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LE CNRS ET LES DÉBUTS DE LA CONQUÊTE DE L'ESPACE |
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La part du CNRS dans les débuts de la conquête de l’espace (1945-1965)
Philippe Varnoteaux
Plan
La contribution du CNRS dans la recherche technique des fusées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
Le développement de la collaboration entre les militaires et les scientifiques
De l'exploration de la haute atmosphère à la conquête de l'espace
Le CNRS et les premiers programmes spatiaux
Le CNRS et l'espace, 40 ans plus tard
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Si l'idée d'explorer l'espace est formulée dans de nombreux pays avant la Seconde Guerre mondiale, en revanche, la « conquête spatiale »1 ne débute qu'après 1945, à la suite du pillage technologique de l'Allemagne nazie. Parmi le matériel récupéré figurait la célèbre fusée V22. Celle-ci est alors une arme de guerre révolutionnaire que tous les Alliés cherchent à acquérir, puis à perfectionner3. C'est la raison pour laquelle la recherche sur les fusées est immédiatement confisquée par les militaires. Parallèlement, la communauté scientifique internationale propose la tenue d'une « année géophysique internationale (AGI) », calquée sur le modèle des expéditions polaires, afin d'étudier la haute atmosphère4. C'est dans ce double contexte que la conquête de l'espace va prendre corps.
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En France, de nombreux scientifiques souhaitent participer à cette AGI, mais comment aller étudier la haute atmosphère ? Les ballons existent bien5, mais la fusée apparaît rapidement comme l'outil technologique idéal, car elle peut sonder « l'océan aérien »6 à de plus hautes altitudes, certes moins longtemps qu'un ballon7.
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Intéressés, les militaires français accepteront de mettre à la disposition des scientifiques la première fusée-sonde opérationnelle : Véronique. Ainsi, l'exploration de l'atmosphère pourra commencer. Le CNRS est l'un des tout premiers organismes scientifiques qui se lancent dans l'aventure. Il jouera un rôle de premier plan, et, lorsque se définit la politique spatiale nationale (1961-1962) au sein du CNES, ses laboratoires et ses chercheurs fournissent le principal effort et contribuent à faire de la France, le 26 novembre 1965, la troisième puissance spatiale8.
La contribution du CNRS dans la recherche technique des fusées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
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Trois mois après le débarquement de Normandie, le directeur du Laboratoire municipal de Paris, le professeur Henri Moureu9, découvre l'existence de la fusée V210. En 1945, au cours de missions scientifiques11, il rapporte d'Allemagne de la documentation et des éléments de fusée. Ses recherches passionnent au plus haut point les militaires qui lui apportent une aide logistique. Dans un rapport daté du 23 décembre 1946, il fait l'apologie de la fusée balistique et incite fortement le gouvernement à soutenir toutes les recherches qui pourraient être entreprises dans ce domaine. Il avance deux principales raisons : d'un point de vue militaire, la fusée révolutionnera immanquablement les guerres de l'avenir, surtout si on lui associe la bombe atomique; enfin, au niveau scientifique, la fusée « va permettre d'étudier la haute atmosphère et les phénomènes particulièrement complexes dont elle est le siège12 ». En effet, pour lui, il ne fait aucun doute qu'elle offrira une opportunité extraordinaire aux scientifiques qui cherchent à approfondir la connaissance des phénomènes atmosphériques, que ce soit pour la météorologie, la physique de l'atmosphère ou pour d'autres domaines, comme la géophysique.
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Dès le 26 juillet 1945, H. Moureu propose la création d'un organisme d'État chargé de développer les recherches sur la fusée. Son projet aboutit le 24 août, sous le nom de Centre d'études des projectiles autopropulsés (CEPA). Des scientifiques proches de H. Moureu, par exemple les professeurs Chaudron et Daudel de la faculté des sciences de Paris, saluent l'événement et le rejoignent immédiatement. Étant donné que la fusée relève à ce moment-là des militaires, le CEPA est placé directement sous la responsabilité de la direction des études et fabrication d'armement (DEFA) de l'armée de terre. Le professeur Moureu recrute des scientifiques de haut niveau. Certains viennent du CNRS, comme le professeur Lévy, directeur du Service central de microanalyse, qui est chargé de conduire des études sur les propergols et qui contribue à l'amélioration des connaissances sur la propulsion des fusées. Il est démontré que, dans le cas des futures fusées spatiales, la propulsion à liquides semble mieux adaptée que celle des poudres, car elle délivre une poussée plus longue et mieux contrôlée au cours du vol.
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Malheureusement, les problèmes financiers et les difficultés technologiques13 conduisent à une crise en 1947 : la plupart des militaires ne veulent plus de la fusée balistique en tant qu'engin opérationnel, car trop complexe à mettre en oeuvre, et, surtout, ils ne souhaitent pas léser les autres systèmes d'armes plus traditionnels. C'est l'échec du CEPA et, provisoirement, de la fusée. Cependant, des groupes d'études existant déjà, et pour ne pas perdre totalement ces recherches, une veille technologique est maintenue; par exemple, au LRBA de Vernon14 s'ébauche une mini-V2 très rudimentaire : la fusée Véronique15.
Le développement de la collaboration entre les militaires et les scientifiques
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À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les militaires prennent acte de l'extraordinaire avance technologique de l'Allemagne16. Cependant, s'ils souhaitent rattraper le retard, et ne pas se laisser distancer par les Américains et les Soviétiques, ils doivent établir d'urgence une étroite « collaboration avec les hommes de science pour l'amélioration de la technique des armes modernes17 ». Est alors émis le voeu de travailler « en étroite liaison avec le CNRS18 ». Pourquoi le CNRS ? Créé en 1939, le CNRS voit son statut d'organisme fédératif de la recherche confirmé en novembre 1945, tout en étant chargé d'entreprendre de la prospective et d'accroître la coopération avec d'autres organismes, y compris militaires19. De ce fait, il devient le coeur et le symbole de la recherche scientifique en France.
