prononcer sur tant de misères humaines qu'il en avait acquis une philosophie sereine où le désir de comprendre l'emportait, de loin, sur la volonté de châtier (Ch. Exbrayat, Tout le monde l'aimait,1982 [1969], p.99).V. génération ex. 5, inverse ex. 4:
14. Qu'avait-il à dire en effet à ce misérable enfant? Qu'il faut accepter l'inévitable dans le monde intérieur comme dans le monde extérieur, accepter son âme comme on accepte son corps? Oui, c'était là le résumé de toute sa philosophie. Bourget, Disciple,1889, p.220.
− [Suivi d'un adj. ou d'un compl. déterminatif indiquant le sens particulier d'une conduite] Tosh est, avec Marley, le chantre de la philosophie rasta. Une étrange religion qui prône le port des cheveux nattés et le retour à la mère Afrique, vénère feu Hailé Sélassié et (...) la marijuana (L'Express,28 juill. 1979, p.14, col. 1).Sous sa houlette énergique [de Jane Fonda], ces dames acquièrent l'entraînement [sportif] exact et la philosophie nouvelle: celle de l'effort (Le Figaro Magazine,11 févr. 1984, p.65, col. 1):
15. Les gars qui allaient se coucher [après la relève de la garde] filaient d'un pas lourd (...). Les autres, encore tout pleins de tiédeur et de sommeil, s'apprêtaient à subir le froid, la pluie, l'attente (...). Encore si cela avait servi à quelque chose... Mais pour garder une porte, de pacifiques tôlards, des officiers que personne ne songeait à toucher de l'ongle et trois caisses de grenades... La philosophie de l'absurde est née sous l'uniforme français. R. Fallet, Pigalle,Paris, Le Livre de poche, 1981 [1979], p.70.
II. − Arg., vx. Art de voler au jeu ou vol au jeu. Il se mit à jouer au hasard, ce que la philosophie appelle jouer au flan (C. des Perrières, [18]85 dsLarch. Nouv. Suppl.1889, p.105).
REM.
Philosophier (se), verbe pronom.,plaisant. Se fier à la philosophie développée dans tel ou tel système. V. encyclopédier rem., s.v. encyclopédie.
Prononc. et Orth.: [filɔzɔfi]. Att. ds Ac. dep. 1694. Étymol. et Hist.1. a) Ca 1175 «ensemble de disciplines spéculatives, comprenant la logique, la morale, la physique et la métaphysique, dont l'enseignement et l'étude, fondés sur les Auctores, succédaient à ceux des arts libéraux» (Benoît de Ste-Maure, Ducs Normandie, éd. C. Fahlin, 31216); 1370-72 philosophie moral (Oresme, Ethiques, éd. A. D. Menut, p.157); 1379 philosophie naturelle (J. de Brie, Bon Berger, 6 ds T.-L.); 1637 philosophie spéculative, philosophie pratique (Descartes, Discours de la méthode, sixième partie ds OEuvres, éd. F. Alquié, t.1, p.634); 1647 philosophie première (Descartes, Méditations métaphysiques touchant la première philosophie); 1765 philosophie théorique (Encyclop.); b) 1553 la philosophie «les spéculations et les raisonnements de la science humaine, par opposition à la foi» (Bible, impr. J. Gérard, Coloisiens, 2, 8); 1580 «la science, sous son aspect supérieur et général, recherche de la vérité universelle des choses naturelles, humaines et divines» (Montaigne, Essais, I, 26, éd. P. Villey et V.-L. Saulnier, t.1, p.160); c) ca 1756 philosophie de l'histoire (Voltaire, Mél. hist. Fragm. hist., X ds Littré); 2. 1225-50 «sagesse profonde consistant dans l'amour de la vérité et la pratique de la vertu» (H. d'Andeli, Lai d'Aristote, éd. H. Héron, 336); 1655 «haute sagesse, fondée sur le raisonnement et la méditation de la vie, et donnant une grande force d'âme dans les vicissitudes» (La Rochefoucauld, Max. 22 OEuvres, éd. A. Régnier, t.1, p.39); 3. xve-xvies. «nom donné à leur art par les alchimistes» (Petit traité d'alchimie, éd. Méon, p.207); 1573 philosophie chimique «nom donné aux opérations de l'alchimie» (J. Liébault, Le livre des secrets de medecine et de la philosophie chimique); 1721 philosophie hermétique (Trév., s.v. hermétique); 4. 1588 «manière particulière à telle époque, telle école, tel Maître, d'envisager les grands problèmes du monde et de l'âme» (Montaigne, Essais, II, 12, éd. citée, t.1, p.578); 1588 «l'attitude intellectuelle particulière à laquelle quelqu'un se range, l'opinion qu'il professe quant aux problèmes de la philosophie» (Montaigne, Essais, III, 5, op. cit., t.2, p.842); 5. 1622 [date d'éd.] typogr. (E. Binet, Merveilles de nature, p.299 ds Gdf. Compl.). Empr. au lat. philosophia, lui-même empr. au gr. φ ι λ ο σ ο φ ι ́ α . Fréq. abs. littér.: 7072. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 11466, b) 6882; xxes.: a) 7704, b) 11971. Bbg. Gohin 1903, p.299. _Sckomm. 1933, pp.103-106. _Zumthor (P.). Cf. bbg. philosophe.

