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LA THÉORIE DE L'ÉVOLUTION

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LA THÉORIE DE L'ÉVOLUTION

Le but de la communication est de fournir quelques repères pour apprécier les implications des assertions, anciennes et modernes, sur le ""pouvoir de la sélection"". L'on rappellera d'abord la signification des déclarations de Darwin sur le ""pouvoir prédominant"" de la sélection, en les situant par rapport à la conception philosophique qu'il avait du statut épistémologique du principe de sélection naturelle. Dans un second temps, l'on examine deux genres de critiques récentes qui ont été adressées à l'approche darwinienne de l'évolution, et correspondant aux deux acceptions précédemment définies de l'expression ""pouvoir de la sélection"" . Il s'agira donc de comprendre ce que signifie la référence constante de la théorie de l'évolution au nom de Darwin depuis maintenant cent quarante années. L'identification d'un champ scientifique par un nom propre, sur une aussi longue durée, a quelque chose d'exceptionnel dans la science moderne, et demande à être éclaircie.

Texte de la 16ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 16 janvier 2000 par Jean Gayon
La théorie de l’Évolution : Que signifie “ darwinisme ” aujourd’hui ?
L’idée d’une transformation des espèces dans le cours des temps géologiques remonte à la fin du dix-huitième siècle. Le nom de Lamarck est à juste titre souvent mentionné comme une étape capitale dans la maturation de cette idée. Toutefois il n’est guère possible de parler d’une théorie de l’évolution avant Darwin. Si le livre publié en 1859 par Darwin sous le titre L’Origine des espèces a tant marqué les esprits, c’est entre autres parce que ce livre était entièrement consacré à présenter, en 490 pages, une théorie consistant à justifier l’idée que les espèces descendent les unes des autres en se modifiant, et à expliquer le processus indéfiniment continué de modification des espèces par une hypothèse que Darwin appelait
“ sélection naturelle ”.
Après Darwin, de nombreuses théories concurrentes ont été proposées. Mais il est clair que le sort de la théorie de l’évolution est demeuré associé au nom de Darwin plus qu’à tout autre. En témoigne l’importance exceptionnelle, dans tous les débats sur l’évolution de la fin du dix- neuvième siècle et de la totalité du vingtième siècle, du mot “ darwinisme ”. Les spécialistes de l’évolution pourraient sans doute aujourd’hui se dispenser de toute référence à Darwin. Cependant ils ne le font pas, ni dans leurs discussions savantes, ni face au public. L’on ne peut être qu’impressionné par l’insistance avec laquelle les débats généraux les plus récents sur l’évolution ont été formulés et appréciés dans un langage qui fait explicitement référence à l’auteur de L’Origine des espèces. En particulier, depuis le milieu des années 1970, l’on a vu fleurir une littérature considérable sur des alternatives possibles au “ néodarwinisme ” et, corrélativement une littérature non moins abondante sur la vitalité de celui-ci.
Cette référence persistante d’une discipline scientifique bien établie à un individu constitue une situation assez exceptionnelle dans l’histoire de la science contemporaine. Je me propose de clarifier le sens de cette référence. Que signifie, aujourd’hui, pour un(e) biologiste de l’évolution de se dire “ darwinien ” ou “ non-darwinien ? En répondant avec précision à cette question, j’espère contribuer, en tant que philosophe, à une meilleure compréhension de l’état actuel de la théorie de l’évolution, et de ce que cela signifie, précisément, que ce soit une
“ théorie ”. Je montrerai en particulier que les critiques modernes du darwinisme peuvent se ranger en deux grandes catégories, que je forge à partir des réflexions philosophiques spontanées de Darwin lui-même sur le statut du principe de sélection naturelle.

1. Critères d’évaluation
Le darwinisme est une tradition de recherche qui, en tant que telle, ne peut être identifiée avec la pensée de Darwin prise en bloc. Nombreuses sont les idées de Darwin qui n’ont pas grand rapport avec ce que l’on entend aujourd’hui par “ darwinisme ”. Par exemple la théorie darwinienne de l’hérédité, ou théorie de la “ pangenèse ” implique la forme la plus radicale d’hérédité des caractères acquis qui ait jamais été proposée. Elle n’est “ darwinienne ” qu’au sens où elle a été soutenue par Darwin. Mais elle n’a rien à faire aujourd’hui avec les débats sur la validité de ce qu’on appelle communément le “ darwinisme ” en théorie de l’évolution.
Pour comprendre le sens de la référence des évolutionnistes à Darwin, il convient de construire une hypothèse sur la nature de la relation entre le modèle (Darwin) et la copie (darwinisme). C’est ce que fait plus ou moins intuitivement tout évolutionniste qui fait usage
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des qualificatifs “ darwinien ” et non-darwinienne ”. Je crois cependant que l’on peut introduire un peu plus de rigueur en la matière qu’on ne le fait d’ordinaire, et qu’il n’est pas aberrant d’explorer l’hypothèse selon laquelle il y a une réelle continuité entre certains éléments de la pensée évolutionniste de Darwin, et le darwinisme d’hier et d’aujourd’hui. À la différence de la plupart des savants de la fin du dix-neuvième siècle que plus aucun savant ne lit sauf s’il s’intéresse à l’histoire des sciences, Darwin n’a cessé d’être republié et lu tout au long du vingtième siècle par de nombreux biologistes. Il n’est donc pas aberrant de penser qu’il existe un rapport causal objectif entre le texte darwinien et le “ darwinisme ”.
Les réflexions spontanées de Darwin sur le statut philosophique du principe de sélection naturelle peuvent nous aider à cerner la nature de ce rapport. Darwin a utilisé trois termes pour qualifier le statut philosophique de la sélection naturelle: “hypothèse”, “théorie”, et “pouvoir”. Les deux premiers se rapportent à la justification de la sélection naturelle. Le troisième intervient dans des contextes différents, et concerne la signification causale de la sélection naturelle.
La distinction entre “ hypothèse ” et “ théorie ” de la sélection naturelle est exprimée dans La Variation des animaux et des plantes sous l’action de la domestication (1868), où le naturaliste s’efforce de répondre aux savants et philosophes qui avaient mis en doute la scientificité de la démarche darwinienne dans L’Origine des espèces :
“ Dans les recherches scientifiques, il est licite d’inventer une hypothèse quelconque; si celle- ci explique de grandes classes de faits indépendants, on l’élève au rang de théorie bien établie.
On peut envisager le principe de sélection naturelle comme une simple hypothèse, rendue cependant probable par ce que nous savons positivement de la variabilité des êtres organiques à l’état de nature, de la lutte pour l’existence, de la préservation quasiment inévitable des variations qui s’ensuit, et de la formation analogique des races domestiques.
Or cette hypothèse peut être testée – et c’est là à mon sens la seule manière honnête et légitime d’aborder la question dans son ensemble – en examinant si elle explique plusieurs grandes classes de faits indépendants, tels que la succession géologique des êtres organiques, leur distribution dans les temps passés et présents, leurs affinités mutuelles et leurs homologies. Si le principe de sélection naturelle explique bien ces grands ensembles de faits, elle doit être acceptée ”. (Darwin [1868] 1972, vol. 7, p. 9 ; nous soulignons).
La précision philosophique de ces propos doit être soulignée. Darwin était bien informé sur le vocabulaire technique de ce que l’on commençait à appeler à l’époque la “ philosophie des sciences ”, tout particulièrement la philosophie des “ sciences inductives ”. Ce vocabulaire lui permet de présenter la structure argumentative de L’origine des espèces avec une remarquable clarté, ce qu’il n’avait pas fait de manière explicite dans l’ouvrage de 1859.
Lorsque Darwin parle de la sélection naturelle comme une “simple hypothèse” rendue probable par certaines classes de faits, il pense aux cinq premiers chapitres de L’origine, où la sélection naturelle est donnée comme la conclusion d’un raisonnement fondé sur une série de prémisses ayant valeur de généralisations empiriques (taux de reproduction des organismes, limitation des ressources, faits de variation et d’hérédité). Il faut aussi noter l’allusion à la “formation analogique des races domestiques”. Celle-ci n’est pas à proprement parler une prémisse de l’argument que nous venons d’évoquer ; la sélection artificielle a valeur de
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modèle expérimental analogique, destiné à convaincre le lecteur de l’efficacité du processus de sélection dans la modification des espèces.
La “théorie bien établie” de la sélection naturelle fait référence à la seconde moitié de L’origine des espèces (Chap. 7-12), où la sélection joue le rôle d’un principe qui explique diverses classes de faits indépendants (extinction, divergence, distribution géographique des espèces, affinités morphologiques, embryologie comparée). De là résulte une seconde stratégie de justification de la sélection naturelle, une justification par les conséquences de l’hypothèse, autrement dit par sa capacité explicative.
Il y a ainsi pour Darwin deux niveaux de justification de la sélection naturelle. Le premier consiste en arguments qui rendent plausible plausible l’existence du processus de sélection naturelle. Ceci est d’autant plus important que L’Origine des espèces ne fournit aucune preuve directe d’un quelconque cas de sélection naturelle ; il n’a d’ailleurs été possible de construire de manière satisfaisante une telle preuve directe avant la fin des années 1940, soit près d’un siècle après la parution de L’Origine. Le second niveau de justification est fondé sur le pouvoir explicatif et unificateur de l’hypothèse. Le diagramme représenté sur la figure 1 récapitule la double stratégie de justification de l’hypothèse de sélection naturelle.

