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René Descartes
1. Une vie européenne
1.1. Une éducation solide
1.2. Le soldat philosophe
1.3. La spéculation philosophique et ses risques
2. Le projet de Descartes d'une science universelle
2.1. La « science universelle » et la méthode cartésienne
L’unité de l’esprit connaissant
L’unité des lois
2.2. La méthode de Descartes
La retenue critique
Les autres règles
Fondements de la théorie cartésienne de la connaissance
3. Découvertes et innovations scientifiques de Descartes
3.1. Algèbre et géométrie
3.2. Physique, sciences de la vie, astronomie
4. La métaphysique de Descartes
4.1. Le Créateur, à l’origine des vérités scientifiques
4.2. La théorie de la création continuée
4.3. Le doute et le « Cogito »
Pourquoi douter
Comment douter, ou l’hypothèse du « malin génie »
Je doute, donc je suis
L’existence de l’âme
4.4. Le Dieu des Méditations
Le problème de la réalité objective
La première preuve de l’existence de Dieu
La seconde preuve de l’existence de Dieu
4.5. Dieu comme fondement de la science
La véracité divine
Le problème de l’erreur
5. L’âme et le corps
5.1. La morale provisoire
5.2. Les passions
René Descartes
Philosophe, mathématicien et physicien français (La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650).
Premier philosophe moderne, dans la mesure où il met un terme à la longue suprématie de l’aristotélisme (interprétation médiévale de l’enseignement d’Aristote), René Descartes a le projet de fonder une science universelle. En prenant pour point de départ le sujet connaissant, il propose une méthode inédite fondée sur le doute radical, qui vise la certitude, autrement dit l’absence de doute.
Il fera ainsi reposer tout son système sur les deux seules vérités absolument certaines découlant immédiatement de ce doute : la certitude de sa propre existence (ou conscience) – « je pense, donc je suis » – et l’idée de Dieu. Ces réflexions le mèneront ensuite à étudier la nature de l’union entre l’âme et le corps, ainsi que la nature des passions, c'est-à-dire l’ensemble du champ affectif humain, passerelle entre le corps et l’âme.
Descartes a par ailleurs donné son nom à des outils de réflexion mathématique qu’il a contribué à créer, tels les coordonnées cartésiennes. Comme Galilée, il innove en publiant ses ouvrages (soit d'emblée, soit par une traduction) dans une langue courante, le français, et non plus seulement en latin, jusque là langue commune des savants de par l’Europe.
La plupart des grands métaphysiciens ont reconnu leur dette envers Descartes, même si le cartésianisme, qui a regroupé plusieurs tendances, reste une notion floue. L’esprit cartésien passe encore pour être l’esprit français par excellence.
Formation
Descartes est né en Touraine en 1596 et reçoit une formation classique, qu’il complète par la connaissance des arts d’agrément et les talents militaires et juridiques (il obtient une licence en droit en 1616) nécessaires à un jeune noble de la noblesse de robe. Il se complaît dans l’étude des mathématiques.
Pérégrinations
Il voit comme une période d’aventures formatrices ses années d’engagement ( à partir de 1618) dans les armées de princes étrangers, mais aussi ses voyages jusqu’en Poméranie, par lesquels il glane et engrange des éléments de réflexion philosophique et d’analyse scientifique.
Méditations et dernier voyage
De 1629 à 1649, il réside en Hollande et vit en ermite malgré ses nombreux changements de résidence. Il publie le résultat de ses études et réflexions, tout en correspondant avec ses partisans et répondant à ses détracteurs. Il meurt à Stockolm, en 1650, après quelques mois intenses auprès de la reine Christine de Suède, férue de philosophie.
Principales œuvres
Le Discours de la méthode (1637), traduit en latin en 1644, sert de préface à trois traités, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Suivront les Méditations métaphysiques(1641), suivies des Objections et réponses, puis les Principes de la philosophie (1644), et enfin Les passions de l'âme (1649).
Paroles célèbres
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. (Discours de la méthode, première partie).
1. Une vie européenne
1.1. Une éducation solide
Fils d’un conseiller au parlement de Rennes, Descartes fait ses études chez les jésuites du collège de La Flèche, fondé par Henri IV et qui vient d’ouvrir. Si Descartes se félicitera toujours du talent et du dévouement de ses maîtres, notamment du P. Marin Mersenne, il jugera sévèrement le programme des études, sans unité et ne donnant aucune « assurance » dans les fins à poursuivre.
La morale, enseignée de façon littéraire, revient à prêcher la vertu sans aucune démonstration. L'enseignement de la philosophie est consciemment orienté vers la théologie, dont la philosophie est la servante. Seules les mathématiques trouvent grâce devant le jugement de Descartes ; mais leur enseignement est orienté vers les applications pratiques et sert à l'art militaire, essentiel pour un gentilhomme. Ainsi Descartes se plaint qu'on n'ait « rien bâti dessus de plus relevé ».
Au sortir du collège, il complète son éducation en apprenant la danse, l'équitation et l'escrime. La philosophie et les plaisirs du monde se disputent quelque temps la personnalité du jeune noble (noblesse de robe), destiné par son père au service du roi. À Paris, en même temps qu'il s'adonne aux jeux, surtout à ceux où l'intelligence a plus de part que le hasard, il fréquente le mathématicien Claude Mydorge (1585-1647) et son ancien maître l’abbé Marin Mersenne. Il se consacre ensuie à l’étude des mathématiques et obtient (1616) baccalauréat et licence en droit.
1.2. Le soldat philosophe
Descartes s’engage (1618) un temps dans l’armée du prince Maurice de Nassau, puis dans celle de Maximilien de Bavière, contre le roi de Bohême (nous sommes au début de la guerre de Trente Ans). Il rencontre et entame une correspondance avec Isaac Beeckman, docteur en médecine, professeur à l’Université de Caen, avec qui il s’entretient à propos de divers problèmes mathématiques.
Parcourant l’Europe à la recherche de stimulants contacts intellectuels lors de riches échanges verbaux ou épistolaires avec de nombreux savants, il a, un soir d’hiver 1619 dans un village allemand, la révélation d’une « science admirable » dont il conçoit les fondements. Après cette fameuse nuit, il visite encore le monde en allant de Souabe en Autriche, en Bohême, en Hongrie, en Poméranie. En remontant l'Elbe, il oblige, par sa grande résolution et sa promptitude à tirer l'épée, des mariniers qui voulaient l'assassiner à le conduire à bon port.
Ayant renoncé au métier des armes, Descartes passe l'hiver de 1621 en Hollande, puis revient en France en 1622 pour prendre possession des terres poitevines, héritage de sa mère. Il fait en 1623 un voyage de plusieurs mois en Italie, pour revenir en France et demeurer à Paris jusqu'en 1629. De son séjour parisien datent les Règles pour la direction de l'esprit, traité inachevé qui ne sera publié qu'en 1701. En 1628, il est au siège de La Rochelle dans les troupes françaises.
1.3. La spéculation philosophique et ses risques
À la recherche d'un « pays médiocrement froid où il ne serait pas connu », autrement dit d'un climat convenant à sa santé, qu’il pense fragile, et d'une solitude propice à la méditation philosophique, Descartes se retire en Hollande ; il y restera presque vingt ans, préservant jalousement sa solitude, changeant souvent de résidence et menant le train d'un gentilhomme. Au nombre de ses amis sera le diplomate et poète Constantijn Huygens (1596-1687), père de Christiaan Huygens.
Il s'occupe, d'abord, beaucoup de physique et travaille à composer ses Méditations métaphysiques. En 1631, il fait une incursion en Angleterre. En 1633, Reneri, le premier professeur de philosophie cartésienne, obtient une chaire à Deventer. À la suite de la nomination de Reneri, l'université d'Utrecht devient un foyer de la pensée cartésienne. Descartes vient habiter près de lui et compose le Monde ou le Traité de la lumière. Tout est achevé l'été 1633, lorsque, au moment de l'impression, Descartes apprend la condamnation de Galilée par les inquisiteurs du Saint-Office pour avoir soutenu le mouvement de la Terre. Ayant introduit cette thèse dans sa physique, il renonce à sa publication.
Afin de donner un échantillon de sa doctrine, de connaître les réactions des autorités, Descartes publie en 1637 trois petits traités, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, précédés du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité à travers les sciences.
En 1640, il est très affecté par la mort de sa fille Francine, qu'il a eue d'une femme nommée Hélène, une servante probablement. La mort de cette enfant de cinq ans lui cause une profonde douleur.
C'est en 1641 qu'il publie les Méditations sur la philosophie première, en projet depuis dix ans, qui exposent le système complet de la métaphysique cartésienne, qui déclenchent la polémique. Son espoir de rallier autour de sa doctrine tout le monde savant et d'imposer sa physique comme matière universelle d'enseignement des écoles s'en trouve contrarié.
En 1644, Descartes publie les Principes de la philosophie, dédiés à Élisabeth de Bohême, fille de l'Électeur palatin Frédéric V. La correspondance qu'ils échangèrent reste essentielle pour la compréhension de la morale cartésienne. Les observations d'Élisabeth sur le problème de l'union de l'âme et du corps décideront finalement Descartes à écrire son traité Les passions de l'âme (1649).
En septembre 1649, il se résout à quitter la Hollande pour Stockholm, à l’invitation de la reine Christine de Suède. C'est là qu'affaibli par le rythme soutenu et matinal des entretiens avec la souveraine comme par les frimas, il succombe à une pneumonie, le 11 février 1650.
2. Le projet de Descartes d'une science universelle
2.1. La « science universelle » et la méthode cartésienne
Mettre de l’unité dans les sciences, tel est le souci de Descartes. Sa volonté première est de substituer à la science incertaine du Moyen Âge une science qui aurait le même degré de certitude que celui des mathématiques. Cette extension de la certitude des mathématiques à l’ensemble de tous les savoirs prendra le nom, dans les Règles pour la direction de l’esprit, de Mathesis Universalis, la mathématique universelle.
L’unité de l’esprit connaissant
C’est dans l’unité de l’esprit connaissant que cette science universelle va trouver sa première condition. Dans la première des Règles pour la direction de l’esprit, Descartes affirme que les différents savoirs dont peut se glorifier l’homme sont tous issus de la même sagesse. C’est toujours une pensée unifiée qui est à l’œuvre dans la science. Cette sagesse est capable, à elle seule, d’éclairer les objets de chacune des sciences particulières, tout comme le Soleil éclaire l’ensemble des objets visibles.
L’unité des lois
Pour que cette unité soit possible, le monde doit lui-même être fait d’une seule et même matière ; la sagesse humaine pourra ainsi s’y appliquer simplement. Autrement dit, l’astronomie, la physique et la biologie doivent obéir aux mêmes lois. Cependant, il faut constituer une méthode pour découvrir ces lois.
2.2. La méthode de Descartes
La méthode cartésienne est un ensemble de règles simples et certaines qui permettent :
– premièrement, d’éviter l’erreur, ce qui constitue l’aspect critique de la méthode ;
– deuxièmement, de découvrir la vérité dans toutes les matières, selon de bonnes règles de recherche scientifique (aspect heuristique de la méthode).