 

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Jean-Jacques Slotine dans mensuel 350
daté février 2002 -  Réservé aux abonnés du site
Connaît-on l'ascidie, ce petit animal marin qui, après s'en être servi pour se mouvoir, digère tranquillement son cerveau, car il n'en a plus besoin ? Plus que jamais à l'école du vivant, la robotique s'aventure aujourd'hui vers la prise en compte de phénomènes qui vont bien au-delà de la conception classique du « cerveau dans la boîte ».
« Alors la babouine demande timidement au babouin, les yeux chastement baissés : Aimez-vous Bach ? » Albert Cohen .


L'heure est au dialogue entre robotique et neurosciences, et, au-delà des analogies les plus évidentes, à l'élaboration de problématiques communes. Partout dans le monde se créent des centres regroupant neurosciences, biologie, modélisation mathématique et robotique. Témoin de l'ampleur du phénomène : le nouveau McGovern Institute, au MIT, qui va y consacrer pas moins de 350 millions de dollars - à peu près autant que le synchrotron Soleil ! Nous sommes sans doute à l'aube d'une véritable approche « système » de la compréhension du cerveau, réalisant le vieux rêve de la cybernétique.

Cette fertilisation croisée, cette coévolution, pourrait-on dire, n'est certes pas nouvelle. La nature inspirait déjà la robotique du temps des tortues de Grey Walter, en 1950. Mais l'accélération considérable au cours des vingt dernières années des découvertes sur le cerveau, la physiologie de l'action, ou encore l'acquisition de la parole et du langage, a changé la donne. Jim Watson, le codécouvreur de la structure de l'ADN et le promoteur du programme « Génome humain », fait avec raison de la compréhension du cerveau le grand défi scientifique du XXIe siècle. Compréhension susceptible de remettre en question notre conception de la science elle-même : c'est avec notre cerveau que nous créons des théories !

Mais à l'inverse, la robotique peut éclairer la physiologie, l'artificiel illuminer le vivant. Comme le remarque le biologiste Edward O. Wilson, dans son classique Consilience : the Unity of Knowledge 1998 « Le moyen le plus sûr d'appréhender la complexité du cerveau, comme de tout autre système biologique, est de le penser comme problème d'ingénierie . »I 1 L'ambition de la robotique est de comprendre de quelles capacités on peut doter une machine en interaction physique avec son environnement, et comment cette machine peut par elle-même s'adapter et apprendre.

En neurosciences, on associe de plus en plus l'évolution et le développement des processus cognitifs au raffinement des fonctions sensori-motrices2. Le neurologue Rodolfo Llinas3, à l'université de New York, cite l'exemple de l'ascidie, petit animal marin qui, après avoir nagé vers le rocher où il s'installera, digère son cerveau, devenu inutile dès lors qu'il n'a plus à se déplacer ! De même, l'interaction physique et dynamique avec l'environnement, le contrôle du mouvement, poussent la robotique au-delà du domaine conceptuel classique de l'intelligence artificielle, du brain in a box cerveau dans une boîte.