Cette méthodologie est conforme à la stratégie newtonienne traditionnelle de confirmation des hypothèses. Celle-ci repose sur l’idéal de la vera causa, la cause “vraie et non fictive”, suggérée par des données empiriques, et confirmée par les phénomènes indépendants qu’elle explique. Darwin était conscient d’avoir composé L’Origine des espèces en référence à cette conception de la science, très en vogue chez les physiciens du milieu du dix-neuvième siècle. Il en avait pris connaissance dans lesquels Herschel et Whewell l’avaient exposée. Cette période correspond au à celle dans laquelle Darwin a formé l’hypothèse de sélection naturelle (Hull 1973, Kavaloski 1974, Ruse, 1975).
Le troisième terme philosophique employé par Darwin pour qualifier le statut de la sélection naturelle est celui de pouvoir. Il utilise fréquemment ce terme, synonyme traditionnel de ceux de “ cause ” ou d’“ agent ”, pour signifier la capacité quasi illimitée de la sélection naturelle à améliorer l’adaptation des organismes à leur environnement. Voici deux extraits illustrant l’idée que la sélection a un pouvoir transformateur illimité :
“ On peut dire que la sélection naturelle scrute à chaque instant et dans le monde entier, les variations les plus légères ; elle repousse celles qui sont nuisibles, elle conserve et accumule celles qui sont utiles ; elle travaille en silence, insensiblement, partout et toujours, dès que l’occasion s’en présente, pour améliorer tous les êtres organisés relativement à leurs conditions d’existence organiques et inorganiques ” (Darwin 1859 : 84).
Dans le chapitre conclusif de L’Origine, l’on trouve une formule encore plus forte, qui renforce donne prise à la critique, souvent adressée à Darwin par ses contemporains, selon laquelle il aurait remplacé le Dieu providentiel de la théologie naturelle par la sélection :
“ Quelle limite pourrait-on fixer à ce pouvoir agissant continuellement à travers les temps, et scrutant rigoureusement la constitution, la conformation et les habitudes de chaque créature, pour favoriser ce qui est bon et rejeter ce qui est mauvais ? Je ne peux concevoir aucune limite à ce pouvoir qui adapte lentement et admirablement chaque forme aux relations les plus complexes de la vie. Même si l’on ne regardait pas au delà, la théorie de la sélection naturelle me paraît en elle-même probable ” (Darwin 1859 : 236).
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Au delà de l’effet rhétorique, quel est le sens précis des déclarations de Darwin sur le “pouvoir prédominant” (paramount power) de la sélection ? L’ouvrage de 1868 sur La Variation fournit les formules les plus précises :
“ J’ai parlé de la sélection comme d’un pouvoir prédominant, quoique son action dépende absolument de ce que nous appelons par ignorance la variabilité spontanée ou accidentelle... Les variations de chaque créature sont déterminées par des lois fixes et immuables. Mais ces lois n’ont aucun rapport avec la créature vivante qui résulte graduellement du pouvoir de la sélection, que ce pouvoir soit naturel ou artificiel... Bien que la variabilité soit absolument nécessaire, il nous suffit d’observer des organismes complexes et remarquablement adaptés pour comprendre que la variabilité est dans une position subordonnée par rapport à la sélection ”. (Darwin [1875] 1972, vol. 8 : 426).
La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection consiste à dire que celle-ci est la force principale qui oriente le changement des espèces. Darwin ne dit jamais d’ailleurs que la sélection naturelle est la seule force qui accomplit le changement évolutif. Il y en a d’autres, comme la variation spontanée, les corrélations de croissance, l’effet d’usage et de non-usage. Mais la sélection naturelle intervient donc comme un facteur régulateur a posteriori, capable par là même de l’emporter sur les autres facteurs de variation, sur lesquels il s’appuie.

La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection, en dépit de sa formulation emphatique, ne porte que sur un aspect particulier de la théorie, l’explication du changement adaptatif. Bien que cette thèse soit essentielle à Darwin, elle ne doit pas être confondue avec la représentation de la sélection comme principe unificateur et explicatif de l’histoire naturelle de la vie dans son ensemble. La modification adaptative est une chose; l’extinction, la distribution géographique des espèces, leur diversité, les rapports entre embryologie et évolution en sont une autre (Cf fig. 1).
En quoi les catégories philosophiques spontanées de Darwin nous aident-elles à comprendre les querelles sur la vitalité ou l’obsolescence du darwinisme dans l’évolutionnisme
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contemporain ? Nous pouvons nous autoriser à durcir une distinction qui, sans être pleinement claire chez Darwin, n’y est pas moins présente. Il convient en effet de distinguer la capacité explicative de la sélection naturelle, et ce que Darwin appelait le “ pouvoir ” de la sélection. La thèse du “ pouvoir prédominant ” de la sélection concerne les adaptations : les adaptations sont l’effet causal immédiat du processus de sélection. En revanche, les extinctions, la divergence, la distribution stratigraphique fossiles, l’allure générale de la classification des êtres vivants, sont des effets indirects, et plus ou moins lointains, de la sélection naturelle. Ces phénomènes illustrent pour Darwin la capacité explicative de l’hypothèse de sélection naturelle, sa capacité à rendre intelligibles et unifier tous les aspects de l’histoire de la vie, l’adaptation des organismes n’étant que l’aspect le plus immédiat de cette histoire.
Cette distinction entre capacité explicative du principe de sélection et pouvoir causal immédiat de la sélection suggère un classent des défis contemporains au darwinisme, que nous allons maintenant examiner.
2. Classification des critiques du darwinisme
Depuis les années 1970, deux catégories majeures de critiques ont été formulées à la théorie synthétique de l’évolution, c’est-à-dire à la forme moderne du darwinisme. La première consiste à contester que la sélection naturelle ait la capacité d’expliquer toutes les classes de faits invoquées par Darwin. L’on déniera par exemple que la sélection naturelle suffise à expliquer les extinctions, ou l’allure de la documentation fossile (en particulier ses lacunes), ou encore les rapports entre embryologie et évolution. Ce genre de critique a été particulièrement développé dans le contexte de la paléobiologie. Mais les critiques émanant de la biologie du développement et de la morphologie relèvent souvent du même esprit. Il s’agit fondamentalement de récuser des modèles explicatifs qui demandent trop au principe de sélection naturelle. Ces critiques visent la structure globale de ce que Darwin appelait la “théorie” de la sélection naturelle, sa prétention explicative, et son pouvoir d’unification de l’histoire naturelle de la vie.
L’autre genre de critique consiste à contester que la sélection naturelle ait un pouvoir illimité et permanent d’amélioration des adaptations. Est alors visé ce que Darwin appelait le
“ pouvoir prédominant ” de la sélection.
2.1 Critiques portant sur la capacité explicative de la sélection naturelle
La plupart des critiques depuis les années admettent que la sélection naturelle est une explication satisfaisante des adaptations, mais n’est pas un principe suffisant, ni même parfois pertinent pour expliquer telle ou telle autre grande classe de phénomènes évolutifs.
Les débats des trente dernières années sur la macroévolution ont été un lieu privilégié de ce genre de critique. Le cas le plus simple est sans doute celui des extinctions. Les travaux de David Raup, résumés dans un livre de synthèse paru en 1991, nous serviront ici de cas exemplaire.
L’interprétation darwinienne classique des extinctions dit schématiquement ceci : à mesure que la sélection naturelle transforme les espèces en vertu d’une concurrence entre individus, certaines espèces se révèlent être moins efficaces que d’autres dans cette course à l’adaptation ; ces espèces voient leurs effectifs se réduire, tandis que d’autres envahissent leur niche écologique. L’extinction résulte donc principalement de facteurs biotiques (concurrence inter-spécifique). Raup ne conteste pas que l’extinction des espèces ne soit explicable de cette
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manière dans beaucoup de cas. Mais il refuse que toutes les extinctions, en particulier les extinctions de masse, s’expliquent ainsi. Avec d’autres paléontologues et physiciens, il a proposé d’expliquer les extinctions de masse par des perturbations brutales de l’environnement physique – par exemple la collision de la Terre avec des météorites de grande taille – donc par des facteurs non biotiques. Le phénomène de l’extinction est alors expliqué par des causes qui ne tiennent pas d’abord à la concurrence entre les espèces, ou plus généralement à leurs interactions écologiques.
Cette interprétation a défrayé la chronique. Je ne la mentionne que pour bien situer la nature du défi adressé au darwinisme. Raup déclare qu’il ne conteste pas “la sélection naturelle de Darwin”. Celle-ci, dit-il, demeure la seule explication possible des adaptations. Mais la sélection ne saurait à elle seule produire les extinctions de masse, ni la diversification des formes qui a en a résulté, du fait de la libération de niches écologiques qui en résulte. Dans le schéma de la fig. 1, Raup refuserait donc de faire figurer deux des “ boîtes ” figurant en bas du diagramme (extinction et divergence).
À partir de cet exemple, il est facile de comprendre le sens d’autres proclamations non darwiniennes. La divergence des espèces, et les patrons phylogénétiques ont été des cibles préférées des paléobiologistes ouvertement “ non-darwiniens ”. La théorie des équilibres ponctués (Eldredge & Gould 1972) est fondamentalement dirigée contre une vision de l’histoire de la vie qui dérive la cladogenèse et l’allure générale de l’arbre de la vie de la seule sélection naturelle. Des critiques semblables sont souvent formulées par des spécialistes de la mécanique du développement et de la morphologie. L’on fait alors valoir des contraintes de développement, voire des lois de l’organisation, qui rendraient intrinsèquement insuffisante toute théorie de l’évolution qui chercherait à subordonner l’ensemble des phénomènes à l’action graduelle de la sélection naturelle (cf. par ex. Goodwin 1984). La théorie neutraliste de l’évolution moléculaire relève aussi d’un même esprit. Elle ne conteste pas que la sélection naturelle explique la genèse des adaptations, mais soutient qu’au niveau moléculaire (en particulier au niveau de l’ADN), la majorité des mutations sont neutres, et se trouvent éliminées ou fixées par la dérive génétique aléatoire (Kimura 1968).