La retenue critique
Parce que les situations de la vie quotidienne réclament rapidité et efficacité, les hommes sont naturellement enclins à juger vite. L’esprit humain a tendance à reproduire cette rapidité de jugement dans des matières scientifiques qui exigent pourtant une certaine retenue.
L’aspect critique de la méthode consiste alors en un effort de la volonté pour suspendre notre assentiment à tout ce qui n’est ni clair, ni distinct.
Est claire l’idée qui est immédiatement présente à l’esprit, qui se manifeste à lui par le biais d’une intuition directe.
Est distincte l’idée dont le contenu nous apparaît de façon assez nette pour que nous puissions la séparer de toutes les autres.
Parallèlement, deux sources d’erreur inclinent l’esprit à prendre le faux pour le vrai :
– la prévention, c'est-à-dire, dans le langage de l’époque, l’ensemble des préjugés, pour Descartes accumulés depuis l’enfance ;
– la précipitation, autrement dit le défaut d’un jugement trop hâtif.
Tel est alors l’énoncé du premier précepte de la méthode : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire (…) éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et (…) ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
Les autres règles
La méthode est donc d’abord un outil critique grâce auquel le chercheur peut éviter l’erreur. Mais c’est aussi un ensemble de procédés permettant à la recherche d’aboutir à des découvertes :
– Règle de l’analyse : « Diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. », c’est-à-dire décomposer en autant de points que l’on peut résoudre.
– Règle de la synthèse : « Conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour remonter, peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composées (…). » La synthèse part des éléments découverts par l’analyse pour construire des connaissances complexes.
– Règle du dénombrement : « Faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre », c’est-à-dire n’avoir rien laissé de côté dans le raisonnement.
Fondements de la théorie cartésienne de la connaissance
Derrière ces règles de la méthode se dissimulent les éléments d’une théorie de la connaissance sans lesquels celles-ci demeurent inintelligibles. De quels outils la connaissance dispose-t-elle pour l’application de ces règles de la méthode ?
– L’intuition est le fondement de la connaissance. Elle présente chaque terme et permet de les apercevoir.
– La déduction ou l'inférence (voire l'induction) est ce qui permet de passer d’un terme à l’autre en apercevant, avec l’aide de l’intuition, leur liaisons et leurs rapports.
– L’ordre, enfin, qui se sert des différents rapports et liaisons issues de la déduction pour remplacer le chaos de l’expérience par un complexe ordonné.
3. Découvertes et innovations scientifiques de Descartes
Grâce à cette méthode, Descartes a concouru à de nombreuses réformes et découvertes dans le domaine des sciences, de l’algèbre à l’astronomie, en passant par la physique. (Tous les domaines ne lui ont pas donné les mêmes satisfactions. Très au fait des recherches de ses contemporains, par exemple des avancées de Harvey sur la circulation sanguine, il a consacré beaucoup de temps à l'étude de la médecine.)
3.1. Algèbre et géométrie
Descartes donne d'abord une signification géométrique aux quatre opérations élémentaires de l'arithmétique (addition, soustraction, multiplication et division) et à l'extraction des racines carrées. Il établit ainsi que la géométrie euclidienne est fondée sur la structure du corps des nombres réels, contribuant de cette façon à créer, à peu près de toutes pièces, ce que l'on appellera vers 1800 la « géométrie analytique ».
Il emprunte au mathématicien de l'Antiquité Apollonios de Perga l'utilisation d'un repère de référence formé d'un point origine, d'un axe des abscisses issu de ce point et d'une direction fixe pour les ordonnées ; les coordonnées dites cartésiennes dérivent de ce procédé.
Pour en savoir plus, voir l'article géométrie (paragraphe Géométrie euclidienne).
Descartes a par ailleurs réformé le système de notation algébrique. Aux signes complexes tirés du grec ou de l’hébreu, il substitue la notation des équations en lettres minuscules pour désigner les valeurs connues (a, b, c) et l’utilisation des trois dernières lettres de l’alphabet en minuscules pour les inconnues (x, y, z).
Enfin, avec une prescience remarquable, il distingue les nombres algébriques des nombres transcendants et entrevoit l'impossibilité de résoudre par radicaux la plupart des équations algébriques.
L'influence de l'œuvre mathématique de Descartes sera surtout sensible chez Leibniz et Newton.
3.2. Physique, sciences de la vie, astronomie
En optique géométrique, Descartes dégage – peu après l'astronome et mathématicien hollandais Snel Van Royen, et de façon indépendante – les lois de la réfraction (dites « lois de Snel-Descartes »).
En ce qui concerne le mouvement, Descartes opère un changement sans précédent en réduisant les catégories aristotéliciennes du changement au seul « mouvement selon le lieu ».
→ Aristote, paragraphe 2.1.
Tout corps vivant est conçu par Descartes comme un mécanisme hydraulique et pneumatique savamment agencé, articulé selon les deux grands principes que sont l’étendue et le mouvement.
Il découvre la notion moderne de travail, au sens physique du terme, soit la quantité d'énergie reçue par un système matériel se déplaçant sous l'effet d'une force. Il pose les principes d'un déterminisme mécaniste, s'appliquant aussi en médecine et en physiologie, où sa théorie de l'animal-machine assimile tous les corps vivants à des automates.
Pour en savoir plus, voir l'article force (paragraphe Historique de la notion de force).
Descartes propose également une théorie tourbillonnaire de l'Univers, qui justifie l'héliocentrisme (la Terre tourne autour du Soleil, et non l'inverse), mais qui repose sur des considérations plus philosophiques que scientifiques. Il imagine les étoiles au centre de tourbillons entraînant les planètes, les comètes errant d'un tourbillon à l'autre.
4. La métaphysique de Descartes
La métaphysique cartésienne trouve son origine et son fondement en Dieu. Ce sont ses conceptions du divin qui orienteront et justifieront toutes les recherches scientifiques de Descartes.
4.1. Le Créateur, à l’origine des vérités scientifiques
Dès 1630, dans sa correspondance avec l'abbé Mersenne, on trouve une première thèse métaphysique, par laquelle Descartes s’insère dans les débats traditionnels.
Pour saint Thomas d’Aquin, c’est en se contemplant lui-même que Dieu contemple les vérités éternelles que sont les évidences logiques et les essences. Autrement dit, dans la tradition chrétienne ces vérités ne sont pas créées.
Il n’en va pas de même chez Descartes, pour qui Dieu est l’auteur « de l’essence comme de l’existence des créatures ». Pour lui, Dieu n’était pas contraint de faire que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits. C’est au contraire parce qu’Il l’a voulu que cela est vrai.
Cette thèse a pour fonction de séparer radicalement le plan du Créateur de celui de la créature. En pensant un Être créateur soumis à la nécessité des vérités éternelles, la métaphysique de saint Thomas conférait à la connaissance un fondement nécessairement théologique. En abaissant les essences à l’état de choses créées, Descartes offre à la connaissance une accroche purement scientifique. La créature est alors en mesure de les comprendre sans nécessairement se référer à la divinité.
Grâce à ce principe métaphysique, le champ de la science est rendu indépendant du champ de la théologie. Dieu est y placé comme un être radicalement transcendant.
4.2. La théorie de la création continuée
À cette thèse s’adosse la théorie dite de la création continuée, que l’on trouve aussi bien dans le Discours de la méthode que dans les Méditations, et selon laquelle l’acte créateur ne doit pas être simplement reporté aux origines du monde. Le monde, l’Univers, est maintenu dans l’être par l’action divine qui le recrée à chaque instant.
Cette thèse permet à Descartes de donner une explication de la force motrice. C’est Dieu, par cet acte continuel, qui donne au monde et à chacun de ses éléments la force de se mouvoir. L’action divine est donc au principe même du mouvement. La physique aura simplement pour objet l’étude des lois qui dérivent de cette action.
Ces deux premiers principes (thèse sur la création des vérités éternelles et théorie de la création continuée) mettent en valeur la volonté cartésienne de séparer l’ordre des choses de l’ordre divin, l’ordre de la connaissance de l’ordre de la foi. Cependant, Dieu sera aussi invoqué par Descartes comme le fondement de notre connaissance.
4.3. Le doute et le « Cogito »
Conformément au premier précepte de la méthode – la retenue critique – , toute connaissance digne de ce nom doit se prémunir contre les jugements hâtifs et les opinions, pour être claire et distincte. Parce que la plupart de nos jugements sont conditionnés par l’habitude, et que nos connaissances ne sont que des opinions qui, bien souvent, se contredisent, il faut douter « de toutes les choses où l’on aperçoit le moindre soupçon d’incertitude. »
Pourquoi douter
On relève, dans la quatrième partie du Discours de la Méthode et dans la deuxième des Méditations métaphysiques, deux grandes raisons de douter.
– Nos sens ne sont pas fiables : il faut douter de la réalité des choses sensibles.
Divers objets nous sont donnés par le biais de la sensation. Mais rien, si ce n’est notre sensation elle-même, ne nous assure de leur existence. Or il arrive souvent que nos sens nous trompent, par exemple, lors d’hallucinations ou d’effets d’optique. Et si nos sens nous trompent parfois, rien ne peut nous assurer qu’ils ne nous trompent pas toujours. Ainsi, parce que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes pour vérifier nos sensations, celles-ci doivent être révoquées en doute.
De plus, lorsque nous rêvons, nous prenons pour réels des objets imaginaires. Dans l’impossibilité de distinguer formellement le rêve de l’état de veille, nous ne pouvons affirmer non plus avec certitude que notre esprit ne divague pas lorsqu’il pense être éveillé.
– Les affirmations sont incertaines : le doute s’applique aussi aux objets intelligibles. Par la certitude qu’elles éveillent en nous, les démonstrations mathématiques semblent nous assurer de leur vérité. Or, « il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières », écrit Descartes, dans le Discours de la Méthode. Dans les Méditations, il pousse le raisonnement encore plus loin. Il y a bien des vérités dont nous sommes certains ; mais comment pouvons-nous être assurés de ce qui nous semble certain ? Comment nous assurer que le Dieu qui nous a créés n’est pas trompeur ?
Comment douter, ou l’hypothèse du « malin génie »
Descartes, à la fin de la Méditation première, suppose l’existence d’un « certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant », qui cherche à l'abuser et à lui faire prendre pour réel ce qui n'est qu'illusion.
Si tout ce que je crois percevoir n'est qu'un songe, peut-être alors n'y a-t-il « rien au monde de certain ». Procédons par ordre, et tâchons de trouver « une chose qui soit certaine et indubitable. » Le doute cartésien paraît extrême (hyperbolique), prêt à aller jusqu'au bout de la logique ; il vise en fait à s'assurer d'une parcelle de certitude sur laquelle s'appuyer.
Je doute, donc je suis
Le doute a pour conséquence immédiate la première des vérités : celle du moi pensant. Si je fais l'hypothèse que rien n'existe, puis-je exister ? Mais si je suppose et si je doute, n'est-ce pas que je suis bel et bien là ? Ainsi la première évidence mise au jour est ce que l'on a résumé par le « cogito » : « cogito ergo sum » – « Je pense, donc je suis » .