Mémoire parfaite. En règle générale, la robotique est très loin d'égaler la nature, mais ses contraintes ne sont pas les mêmes et, pour certaines tâches, elle fait même mieux que la nature. Malgré la grande flexibilité de positionnement des actionneurs moteurs, muscles artificiels, etc. et des capteurs caméras, encodeurs, etc., le hardware mécanique est très à la traîne, tant en complexité qu'en robustesse et en adaptabilité. En revanche, la robotique bénéficie de la possibilité de coder explicitement des relations mathématiques complexes les équations de la mécanique, par exemple, permettant souvent soit des raccourcis à travers les calculs de la nature, soit des techniques fondamentalement différentes. Les robots possèdent également une mémoire parfaite et une capacité de répétition exacte. Si l'on veut qu'un robot apprenne à marquer des paniers au basket-ball, il lui suffit de déterminer une fois pour toutes la relation entre son mouvement et l'endroit où la balle tombe : problème mathématique simple qui conduira à un apprentissage rapide. Le robot dispose également de possibilités de simulation en temps très accéléré, alors qu'il faut à l'homme à peu près autant de temps pour imaginer un mouvement que pour l'effectuer. Un robot peut « penser » en 5 ou 10 dimensions aussi facilement qu'en 3. Enfin la robotique tire profit de l'accélération constante des moyens de calcul4, au point de pouvoir calculer plus vite que la nature elle-même.

Un autre avantage des robots sur les systèmes biologiques est la rapidité de la transmission de l'information. La vitesse de transmission des impulsions nerveuses est bien inférieure à la vitesse du son. Elle est donc environ un million de fois plus petite que celle de l'information dans un câble électrique. De plus, à chaque connexion synapse entre neurones le signal électrique est transformé d'abord en signal chimique, puis de nouveau en signal électrique à l'arrivée, perdant chaque fois environ 1 ms : un peu comme un train qui prend un ferry-boat. Ce rôle central des délais conditionne certains aspects de l'architecture des systèmes biologiques, par exemple l'organisation massivement parallèle des calculs dans les cent milliards de neurones du cerveau et leurs millions de milliards de synapses. Laquelle architecture parallèle, il faut le reconnaître, se prête particulièrement bien aux problèmes d'approximation distribuée, c'est-à-dire d'apprentissage.

Cette question du temps est aussi au coeur de bien des aspects importants de la robotique, qu'il s'agisse de la téléprésence - comment commander un robot à l'autre bout de la planète ou au fond de l'océan, « comme si vous y étiez » -, pour coordonner la vision par ordinateur et la manipulation, et, comme chez les êtres vivants, pour tous les mécanismes permettant l'unité de la perception binding.

Notre laboratoire a beaucoup étudié l'adaptation et la coordination vision-manipulation5,6, et leur illustration expérimentale sur des robots rapides. Comment un robot attrape-t-il un objet qu'on lui lance ? Il doit anticiper la trajectoire de l'objet, sur la base d'informations visuelles - obtenir ces informations avec une précision suffisante peut nécessiter d'utiliser des caméras mobiles, comme le fait l'oeil quand il suit un objet en mouvement. Il doit planifier une trajectoire pour intercepter l'objet et l'attraper - il peut être judicieux, par exemple, d'attraper l'objet tangentiellement à sa trajectoire, de façon à nécessiter moins de précision du timing de la fermeture de la main, et aussi à attraper l'objet plus délicatement. Une fois l'objet attrapé, il faut le décélérer progressivement et ne pas le laisser tomber, en s'adaptant très vite à ses propriétés dynamiques inconnues masse, position du centre de masse, moments d'inertie. Ces travaux nous ont conduits à rechercher des méthodes et des concepts généraux pour aborder systématiquement des questions de plus en plus complexes, impliquant une réflexion plus directe sur ce que nous apprend le monde du vivant.

Primitives motrices. La solution de la nature à la construction progressive de tels systèmes est, bien sûr, l'évolution. Tout objet biologique, et le cerveau en particulier, résulte de l'évolution. Celle-ci procède par accumulation et combinaisons d'éléments intermédiaires stables, créant ainsi des structures fonctionnelles de plus en plus complexes7,8. Selon la formule de François Jacob, « De la bactérie à la drosophile, quel bricolage depuis trois milliards d'années ! » La réponse émotionnelle humaine, par exemple, combine deux éléments intermédiaires stables, une boucle archaïque rapide ne passant pas par le cortex, et une boucle corticale plus lente9. Le système immunitaire humain se compose d'une série de couches fonctionnelles, où se combinent notamment des mécanismes rapides et archaïques d'immunité innée, et des mécanismes plus lents d'immunité acquise ou adaptative, dont le temps de réponse dépend de l'exposition antérieure au pathogène.