2.2. Critiques portant sur le pouvoir adaptatif de la sélection
Les critiques du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle sont relativement plus rares dans la littérature évolutionniste moderne. Elles étaient en revanche les plus fréquentes au début du siècle, lorsque par exemple les néo-lamarckiens proposaient une autre explication de la genèse des adaptations, ou lorsque les mutationnistes déniaient que la sélection naturelle eût le pouvoir de modifier graduellement les espèces. À l’heure actuelle, c’est surtout dans le domaine de la biologie théorique que l’on trouve une critique organisée de l’idée du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle.
L’un des exemples les plus spectaculaires d’un discours sur les limites de ce pouvoir adaptatif s’observe dans l’œuvre de Stuart Kauffman. Dans son livre The Origins of Order (1993), Kauffman développe deux grands arguments visant à montrer que la complexité impose de sérieuses limites au pouvoir adaptatif de la sélection naturelle. D’une part certaines propriétés des systèmes vivants, qu’il nomme génériques, apparaissent spontanément en vertu de leur complexité intrinsèque, quelles que soient les contraintes, et en particulier les pressions sélectives qu’on leur applique. Ainsi, le rapport entre le nombre de types cellulaires dans un organisme et le nombre de gènes présents dans un organisme semble se conformer à une loi de même forme algébrique dans tous les organismes (le nombre de types cellulaires croît
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comme la racine carrée du nombre de gènes). Toutefois la plupart des “propriétés génériques” ou “universaux biologiques” sont caractérisées de manière plus formelles. D’autre part, Kauffman soutient que, passé un certain degré de complexité, il y a de sérieuses limites à la capacité de systèmes soumis à sélection d’évoluer vers un plus haut niveau de fitness (ou
“ valeur sélective ”), ou même de se maintenir à un certain niveau. L’idée de base est que certains degrés de connectivité dans le génome (boucles de rétroaction entre gènes de régulation) sont plus favorables que d’autres à l’action de la sélection.
Il existe d’autres voies ouvertes à la critique du pouvoir adaptatif de la sélection naturelle. Les généticiens des populations ont développé un certain nombre de modèles visant à montrer la naïveté de l’idée selon laquelle la sélection naturelle a un pouvoir d’accroissement quasi automatique de la valeur adaptative des populations. Même en l’absence de facteurs susceptibles de contrecarrer l’action de la sélection (par ex. dérive aléatoire), un processus de sélection naturelle peut avoir pour effet de diminuer la fitness d’une population. C’est le cas par exemple dans des modèles décrivant l’évolution d’une population dans laquelle sont mis en concurrence des gènes déterminant un comportement égoïste et un comportement
altruiste : dans les plus simples de ces modèles, la sélection conduit à la diffusion des gènes égoïstes, et simultanément à la diminution de la fitness globale de la population. Par delà ce cas légendaire, qui rappelle un mode de raisonnement familier aux économistes, la génétique des populations a développé de nombreux modèles théoriques dans lesquels la sélection a pour effet non d’accroître, mais de diminuer la valeur adaptative globale d’une population.

3. Conclusion
Depuis près de trente ans, un débat récurrent sur la validité du “ Darwinisme ” s’est développé, qui a engendré beaucoup de confusion. Parfois la théorie synthétique de l’évolution, autrement dit la version moderne du “ néodarwinisme ” est visée. D’autres fois, la critique porte sur une strate plus ancienne, ou plus récente de l’évolutionnisme d’inspiration darwinienne.
Le darwinisme, en vertu de sa désignation même, est un processus historique. Rien n’implique a priori que ce terme ait recouvert des engagements théoriques homogènes. L’on peut néanmoins faire le pari que la référence obsessionnelle des biologistes de l’évolution à Darwin a une certaine cohérence conceptuelle. C’est dans cet esprit que j’ai proposé un critère simple pour évaluer les proclamations darwiniennes et anti-darwiniennes. Il y a deux manières d’être non darwinien. L’une est de contester le schéma de reconstruction de l’histoire naturelle proposé par Darwin, et de refuser la position hiérarchique que celui-ci confère au principe de sélection dans l’interprétation de l’ensemble des faits qui constituent ensemble l’histoire de la vie. C’est ce genre de critique qui a été le plus commun depuis les années 1970. En général, il ne conduit pas les auteurs à contester que la sélection naturelle soit une explication valide de la genèse des adaptations. L’autre manière d’être non-darwinien est de contester l’universalité du pouvoir adaptatif de la sélection. Dans les décennies qui ont suivi Darwin, ce fut la ligne d’attaque la plus commune contre Darwin ; l’on opposait alors à la sélection naturelle d’autres explications de la genèse des adaptations, comme l’hérédité des caractères acquis. Une telle contestation de l’hypothèse de sélection entraînait évidemment, par ricochet, la contestation de la sélection naturelle comme principe unificateur de l’histoire naturelle de la vie dans son ensemble. Aujourd’hui, la critique du pouvoir adaptatif de la sélection est devenue rare dans la communauté des biologistes, en particulier chez les naturalistes de terrain. Elle est l’affaire de théoriciens soucieux de dissoudre l’évidence apparente du concept de sélection, mais pas forcément de contester la place qui lui est
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reconnue par les naturalistes de terrain.[Cette communication résume quelques arguments développés dans Gayon 1990, 1994, 1995, 1997a, 1998.]
Il y aurait une autre manière d’envisager les querelles récurrentes pour et contre Darwin. Le mot “ darwinisme ” ne renvoie pas seulement, en effet, à des débats internes à l’histoire de la biologie. Depuis ses origines, il a été associé à de larges ans de la culture contemporaine (en particulier : économie, politique, philosophie, religion). C’est là, assurément, un facteur majeur de la popularité du mot. Je n’ai pas traité de cet aspect important de la question. Il est en vraisemblable, en réalité, que chez les biologistes eux-mêmes, les débats pour et contre Darwin sont en partie canalisés et entretenus par des controverses qui vont au delà de leurs querelles théoriques spécialisées. Cet aspect familier de la question ne doit pas faire oublier cependant la dimension proprement théorique des querelles sur le darwinisme. Dans le contexte d’un développement sans précédent des biotechnologies, les débats théoriques sur l’évolution, avec leur charge passionnelle propre, sont là pour nous rappeler qu’aujourd’hui comme hier, la science n’est pas seulement un ensemble de recettes pratiques, mais une tentative pour rendre intelligible la nature, tentative indéfiniment ouverte, et légitimement polémique.

Références
Darwin, C., 1859. On the Origin of Species by Means of Natural Selection, or the Preservation of favoured Races in the Struggle for Life. London: Murray. (Facsimile : Cambridge: Harvard University Press, 1964).
Darwin, C. [1875] (1972). The Works of Charles Darwin, vol. 7-8, The Variation of Animals and Plants under Domestication [2nd ed.]. New York, AMS Press.
Gayon J., 1990. Critics and Criticisms of the Modern Synthesis : the Viewpoint of a Philosopher”. Evolutionary Biology, 24: 1-49.
Gayon J., 1994. What does “Darwinism” mean ? Ludus vitalis , 2: 105-118.
Gayon J., 1995. Neo-Darwinism, in Concepts, Theories, and Rationality in the Biological Sciences, The Second Pittsburgh-Konstanz Colloquium in the Philosophy of Science, G. Wolters, J.G. Lennox, P. McLaughlin (eds.), Universitätsverlag Konstanz & University of Pittsburgh Press, pp. 1-25.
Gayon J., 1997. The paramount power of selection: From Darwin to Kauffman, in Structures and Norms in Science, Xth International Congress of Logic, Methodology and Philosophy of Science—Florence, August 1995, M. L. Dalla Chiara, K. Doets, D. Mundici, J. van Benthem (eds.), Dordrecht, Kluwer, pp. 265-282.
Gayon J., 1998. Darwinism’s Struggle for Survival—Heredity and the Hypothesis of Natural Selection. Cambridge, Cambridge University Press. [éd. angl. révisée de Darwin et l’après- Darwin, Paris, Kimé, 1992].
Goodwin B., 1984. Changing from an evolutionary to a generative paradigm in Biology, in Evolutionary Theory: Paths into the Future, J.W. Pollard, New York (ed.), New York, Wiley, pp. 99-120.

Hull, D., 1973. Darwin and his Critics. Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press. Kauffman S.A., 1993. The Origins of Order: Self-Organization and Selection. New York and Oxford, Oxford University Press.
Kavaloski, V.C., 1974. The vera causa principle: a historico-philosophical study of a metatheoretical concept from Newton through Darwin. University of Chicago:
Ph. dissertation.
Kimura, M., Evolutionary Rate at the Molecular Level. Nature, 217 : 624-626.

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Raup, D. 1991 Extinction. Bad Genes or Bad Luck?. New York, Norton and Company). Trad. fr : De l’extinction des espèces — Sur la disparition des dinosaures et de quelques milliards d’autres, trad. par M. Blanc, Paris, Gallimard, 1993.
Ruse, M., 1975. Darwin’s debt to philosophy: an examination of the influence of the philosophical ideas of John F.W. Herschel and William Whewell on the development of Charles Darwin’s theory of evolution. Studies in History and Philosophy of Science, 6: 159- 181.
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Perte de poids et maladie : comment le cerveau réduit-il l’appétit et le stockage énergétique ?

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Perte de poids et maladie : comment le cerveau réduit-il l’appétit et le stockage énergétique ?


01 septembre 2016    RÉSULTATS SCIENTIFIQUES

Comment lier un état inflammatoire aigu à la perte d’appétit et de poids? Une équipe de l’Institut de pharmacologie moléculaire et cellulaire, en concertation avec deux autres groupes, met en évidence une nouvelle voie de contrôle reliant l’induction d’un choc inflammatoire, la production cérébrale de la chimiokine CCL2, et l’inhibition des neurones produisant la « Melanin concentrating hormone » dans l’hypothalamus, une zone du cerveau contrôlant notre balance énergétique. Cette étude pionnière sur les signaux neuro-immunologiques contrôlant notre poids est publiée dans la revue EMBO Reports.

Chacun l'a expérimenté ou l'expérimentera : atteints d'une maladie générant un état  inflammatoire plus ou moins fort, nous perdons l'appétit et en conséquence, nous perdons du poids.Afin de mieux comprendre la relation entre inflammation et perte de poids, les chercheurs reproduisent un état inflammatoire déclenché par une infection bactérienne, en injectant chez la souris un composant de la paroi de la bactérie, le lipopolysaccharide (LPS). L’injection de LPS chez la souris induit de facto une inflammation aiguë, identifiable par la surexpression de divers médiateurs inflammatoires, comme les cytokines et chimiokines. Elle est aussi associée à une fièvre et une perte de poids transitoires chez les animaux.