Autrement dit, je sais que j’existe du fait même que je doute. Cette connaissance de mon existence est donc immédiate, non seulement parce qu’elle est le résultat du doute, mais aussi parce qu’elle jaillit de l’activité même de penser et de douter. L’évidence du « Je pense, donc je suis » renvoie à la vérité du principe selon lequel « pour penser, il faut être ». Aucun malin génie, pour puissant et rusé qu’il soit, ne saurait remettre cela en question. Si j'ai rejeté le douteux et le probable, je n'ai plus de raison de douter.
L’existence de l’âme
À la fin de la Méditation seconde, Descartes prend l'exemple du morceau de cire : une fois qu'il a fondu par l'action du feu, sa nature est incertaine, il semble avoir perdu toutes ses caractéristiques. Seul mon esprit me dit qu'il s'agit toujours de cire.
Toute perception, toute émotion, tout ce qui se déroule dans l’esprit est le fait de la pensée. En ce sens, Descartes accorde aux termes d'« entendement » ou de « pensée » le sens large de « conscience ». Le sujet de cette conscience est une âme qui existe réellement. Je suis une « chose pensante », affirme Descartes, c'est-à-dire « une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ».
4.4. Le Dieu des Méditations
Même si son existence est assurée, le moi pensant ignore encore s’il existe ou non des choses extérieures à lui. Et pourtant, toutes les idées qu’il se représente renvoient à autre chose qu’à sa pensée elle-même. La question est donc de savoir quelle est la cause de ces pensées.
Le problème de la réalité objective
Si les idées jaillissaient de notre propre fond, nous les produirions comme bon nous semble. Or, elles sont toutes dotées d’une certaine structure qui s’impose à nous. Ce n’est donc pas moi qui crée ces idées : elles semblent plutôt renvoyer à quelque extériorité. Mais quelle est cette extériorité, et comment puis-je m’assurer que cette structure qui s’impose à moi prouve son existence ?
La première preuve de l’existence de Dieu
Parmi toutes ces idées, il y a celle de Dieu. Elle me représente, dit Descartes dans la Méditation troisième, « une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante. » Or cette idée se trouve en moi, qui suis un être fini, mortel, dépendant, cherchant à connaître et tendant continuellement à étendre ma puissance. Mais parce qu’elle me représente quelque chose d’infiniment plus parfait que moi, je ne peux en être la cause.
Descartes en conclut que l’idée de Dieu ne peut être produite, en moi, que par Dieu lui-même. « Et par conséquent, écrit-il, il faut nécessairement conclure que Dieu existe ; car encore que l’idée de substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait pas été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie ».
La seconde preuve de l’existence de Dieu
Dans la Méditation cinquième est exposé ce que Kant appellera, plus d’un siècle plus tard, la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Tout comme, de la simple idée de triangle, je peux déduire que la somme de ses angles est égale à deux droits ; de la seule idée de Dieu, je peux déduire que Dieu existe.
En effet, dans l’idée que j’en ai, Dieu est un être souverainement parfait. Or, l’existence compte parmi les perfections ; et s’il lui manquait l’existence, il lui manquerait une perfection, ce qui est contraire à sa définition même. Donc, Dieu existe.
4.5. Dieu comme fondement de la science
Après avoir démontré l’existence de Dieu, Descartes en revient au monde et au problème qui le préoccupe, à savoir, celui de l’existence des corps.
La véracité divine
Nous savons maintenant qu’il y a un Dieu parfait, infini, tout-connaissant et tout-puissant. Il serait donc contraire à sa définition qu’un tel Dieu soit trompeur. Ce raisonnement permet alors à Descartes de dissoudre l’objet même du doute hyperbolique : l’hypothèse du malin génie (voir plus haut).
Dans la Méditation cinquième, Dieu est présenté comme le garant de l’évidence. C’est grâce à lui que, tant qu’elle juge selon des idées claires et distinctes, notre pensée est infaillible. Or, et c’est là l’objet de la Méditation sixième, une inclination naturelle nous conduit à croire que nos perceptions sont produites par des corps. Dans une certaine mesure, il ne faut donc pas en douter.
Mais il faut soigneusement distinguer cette inclination naturelle de l’ensemble des habitudes, contractées depuis l’enfance, qui nous poussent à penser que les corps sont en réalité semblables à ce que le sensible nous offre. La couleur, la chaleur, l’odeur, par exemple, n’appartiennent qu’à notre pensée. En eux-mêmes, les corps se réduisent à l’étendue.
Le problème de l’erreur
Mais si notre pensée est ainsi ordonnée à la vérité, comment se fait-il que nous nous trompions ? La réponse permettra à Descartes non seulement de dissoudre entièrement la seconde raison de douter (voir plus haut), mais aussi d’exempter Dieu de toute participation à l’erreur. C’est à nous qu’il appartient d’éviter l’erreur.
Données par Dieu, toutes nos facultés sont irréprochables. Si erreur il y a, c’est seulement dans le mauvais usage que nous en faisons. Toute erreur est erreur de jugement. Le jugement résulte du concours de deux facultés : l’entendement, qui perçoit les idées, et la volonté, qui donne ou refuse son assentiment. Contrairement à l’entendement divin, notre entendement est naturellement limité parce qu’il est fini. Notre volonté, au contraire, est infinie, parce qu’elle est absolument libre.
Étant infiniment plus étendue que l’entendement, la volonté est donc capable de déclencher le jugement avant même que celui-ci soit parfaitement éclairé. Conformément à l’objet premier de la méthode, il faut donc, pour éviter l’erreur, retenir le jugement dans les bornes strictement définies des idées claires.
5. L’âme et le corps
Au terme des Méditations, l’homme est composé d’une âme pensante, qui trouve sa certitude en Dieu et le fondement de sa connaissance en elle-même, et d’un corps, qui le met en relation avec les objets extérieurs. Comment Descartes va-t-il donc penser l’homme concret ?
Dès 1643, dans sa correspondance avec la princesse Élisabeth de Bohême, Descartes est amené à réfléchir sur la question de l’union entre l’âme et le corps. La princesse affirme ne pas comprendre la relation entre le corps et l’âme. En effet, l’âme étant immatérielle, il faut non seulement déterminer comment celle-ci parvient à ressentir des émotions provenant du corps, mais aussi, inversement, de quelle manière elle préside au moindre de ses mouvements.
5.1. La morale provisoire
L’homme complet reste donc en suspend, et il semble difficile, dans ce cadre de penser la morale. Car l’homme est un être de désirs et de passions, qui recherche le bonheur. Or, si l’union entre l’âme et le corps est laissée de côté, alors ces désirs et ces passions demeurent inexplicables. Autrement dit, pour qu’il y ait morale, il faut qu’il y ait union.
Avant de fixer le statut définitif de l’union, Descartes avait bien proposé, dans la troisième partie du Discours de la Méthode, une morale « par provision » résumée en quatre règles :
– « Obéir aux lois et aux coutumes » de son pays ;
– Suivre « les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès » ;
– « Être le plus ferme et le plus résolu », en suivant jusqu’au bout un principe moral auquel « on s’est une fois déterminé » ;
– « Tâcher toujours plutôt » à se « vaincre que la fortune, et à changer » ses désirs plutôt que « l’ordre du monde. »
5.2. Les passions
C’est en 1646, avec la rédaction des Passions de l’âme, que Descartes esquisse une morale non plus provisoire mais définitive. Cet ouvrage, qui paraîtra en 1649, s’articule autour de deux grands principes : les passions sont des états de l’âme ; mais ces états sont causés par le corps. La peur, par exemple, provient bien du corps et se transmet à l’âme par le biais des nerfs. L’âme alors ressent en elle une inclination à fuir. C’est la volonté, qui se chargera, ensuite, de la décision de fuir ou de ne pas fuir.
Les passions incitent l’homme à prendre telles ou telles décisions, et notamment des décisions qui touchent à sa propre conservation. En ce sens, les passions sont bonnes ; elles ne sont pas à rejeter. Elles doivent seulement être maîtrisées.
La méthode de Descartes et les idées claires et distinctes ne sont donc pas les seuls éléments de la philosophie cartésienne. Sa doctrine des passions esquisse non seulement une morale visant à définir ce qui est bon ou mauvais, mais aussi une éthique qui a pour objectif d’éclaircir le rapport de l’homme concret à son propre champ affectif.
Beaucoup de cartésiens par la suite, notamment dans le domaine de la médecine et de la psychologie, tenteront d’achever le projet cartésien en étendant le champ d’application de cette doctrine des passions.
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philosophie
1. Histoire de la philosophie jusqu'au milieu du xxe s.
1.1. La philosophie dans l'Antiquité
1.2. Humanisme et philosophie
1.3. Le criticisme : un pied dans l'ère moderne
1.4. La philosophie au xxe s.
2. Philosophie contemporaine
2.1. La vitalité de la pensée philosophique
2.2. De l'après-guerre aux années 1970
Les développements de la phénoménologie
Les philosophies de l'existence
Les réflexions sur le langage et les prolongements de la philosophie analytique
Le marxisme et la psychanalyse
La pensée politique non marxiste
Le courant épistémologique
Le structuralisme
2.3. Des années 1970 aux années 1990
Le poststructuralisme
L'éthique et la théologie
La question de la communication
Les nouvelles orientations de l'épistémologie
La question politique
philosophie
(latin philosophia, du grec)
Ensemble de conceptions portant sur les principes des êtres et des choses, sur le rôle de l'homme dans l'univers, sur Dieu, sur l'histoire et, de façon générale, sur tous les grands problèmes de la métaphysique.
1. Histoire de la philosophie jusqu'au milieu du xxe s.
1.1. La philosophie dans l'Antiquité
Les significations que la philosophie a revêtues ont toujours été tributaires de l'histoire idéologique et sociale. Initialement synonyme de « savoir », dans la mesure où elle occupait, toutes choses égales par ailleurs, le rôle aujourd'hui dévolu aux sciences exactes et aux sciences humaines, la philosophie, en proposant, en conséquence de ce savoir, des règles de conduite aux individus et des formes d'organisation à la cité, a exercé sur le devenir des sociétés une influence plus ou moins sensible, plus ou moins acceptée par les pouvoirs et institutionnalisée selon les circonstances et les époques. Les moyens dont elle dispose sont, d'une part, des catégories – distinctes des concepts scientifiques –, comme celles d'État, de vertu, de pratique, etc., qu'elle élabore en s'efforçant de les démarquer des opinions confuses, et, d'autre part, des méthodes, comme la dialectique (Platon, Hegel, Marx) ou l'ordre géométrique (Spinoza).
La philosophie commence à s'exprimer dès le début des grandes civilisations, en Europe, en Chine, en Inde (c'est-à-dire au cours du Ier millénaire avant J.-C.) ; la philosophie de l'islam apparaît dès l'hégire (622). En Europe, la Grèce est le berceau de la philosophie, avec les présocratiques : Pythagore (vers 570-480 avant J.-C.) mène une réflexion à la fois mathématique et morale ; Héraclite (vers 550-480 avant J.-C.) donne une dimension cosmologique à la philosophie ; Parménide (vers 515-vers 440 avant J.-C.) et les Éléates proclament l'immobilité radicale de l'être. Démocrite, en 420 avant J.-C., poursuit l'analyse cosmogonique (→ cosmogonie) en imaginant l'atomisme, point de départ du matérialisme.