De même, l'architecture de contrôle du mouvement chez les vertébrés utilise des combinaisons de primitives motrices. Emilio Bizzi et ses collègues, au MIT, ont fait, sous divers protocoles expérimentaux, l'expérience suivante. On excite la moelle épinière d'une grenouille anesthésiée, et un capteur placé sur la cheville de l'animal mesure le champ de forces ainsi créé. Deux conclusions. Tout d'abord, si l'on déplace l'excitation le long de la moelle épinière, on n'obtient que quatre champs de forces, correspondant à quatre régions de la moelle. De plus, si l'on excite deux régions en même temps, on obtient essentiellement la somme vectorielle des champs de forces. Ces résultats et des expériences plus récentes suggèrent que les mouvements de la grenouille, par exemple quand elle saute pour attraper un insecte, sont obtenus par simples combinaisons de primitives motrices élémentaires, modulées temporellement dans la moelle épinière sur la base d'informations provenant du cerveau.

Les accumulations progressives de configurations stables sont un thème récurrent dans l'histoire de la cybernétique et de l'intelligence artificielle, depuis les tortues de Grey Walter à la « Society of Mind10 » de Marvin Minsky 1986, en passant par les architectures hiérarchiques de Herbert Simon11 1962, les véhicules de Valentino Braitenberg12 1984, et autres insectes de Rodney Brooks13 1986, 1999.

Ces accumulations progressives forment aussi la base de théories récentes sur le fonctionnement du cerveau, qui privilégient l'interaction massive entre structures spécialisées pour expliquer la pensée et la conscience14,15,16.

Un des thèmes centraux des neurosciences est de comprendre comment des informations provenant de diverses modalités sensorielles, traitées par des centaines de régions spécialisées dans le cerveau, aboutissent à une perception unifiée. Dans le seul système visuel, par exemple, certaines aires corticales traitent les contours, d'autres les formes, le mouvement, les distances, la couleur... Mais ces processus sont inconscients. Vous ne voyez qu'un enfant en train de jouer au ballon sur la plage. Des recherches récentes suggèrent que cette unité de la perception, sans système centralisé de coordination « Il n'y a pas d'aire en chef » , comme le dit Gerald Edelman, pourrait essentiellement être le résultat de milliers de connexions réciproques entre aires spécialisées, particulièrement dans le système thalamo-cortical. Le thalamus est une formation qui a évolué avec le cortex. Toutes les informations sensorielles qui arrivent au cortex passent par le thalamus, où elles sont sélectionnées. De plus, beaucoup des connexions entre les différentes aires du cortex passent également par le thalamus17.

Boucles lentes. Il s'agit là de boucles rapides. La description se complique si on intègre l'existence de milliers d'autres boucles, « lentes » et inconscientes, qui partent du cortex, passent par les ganglions de la base ou le cervelet deux structures intervenant notamment dans la planification et dans le contrôle des mouvements, puis par le thalamus, avant de revenir au cortex. D'autres boucles encore passent par l'hippocampe une autre structure, liée à la mémoire à long terme. L'un des rôles de ces boucles pourrait être de permettre une sorte de « jeu des vingt questions » sélectionnant les informations les plus pertinentes pour une tâche donnée. Le délai de transmission de l'information à travers chacune de ces boucles est de l'ordre de 150 ms. Comment le système converge-t-il malgré ces délais ?

Intrinsèquement, accumulations et combinaisons d'éléments stables n'ont aucune raison d'être stables, et donc d'être retenues à l'étape suivante de l'évolution ou du développement. D'où notre hypothèse que l'évolution favorise une forme particulière de stabilité, automatiquement préservée en combinaison. Une telle forme de stabilité peut être caractérisée mathématiquement. Cette propriété, dite de contraction, fournit également un mécanisme très simple de construction progressive de systèmes robotiques arbitrairement complexes à partir d'un grand nombre de sous-systèmes eux-mêmes contractants, en sachant que la stabilité et la convergence des combinaisons seront automatiquement garanties18.

Plus spécifiquement, un système dynamique non linéaire est contractant s'il « oublie » exponentiellement ses conditions initiales. Autrement dit, si l'on perturbe temporairement un tel système, il reviendra à son comportement nominal - il reprendra ce qu'il était en train de faire - en un temps donné. On peut montrer que ce type de système peut être caractérisé par des conditions mathématiques relativement simples. Mais surtout que la propriété de contraction est automatiquement préservée par toute combinaison parallèle, en série ou hiérarchique, et certains types de rétroaction ou recombinaison dynamique de sous-systèmes eux-mêmes contractants. Permettant du coup de jouer au Lego avec des systèmes dynamiques19.

Remarquons qu'au moins pour des petites perturbations, un tel type de robustesse est en fait une condition nécessaire à tout apprentissage : un système dont les réponses seraient fondamentalement différentes à chaque essai serait incompréhensible.