De nombreuses molécules inflammatoires, comme les cytokines Il1 béta, IL6 ou TNF alpha, ont été caractérisées et leurs effets démontrés dans la mise en place de ce qui est communément appelé le « comportement de maladie ». Cependant la correspondance entre la surexpression intracérébrale de ces médiateurs et leurs modes d’action sur les réseaux neuronaux impliqués dans de contrôle de l’appétit et du poids corporel restait mal définie.
Dans ce contexte, Carole Rovère et ses collaborateurs, au sein de l’équipe Génomique et Evolution en Neuro-endocrinologie dirigée par Jean-Louis Nahon, en concertation étroite avec le groupe de Nicolas Blondeau dans l’équipe de Catherine Heurteaux (IPMC/ CNRS/ UCA) et l’équipe de Serge Luquet, au laboratoire « Biologie fonctionnelle et adaptative » (CNRS/Université Paris Diderot) ont identifié une molécule inflammatoire particulière, la CCL2, comme un élément clé dans la cascade de signalisation initiée par l’administration du LPS et aboutissant  à la chute d’appétit et de poids. Cette protéine appartient à la famille des chimiokines, connues pour attirer les cellules inflammatoires au site lésé et auxquelles des études scientifiques récentes ont attribué la capacité de moduler l'activité neuronale. Elle est impliquée de fait dans certaines pathologies neurologiques.
En empêchant CCL2 de jouer son rôle par des d’agents pharmacologiques ou en utilisant des modèles d’animaux transgéniques, les chercheurs ont montré que l’effet amaigrissant associé à l’inflammation induite par le LPS était notablement diminué.
Les effets du LPS, qui entraîne une perte d’appétit, une augmentation de la consommation des réserves énergétiques contenues dans la masse grasse et donc une perte de poids, sont quant à eux retrouvés lors de l’injection intracérébrale de CCL2, confirmant ainsi le rôle central de CCL2 dans l’adaptation métabolique à l’inflammation chez la souris.

Les chercheurs ont ensuite identifié la cible de CCL2 dans l’hypothalamus, une zone du cerveau décrite comme le chef d’orchestre du comportement alimentaire. L’hypothalamus est une région complexe, abritant différents types de neurones produisant des molécules capables de moduler positivement ou négativement la prise alimentaire et les dépenses énergétiques. Parmi ceux-ci se trouvent les neurones produisant la « Melanin concentrating hormone » (MCH), un peptide connu pour favoriser la prise alimentaire et réduire les dépenses énergétiques.
En approfondissant leur recherche, les chercheurs ont montré que CCL2 peut agir directement sur les neurones, en se liant à son récepteur CCR2, et diminuer leur activité ainsi que leur capacité à sécréter le peptide MCH. Ainsi, l’action de CCL2 sur les neurones synthétisant la MCH pourrait expliquer en partie la perte d’appétit, l’augmentation des dépenses énergétiques et la perte de poids associées à un état d’inflammation. Cependant d’autres réseaux hypothalamiques, voire cérébraux, seraient la cible de cette chimiokine. Par ailleurs, l’expression d’autres chimiokines et facteurs inflammatoires apparait modifiée après une injection de LPS. Ce sont autant de cibles moléculaires prometteuses pour établir de nouvelles thérapies dans le contexte d’une perte de poids non-consécutive à un régime amaigrissant ou une anorexie mentale.
En conclusion, cette étude, combinant de multiples échelles d’investigation, représente l’exemple le plus détaillé de l’identification d’un mécanisme neuro-immunologique qui pourrait être commun à de nombreuses pathologies inflammatoires. De fait, nous ne sommes qu’aux prémices de l’exploration fonctionnelle des molécules inflammatoires cérébrales responsables des changements comportementaux observés lors d’une stimulation de la réponse immunologique.
 

Figure : Mode d’action de la voie de signalisation CCL2/CCR2 sur les neurones à « Melanin concentrating hormone » (MCH) dans un modèle de perte de poids induite par une injection de LPS provoquant un état inflammatoire. La chimiokine CCL2, produite lors d’une inflammation de l’hypothalamus, peut agir directement sur les neurones à MCH, en se liant à son récepteur CCR2, et diminuer leur activité ainsi que leur capacité à sécréter le peptide MCH. Ainsi, l’action de CCL2 sur les neurones synthétisant la MCH pourrait expliquer en partie la perte d’appétit, l’augmentation des dépenses énergétiques et la perte de poids associées à un état d’inflammation.

© Franck Aguila
 
 
En savoir plus
*         Central CCL2 signaling onto MCH neurons mediates metabolic and behavioral adaptation to inflammation.
Le Thuc O, Cansell C, Bourourou M, Denis RG, Stobbe K, Devaux N, Guyon A, Cazareth J, Heurteaux C, Rostène W, Luquet S, Blondeau N, Nahon JL, Rovère C.
EMBO Rep. 2016 Oct 12. pii: e201541499.
Contact
Carole Rovère
Chercheur
Jean-Louis Nahon

04 93 95 77 41/54

 

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Une génétique bien gênante

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Une génétique bien gênante
Alan J. Gray dans mensuel 333
daté juillet-août 2000 -

Une population trop réduite est confrontée à divers mécanismes qui peuvent accroître encore la fragilité du groupe. On parle de spirale de l'extinction. L'importance, voire la réalité, des facteurs génétiques qui entrent en jeu est très controversée.

La plupart des études portant sur la biodiversité abordent la question soit à l'échelle de l'espèce, soit à celle des écosystèmes, mais une troisième approche s'intéresse à la biodiversité intraspécifique, c'est-à-dire la diversité génétique. Son importance dans la biologie de la conservation est controversée. Certains la considèrent comme absolument fondamentale, et tiennent son maintien comme un objectif majeur de la conservation. Ils prétendent que la perte de diversité génétique, liée à la réduction de la taille d'une population, est l'une des causes principales des extinctions. D'autres, au contraire, insistent sur les nombreux exemples d'animaux ou de plantes possédant peu de variété génétique sans que cela semble leur nuire le moins du monde. Pour eux, l'extinction est essentiellement un processus démographique qui survient au hasard dans de petites populations.
Avant d'entrer plus avant dans la polémique, il faut signaler qu'il est en fait difficile de s'accorder sur une définition de la diversité génétique, ce qui n'est pas sans compliquer les débats. Selon l'union mondiale pour la nature IUCN, il s'agit de l' « ensemble des matériaux génétiques présents dans les organismes de la planète » - une définition à peu près équivalente à celle de la biodiversité. Les généticiens préfèrent utiliser le terme dans un sens plus étroit, et l'appliquent à une espèce ou à des groupes au sein d'une espèce - des populations - en en réduisant encore l'objet, le terme pourrait même être utilisé par référence à une séquence particulière d'ADN. Ayant ainsi délimité des sous-ensembles, il devient possible de comparer leur diversité génétique. De fait, le concept de diversité n'a probablement de sens qu'au travers de telles comparaisons. Cependant, mesurer ces différences ou ces similitudes n'est pas une mince affaire. Aussi devons-nous restreindre encore notre définition de la variabilité génétique à la seule variabilité mesurable.
Les premiers travaux qui mirent en évidence une variabilité intraspécifique datent de 1966. Ils furent réalisés par Richard Lewontin et J.L. Hubby chez la drosophile, et par Harris chez l'Homme1. Avant l'arrivée des techniques de biologie moléculaire, il s'agissait de séparer différentes formes d'une même protéine en l'occurrence, une enzyme, et à en inférer des différences de gènes. Ces études sur les protéines ne sont plus très à la mode aujourd'hui, d'autant plus qu'elles possèdent de nombreux inconvénients, le principal étant qu'elles ne permettent d'étudier qu'une petite partie des variations totales, peut-être moins d'un tiers. L'image que nous possédons aujourd'hui n'est ainsi peut-être qu'un reflet flou, ou même distordu, de la variété génétique réelle. Cependant, ces études sont très faciles à réaliser et peu coûteuses. Elles ont permis de calculer pour de nombreuses espèces les paramètres clés de la génétique de la diversité, appelés A, P et H.

Le premier d'entre eux, A, est le nombre moyen de formes différentes pour un gène particulier. Dans un exemple très théorique, la couleur d'une fleur pourrait être contrôlée par trois gènes différents, existant chacun sous 1, 6 et 2 formes, respectivement. La variabilité moyenne A est égale à trois. Le vocabulaire technique utilise le terme de locus pluriel loci à la place de gène pour signifier justement que plusieurs formes du gène sont envisageables. Ces différentes formes d'un même gène sont appelées allèles. Le second paramètre, P, est la proportion de loci qui sont variables on dit polymorphiques. Dans notre exemple, P est égal à 2/3. Enfin, H est la proportion de loci hétérozygotes en moyenne chez un individu. Tout individu reçoit de chacun de ses deux parents un exemplaire de chacun de ses chromosomes. Si les gènes apportés par le père et la mère sont identiques, on parle d'homozygotes, et s'ils sont différents, d'hétérozygotes.

Après trente-cinq ans, une énorme accumulation de données a donc été obtenue chez des espèces extrêmement diverses, essentiellement au moyen des méthodes de séparation des protéines. Ces données montrent une très grande variété dans la variété. A tel point qu'il est quelque peu trompeur de parler de moyenne. Si nous le faisons néanmoins, sur les sites détectables par cette technique, entre un quart et un tiers de tous les loci sont polymorphiques P avoisine 25 %, et 10 % environ hétérozygotes valeur de H. Les organismes les plus variables sont les invertébrés, puis viennent les plantes, et enfin les vertébrés les bactéries ont deux ou trois fois plus de variations. Au sein des plantes, les gymnospermes comme les pins et les monocotylédones comme les lys possèdent généralement une plus grande diversité que les dicotylédones comme les roses ; les espèces cosmopolites et très répandues de plantes ou d'animaux ont généralement plus de diversité que celles qui sont endémiques ; les mammifères qui vivent au-dessus du sol plus que les souterrains...
Au-delà de ces généralités, ces études ont posé une première question fondamentale du point de vue de la biologie de la conservation : de quelle manière la diversité génétique est-elle distribuée entre différentes populations d'une même espèce, c'est-à-dire entre différentes communautés relativement indépendantes démographiquement ? De cette question en découlent d'autres, dont les réponses sont essentielles aux gestionnaires dans leurs projets de conservation. Quelle part de la diversité totale contient une population donnée ? Combien de populations doit-on échantillonner pour être sûr de conserver, disons, 90 % de la diversité ?