Avec Socrate (vers 470-399 avant J.-C.) et son principal disciple Platon (427-347 avant J.-C.), alors que la cité s'éloigne du sacré ou n'en admet plus que les rituels figés, la nostalgie de la sagesse perdue anime le philosophe, dont les traits se fixent pour longtemps : seul à refuser les tentations de l'insignifiance béate, il questionne, il provoque, pour déchirer le voile d'ignorance et d'illusion qui recouvre aux yeux des hommes la vérité du monde et le sens de leur existence. Si Platon tire de cette exigence les fondements de l'idéalisme, en des termes qui marqueront durablement la pensée et la science occidentales, son propre disciple Aristote (384-322 avant J.-C.) est d'abord un savant au savoir encyclopédique (physique, médecine, chimie, biologie, sociologie, politique, etc.), soucieux d'observation et de méthode. Il développe la logique en formalisant les démarches de la pensée (syllogisme) et multiplie les distinctions méthodologiques. La morale domine chez Épicure (341-270 avant J.-C.), qui définit étroitement les limites de la conduite humaine pour qu'elle reste synonyme de plaisir. Le stoïcisme se déploie sur six siècles : fondé par Zénon de Kition (vers 335-vers 264 avant J.-C.), il a été le rempart du rationalisme face à la montée des religions mystiques du Proche-Orient (culte de Mithra) et à l'apparition du christianisme. Celui-ci, grâce au système social des clercs, va peu à peu s'emparer de l'héritage grec et lui donner une forme nouvelle. Aristote triomphe dans le monde chrétien et inspire également la pensée de l'islam. L'école d'Oxford, avec Roger Bacon (vers 1220-1292), s'oriente vers les mathématiques ; le nominalisme est fondé par Guillaume d'Occam (vers 1285-vers 1349).
1.2. Humanisme et philosophie
La Renaissance repense l'héritage gréco-romain en termes nouveaux. Des flambées de spiritualisme, des métaphysiques hétérodoxes (Bruno, Campanella), une attention directe à la nature minent le vieil édifice scolastique. La pensée politique se laïcise avec Machiavel (le Prince, écrit en 1513, publié en 1532) puis Jean Bodin (la République, 1576) et, plus tard, Thomas Hobbes (le Léviathan, 1651), qui propose une philosophie de l'État. L'entrée définitive dans l'ère moderne est l'œuvre de Descartes (Discours de la méthode, 1637), qui compte autant par sa métaphysique que par la méthode dont il dote la démarche scientifique elle-même. Spinoza (l'Éthique, publié en 1677) propose un système panthéiste, tandis que Leibniz (Monadologie, 1714), conciliant le cartésianisme et la tradition, invente un système qui, en définissant les monades comme des êtres spirituels en nombre infini, représente la dernière vision cohérente d'un monde unifié sous le signe du bien. Au xviiie s. triomphe avec Locke, Hume (Traité de la nature humaine, 1739-1740), Condillac et bien d'autres, l'empirisme, qui ne voit plus que vaines spéculations dans la préoccupation métaphysique.
1.3. Le criticisme : un pied dans l'ère moderne
Emmanuel Kant
Il faut attendre Kant (Critique de la raison pure,1781) pour voir un retour à un système rationaliste fondé sur le recours à la fonction critique de la raison : criticisme dans le domaine des phénomènes mais aussi dans le jugement moral et esthétique. Au xixe s., le pessimisme de Schopenhauer (le Monde comme volonté et comme représentation, 1818) n'a que peu d'écho au sein de la philosophie mais davantage en littérature. Fichte (Doctrine de la science, 1801-1804) et Schelling (Idées pour une philosophie de la nature, 1797) construisent des systèmes idéalistes. La nouveauté apparaît dans la tournure même que prend l'idéalisme avec Hegel (Phénoménologie de l'esprit, 1807) : c'est la dialectique dont Marx pensera qu'il n'a qu'à la retourner pour qu'elle puisse marcher sur ses pieds. Mais Marx opère plus qu'un retournement en constituant les éléments d'un matérialisme historique et dialectique : il réalise la jonction entre pratique idéologique et théorie (Manifeste du parti communiste, 1848 ; le Capital, 1867-1905).
1.4. La philosophie au xxe s.
Sigmund Freud
Marx, Nietzsche et Freud sont les trois grands penseurs qui ouvrent une voie nouvelle à la philosophie occidentale du xxe s. Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra, 1885) prédit la libération de l'homme par la mort de Dieu et du judéo-christianisme, liés tous deux à une société fondée sur l'esclavage et ses prolongements dans la société industrielle. Freud invente (ou découvre) la psychanalyse, à la fois comme thérapie individuelle et comme conception du monde social (l'Interprétation des rêves, 1900 ; Malaise dans la civilisation, 1930 – également traduit sous le titre le Malaise dans la culture). Au xxe s., en France, Bergson tente un retour au spiritualisme, tandis que la philosophie allemande se focalise sur les problèmes de la pensée et de la perception.
2. Philosophie contemporaine
2.1. La vitalité de la pensée philosophique
Les années 1990 sont marquées par un véritable engouement pour la philosophie, comme en témoignent des succès de librairie aussi retentissants que le Monde de Sophie (1995), de Jostein Gaarder, ou le Petit Traité des grandes vertus (1998), d'André Comte-Sponville. Cette effervescence conclut un demi-siècle de réflexion philosophique très dense et très différenciée. L'histoire récente de la philosophie est en effet caractérisée par une multitude de productions aux intentions fort diverses. La philosophie récolte alors les fruits semés non seulement dans son domaine mais aussi dans celui d'autres sciences humaines. D'une part, les travaux prolongent la phénoménologie et la pensée de l'existence apparues à la génération précédente ; d'autre part, ils prennent en compte le marxisme, la psychanalyse, le structuralisme. À cette double orientation s'ajoute un essor de la question logique et du formalisme : la philosophie du langage se déploie considérablement.
2.2. De l'après-guerre aux années 1970
Les développements de la phénoménologie
Edmund Husserl (1859-1938)
Husserl marque durablement la philosophie du xxe s. : il est impossible de juger de l'après-guerre si l'on fait abstraction de son œuvre. En fondant la phénoménologie, il entend constituer la philosophie en science rigoureuse. Il s'agit pour la pensée de revenir aux choses mêmes, de n'accepter que ce qui se donne à la conscience, dans une évidence absolue et immédiate. Ces thèses ouvrent la voie à de très nombreux axes de recherche.
Martin Heidegger (1889-1976)
Assistant de Husserl, Heidegger reprend à son compte l'exigence d'un retour aux choses mêmes. Cependant, il importe pour lui de sortir du plan de la conscience pour se situer sur celui qui donne sens à tout rapport à la réalité, le plan de l'être. Le but de Heidegger n'est pas de fonder une nouvelle ontologie, un nouveau discours sur l'être, mais bien d'examiner de façon critique les conditions de possibilité de tout discours sur l'être. L'être n'apparaît jamais, seuls apparaissent les étants ; l'enquête doit se pencher sur le statut de ce qui, précisément, n'apparaît pas : fondement ou fiction ? Heidegger prolonge la phénoménologie et en déplace l'objet, de l'apparent vers l'inapparent.
Maurice Merleau-Ponty (1908-1961)
Le Français Merleau-Ponty inscrit ses travaux dans une filiation plus nette à l'égard de la problématique husserlienne. Sa réflexion porte principalement sur le rapport entre la conscience et la nature. À l'opposé de la science objective, qui nie la présence de la conscience, et de la pensée de l'introspection, qui gomme le rapport à la chose, il tente de penser un entre-deux : le comportement, tout à la fois subjectif et objectif, est une manière d'être-au-monde (la Structure du comportement, 1942) ; la perception est étroitement liée à l'engagement de la conscience dans le monde par son corps (Phénoménologie de la perception, 1945).
Jean-Paul Sartre (1905-1980)
À certains égards, la pensée de Sartre relève aussi du courant phénoménologique, dans la mesure où il considère qu'il n'y a rien derrière les phénomènes : « La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la série des apparitions qui le manifestent » (l'Être et le Néant, 1943). Ce point de départ lui permet de développer une philosophie de l'existence.
Les philosophies de l'existence
La pensée de Sartre peut être condensée dans la formule devenue célèbre : « l'existence précède l'essence » (« L'existentialisme est un humanisme », conférence prononcée en 1945-1946). Rien ne précède ni ne définit mon existence ; pour l'homme, exister, c'est être – qu'il le veuille ou non – obligé de choisir. L'homme est son propre auteur ; il n'est pas comme une chose (en-soi), il est liberté (pour-soi). Sur le plan social, il se forge par ses œuvres de production, définissant ainsi des possibles : l'analyse marxiste peut donc être intégrée par l'existentialisme, à condition de critiquer la soumission de l'individu à un but totalisant (Critique de la raison dialectique, 1960-1985).
Albert Camus (1913-1960) met en scène dans ses pièces (Caligula, 1945), ses romans (la Peste, 1947) et ses essais (l'Homme révolté, 1951), la souffrance de l'homme qui ne trouve aucune réponse à sa recherche du sens. L'absurde est l'absence de sens pour celui qui ne peut s'y résoudre. La solidarité avec les autres hommes souffrants, la révolte même peuvent être des échappatoires ; la sagesse consiste à renoncer à comparer ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être (le Mythe de Sisyphe, 1942).
(1889-1973) propose une orientation chrétienne de l'existentialisme : l'homme n'existe pleinement que dans la participation à autrui et à Dieu, et non dans un pur rapport de possession des choses (Être et avoir, 1935).
Les réflexions sur le langage et les prolongements de la philosophie analytique
image: http://www.larousse.fr/encyclopedie/data/vignettes/1004519.jpg
À la charnière du xixe et du xxe s., des penseurs comme Gottlob Frege (1848-1925) se sont déjà penchés sur l'analyse logique du langage. On peut retenir, comme représentatifs des nombreux travaux en ce domaine, les noms de Bertrand Russell et Gilbert Ryle.
Bertrand Russell (1872-1970), dont les recherches abordent presque tous les domaines de la philosophie (Problèmes de philosophie, 1912), a considérablement enrichi celui de la logique, analysant notamment le statut des descriptions. Gilbert Ryle (1900-1976) s'intéresse particulièrement aux confusions logiques entretenues par le langage ordinaire (les Expressions systématiquement trompeuses, 1931-1932).
Dans le contexte de ces réflexions, les années 1950 et suivantes offrent une importante littérature. Dans les Deux Dogmes de l'empirisme (1951), Willard Quine (1908-2000) met en cause la distinction classique entre les vérités analytiques (fondées sur les significations) et les vérités synthétiques (fondées sur les faits), ainsi que le réductionnisme, thèse selon laquelle un énoncé pourvu de sens est une construction logique à partir de termes renvoyant à l'expérience immédiate. En 1953 paraissent les Investigations philosophiques de Ludwig Wittgenstein (1889-1951). Ce texte constitue à la fois une critique et un prolongement du Tractatus logico-philosophicus de 1921 ; le fonctionnement du langage et de la pensée y fait l'objet de réflexions aphoristiques.