Revenons à la grenouille d'Emilio Bizzi. L'architecture simplifiée mise à jour est intéressante intuitivement, car elle réduit considérablement la dimension et donc la complexité des problèmes d'apprentissage et de planification. Mathématiquement, ce type d'architecture est proche du concept - très classique en robotique - de champs de potentiels, où l'on utilise les moteurs du robot pour créer des « ressorts » virtuels dans des problèmes de navigation et de contrôle. Mais il en est aussi différent, de par la modulation temporelle des primitives, elle-même le résultat de processus dynamiques en amont. On peut montrer que chacune des primitives motrices de la grenouille vérifie la propriété de contraction, et donc que toutes ces combinaisons, parallèles et hiérarchisées, sont automatiquement stables.

Les signaux mesurés dans le système nerveux, par exemple ceux impliqués dans le contrôle du mouvement, correspondent rarement à des quantités physiques « pures », mais plutôt à des mélanges2, par exemple de positions et de vitesses. Alors qu' a priori ces signaux composites pourraient paraître mystérieux ou même être des imperfections, ils relèvent sans doute de bonnes raisons mathématiques. En effet, on peut montrer que l'utilisation de combinaisons judicieuses de variables peut réduire très sensiblement la complexité des problèmes d'estimation et de contrôle, et même réduire l'effet des retards de transmission de l'information.

En théorie du contrôle, par exemple, on utilise souvent des variables dites « de glissement » sliding variables , combinaisons linéaires d'une quantité et de ses dérivées temporelles. Ces combinaisons peuvent être facilement choisies de façon à réduire un problème d'ordre quelconque à un problème du premier ordre, beaucoup plus simple à résoudre. Elles correspondent à créer mathématiquement des séries de modules contractants.

D'autres problèmes que le système nerveux doit résoudre sont essentiellement identiques à des problèmes résolus par les ingénieurs. Dans le système vestibulaire humain l'oreille interne, par exemple, les « otolithes » mesurent l'accélération linéaire, et les « canaux semi-circulaires » mesurent la vitesse angulaire au moyen d'une mesure tres filtrée de l'accélération angulaire. Cette configuration est essentiellement la même que dans les systèmes dits strapdown de navigation inertielle sur les avions modernes, où un algorithme classique utilise ces mêmes mesures pour estimer la position et l'orientation de l'avion.

Faculté de prédire. Une notion essentielle à prendre en compte est la faculté de prédire2,3. Prédire est l'une des principales activités du cerveau. On la retrouve dans l'anticipation de la trajectoire d'une balle à attraper20, l'évitement d'obstacles mobiles, la préparation du corps à l'éveil dans les dernières heures de la nuit, voire dans l'aberrante efficacité de l'effet placebo plus de 30 % dans la plupart des maladies bénignes.

Prédire joue également un rôle fondamental dans la perception active orienter le regard, par exemple et l'attention. Dans le système nerveux, l'information est sélectionnée, filtrée, ou simplifiée à chaque relais sensoriel. Si l'on considère par exemple la partie du thalamus correspondant à la vision, moins de 10 % des synapses amènent des informations provenant des yeux et déjà préfiltrées au passage, et toutes les autres synapses servent à moduler ces informations17 !

Du point de vue mathématique, toutes ces questions relèvent de la théorie des observateurs, qui sont des algorithmes utilisés pour calculer ou pour prédire l'état interne d'un système en général non linéaire à partir de mesures partielles, souvent externes et bruitées. Typiquement, un observateur se compose d'une simulation du système utilisant un « modèle interne » peut-être approximatif, guidée et corrigée par les mesures prises sur le système. Dans les problèmes de perception active et sous certaines conditions, l'observateur permet aussi de sélectionner, a priori , la mesure ou la combinaison fusion de mesures à effectuer qui seront les plus utiles pour améliorer l'estimation de l'état du système à un instant donné, une idée inspirée du système nerveux et utilisée aujourd'hui dans les systèmes de navigation automobile automatique.

Parce qu'ils se fondent sur des mesures partielles, les observateurs permettent aussi de généraliser à des processus dynamiques la notion de mémoire adressable par le contenu content-addressable memory , chère aux amateurs de réseaux de neurones artificiels. Par exemple, une personne peut être reconnue à partir seulement d'une image de ses yeux, un concerto de Ravel à partir des premières mesures. Et, dans un processus physiologique minutieusement décrit, élaboré sur le plus archaïque de nos sens, la madeleine de Proust conduit automatiquement aux huit volumes de la Recherche .