Prenons l'exemple de l'enzyme GOT glutamate oxalocetic transaminase présente chez deux espèces d'herbe, réparties à peu près sur le même territoire du sud-ouest de l'Angleterre. Les deux espèces possèdent trois allèles pour l'enzyme. Chez le gastridium ventru Gastridium ventricosum, une plante annuelle, chacune des dix populations étudiées ne possède qu'un seul allèle dans huit cas sur dix, c'est le même. Tandis que pour l'agrosti à soie Agrostis curtisii, une fleur pérenne, les trois allèles sont présents dans chaque population, mais dans des proportions différentes voir fig. 1.
Si pour une quelconque raison on cherchait à préserver la diversité du locus GOT, une population unique de A. curtisii pourrait suffire. En revanche, pour G. ventricosum, même en connaissant la distribution allélique à l'avance, il faudrait au moins trois populations.
La différence entre ces deux espèces d'herbe correspond à une distinction importante entre deux groupes de plantes, séparés selon leur mode de fécondation : les autogames et les allogames. Chez les premières, comme G. ventricosum, les fleurs hermaphrodites sont fécondées par leur propre pollen ; les secondes, comme A. curtisii, pollinisent grâce au vent ou aux insectes, par exemple. En considérant le paramètre H la proportion d'hétérozygotes, on observe que les secondes, appelées aussi plantes à fécondation croisée, sont bien plus diversifiées que les premières. A première vue, cela semble tout à fait logique : si les individus se reproduisent avec des partenaires plus variés, la diversité génétique de l'espèce est plus grande. Les gènes des espèces allogames diffusent plus facilement dans toutes les populations de l'espèce.

Inversement, les gènes d'une espèce autogame ont plus de difficulté à se répandre. Chaque population peut développer des particularités qu'elle sera seule à posséder. James Hamrick et Michael Godt ont ainsi montré en 1989 que, sur 450 espèces de plantes répertoriées, moins de 10 % de la diversité des allogames était répartie parmi les différentes populations c'est-à-dire qu'une population unique possède à elle seule 90 % de la diversité d'une espèce, tandis que les autogames avaient en moyenne 50 % de leur diversité répartie parmi les différentes populations2. Toutes choses restant égales par ailleurs, un conservateur serait ainsi avisé de faire plus d'efforts pour prévenir la perte d'une population d'un autogame plutôt que d'un allogame.

Mais la question essentielle qui agite aujourd'hui les généticiens de la conservation est celle-ci : la baisse de la diversité génétique d'une espèce peut-elle induire, par elle-même, une extinction ? D'un point de vue théorique, on peut imaginer deux raisons à une baisse de la variabilité, toutes deux liées à une diminution de la taille de la population.
La première est la consanguinité. On a tous à l'esprit les effets néfastes qu'elle peut avoir chez l'Homme. Elle augmente fortement le risque de contracter les maladies génétiques. En effet, la plupart de ces maladies ne s'expriment pas lorsqu'une seule copie du gène déficient est présente donc sous forme hétérozygote. Or, la conséquence majeure de la consanguinité est la baisse de l'hétérozygotie ou paramètre H. Dans les formes les plus sévères de consanguinité, des calculs théoriques montrent qu'en partant de 100 % d'hétérozygotes on passe en sept générations à seulement un hétérozygote pour 255 homozygotes.
Comparant les performances de plantes produites par autofertilisation, avec celles produites par fertilisation croisée avec d'autres individus, Charles Darwin observa une diminution des premières. Ce phénomène est appelé de nos jours « dépression consanguine » et peut s'observer à tous les niveaux du cycle vital chez différentes espèces, du taux de fertilité des graines à la germination, à la survie des jeunes pousses et à la fécondité des individus. Des expériences de reproduction consanguine peuvent faire surgir les plus étranges mutants, y compris des mutants albinos incapables de synthétiser la chlorophylle, et donc à la durée de vie extrêmement réduite !

Ce phénomène est à rapprocher d'un autre, appelé hétérosis ou vigueur des hybrides, bien connu des agriculteurs. Les plantes croisées, celles qui possèdent donc une plus grande diversité, sont plus vigoureuses. Mais les bases génétiques précises de ce phénomène restent très mal comprises. D'un autre côté, dans certains cas, cette diminution de l'hétérozygotie peut aussi être l'occasion d'éliminer les gènes défectueux : les individus mutés meurent, et donc cessent de se reproduire et de transmettre le gène défectueux à leur descendance. La consanguinité peut ainsi dans certains cas renforcer la résistance de certains organismes, et cette voie a été utilisée pour des programmes de reproduction en captivité, comme pour les gazelles de Speke3.
Il existe d'autres contre-exemples. Ainsi, dans certaines populations extrêmement adaptées à leur environnement, un croisement amène une diminution de la survie des individus. On parle alors de « dépression de croisement ». Une manière d'expliquer ce phénomène serait de supposer que la population est tellement adaptée à son environnement qu'un apport génétique extérieur amène une diminution de son adéquation avec le milieu. Dans certains cas, les résultats diffèrent d'une souche à une autre. Ainsi, dans une série d'expériences chez la souris, R.C. Lacy a montré que les effets de la consanguinité variaient selon les populations4. La plupart des groupes souffraient d'une dépression consanguine, mais deux, au contraire, montrèrent une meilleure survie des nouveau-nés. En conclusion, les conséquences génétiques d'une augmentation de la consanguinité ne sont pas faciles à prédire. La plupart du temps, elles amènent une dépression, mais ce n'est pas toujours le cas.

La deuxième conséquence de la diminution de la taille d'une population est la perte aléatoire de certains allèles, un phénomène appelé « dérive génétique ». Imaginons une population de plusieurs milliers d'individus. Si elle se réduit brusquement, comme ce fut le cas des lions d'Asie de la forêt de Gir, en Inde, tombés à moins de vingt individus au début du XXe siècle, ou de l'éléphant de mer septentrional chassé quasiment jusqu'à extinction, alors il est probable que simplement par le fait du hasard, seuls certains allèles de la population générale seront présents chez les survivants. Les autres seront perdus. On parle de goulot d'étranglement génétique. La sélection aléatoire de certains allèles amène une différenciation génétique de la petite population vis-à-vis de son groupe d'origine, un phénomène associé à la spéciation, c'est-à-dire l'apparition de nouvelles espèces.
A l'encontre de la plupart des idées reçues, les études de polymorphisme ont dévoilé, souvent par hasard, que certaines espèces possédaient remarquablement peu de diversité génétique. Certaines semblaient même n'en présenter aucune ! voir tableau p. 105. Cette observation est d'autant plus étonnante que dans tous les cas, ces espèces possèdent des parents proches, parfois des congénères ou des sous-espèces, qui semblent détenir des niveaux « normaux » de diversité génétique. Par ailleurs, cette absence de diversité est parfois en contraste frappant avec des variations morphologiques visibles. Cette quasi absence de diversité a suscité une vive discussion parmi les généticiens de la conservation.

C'est dans ce contexte, en 1981, qu'Otto Frankel et Michael Soulé publièrent leur livre Conservation et évolution, qui devint rapidement un élément essentiel du débat5. Frankel s'inquiétait de la diminution des ressources génétiques dans les grandes cultures. Quant à Soulé, il s'intéressait à des questions plus larges telles les implications d'une diminution de l'hétérozygotie dans les petites populations, en particulier sur la survie et l'évolution d'une espèce.
Ce livre consacra la « loi empirique du 50/500 », que Frankel avait développé avec Wilcox6. Le premier nombre 50 représente le nombre minimal d'individus d'une population pour lesquels un niveau acceptable de consanguinité survient sans affecter sérieusement la survie de l'espèce. Le second 500 correspond au nombre minimal d'individus nécessaire pour prévenir l'érosion graduelle du patrimoine génétique d'une population, et permettre une future adaptation et un changement évolutif.

La validité universelle de cette loi du 50/500 a souvent été remise en question, en particulier pour la gestion concrète des populations à protéger. Néanmoins, elle a consacré l'enjeu et la préoccupation majeure de Soulé et de Frankel : le fait que l'activité humaine a mené à une diminution de la taille des populations de certaines espèces, ce qui représente une menace à la fois sur les performances et sur les capacités à évoluer. Ils décrivirent la génétique de la conservation comme la génétique de la pénurie, et à partir de ce moment, cette discipline s'est concentrée sur les petites populations et les espèces rares, et sur les menaces qu'elles encourent.

En particulier, ils critiquèrent un point de vue qu'ils appelèrent « optimisme phylogénétique », et selon lequel il existerait assez de variations génétiques dans la plupart des espèces pour leur permettre de s'adapter à des changements environnementaux : la sélection naturelle serait suffisamment puissante et universelle pour surmonter une dérive génétique et permettre une adaptation rapide. Il existe certes quelques exemples d'évolution rapide consécutive à un changement environnemental brusque comme l'apparition de la tolérance aux métaux lourds chez certaines plantes. Mais d'autres organismes, en particulier les grands animaux, se reproduisent trop lentement, vivent en trop petits groupes, trop dispersés et sans la possibilité de coloniser de nouveaux habitats. Aussi, en particulier pour les vertébrés, la taille des réserves naturelles est souvent trop petite, et donc celle des populations. Exposée à la consanguinité et à la dérive génétique, la variété génétique réduite des animaux ne leur permet probablement pas de continuer à évoluer pour faire face aux changements du milieu.
Bien que les idées de Frankel et Soulé soient bien plus subtiles et complexes qu'il n'est possible de l'expliquer ici, deux ensembles d'arguments leur ont été opposés.
Le premier a été avancé dès 1988 par Russell Lande7. Selon lui, la démographie est plus importante que la génétique. Quand les populations deviennent trop petites, il devient impossible d'assurer une défense de groupe efficace ou de trouver un partenaire sexuel ; la taille réduite des familles empêche le déroulement d'un certain nombre d'activités. Autant de raisons possibles à une extinction, qui n'ont rien à voir avec la génétique.

Le second ensemble d'arguments conteste toute importance accordée à la diversité génétique. Comme nous l'avons vu, il existe en effet différentes espèces relativement répandues, et qui semblent bien se porter malgré le fait qu'elles sont génétiquement appauvries. A cette idée, on a souvent opposé comme contre-exemple le cas des guépards, qui ne possèdent qu'une très faible diversité génétique et souffrent d'une forte mortalité infantile. Mais depuis 1994 T.M. Caro et M.K. Lorenson ont montré que la consanguinité n'était pas responsable de ces décès : les causes en sont la prédation par les lions et les hyènes, les accidents ou les abandons8.
De plus, dans les cas où la faible biodiversité était causée par un effet de « goulet », il existe de nombreux exemples dans lesquels les populations se sont remarquablement bien remises, et souvent rapidement, pour retrouver des effectifs plus importants dans le cas des éléphants de mer, des daims et de l'herbe spartina .