Les travaux de Quine et du « second » Wittgenstein préparent un tournant de la philosophie analytique après 1950 : la recherche du sens évolue désormais vers les langues ordinaires. Ainsi, en 1962, l'ouvrage de John Langshaw Austin (1911-1960), Quand dire, c'est faire, constitue un moment décisif. L'auteur distingue les énoncés constatifs, qui décrivent un événement, et les énoncés performatifs, qui produisent un événement par le seul fait de leur énonciation, comme « promettre », « présenter ses excuses ». John Searle (né en 1932), dans les Actes du langage (1969), dépassera cette distinction, intégrant le performatif à tous les actes de discours.
Au-delà des années 1970, la philosophie analytique se développe avec les travaux de Nelson Goodman (1906-1999), orientés vers l'esthétique (Quand y a-t-il art ?, 1977), ou ceux de Hilary Putnam (1926-2016), contestant les dichotomies entre science et éthique, fait et valeur (Raison, vérité, histoire, 1981).
Le marxisme et la psychanalyse
Les prises de position marxistes, nombreuses en cette période, peuvent être associées à deux noms majeurs : Ernst Bloch et Louis Althusser.
Ernst Bloch (1885-1977) interprète l'œuvre de Marx en insistant sur la dimension dynamique de la formation de l'homme par lui-même. Son principal ouvrage, le Principe espérance (1954-1959), fait l'apologie d'un matérialisme dialectique, producteur de possibles.
Louis Althusser (1918-1990) propose une interprétation originale de l'œuvre de Marx dans Lire « le Capital » (1965), distinguant les ouvrages de la jeunesse, encore tributaires des schémas idéalistes, et les textes de la maturité. Althusser définit la philosophie comme un système de positions : elle « occupe des positions dans la lutte (théorique) des classes ». Dans cette mesure, la philosophie n'est pas une science dont les thèses sont démontrables.
La psychanalyse, qui est d'abord une thérapie, touche cependant à la philosophie pour autant qu'elle remet en question le statut du sujet, déterminé par une activité psychique en lui qu'il ignore. La pensée anglaise explore spécialement les fantasmes de la petite enfance. Les travaux de Melanie Klein (1882-1960) suscitent les critiques d'Anna Freud (1895-1982), et appellent des prolongements chez D. W. Winnicott (1896-1971). En France, Jacques Lacan (1901-1981) revient à Freud, en réhabilitant le symbolique et l'importance du langage.
À la croisée du marxisme et de la psychanalyse s'est développée dans l'entre-deux-guerres, puis après 1945 la « théorie critique », qui a donné naissance à l'école de Francfort ; les principaux représentants en sont Max Horkheimer (1895-1973), Theodor Adorno (1903-1969) et Herbert Marcuse (1898-1979). Au-delà de leurs différences, ces trois penseurs se rejoignent dans une même critique de la société de consommation de masse, résultat de l'essor d'une raison purement calculatrice et instrumentale. Leurs analyses contribuent largement à fonder ce que l'on appellera le postmodernisme, à savoir la contestation des idéaux des Lumières : le progrès par la raison, le développement sans frein de la technique.
La pensée politique non marxiste
En dehors du champ marxiste, dans la filiation des philosophies de l'histoire postkantiennes et du libéralisme politique, Raymond Aron (1905-1983) se penche sur la pensée de l'histoire (l'Opium des intellectuels, 1955 ; Dimensions de la conscience historique, 1960). Friedrich von Hayek (1899-1992) renouvelle profondément la pensée libérale avec un ouvrage marquant, la Route de la servitude (1943). Hannah Arendt (1906-1975) analyse le phénomène totalitaire : il y aurait une étroite relation entre la crise de la culture, la perte du sens de la tradition, du jugement critique et la logique de totalisation (les Origines du totalitarisme, 1951 ; la Crise de la culture, 1968).
Le courant épistémologique
Gaston Bachelard (1884-1962) traite à la fois de la science (le Nouvel Esprit scientifique, 1934) et de l'imaginaire (la Psychanalyse du feu, 1938 ; l'Eau et les Rêves, 1942). Le progrès de la science suppose, selon lui, une double rupture, à l'égard des évidences sensibles et affectives immédiates et à l'égard des certitudes acquises au cours de l'histoire. Néanmoins, ce que la science doit rejeter a une valeur par ailleurs et demande à être compris.
Georges Canguilhem (1904-1995) possède une double formation en philosophie et en médecine. Prolongeant les travaux de Bachelard, il s'efforce de traquer ce qui nuit à la neutralité de la science. Ses travaux portent en outre sur l'opposition normal/pathologique (la Connaissance de la vie, 1952), ce qui aura une influence sur des auteurs comme Michel Foucault. (→ épistémologie.)
Le structuralisme
Claude Lévi-StraussClaude Lévi-Strauss
Développé principalement dans les années 1960, le structuralisme se donne d'abord comme une méthode applicable avant tout en sciences humaines. Ses fondements sont empruntés à la linguistique structurelle de Ferdinand de Saussure (1857-1913), pour qui la langue est un système de signes : chacun ne prend sens que par sa relation avec tous les autres. Ainsi, la méthode structurale consiste à aborder les réalités humaines comme des systèmes. En ethnologie, par exemple, Claude Lévi-Strauss (1908-2009) considère que toute institution, toute coutume ou tout mythe est fondé sur une structure inconsciente qu'il s'agit de repérer (les Structures élémentaires de la parenté, 1949 ; Anthropologie structurale, 1958). Le psychanalyste Jacques Lacan applique le structuralisme à l'analyse de l'inconscient, partant du principe que l'inconscient est structuré comme un langage.
2.3. Des années 1970 aux années 1990
Le poststructuralisme
Foucault peut être inscrit dans le prolongement du structuralisme : l'homme n'est qu'une illusion, et est en réalité toujours dissous dans des institutions, des systèmes de pouvoir. L'heure n'est plus à la recherche naïve de la vérité du discours tenu par un sujet ; il faut désormais se livrer à une critique des jeux de pouvoir. La philosophie laisse la place à l'épistémologie et à l'histoire : le but est de comprendre la genèse des clivages idéologiques, le pouvoir des discours et des institutions. Cette enquête court à travers toute l'œuvre de Foucault, depuis Histoire de la folie à l'âge classique (1961) jusqu'à Surveiller et punir (1975) et à la Volonté de savoir (1978), premier tome d'une Histoire de la sexualité restée inachevée.
Gilles Deleuze (1925-1995)
Deleuze est doublement marquant, à la fois comme historien critique de la philosophie et comme penseur original. Différence et Répétition (1968) annonce la thèse fondamentale de son œuvre : il faut se défaire de l'identité personnelle ; l'existence est impersonnelle, au-delà de toute référence au sujet. L'Anti-Œdipe (1972) révoque l'idée du désir comme aspiration propre à un sujet ; le désir n'est pas aspiration, manque, il est force productive et il est avant tout anonyme. Qu'est-ce que la philosophie ? (1991) définit la philosophie comme production de concepts.
Jacques Derrida (1930-2004)
Dans le prolongement des travaux de Heidegger, Derrida entreprend une « déconstruction » de la métaphysique : il s'agit de dépasser l'opposition des concepts (intelligible/sensible ; dehors/dedans…), sur laquelle s'est fondée la métaphysique occidentale, pour retrouver la fluidité originelle de la pensée, la « différence » (l'Écriture et la différence, 1967 ; De la grammatologie, 1967 ; la Dissémination, 1972 ; Glas, 1974).
L'éthique et la théologie
En rupture avec le courant de négation du sujet, héritier de la phénoménologie, Emmanuel Levinas (1905-1995) apparaît comme le penseur de la relation intersubjective. Il s'agit de penser le fondement de la relation à autrui : l'autre en face de moi déçoit mes prétentions à la totalisation ; il ne peut jamais être épuisé par ce que j'en dis, il n'est jamais réductible à ce que je peux en faire. Tel est le sens de l'expérience du visage d'autrui (Totalité et Infini et Essai sur l'extériorité, 1961 ; Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, 1974).
Dans la filiation d'Henri Bergson, Vladimir Jankélévitch (1903-1985) développe une pensée originale, centrée sur l'expérience de la temporalité et de l'altérité (la Mort, 1966 ; l'Irréversible et la nostalgie, 1974). Son analyse de la morale a parfois été qualifiée de morale de l'intention bienfaisante, mettant en garde contre les dangers du purisme éthique (Traité des vertus, 1949).
Les questions éthiques, au sens large de sagesse de vie, cristallisent aujourd'hui de très nombreuses analyses. La sagesse est pensée comme valorisation de la joie et du bonheur, selon une tradition épicurienne et spinoziste (Robert Misrahi, Traité du bonheur, 1981-1983 ; André Comte-Sponville, Petit Traité des grandes vertus), comme valorisation de la vie dans toutes ses dimensions, à l'écoute de la tradition antique (Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, 1983 ; Marcel Conche, Orientation philosophique, 1990), comme redécouverte de l'hédonisme (Michel Onfray, l'Art de jouir), comme capacité à assumer le tragique de l'ici-bas sans au-delà (Clément Rosset, la Force majeure, 1983). André Glucksmann (1937-2015) continue, depuis les années 1970 et l'engagement des « nouveaux philosophes » contre la barbarie stalinienne (la Cuisinière et les mangeurs d'hommes, 1975), d'affirmer son engagement en faveur d'une morale négative, qui consiste à éviter le pire plutôt qu'à faire le meilleur (la Fêlure du monde, 1994, à propos du sida ; le Bien et le Mal, 1999, sur les relations franco-allemandes).
Se développe également une réflexion d'inspiration religieuse, qui est celle d'Emmanuel Levinas (Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques, 1977 ; l'Au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, 1982), mais aussi celle de deux penseurs héritiers de la phénoménologie, qui tentent de développer une philosophie du christianisme : Michel Henry ([1922-2002], la Vérité, c'est moi, 1996) et Jean-Luc Marion ([né en 1946], Dieu sans l'être, 1982).
Paul Ricœur (1913-2005), qui s'inscrit, lui aussi, dans la tradition chrétienne et phénoménologique, s'efforce de sauver le sujet et la compréhension de soi-même, non point par l'évidence immédiate à la manière cartésienne, mais à travers le déchiffrement (l'herméneutique) des signes, des symboles et des textes (De l'interprétation. Essai sur Freud, 1965 ; la Métaphore vive, 1975 ; Soi-même comme un autre, 1990).
La question de la communication
L'Américain Richard MacKay Rorty (1931-2007) affirme que le langage est le noyau de la pensée contemporaine. Le savoir est le fruit d'un consensus, d'un « nous », et non pas d'un individu isolé (les Conséquences du pragmatisme, 1982). Dans la lignée de l'école de Francfort, l'Allemand Jürgen Habermas (né en 1929) centre ses travaux sur les conditions de possibilité de la communication : en deçà des enjeux idéologiques, il faut penser un fonds commun sur lequel un accord est possible (le Discours philosophique de la modernité, 1988).