Pour le problème de l'unité de la perception, la notion de contraction suggère un modèle possible pour expliquer la convergence globale des interactions rapides dans le système thalamo-cortical et la variation régulière de la perception au fur et à mesure que les données sensorielles changent : il suffirait que la dynamique de chacune des aires impliquées soit contractante. Inversement, le principe d'un vaste réseau de systèmes contractants spécialisés, totalement décentralisé mais globalement convergent, peut être utilisé dans un système artificiel pour intégrer diverses informations sensorielles et algorithmes de traitement. De plus, on peut montrer que ces boucles d'interaction sont un moyen particulièrement efficace et rapide de partager le traitement de l'information entre divers systèmes, puisque le temps de réponse de l'ensemble ne dépasse pas celui du système le plus lent. Cette rapidité contraste fortement avec celle d'une architecture centralisée ou hiérarchisée, où les temps de réponse s'accumulent et deviennent totalement prohibitifs pour de grands systèmes.

Téléprésence. Petite note historique : en Union soviétique, les discours fleuve annuels sur le socialisme scientifique ont suivi, littéralement, l'évolution de la cybernétique interprétée au sens large comme science du « gouvernement » et ont donc vu apparaître au début des années 1980 les ancêtres des systèmes décentralisés que nous venons de décrire. On connaît la suite.

Un problème similaire à celui des boucles lentes se rencontre en téléprésence, où des délais de transmission non négligeables entre robot-maître et robot-esclave créent d'importants problèmes de stabilité. L'une des façons de le résoudre est d'utiliser pour les transmissions un type particulier de variable composite, qui revient à ce que chaque transmission simule une onde dans une poutre mécanique virtuelle. En effet, une poutre transmet des ondes dans deux directions avec des délais, mais est naturellement stable. Le cerveau utilise-t-il de telles combinaisons dans ses boucles lentes14,18,21 ?

Ce type d'architecture et de telles « variables d'onde » pourraient également être exploités dans d'autres systèmes artificiels. Par exemple, dans les problèmes de calcul asynchrone distribué, où des milliers d'ordinateurs, communiquant entre eux par Internet, doivent être coordonnés pour résoudre un problème commun.
1 Edition française, Robert Laffont, 2000.

2 A. Berthoz, Le Sens du mouvement, Odile Jacob, 1997.

3 R. Llinas, I of the Vortex : from Neurons to Self, MIT Press, 2001.

4 R. Kurzweil, The Age of Intelligent Machines, Viking, 1999.

5 J.J.E. Slotine et W. Li, Applied Nonlinear Control , Prentice-Hall, 1991.

6 S. Massaquoi et J.J.E. Slotine, « The intermediate cerebellum may function as a wave variable processor », Neuroscience Letters, 215 , 1996.

7 R. Dawkins, The Salfish Gene, 2e ed., Oxford University Press, 1994.

8 M. Ridley, Mendel's Demon, Free Press, 2000.

9 J. Ledoux, The Emotional Brain, Simon and Schuster, 1996.

10 M. Minsky, The Society of Mind, MIT Press, 1986.

11 H.A. Simon, The Sciences of the Artificial, 3e éd., MIT Press, 1996.

12 V. Braitenberg, Vehicles, MIT Press, 1984.

13 R. Brooks, Cambrain Intelligence, MIT Press, 1999.

14 S. Massaquoi et J.J.E. Slotine, « The intermediate cerebellum may function as a wave variable processor », Neuroscience Letters, 215 , 1996.

15 S. Hanneton et al. , Biological Cybernetics , 776, 1998.

16 G. Tononi et al., Proc. Natl. Acad. Sci. USA, 95 , 3198, 1998.

17 S.M. Sherman et C. Koch, « Thalamus », in Synaptic Organization of the Brain , 4th éd., G.M. Shepherd éd., Oxford University Press, p. 289-328, 1998.

18 J.J.E. Slotine et W. Lohmiller, « Modularity, evolution, and the binding problem : A view from stability theory », Neural Networks, 14 , 2001.

19 W. Lohmiller et J.J.E. Slotine, Automatica, 346, 1998.

20 S. Dehaene, M. Kerzberg et J.-P. Changeux, Proc. Natl. Acad. Sci. USA, 95 , 14529, 1998.

21 J. Hong et J.J.E. Slotine, Experiments in Robotics Catching , ISER, 1995.
SAVOIR
:

-G. Edelman et G. Tononi, L'Univers de la conscience , Odile Jacob, 2000.

 

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