Pour conclure, si on admet la possibilité d'un effet de la dérive génétique et la consanguinité, il est probable qu'il s'ajoute aux difficultés démographiques, qui elles-mêmes pourraient aggraver les problèmes génétiques, et ainsi de suite. Un phénomène appelé « spirale de l'extinction ».
Dès lors, la question essentielle devient celle de déterminer à partir de quel effectif cette spirale commence à agir. Cela peut être une taille inférieure à 50, ou peut-être pas, mais il est probable que ce nombre varie selon les espèces et qu'il faille raisonner au cas par cas. Une situation à laquelle les biologistes risquent d'être réduits encore longtemps, tant que des divergences aussi profondes existeront quant à l'importance réelle de la diversité génétique.

1 R.C. Lewontin et J.L. Hubby, Genetics, 54 , 595, 1966.
2 J.L. Hamrick et M.J.W. Godt, in Plant P opulaiton G enetics, ßreeding and G enetic R essources , A.H.D. Brown et al. Ed, Sinauer Ass., 1989.
3 A.R. Templeton et B.Read, Zoo. Biol., 3 , 177, 1984
4 R.C. Lacy, in Conservation ßiology , P.L Fielder et S.K. Jain Ed, Chapman & Hall, 1992.
5 O.H. Frankel et M.E. Soulé, Conservation and E volution , Cambridge University Press, 1981.
6 M.E. Soulé et B.A. Wilcox Ed, Conservation ßiology : an E volutionary- E cological P erspective , Sinauer Ass. 1980.
7 R.C. Lande, Science, 241 , 1455, 1988.
8 T.M. Caro et M.K. Laurenson, Science, 263 , 485, 1994.

 

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LA DYNAMIQUE DU GLOBE CONTRÔLE-T-ELLE L'ÉVOLUTION DES ESPÈCES ?

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LA DYNAMIQUE DU GLOBE CONTRÔLE-T-ELLE L'ÉVOLUTION DES ESPÈCES ?


La Terre est une planète vivante, aussi bien d'un point de vue biologique que géologique. La dynamique interne du globe est à l'origine de bouleversements gigantesques à la surface. Ainsi, la vie eut-elle à subir de nombreuses agressions provoquées par la tectonique, la séparations des continents et les éruptions volcaniques de plusieurs milliers d'années. L'existence de ses gigantesques éruptions permet de fournir une hypothèse aux extinctions de masse qui ponctuèrent l'évolution des espèces.

Texte de la 12ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 12 janvier 2000 par Vincent Courtillot
La dynamique du globe contrôle-t-elle l’évolution des espèces ?
Il y a soixante-cinq millions d’années, les dinosaures occupaient toutes les niches
écologiques : l’air, les mers, les terres ; il y en avait des petits, des gros, des végétariens, des carnivores, ils étaient merveilleusement adaptés à ce monde de l’ère secondaire. Et un beau jour, il y a environ soixante-cinq millions d’années, ils ont disparu. Les théories proposées par les chercheurs depuis une centaine d’années pour expliquer ces disparitions sont extrêmement nombreuses et la plus populaire d’entre elles, qui a fait florès depuis 1980, veut qu’un jour (instantanément à l’échelle des temps géologiques), un essaim de comètes ou une grosse météorite soit tombé sur la Terre, cet impact envoyant dans l’atmosphère des quantités extraordinaires de poussières et d’aérosols qui auraient modifié le climat : une longue nuit, un hiver planétaire, suivis d’une période d’effet de serre encore plus longue. De ce passage froid/chaud, de nombreuses espèces ne seraient pas relevées. L’impact aurait interrompu les chaînes alimentaires et aurait fait disparaître de la surface de la Terre, non seulement la totalité des dinosaures, mais aussi de nombreuses autres espèces de plus petite taille .
Tout ce que les paléontologues reconstituent de la vie passée du globe est basé sur l’analyse des restes fossiles que l’on retrouve dans les roches. Pour une espèce donnée, rares sont les individus qui sont bien préservés ; l’enregistrement que nous avons de la vie sur Terre à travers ces fossiles est très incomplet. Toute théorie que l’on va construire en se basant sur ces observations est fonction du degré de complétude de cet enregistrement.
La pensée des évolutionnistes et des géologues a été dominée au XIXème et au début du XXème siècles par l’idéologie de l’uniformitarisme : au cours des temps géologiques, il ne se serait jamais passé d’événement fondamentalement différent de ce qui se passe aujourd’hui ; les transformations, les évolutions que l’on observe dans les roches ne seraient dues qu’à l‘extraordinaire longueur des temps géologiques. Les uniformitaristes refusent que l’on invoque une quelconque catastrophe pour expliquer les observations des géologues. Encore faut-il savoir ce que l’on entend par le terme de catastrophe.
Sur Terre, à cause de l’eau, de l’érosion, des climats, de la tectonique des plaques, la surface est sans cesse rajeunie et les impacts anciens de météorites, les cratères, ont très peu de chance d’être préservés. La Lune en revanche a enregistré l’histoire du début du système solaire ; astre inactif, elle a conservé, figé, l’état des lieux d’il y a trois à trois à quatre milliards d’années, et on y observe grand nombre de gigantesques cratères. Il n’y a aucune raison de penser qu’à cette époque la Terre n’ait pas subi d’impacts de même importance. La question est de savoir de quand datent les derniers très grands impacts.
Depuis 1980, l’hypothèse de la disparition des dinosaures par un grand impact de météorite domine la scène. De nombreuses autres hypothèses ont été formulées. L’une d’entre elles, dont j’ai été, avec d’autres collègues, l’un des auteurs, propose une catastrophe climatique, mais d’origine interne, qui trouverait sa source dans le volcanisme. Un volcanisme qui naturellement devrait avoir été beaucoup plus intense et volumineux que tout ce que l’on a observé de mémoire humaine. Imaginez une très longue fissure de plusieurs centaines de kilomètres de longueur, d’immenses fontaines de lave injectant dans l’atmosphère des poussières, des aérosols, des gaz (chlorhydrique, carbonique, sulfureux) qui ont la possibilité de modifier durablement le climat. Nous savons, depuis une quinzaine d’années environ,

depuis l’éruption d’El-Chichon, et plus récemment du Pinatubo, que le soufre injecté par un volcan dans l’atmosphère peut être responsable d’une évolution climatique significative. La température moyenne de l’hémisphère nord a ainsi chuté de façon mesurable pendant quelques années à la suite de l’éruption du Pinatubo, de quelques fractions de degrés Celsius, ce qui, à l’échelle de la température moyenne d’un hémisphère, est loin d’être négligeable. Ce n’est pas pour autant que dans les 15 dernières années, les espèces se soient éteintes en
masse ! Si le volcanisme doit expliquer l’extinction des espèces, c’est à une autre échelle qu’il a dû se manifester : encore faut-il le démontrer.
Qu’il faille invoquer un impact de météorite, qui ne dure qu’une fraction de seconde, ou une éruption volcanique qui s’étagerait sur quelques dizaines à quelques centaines de milliers d’années, on a là des événements très brefs en regard des temps géologiques, qui se chiffrent, eux, en millions, en dizaines de millions, voire en milliards d’années.
Il faut noter que quelques scientifiques ont fait l’hypothèse qu’il ne s’était en fait rien passé de brutal au moment de la disparition des dinosaures ; la mauvaise qualité de l’enregistrement de ces événements par les fossiles donnerait cette impression de brutalité, mais en fait, les choses se seraient passées de façon calme et régulière, sur des dizaines de millions d’années : on constate, il y a 65 millions d’années, , un vaste mouvement de régression et de retour des mers étagé sur une quinzaine de millions d’années, qui a entraîné un vaste changement de la géographie du monde.
Pour faire justice à toutes les théories existantes, une autre école pense que les extinctions ont certes été rapides, mais que c’est la dynamique interne des relations entre les espèces qui aurait conduit à une disparition en masse d’espèces. Des relations non linéaires entre les paramètres d’un système dynamique peuvent on le sait conduire à des évolutions extrêmement brutales : c’est la théorie du chaos déterministe.
A côté de ces quatre familles de théories sur la disparition des dinosaures, il en existe bien une centaine qui ont été proposées depuis un siècle. On a ainsi suggéré que leur régime alimentaire ayant changé, ils pondaient des œufs dont la coquille était fragile et qu’ils les écrasaient quand ils les couvaient...
Des données rassemblées depuis vingt ans par les géologues, les géophysiciens, les géochimistes, des spécialistes de plus d’une vingtaine de spécialités et de sous-spécialités différentes ont renouvelé l’approche de ce problème. La figure 1 montre un affleurement de calcaires au nord de la ville de Gubbio, en Ombrie, en Italie. Les calcaires en bas à droite, gris-bleu, se sont déposés dans un milieu semi-tropical à quelques centaines de mètres de fond, dans une mer assez chaude. Quand on en observe un petit morceau au microscope, on trouve des fossiles d’animaux petits et nombreux, des foraminifères. Ces animaux caractérisent l’âge des couches dans lesquelles ils sont enfermés, le Crétacé, la dernière partie de l’ère secondaire. En bas à droite de la séquence, nous sommes aux environs de moins soixante-six millions d’années. En biais au milieu de la photographie, une petite couche de deux ou trois centimètres d’épaisseur, marron foncé, faite d’argile sombre, sépare les bancs calcaires clairs de bancs calcaires plus rosâtres ; manifestement le contenu en oxyde de fer y est différent. Ce sont des calcaires qui témoignent à peu près du même milieu de dépôt ; lorsqu’on regarde au microscope une lame mince de cette roche, on s’aperçoit que, dans les premiers centimètres, elle ne contient plus de fossiles. On a l’impression que le monde s’est vidé. Puis, quand on remonte de quelques centimètres vers le haut, on observe des foraminifères pour la plupart assez différents des espèces que l’on trouvait en dessous : plus