Après un engagement politique auprès de la guérilla marxiste latino-américaine, Régis Debray (né en 1940) s'oriente vers l'étude critique des médias, la « médiologie » (Manifestes médiologiques, 1994). Directeur du laboratoire « communication et politique » du C.N.R.S., Dominique Wolton (né en 1947) met en place une analyse nuancée des médias, considérant que la télévision contrecarre les effets de l'individualisme (Éloge du grand public, 1990).
Les nouvelles orientations de l'épistémologie
La réflexion sur la science tend à insister sur sa dimension conjecturale. Elle doit rechercher les contre-exemples plus que les vérifications (Karl Popper [1902-1994], Conjectures et réfutations, 1963 ; la Quête inachevée, 1974). Elle pénètre une réalité incertaine et « voilée » (Bernard d'Espagnat [1921-2015], Une incertaine réalité, 1985). Elle est produite par une communauté scientifique et non par un individu (Thomas Kuhn [1922-1996], la Structure des révolutions scientifiques, 1962 ; Michel Serres [né en 1930], Éclaircissements, 1992). Le savoir fait dialoguer ordre et désordre à travers le paradigme de la complexité (Edgar Morin [né en 1921], la Méthode, 4 volumes, 1977-1991 ; Introduction à la pensée complexe, 1990).
La question politique
La réflexion marxiste se renouvelle. Cornelius Castoriadis (1922-1997) analyse, dans l'Institution imaginaire de la société (1975), les raisons de l'effondrement du marxisme comme idéologie sans en désavouer la validité. Étienne Balibar (né en 1942) montre l'actualité des questions soulevées par Marx (la Philosophie de Marx, 1993). John Rawls (1921-2002), contre une conception utilitariste, se rattache à l'héritage kantien pour penser la justice dans une perspective éthique (Théorie de la justice, 1971).
L'émergence de l'individualisme et la dissolution du lien politique cristallisent de nombreuses réflexions. Le philosophe canadien Charles Taylor (né en 1931) conçoit une exigence de reconnaissance des différences culturelles (Multiculturalisme. Différence et démocratie, 1994). Alain Finkielkraut (né en 1949), qui se situe dans la filiation d'Hannah Arendt, pense le politique et l'éthique à partir d'une réflexion sur la crise de la culture, la perte du sens de l'universel et de la mémoire (la Défaite de la pensée, 1989 ; le Mécontemporain, 1999 ; l'Ingratitude, 1999). Luc Ferry (né en 1951) s'attache à penser la citoyenneté en restant fidèle aux idéaux de la modernité, raison et liberté (Qu'est-ce que l'homme ?, 1999).
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LE PARADOXE DE LA MÉMOIRE POST-TRAUMATIQUE |
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Le paradoxe de la mémoire post-traumatique
Aline Desmedt dans mensuel 497
daté mars 2015 -
On parvient aujourd'hui à étudier ce qui se passe dans le cerveau de souris ayant développé une mémoire traumatique. À l'horizon : les premiers marqueurs biologiques de cette pathologie psychiatrique.
Dès qu'il entend le bruit d'un hélicoptère, ce vétéran de la guerre du Golfe se réfugie, apeuré, sous son bureau. De même, à chaque fois qu'il aperçoit un large sac de sport, cet homme se jette au sol, mains sur la tête, car cela lui rappelle l'explosion d'une bombe, lors d'un attentat terroriste auquel il a assisté douze ans plus tôt. De tels flash-back, suscités par un bruit, un objet ou une odeur qui évoque un événement effrayant, sont aussi incontrôlables que récurrents chez les personnes atteintes de l'état de stress post-traumatique (lire « La parole qui libère », p. 36).
De nombreuses données cliniques indiquent que de 25 % à 50 % des personnes ayant vécu un événement qui a mis en jeu leur intégrité physique ou psychologique sont atteintes de cette maladie appelée « état de stress post-traumatique » [1]. Bien que les sujets ne soient plus en situation de danger, des éléments plus ou moins liés à l'épisode traumatique les replongent au coeur du drame qu'ils ont vécu des années auparavant. Les victimes revivent alors tout l'événement de manière quasi hallucinatoire comme s'il se déroulait à nouveau dans le présent. Pourtant, si on leur demande de le raconter en précisant le lieu, le moment, les personnages, elles ne parviennent pas à se rappeler consciemment ni explicitement de tout le contexte dans lequel le drame s'est déroulé. Le souvenir émotionnel, implicite, automatique et récurrent de l'événement est très intense alors que le souvenir épisodique*, conscient et verbalisable, est très ténu. Voilà tout le paradoxe de la mémoire traumatique.
On a observé que cette altération qualitative de la mémoire est en fait l'un des symptômes clés de l'état de stress post-traumatique. Certains éléments particulièrement saillants ont capté toute l'attention consciente du sujet au moment du drame, ce qui a créé une hypermnésie pour ces éléments et une amnésie concernant l'ensemble du contexte dans lequel il s'est déroulé. Or, on estime aujourd'hui que c'est cette amnésie qui, paradoxalement, contribuerait largement à l'expression de flash-back dans les situations neutres.
En effet, plusieurs études cliniques ont conduit à formuler l'hypothèse suivante : le refoulement du souvenir conscient de l'événement insupportable empêcherait tout travail sur cet événement, c'est-à-dire toute la verbalisation nécessaire pour replacer le traumatisme dans son contexte. Et cela bloquerait l'intégration du souvenir traumatique au système de mémoire consciente du sujet. Un cercle vicieux s'instaurerait alors. Le rappel conscient étant initialement vécu comme insupportable, il serait, par souci de protection à court terme, assez automatiquement et systématiquement évité. De ce fait, le souvenir « pathologique » du trauma n'aurait aucune chance d'être transformé en souvenir, certes pénible, mais néanmoins épisodique et donc « normal » [2]. Il perdurerait donc sous forme de rappels intrusifs : les flash-back.
Hypermnésie et amnésie
Au-delà de cette hypothèse psychologique sur l'enracinement du trouble, que connaît-on de ses bases neurobiologiques ? En fait, en dépit d'un tableau clinique précis, elles sont très peu décrites. En effet, on ne peut, pour des raisons éthiques, réaliser des manipulations expérimentales dans le cerveau humain pour comprendre les mécanismes qui sous-tendent la maladie. On doit donc recourir à des modèles animaux. Mais encore faut-il que ces derniers miment le plus exactement possible la pathologie psychiatrique constatée chez l'homme.
Or, jusqu'à présent, la plupart des modèles animaux se focalisaient presque exclusivement sur l'hypermnésie vis-à-vis d'un élément de l'événement traumatique. Et l'on n'avait pas essayé de reproduire le caractère paradoxal de la mémoire traumatique, à savoir la coexistence d'une hypermnésie et d'une amnésie à l'égard du traumatisme. Comblant cette lacune, notre équipe a récemment mis au point un modèle animal qui imite ce caractère paradoxal [3]. Pour cela, nous avons d'abord conditionné des souris en leur apprenant à avoir peur d'un environnement particulier, - une cage différente de leur cage habituelle - par la présentation de chocs électriques d'intensité modérée dans cet environnement. Puis, un groupe de souris a reçu une injection de glucocorticoïdes* dans l'hippocampe, ce qui crée un état de stress plus intense, donc traumatique. De son côté, le groupe qui servait de contrôle a reçu une injection de solution saline.
Le lendemain, ce groupe contrôle avait une mémoire normale : les souris exprimaient une réaction de peur uniquement lorsqu'elles étaient à nouveau exposées au contexte dans lequel elles avaient reçu les chocs électriques la veille. Au contraire, les animaux ayant reçu l'injection de glucocorticoïdes présentaient, eux, une mémoire de type post-traumatique. Ils n'avaient presque pas peur du contexte associé aux chocs électriques ; en revanche, ils manifestaient une forte crainte envers un élément saillant - par exemple, un son - qui était présent pendant le conditionnement, mais de manière aléatoire par rapport à l'arrivée des chocs électriques. Ces animaux avaient en fait sélectionné le son au lieu du contexte comme prédicteur de la menace [3]. Avec cette expérience, nous avons réussi à montrer que la souris peut, comme l'homme, développer un souvenir post-traumatique d'un épisode de stress intense [Fig. 1].
En outre, nos derniers travaux indiquent que cette déformation du souvenir persiste plusieurs semaines chez la souris. Elle est donc bien comparable à la mémoire durablement altérée observée chez les patients atteints d'un état de stress post-traumatique. Avec ce modèle, notre équipe dispose désormais d'un précieux outil expérimental pour identifier des causes neurobiologiques encore méconnues de la pathologie. Nous tentons actuellement de trouver des marqueurs biologiques de l'état de stress post-traumatique, qui permettraient d'ouvrir de nouvelles voies thérapeutiques pour traiter cette pathologie, que l'on ne sait pas soigner efficacement aujourd'hui. Pour cela, il nous faut explorer plus à fond ce qui se produit dans le cerveau de nos souris.
Déficit d'activation cérébrale
Chez l'homme, des études d'imagerie cérébrale ont montré une altération de l'activité cérébrale dans deux zones impliquées dans la maladie : l'amygdale, qui joue un rôle central dans la mémoire émotionnelle, et l'hippocampe, qui est nécessaire à la mémoire déclarative, épisodique. Les patients présentent à la fois une activité accrue dans l'amygdale et diminuée dans l'hippocampe par rapport à des personnes ayant vécu un épisode traumatique mais n'ayant pas développé de trouble. L'idée qui fait consensus est la suivante : la suractivité de l'amygdale sous-tendrait l'hypermnésie vis-à-vis de certains éléments saillants du traumatisme ainsi que les flash-back, tandis que la sous-activité de l'hippocampe serait responsable de l'amnésie vis-à-vis du contexte traumatique [4].
Avec notre modèle animal, en comparant des souris atteintes de stress post-traumatique à un groupe contrôle, nous avons vérifié que nous retrouvions bien une sous-activation de l'hippocampe et une suractivation de l'amygdale comme chez l'homme [Fig. 2]. Nous pouvons donc utiliser ce modèle pour explorer plus avant les mécanismes cérébraux de cette pathologie psychiatrique, depuis les dysfonctionnements systémiques jusqu'aux mécanismes cellulaires et moléculaires.
Sur le plan systémique, Barry Layton, de l'université Case Western Reserve de Cleveland, aux États-Unis, et Robert Krikorian, de l'université de Cincinnati, également aux États-Unis, ont proposé en 2002 une nouvelle hypothèse [5]. Dans des situations de stress modéré, on savait déjà que l'amygdale stimule l'hippocampe, favorisant ainsi la mémorisation de la situation vécue. Sur ces bases, les deux chercheurs ont émis l'idée que, dans des situations de stress intense, l'hyperactivité de l'amygdale inhiberait au contraire l'hippocampe. Nous testons actuellement ce lien de cause à effet dans notre modèle animal.
Nous nous intéressons aussi à ce qui se produit au niveau cellulaire. On sait que chez l'animal, un stress ou une exposition aux glucocorticoïdes peut induire une perte de neurones adultes, réduire la neurogenèse - l'apparition de nouveaux neurones -, altérer la structure des synapses et induire un déficit de potentialisation à long terme* de la transmission synaptique dans l'hippocampe [6]. Un tel déficit de la plasticité cérébrale pourrait être responsable de l'altération de la mémoire épisodique observée dans l'état de stress post-traumatique. Nous cherchons donc à montrer dans quelle mesure des altérations particulières de cette plasticité cellulaire et synaptique de l'hippocampe pourraient contribuer au développement spécifique de la maladie.