petites, moins fines et moins décorées, ces premières espèces marines datent du début de l’ère tertiaire, il y a moins 65 millions d’années : on a traversé la fameuse limite entre ère secondaire et ère tertiaire, la limite Crétacé-Tertiaire. Depuis une vingtaine d’années les chercheurs se demandent ce qui a bien pu se passer. Quelle est la durée, la portion de mémoire de la Terre renfermée dans ce centimètre et demi d’argile noirâtre ? Un certain nombre de chercheurs américains et italiens, en particulier Walter Alvarez, ont prélevé des échantillons de ces argiles et de ces calcaires de part et d’autre de l’argile et ont analysé leur composition chimique. Surprise ! L’argile est très enrichie en iridium, un métal très rare dans la croûte terrestre. mais relativement abondant dans certains types de météorites : une telle météorite se serait vaporisée au moment de l’impact et ses produits se seraient redéposés à la surface du globe entraînant partout cette concentration anormale d’iridium. Nous sommes en 1980, l’hypothèse de la météorite est née.
Dans les années qui suivirent, les chercheurs se précipitèrent sur les coupes de la limite Crétacé-Tertiaire, partout là où elles affleuraient. La figure 2 montre ainsi un objet trouvé dans l’une de ces coupes, un tout petit grain de quartz, de un millimètre de diamètre, regardé à travers un microscope, en lumière polarisée analysée. Ce grain est traversé de familles de petits traits noirs, parallèles les uns aux autres, qui forment deux familles avec des angles très caractéristiques. Les spécialistes sont capables, en orientant ce cristal, de dire exactement à quel plan cristallin correspondent ses défauts. On ne peut produire ce type de structure qu’en faisant passer à travers un cristal de quartz une onde de choc phénoménale. Cette onde de choc désorganise le réseau cristallin et laisse derrière elle ces dislocations, ces limites entre domaines cristallographiques différents. Les grès à proximité de l’impact de la météorite de Canon Diablo en Arizona, ou les échantillons de roches provenant des sites d’explosion atomique présentent les mêmes structures. C’est un argument très fort en faveur de la météorite. Ces grains de quartz choqués ne se trouvent que dans la couche d’argile riche en iridium, mais ni au-dessus ni au-dessous.


Enfin, on a découvert la présence d’un énorme impact de météorite dans le Yucatan (au Mexique), en utilisant des mesures indirectes faites en déplaçant à la surface du sol un gravimètre (qui mesure la pesanteur). Au début des années 1970, les pétroliers ont trouvé au fond de forages effectués dans cette même région des roches qui pourraient être des restes de croûte fondue par la chaleur dégagée au moment de l’impact. Ces échantillons ont exactement soixante-cinq millions d’années, c’est-à-dire l’âge de la limite Crétacé-Tertiaire. Le cratère de Chicxulub semble bien correspondre au point d’impact de la météorite d’Alvarez.
L’iridium, les quartz choqués, la trace de l’impact au Mexique, un énorme impact qui a à peu près la bonne taille (pour une météorite qui devait faire dix kilomètres de diamètre à peu près). Le scénario en faveur de l’impact de l’astéroïde, développé entre 1980 et 1990, doit aujourd’hui être accepté.
Au début des années 1980, je me trouvais, avec mon équipe, à ramasser des cailloux quelque part entre le Tibet et l’Inde. Nous mesurions la dérive des continents. Nous avons ainsi décidé d’étudier une énorme formation volcanique, pas très loin de Bombay. On appelle cette formation géologique "les trapps du Deccan" : deux milles mètres d’épaisseur de lave affleurant sur cinq cent milles kilomètres carrés de surface. C’est donc un objet de plus d’un million de kilomètres cubes de laves empilées couche après couche, dont certaines font cent mètres d’épaisseur. On n’a jamais vu de mémoire d’homme d’éruption de cette dimension. Le travail que nous avons mené a consisté à essayer de caractériser ces roches, de les dater, en utilisant diverses techniques.
Nous avons rapporté au laboratoire des échantillons de ces basaltes du Deccan, et nous en avons mesuré l’aimantation. La plupart des roches naturelles renferment une très petite quantité d’oxydes de fer magnétiques, en général de la magnétite ou l’hématite. Nous sommes capables de mesurer la direction de cette aimantation, qui a été figée au moment où la roche s’est formée. Nous obtenons ainsi une photographie de la direction du champ magnétique terrestre ancien. Les roches naturelles se comportent donc, en gros, comme des boussoles qui ont gardé la mémoire de la direction du champ magnétique terrestre, à la fois dans le plan horizontal et dans le plan vertical, parfois depuis des centaines de millions d’années.
Nous avons par ailleurs mis en oeuvre des techniques de datation qui utilisent la décroissance naturelle des isotopes radioactifs, dont la plus connue est la méthode du carbone 14. Il existe d’autres couples d’atomes exploitables, le potassium et l’argon, le rubidium et le strontium, l’uranium, le thorium et le plomb. La géochronologie permet ainsi de dater les roches très loin dans le passé, jusqu’à l’origine du système solaire, pour peu qu’elles contiennent une quantité suffisante de ces isotopes. En utilisant l’une de ces méthodes, la méthode des isotopes de l’argon 39 et 40, nous avons montré que, du bas au haut de la falaise, les laves indiennes se sont mises en place en très peu de temps, il y a 65 à 66 millions d’années. Nous sommes capables de dire, grâce au magnétisme que cette durée n’a sans doute pas en fait excédé un demi million d’années.
Aucune des techniques que je viens de décrire ne permet à elle seule d’apporter la réponse au problème. Le magnétisme dit : « très court ». La méthode argon-argon, dit : « vers soixante- cinq millions d’années », mais même avec ces deux informations plusieurs scénarios restent envisageables. Nous avons heureusement retrouvé, « sandwichés » entre les coulées de lave, des sédiments accumulés dans un lac qui avait dû se mettre en place pendant une accalmie des éruptions. Dans ces sédiments, de tout petits restes de fossiles témoins de la toute dernière époque de l’ère secondaire. Avec l’ensemble des résultats de la géochronologie, du paléomagnétisme et de la paléontologie, il ne reste plus qu’un seul scénario possible : les gigantesques éruptions du Deccan datent bien précisément de la fameuse limite entre les ères secondaire et tertiaire.
La courbe de la figure 3 montre l’évolution dans le temps du nombre d’espèces marines fossiles découvertes par les paléontologues. On y voit la dernière et célèbre grande extinction qui, il y a soixante-cinq millions d’années, marque cette limite entre ère secondaire (ou Mésozoïque) et ère tertiaire (ou Cénozoïque). Le nombre des espèces, la diversité de la Vie sur Terre, a énormément augmenté au cours des temps géologiques, mais pas de manière uniforme. A l’ère primaire (ou Paléozoïque), après un début foudroyant (« l’explosion cambrienne »), la diversité se fixe à une valeur relativement constante, pendant des centaines de millions d’années. Et puis, il y a quelque deux cent cinquante millions d’années, s’est produite une énorme extinction en masse d’espèces. Puis la Vie a repris, a connu quelques rechutes, a repris à nouveau. Le dernier grand accident, c’est la fameuse limite Crétacé- Tertiaire.