Certains de nos résultats très récents obtenus en collaboration avec Muriel Koehl et Nora Abrous, du neurocentre Magendie, à Bordeaux, indiquent déjà que, comparée à une mémoire émotionnelle normale, une mémoire traumatique est associée à une atrophie neuronale dans l'hippocampe, et ce vingt-quatre heures après l'épisode de stress, chez la souris. Nous cherchons aussi à vérifier si la mémoire traumatique est bien associée, comme nous le postulons, à un déficit de neurogenèse et de plasticité synaptique dans l'hippocampe (lire « Des nouveaux neurones contre le stress », p. 38).
Modifications épigénétiques
Au niveau moléculaire, des mécanismes dits « épigénétiques » favorisent ou, au contraire, répriment l'expression de gènes en fonction des expériences vécues par les sujets. Par exemple, au cours d'un apprentissage, certaines modifications de molécules appelées « histones » contribuent à l'expression de gènes impliqués dans la plasticité neuronale en promouvant la lecture de notre ADN et donc la production de certaines protéines. Ce mécanisme permet la consolidation de nos souvenirs et la formation d'une mémoire à long terme. D'autres modifications de ces histones, par exemple induites par un stress, vont bloquer l'expression de ces gènes en réprimant la lecture de l'ADN. Un déficit de mémoire peut en résulter.
Mais que se passe-t-il dans le cas de l'état de stress post-traumatique ? Les travaux que nous avons menés avec Nicole Mons, de l'institut de neurosciences cognitives et intégratives d'Aquitaine, font apparaître que, comparée à une mémoire émotionnelle normale, la mémoire traumatique est associée à des modifications de certaines histones, lesquelles sont connues pour réprimer des phénomènes de plasticité dans l'hippocampe et les favoriser dans l'amygdale.
Ce résultat pourrait avoir des implications thérapeutiques fondamentales pour le stress post-traumatique. En effet, en injectant des molécules capables de modifier ces histones, on pourrait stimuler la plasticité neuronale dans l'hippocampe et réduire cette plasticité dans l'amygdale. Cela pourrait restaurer une mémoire émotionnelle normale ou prévenir le développement d'une mémoire traumatique juste après un stress extrême. Nous évaluons actuellement cette hypothèse afin de mettre au point une méthode pharmacologique pour traiter cette pathologie.
*UN SOUVENIR ÉPISODIQUE est la représentation consciente et explicite d'un événement vécu dans le passé.
*LES GLUCO-CORTICOÏDES sont les principales hormones libérées dans la circulation sanguine en réaction à une stimulation stressante.
*LA POTENTIALISATION À LONG TERME est un accroissement durable de la transmission synaptique.
L'ESSENTIEL
- LES VICTIMES DE STRESS post-traumatique présentent une hypermnésie pour un détail de l'événement dramatique qu'elles ont vécu et une amnésie pour le contexte de l'événement.
- UNE SURACTIVITÉ DE L'AMYGDALE, siège cérébral des émotions, inhiberait l'activité de l'hippocampe, carrefour de la mémoire, au moment de l'événement.
- CETTE HYPOTHÈSE EST TESTÉE avec un modèle animal de souris présentant cette mémoire paradoxale liée au stress post-traumatique.
LA PAROLE QUI LIBÈRE
Aux États-Unis, près d'un million de vétérans des récentes guerres d'Irak et d'Afghanistan souffriraient de l'état de stress post-traumatique. Lorsqu'ils sont revenus du front, la plupart d'entre eux ont été examinés par un psychiatre, qui n'a rien remarqué. Pourtant, ils ne sont plus comme avant. La guerre resurgit à travers des cauchemars et de violentes crises d'angoisse. Un bruit peut suffire à déclencher un accès de panique. On dénombre des vagues de suicide, des implications dans des affaires violentes, voire des tueries collectives. Il existe cependant un espoir de traitement.
C'est ce que montre le documentaire Of Men and War, sorti en salle en 2014 et réalisé par le Français Laurent Bécue-Renard. Ce dernier a posé sa caméra pendant quatorze mois au Pathway Home, centre de traitement californien fondé par Fred Gusman, thérapeute américain, lui-même vétéran de la guerre du Vietnam.
Laurent Bécue-Renard a filmé leurs séances de thérapie de groupe et les protagonistes ont oublié la caméra. Le principe de la thérapie ? Les vétérans doivent essayer de raconter pour la première fois, à voix haute et devant les autres, l'expérience qu'ils ont vécue au front. Car c'est seulement en verbalisant de manière consciente leurs souvenirs dramatiques et refoulés qu'ils pourront en faire des souvenirs normaux et se reconstruire. La caméra a, semble-t-il, joué un rôle non négligeable dans leur motivation à s'engager dans un processus de guérison. Car, d'une certaine manière, en participant à ce film d'une sensibilité exceptionnelle, ils participent aussi, consciemment ou non, à une sensibilisation des spectateurs civils aux ravages psychologiques de la guerre. M.-L. T.
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SUR LES TRACES DE LA MÉMOIRE |
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Sur les traces de la mémoire
Rémy Versace, Brigitte Nevers dans mensuel 344
Plutôt qu'une juxtaposition de modules et de mécanismes spécialisés, notre mémoire serait la réunion des traces laissées dans notre cerveau par chacune de nos expériences. La réactivation de ces traces lors de nos interactions avec l'environnement ferait émerger souvenirs et connaissances, reconstitués chaque fois.
Lorsque nous entrons une information quelconque dans un ordinateur, par l'intermédiaire du clavier ou d'un autre périphérique, nous nous attendons à ce que la « réponse » fournie par le système informatique soit toujours la même, quelles que soient les circonstances et quelle que soit notre humeur. C'est heureusement généralement le cas.
Au contraire, lorsque nous sommes nous-mêmes confrontés à un environnement donné, nous ne nous comportons pas toujours de la même façon. Nos comportements dépendent à la fois des propriétés objectives de l'environnement et de « l'état » de notre système nerveux au moment où il est stimulé. Or, cet état dépend lui-même de nos expériences antérieures.
Souvenir facilitant. La vitesse de lecture d'un mot dépend de notre familiarité avec celui-ci, de sa connotation émotionnelle et de notre état affectif, ainsi que des mots qui précèdent ou, plus largement, des autres « informations » rencontrées au préalable. Par exemple, si un enfant vous demande quel est le cri du kangourou, vous serez plus rapide, quelques minutes plus tard, pour identifier ce même mot, ou le mot « Australie », sur le livre que vous êtes en train de lire, ou pour les retrouver sur une grille de mots croisés.
La diversité des connaissances et des comportements qui peuvent émerger, selon les circonstances, dans une situation donnée et pour un même individu, relève d'une faculté fondamentale : celle de conserver en mémoire les nombreuses expériences ou situations auxquelles nous sommes confrontés et de les réutiliser de façon appropriée. Depuis les premières véritables investigations expérimentales sur la mémoire, débutées vers 1885 par le psychologue allemand Hermann Ebbinghaus, mais surtout à partir du milieu du XXe siècle avec la naissance de la psychologie cognitive, les scientifiques tentent de décrire comment et sous quelle forme ces expériences sont conservées en mémoire.
Une première approche, développée surtout à partir des années 19701, suppose l'existence de multiples systèmes de mémoire prenant en charge la conservation et le traitement des multiples formes de connaissances : mémoires sensorielles qui stockent temporairement les connaissances perceptives selon la modalité de perception on parle de mémoire visuelle, auditive, olfactive... ; système de représentations perceptives qui stocke à long terme les connaissances perceptives mais d'une manière indépendante des modalités de perception connaissances amodales ; mémoire procédurale, qui conserve les savoir-faire ; mémoire sémantique, qui stocke les connaissances conceptuelles ; mémoire épisodique, qui stocke les souvenirs.
Cette conception multisystème a plusieurs défauts importants. D'abord, elle n'est pas parcimonieuse : elle suppose l'existence pour chaque type de connaissance d'un système de mémoire particulier, autonome, avec des règles et des mécanismes spécifiques. Cette diversité des organisations proposées pour les différents systèmes rend aussi particulièrement difficile d'expliquer comment toutes les caractéristiques constitutives d'une expérience sont rassemblées pour former des connaissances cohérentes qui émergent de l'environnement. Par exemple, pour saisir un objet, il faut non seulement repérer sa forme pour savoir comment et par où le saisir et l'identifier pour avoir une idée de son poids, de sa fonction ou de son éventuel caractère dangereux, mais aussi le situer, dans l'espace et par rapport à notre position dans cet espace. Intégrer ces composantes, c'est reconstruire l'objet dans son environnement, ce qui est indispensable pour l'utiliser à bon escient.
Modules liés. En outre, ces modèles multisystèmes supposent l'existence indépendante d'un système de mémoire sémantique, permettant un accès conscient aux connaissances conceptuelles, et d'un système de mémoire épisodique, qui conserverait les expériences passées propres à l'individu, ses souvenirs. Comment alors rendre compte, à partir de ces deux systèmes indépendants, des liens entre les souvenirs, connaissances apparemment spécifiques à des expériences individuelles, et les connaissances conceptuelles ou abstractives, semble-t-il, détachées de ces expériences ? La mémoire épisodique n'est en effet pas une entité isolée de la mémoire sémantique, et notre expérience personnelle semble bien lier à l'élaboration des concepts et réciproquement : je sais par exemple que Johannesburg est une ville d'Afrique du Sud, parce j'y suis allé en vacances l'année dernière. Une connaissance épisodique semble pouvoir devenir sémantique par abstraction du contexte spatio-temporel dans lequel elle a été apprise. Mais il s'agit plus d'un changement d'état, c'est- à-dire d'un détachement progressif par rapport à des expériences personnelles, que d'un changement réel de système.
Système unique. Pour résoudre ces difficultés, une autre approche de la mémoire, désignée sous le terme de modèles à traces multiples2, a été proposée à la fin des années 1970. Selon ces modèles, il n'existe qu'un seul type de mémoire, à long terme, conservant une trace de toutes les expériences auxquelles l'individu est confronté. L'introduction de la notion de traces dans les modèles de la mémoire s'est faite en parallèle avec le passage d'une conception multisystème à une conception à système unique.
A un niveau neurobiologique, la notion de trace correspondrait à une modification structurelle des voies nerveuses, c'est-à-dire au marquage de réseaux de neurones, par l'intermédiaire d'une modification des capacités du réseau à transmettre l'influx nerveux en réponse à un signal externe. Sans aller plus avant dans ces fondements biologiques voir l'article de Serge Laroche, dans ce numéro, intéressons-nous plutôt à l'organisation et au contenu des traces, et donc des connaissances conservées par leur intermédiaire, ainsi qu'aux mécanismes de construction et de « réutilisation » de ces traces. En dépit des divergences entre chercheurs, la plupart d'entre eux s'accordent pour admettre deux propriétés des traces, leur multidimensionnalité et leur caractère épisodique.
Sensorielles et motrices. Une trace est multidimensionnelle, en ce sens qu'elle reflète les multiples propriétés ou composantes de l'expérience. Elle est épisodique car elle reflète totalement l'épisode ou l'expérience dans laquelle elle s'est constituée, y compris l'existence même de cette expérience.
De nombreux psychologues3 ont tenté de définir la nature des propriétés codées au niveau des traces. Il s'agirait essentiellement de dimensions sensorielles et motrices : des systèmes neuronaux communs, de type sensori-moteur, seraient activés lorsque nous sommes réellement confrontés à des objets, lorsque nous nous imaginons être en présence de ces objets, ou bien lorsque nous recherchons des connaissances conceptuelles à partir de ces mêmes objets.
Ainsi, A. Martin et ses collègues de l'Institut américain de la santé mentale à Bethesda, dans le Maryland4, ont montré, grâce à la tomographie par émission de positrons, que la production verbale de mots de couleurs et de mots désignant des actions active des zones cérébrales impliquées dans la perception des couleurs pour les premiers et dans la perception des mouvements pour les seconds. La même équipe a aussi montré que l'identification de dessins d'animaux ou d'outils est associée notamment à des activations des aires impliquées dans la perception visuelle précoce pour les premiers et dans le cortex prémoteur pour les seconds.
L.W. Barsalou et ses collègues, de l'université Emory à Atlanta, ont par ailleurs demandé à des sujets de vérifier des propriétés associées à des fruits ou à des animaux évoqués simplement par leurs noms. Ils ont constaté que tout se passe comme si l'individu simulait mentalement la présence de l'objet et recherchait en mémoire les propriétés associées à cet objet, exactement comme il pourrait le faire dans son environnement : les réponses sont en effet plus rapides pour des propriétés visibles par exemple, la forme d'une pomme qu'invisibles avoir des pépins, ou bien pour des propriétés de grande taille que pour des propriétés de petite taille.
Les actions effectuées sur les objets jouent pour certains psychologues un rôle tellement important au niveau des traces conservées en mémoire à long terme, qu'ils ont défendu l'idée d'une mémoire à long terme exclusivement fondée sur les savoir-faire.
C'est le cas notamment de P. Kolers5 qui, en 1973, avait proposé l'hypothèse selon laquelle l'efficacité de la récupération en mémoire dépendrait de la correspondance ou du recouvrement entre les traitements mis en jeu lors de la mémorisation et ceux qui sont impliqués lors de la récupération. Il a par exemple entraîné des sujets dans une activité de lecture de textes écrits normalement ou inversés lecture de droite à gauche et a évalué l'apprentissage de ce nouveau savoir-faire un an plus tard : les textes qui avaient déjà été présentés étaient lus plus rapidement que des textes nouveaux, à condition qu'ils soient présentés dans le même sens. Un contrôle a aussi montré que les sujets ne différenciaient pas consciemment les textes anciens des nouveaux.
Ainsi, il semble bien qu'une trace mnésique conserve à la fois les aspects sensoriels des informations traitées et les aspects moteurs des traitements effectués sur ces informations. Toutefois, définir les traces uniquement par leurs composantes sensori-motrices n'est pas suffisant. Une autre composante, très souvent négligée, est certainement codée au sein des tra-ces : l'émotion. Chaque expérience est en effet toujours associée à des états du corps plus ou moins agréables ou désagréables, et le système mnésique doit en garder une trace.
De plus en plus de travaux en psychologie montrent que l'émotion intervient automatiquement et rapidement dans l'émergence de toute forme de connaissances. L'émotion émergerait ainsi avant toute identification consciente de l'objet inducteur. Par exemple R.D. Lane et ses collègues de l'université d'Arizona6 ont remarqué que le débit sanguin cérébral était plus important dans la zone cérébrale de l'amygdale voir l'article de Martine Meunier dans ce numéro pour les images négatives que pour les images neutres et positives, et que cette asymétrie apparaît même en l'absence d'identification consciente des stimuli. Cela a été confirmé par des recherches comportementales dans lesquelles les sujets devaient juger du caractère agréable ou désagréable d'images : cela semble possible avant l'identification de l'image elle-même.
L'émotion jouerait donc un rôle essentiel au niveau de l'élaboration et de la réactivation des traces en mémoire. Tout le monde a eu l'occasion de constater que l'on se souvient beaucoup mieux d'une expérience passée si elle est associée à un état affectif intense, et cela a été vérifié expérimentalement. Mais quel est le rôle exact de l'émotion dans ce phénomène ? Il ne semble pas que le statut de l'émotion au sein de la trace soit équivalent à celui des autres composantes sensori-motrices. Elle aurait une fonction essentielle au niveau de l'intégration des traces.
En effet, puisque la trace est multidimensionnelle, elle résulte d'une synchronisation d'activations au sein des différentes structures codant les multiples propriétés de l'expérience. Or, cette intégration des différentes dimensions de la trace nécessite l'intervention de structures neuronales spécifiques, qui sont aussi très souvent évoquées à propos de l'émotion7. C'est le cas notamment du cortex préfrontal et de l'amygdale. La région de l'hippocampe voir l'article de Poucet dans ce numéro semble également être impliquée dans l'établissement et le stockage à long terme d'un lien entre les diverses caractéristiques sensorielles8.
Catégorisation émotionnelle. En poussant à l'extrême ce rôle de l'émotion, Paula Niedenthal, de l'université de Clermont-Ferrand9, défend même l'idée d'une catégorisation des objets reposant essentiellement sur l'émotion suscitée par ceux-ci auprès de l'individu. Nous classerions ensemble, ou considérerions comme équivalents, des objets qui évoquent le même type de réponse émotionnelle.
Pourrait-on décrire plus précisément la constitution et la réactivation des traces ? La confrontation avec un environnement se traduit automatiquement et immédiatement par une activation de traces antérieures : la nouvelle trace qui en émerge et qui se construit en mémoire est donc une sorte de schématisation, ou d'abstraction, de la situation. Une trace n'est pas une copie conforme d'une situation. Définir la trace comme l'émergence d'un état confère un caractère extrêmement dynamique à la mémoire et aux connaissances qui vont progressivement émerger.
Traits instantanés. Que se passe-t-il lorsque nous sommes par exemple confrontés à une scène visuelle ? En quelques dizaines de millisecondes, nous détectons la présence de traits sensoriels, par exemple des couleurs, des formes simples, des orientations ou des déplacements. Mais dans cette première phase, nous ne pouvons pas dire que telle forme avait telle couleur ou telle orientation : nous ne pouvons pas intégrer les différents composants sensoriels de la scène visuelle. Les connaissances sont ici encore très morcelées.
Le phénomène de mémoire sensorielle correspondrait donc simplement à cette première activation de niveau sensoriel, mais déjà en mémoire à long terme. Ainsi, au contraire des approches multisystèmes, les modèles à traces multiples de la mémoire ne séparent pas les mémoires sensorielles de la mémoire à long terme, ni les mécanismes perceptifs des mécanismes mnésiques intervenant ultérieurement. Les traits de niveau sensoriel c'est- à-dire, les traits activés en premier, spécifiques aux propriétés élémentaires des objets impliqués lors de la perception des objets ne sont pas invariants. Ils dépendent au contraire de nos expériences antérieures et constituent des éléments à part entière de traces mnésiques.
Les premières activations de niveau sensoriel se propagent très rapidement vers d'autres composantes en rapport avec les autres propriétés de l'environnement, dont les composantes motrices et affectives. Des intégrations de plus en plus poussées de ces propriétés permettent un accès à des connaissances de plus en plus élaborées et de plus en plus unifiées en rapport avec l'environnement présent. Par exemple, lorsque nous examinons un visage, sa forme globale, des indices permettant de déterminer s'il s'agit d'un homme ou d'une femme, des traits de l'expression sont détectés et intégrés en un ensemble cohérent, ce qui permet éventuellement de reconnaître la personne.
On ne nomme généralement « connaissance » que ces connaissances hautement intégrées, de niveau symbolique ou sémantique. Mais selon notre description ces connaissances correspondent à des états d'activation du système mnésique et sont toujours créées ou recréées dans le cadre d'interactions avec l'environnement. Cette notion d'état émergeant d'une expérience est centrale dans cette manière de concevoir la mémoire et traduit l'abandon de l'idée d'une mémoire « encyclopédique » contenant un stock de connaissances parfaitement définies, répertoriées et adressables à volonté en fonction des besoins, sous-jacentes aux modèles traditionnels.
Il n'existerait donc pas de différence fondamentale entre les souvenirs et les connaissances catégorielles ou symboliques, mais simplement une proximité plus ou moins grande avec un seul état antérieur. Un souvenir correspondrait à un état très proche d'un état antérieur spécifique, enregistré par une seule trace, alors qu'une connaissance catégorielle reflèterait de multiples états ou traces antérieurs.
Traces indiscernables. Dans une telle perspective, l'oubli ne correspond pas à la disparition d'une connaissance ou d'un souvenir, mais plutôt à la difficulté de discriminer une trace particulière parmi d'autres traces. Le contexte pourrait donc également permettre de rendre une trace plus spécifique et donc plus facilement réactivable. Cela expliquerait par exemple le type de situation où nous sommes incapables d'associer un nom au visage d'une personne qui nous est pourtant familier, ni même d'expliquer l'origine de cette impression de familiarité. Il suffit généralement que le contexte dans lequel nous avons l'habitude de rencontrer cette personne nous revienne à l'esprit pour qu'immédiatement, toutes les informations manquantes deviennent accessibles.
1 L.R. Squire, Psychological Review , 99 , 195, 1992 ; E. Tulv in g, « Organisation of memory : Quo vadis ? », in The C ognitive Neurosciences , édité par M.S. Gazzaniga, p. 839, MIT Press ; A.M. Collins et M.R. Quillian, Journal of Verbal Learning and Verbal Behavior , 8 , 247, 1969 ; A.M. Collins et A.F. Loftus, Psychological Review , 82 , 407, 1975.
2 D.L. Hintzman, Psychological Review , 93 , 411, 1986 ; G.D. Logan, Psychological Review , 95 , 492, 1988 ; D.L. Medin et M.M. Schaffer, Psychological Review , 85 , 207, 1978 ; R.M. Nosofsky, Journal of Experimental Psychology : Human Perception and Performance , 17 , 3, 1991 ; B.W.A. Whittlesea, Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory, and Cognition , 13 , 3, 1987.
3 L.W. Barsalou, Behavioral and Brain Sciences , 22 , 577, 1999 ; A.R. Damasio, Cognition , 33 , 25, 1989 ; A.M. Glenberg, Behavioral and Brain Sciences , 20 , 1, 1997 ; F. Pulvermüller, Behavioral and Brain Sciences , 22 , 253, 1999.
4 A. Martin et al. , Science , 270 , 102, 1995.
5 P.A. Kolers, Memory and Cognition , 12 , 347, 1973.
6 R.D. Lane et al. , Neuropsychologia , 35 , 1437, 1997.
7 A. Bechara et al. , Cognition , 50 , 7, 1996 ; L.G. Ungerleider, Science , 270 , 769, 1995.
8 A. Bechara et al. , Science , 269 , 1115, 1995
9 P. Niedenthal, Psychological Review , 106 , 337, 1999
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