Lors d’une pareille catastrophe, non seulement des espèces disparaissent entièrement, c’est-à- dire que tous les individus de ces espèces meurent, mais les espèces qui survivent peuvent perdre de très nombreux individus. A la limite entre les ères primaire et secondaire, il y a deux cent cinquante millions d’années, 99 % au moins de tous les individus de toutes les
espèces qui vivaient sur Terre ont disparu. C’est à peine imaginable, en termes de disparition de biomasse et en termes de catastrophe planétaire.
Retrouvons-nous pour les autres catastrophes, et en particulier, pour la grande d’il y a deux cent cinquante millions d’années, les mêmes scénarii que pour la crise Crétacé-Tertiaire ? Retrouvons-nous des traces d’impact d’astéroïde, des volcans, de grandes régressions marines ?
À travers le monde entier, plusieurs équipes se sont attachées non seulement à regarder, plus en détail, la période de la disparition des dinosaures, mais aussi toutes les autres extinctions. En même temps, les géophysiciens se sont intéressés à chercher s’il y avait d’autres endroits que l’Inde où l’on observait ces épanchements volcaniques extraordinaires. Il y a en fait une dizaine de grands « pâtés » volcaniques qui font au moins 1 million de km3 en volume, répartis à la surface de la Terre. Pour chacun d’entre eux, les chercheurs se sont livrés aux mêmes analyses que nous avions faites en Inde ; le résultat est que la quasi-totalité des formations volcaniques coïncide avec la quasi-totalité des grandes extinctions. En particulier, la grande catastrophe d’il y a deux cent cinquante millions d’années, à la fin du primaire, correspond à une énorme formation volcanique, les «trapps de Sibérie », bien connue des géologues et des économistes, parce que l’on y trouve des richesses minérales considérables, d’ailleurs liées au volcanisme.
À la question posée dans le titre de cette contribution, « La dynamique du globe contrôle-t- elle l’évolution des espèces ? », j’ai surtout tenté de répondre en parlant de l’expression du volcanisme à la surface de la Terre. Le travail du géologue et du géophysicien, c’est d’essayer de comprendre ce qui est à l’origine de ces énormes objets que sont les grandes trapps. Que s’est-il passé à l’intérieur de la Terre, sous la croûte, dans le manteau terrestre, qui a conduit à de pareils événements ? La dernière fois que s’est produite pareille monstruosité à la surface de la Terre, c’était il y a trente millions d’années. Le volcanisme correspondant forme le haut plateau éthiopien. Ce plateau volcanique, sur lequel est construit Adis Abeba, à deux mille mètres d’altitude (et dont on retrouve un fragment détaché au sud de l’Arabie, au Yémen) est un énorme volcan, formé il y a trente millions d’années, non pas au moment d’une grande disparition d’espèces, mais au moment d’une des principales crises climatiques de l’ère tertiaire. Cela correspond, en particulier, à la véritable apparition des glaciations dans l’Antarctique. Il semble qu’il y ait une relation entre le volcanisme des « trapps d’Ethiopie » et l’établissement de ce régime froid, glaciaire particulier, dans lequel nous sommes encore (même si ce moment de notre histoire est plutôt une confortable phase interglaciaire qu’une phase glaciaire à proprement parler).
Peu après la mise en place des « trapps d’Ethiopie », une déchirure est venue les traverser. Il y a donc manifestement une relation entre l’arrivée de ces bulles magmatiques à la surface et les grands moments où se déchirent les continents à la surface du globe, où s’ouvrent les bassins océaniques. Ainsi, la naissance des trois grands bassins (nord, central et sud) de l’océan Atlantique correspond-elle à l’apparition de trois points chauds et à la mise en place concomitante de trois grands trapps (Groëland-Nord des îles anglo-irlandaises, côtes est- américaine et marocaine, bassin du Parana en Amérique du Sud et d’Etendeka en Afrique).
Géophysicien, j’applique les méthodes de la physique à l’étude de la Terre pour tenter d’en comprendre la dynamique interne. Je voudrais donc vous entraîner dans un voyage difficile à imaginer : produire des images réalistes de l’intérieur de la Terre, où règnent des températures élevées, des densités fortes, une obscurité totale, n’est pas facile. D’ailleurs, les films qui ont tenté d’évoquer un voyage à l’intérieur de la Terre sont la plupart du temps assez décevants.
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Nous allons cependant par la pensée nous enfoncer jusqu’à six mille quatre cent kilomètres sous le sol, jusqu’au centre de la terre.
Le champ magnétique oriente les boussoles à la surface de la Terre. Une petite masselotte empêche l’aiguille de la boussole de piquer du nez : le champ magnétique terrestre tend en effet non seulement à l’orienter vers le nord, mais aussi à la faire plonger – à Paris par exemple de 64° en dessous de l’horizontale. Or il existe une relation mathématique simple entre le plongement du champ magnétique et la latitude où l’on se trouve. C’est cette propriété qui permet de mesurer la dérive des continents. Quand le champ fossilisé par une roche provenant d’Inde est typique de ce qui se passe à 30° de latitude sud, alors qu’aujourd’hui cette roche est à 30° de latitude nord, je déduis que le sous-continent a parcouru 60° de latitude, c’est-à-dire près de sept mille kilomètres de dérive du Sud vers le Nord. Voilà comment on utilise l’aimantation fossilisée dans les roches.
Au milieu des océans arrive en permanence, par les déchirures que l’on appelle les dorsales, de la lave qui se refroidit et qui elle aussi fige la direction du champ magnétique terrestre. Si on déplace au fond des océans un magnétomètre, celui-ci révèle des alternances magnétiques, dans un sens et dans l’autre, qui témoignent que le champ magnétique de la Terre n’a pas toujours pointé vers le Nord. Le champ magnétique de la Terre s’est inversé des centaines de fois au cours de l’histoire de la Terre. La dernière fois, c’était il y a sept cent quatre-vingt milles ans. L’intensité du champ magnétique, depuis l’époque des Romains, s’est affaissée en Europe d’un facteur 2. Certains se demandent si le champ magnétique de la Terre ne va pas s’inverser dans deux milles ans. Or, c’est lui qui nous protège des rayons cosmiques. Est-ce quand le champ s’inverse que les espèces s’éteignent ?
Ces inversions successives sont peintes sur le plancher océanique, il est possible de les dater. Aujourd’hui, le champ s’inverse assez fréquemment, avec quelques inversions par million d’années. Mais, le champ ne s’est pas inversé pendant près de trente millions d’années, au cours du Crétacé.
La variation de la fréquence des inversions est très irrégulière et de longues périodes sans inversion alternent avec des périodes plus instables. Cette alternance semble se répéter au bout de deux cents millions d’années. La dernière période « immobile » a duré de moins de cent vingt à moins quatre-vingt millions d’années ; la précédente de moins trois cent vingt à moins deux cent soixante millions d’années. Il est frappant de voir que deux très gros trapps (Inde et Sibérie) et les deux plus grandes extinctions d’espèce ont suivi de peu ces périodes de grand calme magnétique. Le noyau de la Terre participerait-il au déclenchement de ces gigantesques catastrophes qui conduisent aux extinctions en masse ?
Le noyau de fer liquide de la Terre, qui fabrique le champ magnétique, a sa dynamique propre ; est-il couplé d’une certaine façon, à travers le manteau, avec la surface de la Terre ? Comment un tel couplage est-il possible?
Les sismologues, qui enregistrent en permanence les tremblements à la surface de la Terre et qui utilisent les ondes de ces tremblements de terre pour scruter, comme avec des rayons X, l’intérieur, sont capables de réaliser une tomographie du manteau. Ce manteau n’est pas homogène, comme on le croyait, mais formé de grandes masses un peu informes, plus lourdes et plus froides, qui sont sans doute des morceaux de plaques lithosphériques réinjectées à l’intérieur de la Terre. On savait depuis longtemps que ces plaques pouvaient descendre jusqu’à 700 km de profondeur ; on s’aperçoit qu’elles peuvent en fait parfois plonger jusqu’à
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la base du manteau, s’empiler sous forme de véritables cimetières : des cimetières de plaques océaniques à 2900km sous nos pieds. Cette énorme masse froide et lourde vient se poser à la surface du noyau, dans lequel se fabrique le champ magnétique.
La Terre est un objet en train de se refroidir ; sa façon normale de se refroidir, c’est la convection d’ensemble du manteau, qu’accompagne la dérive des continents : la formation de la croûte, le flux de chaleur, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques sont l’expression de ce refroidissement. Apparemment, ce système ne parvient pas ainsi à se débarrasser de la chaleur de manière suffisamment efficace. De temps en temps, un autre mode de convection de la matière conduit à la formation de ces énormes instabilités qui très rapidement vont emmener une part importante de matière et avec elle, une quantité importante de chaleur, jusqu’à la surface.
Le noyau essaie de se débarrasser de sa chaleur et un isolant vient l’en empêcher. Les hétérogénéités du manteau inférieur se réchauffent alors, s’allègent et peuvent de temps en temps devenir instables et remonter. Malheureusement, la sismologie ne nous permet pas encore de voir ces instabilités. La figure 4 représente une coupe de l’intérieur de la Terre. On y voit, à la base du manteau, ces instabilités formées de matériaux légers qui, peut-être, peuvent atteindre la surface, déclencher les éruptions des trapps et provoquer nos fameuses extinctions. Tout le système « Terre » (manteau, descentes de plaques froides, remontées d’instabilités chaudes, volcanisme catastrophique, évolution des espèces biologiques) formerait alors un grand ensemble couplé.
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À défaut de pouvoir voir l’intérieur de la Terre, nous sommes capables, aujourd’hui, de le modéliser soit numériquement, sur les ordinateurs, soit dans des expériences analogiques en laboratoire. On mélange ainsi des fluides qui permettent de reproduire, en modèle réduit, ce qui se passe à l’intérieur de la Terre. On observe, sous certaines conditions, qu’un liquide
léger, donc instable, placé à la base d’un liquide dense donne naissance à des instabilités en forme de champignon, avec une tête volumineuse et une tige longue et mince [figure 4].
Si l’on imagine qu’une plaque, l’Inde par exemple, dérive au-dessus d’une telle instabilité, au moment où la bulle arrive en surface, elle va former des « trapps ». Mais, quand la bulle se sera vidée, la plaque qui a dérivé se trouvera au-dessus de la tige du « champignon » qui pourra continuer, comme un chalumeau, à percer sa surface, mais avec un volume et une intensité beaucoup plus faibles. C’est bien ce qu’on observe dans l’Océan Indien [figure 5] : l’Inde, les « trapps du Deccan » en noir, vieux de soixante cinq millions d’années, puis en gris des archipels d’îles qui parfois émergent, parfois sont sous marines, les îles Chagos, Laccadives, Maldives. En allant du nord vers le sud elles sont datées de soixante millions à cinquante-cinq millions d’années, puis quarante-huit, trente-cinq, sept millions d’années à l’île Maurice ; l’île de la Réunion, elle, se forme depuis deux millions d’années. Ces archipels constituent tout simplement la trace de la brûlure laissée par la queue du panache qui, en démarrant, a créé les « trapps du Deccan ». On retrouve donc, à la surface de la Terre, l’histoire d’une ascension qui vient probablement près de trois milles kilomètres de profondeur à l’intérieur du manteau. Partis des observations du terrain pour construire un modèle, nous avons tiré de ce modèle des prédictions que le retour à l’observation valide.


En quoi la connaissance du passé peut-elle servir à une meilleure compréhension des futurs possibles? On enseigne souvent aux jeunes géologues à se servir du présent pour comprendre le passé ; ce guide est utilisé depuis plus de cent cinquante ans. Mais, nous n’avons pas, pendant l’histoire de l’humanité, échantillonné toutes les possibilités de l’histoire de la Terre, sous toutes leurs formes et sous toutes leurs amplitudes. Notre espèce n’existe pas depuis assez longtemps pour que nous soyons certains d’avoir « échantillonné » (ou subi) l’ensemble des phénomènes naturels au maximum de leur intensité. Lors de la dernière grande éruption d’un trapp, il y a trente millions d’années, l’espèce humaine n’existait pas encore. Depuis trente millions d’années la Terre n’a pas connu d’événement d’ampleur semblable. Et nous ne
savons pas quand se produira le prochain, dans quelques millions ou quelques dizaines de millions d’années, bien qu’il soit presque certain. On dit d’autre part que l’espèce humaine est en train de préparer la prochaine grande catastrophe écologique, que peut-être la sixième grande extinction a commencé, que (et peut-être n’est-ce pas depuis seulement le siècle de l’industrie, mais depuis le dernier cycle glaciaire) les hommes, en chassant les grands mammifères, les ont fait disparaître, qu’aujourd’hui, ils font disparaître, de nombreuses espèces avant même qu’on ait eu le temps de les identifier, qu’ ils exploitent trop rapidement la forêt tropicale... Comment modéliser le devenir de notre planète face à ces « agressions » ? Les géologues fournissent les scenarii passés de catastrophes au cours desquelles la nature a engendré des évènements qui, peut-être, sont de la même ampleur que ce que l’homme est en train de faire subir à sa planète. Ils fournissent aussi aux climatologues des moyens de tester leurs modèles, naturellement très incertains, en s’appuyant, de façon rétroprédictive, sur des situations qui se sont réellement produites, à ces quelques moments pendant lesquels l’évolution de la Vie sur Terre a été entièrement et définitivement réorientée par les grands soubresauts des rythmes internes de la planète.
Légendes :
Figure 1 : Affleurement de calcaires au nord de la ville de Gubbio, Ombrie, Italie. Figure 2 : Quartz choqué de Frenchman Valley (Canada, Saskatchewan), microscopie électronique en transmission x 35.000 lumière polarisée analysée.
Figure 3 : Courbe de l’évolution dans le temps du nombre d’espèces marines fossiles. Figure 4 : Coupe schématique de l’intérieur de la Terre.
Figure 5 : Trapps du Deccan.


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