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Afin de faciliter la coopération avec les militaires, le directeur du CNRS, Frédéric Joliot-Curie20, propose la création du Comité de coordination scientifique de la Défense nationale (CCSDN), organisme qui doit rapprocher les différents acteurs21. La démarche ne doit pas surprendre, car si les scientifiques tiennent à collaborer avec les militaires, c'est aussi pour obtenir des crédits de recherches supplémentaires. N'oublions pas qu'au lendemain de la Libération, l'État est financièrement exsangue. De plus, les nécessités de la reconstruction d'une armée nationale font que les militaires disposent d'importants crédits. Dès lors, pourquoi ne pas unir les efforts ? Les trois armées approuvent la proposition du directeur du CNRS. Les militaires admettent également qu'il faut favoriser d'urgence les liaisons entre scientifiques et militaires, et entre chercheurs et utilisateurs, car les leçons de la dernière guerre montrent que, désormais, les armes seront de plus en plus performantes et technologiques et nécessiteront davantage l'aide des scientifiques22.
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Toutefois, la collaboration interarmées se met difficilement en place, car chacun estime que l'autre a suffisamment de crédits et de chercheurs. Le CCSDN n'arrive pas à établir un climat de confiance suffisant23. Pour éviter la paralysie, le CCSDN se transforme le 24 mai 1948 en un organisme plus autonome et avec davantage de compétences : le Comité d'action scientifique de la Défense nationale (CASDN)24. Le principal objectif est de favoriser toutes les collaborations et d'aider les projets jugés les plus intéressants en fournissant les scientifiques spécialisés. Cependant, entre 1948 et 1953, le CASDN est lui aussi souvent neutralisé en raison des querelles et des jalousies entre les armées. Les scientifiques subissent. La situation ne s'améliore qu'à partir des années 1954-1955 sous l'action du général Bergeron, le président du CASDN (1948-1955)25.
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De son côté, l'État finit par prendre conscience des enjeux : en 1954, est créé, auprès de la Présidence du Conseil, le Conseil supérieur de la recherche scientifique et du progrès technique (CSRSPT). Ce Conseil prend l'allure d'un véritable « gouvernement de la science » et il est chargé d'assurer les investissements, d'élaborer une politique scientifique nationale. Toutefois, si la collaboration entre les scientifiques et les militaires se développe progressivement, le « jeu » n'est pas systématiquement respecté par tout le monde, à commencer par l'armée de l'air. Cette dernière fait souvent sécession en s'appuyant davantage sur son propre vivier de scientifiques, regroupés notamment au sein de l'Office national des études et de recherches aéronautiques (ONERA)26. Cette situation entraîne une déperdition inutile des efforts, car les trois armées s'enferment dans leurs bureaux d'étude respectifs.
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À partir de 1958, le Comité d'action scientifique réussit enfin à s'imposer. Il parvient à réunir en son sein les meilleurs scientifiques de l'époque27. Ceux du CNRS tiennent une place privilégiée : « Les militaires du CASDN tenaient tout particulièrement à travailler avec des scientifiques provenant d'organismes prestigieux comme le CNRS qui représentait un peu la science française », nous rappelait il y a quelques années Arlette Vassy28. Parmi les principales personnalités rejoignant le CASDN figure le professeur Joseph Pérès, mathématicien, spécialiste de la mécanique des fluides, membre de l'Académie des sciences et directeur adjoint du CNRS. En quelques années se forme ainsi un véritable brain trust qui apprend à travailler avec les militaires29.
De l'exploration de la haute atmosphère à la conquête de l'espace
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Dans le même temps, les militaires prennent conscience qu'il devient indispensable de mieux comprendre les phénomènes atmosphériques, car les avions et les nouvelles armes autopropulsées évoluent de plus en plus haut dans l'atmosphère. Ainsi, de nouvelles études s'engagent dans l'aérodynamique, la résistance des matériaux, la mécanique des fluides ou encore l'étude des particules. En effet, le dernier conflit venait de révéler l'importance de l'ionosphère, une couche particulière de la haute atmosphère dans laquelle se propagent les ondes radios : « Juste après la guerre, souligne la physicienne A. Vassy, les militaires sont venus nous chercher. Ils avaient besoin de nous pour améliorer leur connaissance sur l'ionosphère. Or, la maîtrise des communications, vitale pour les armées, passait obligatoirement par l'étude de cette ionosphère » 30. Les militaires ont donc un besoin urgent de spécialistes en la matière. Par exemple, dès 1945, la Marine met en place son propre bureau de recherche sur l'ionosphère qu'elle confie au physicien Yves Rocard31.
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En 1954, les circonstances permettent la convergence des études sur la haute atmosphère avec la fusée, jusqu'alors « boudée » par les scientifiques. De plus, à la même époque, les militaires ne savent pas comment légitimer financièrement la fusée Véronique, étant donné qu'elle n'intéresse ni l'État ni les états-majors. C'est le professeur Étienne Vassy32 qui débloque la situation, avec le soutien du général Bergeron : pourquoi ne pas utiliser la fusée Véronique pour mener des études dans la haute atmosphère ? L'idée séduit immédiatement. Les premiers tirs expérimentaux de février et d'octobre 1954 démontrent l'extraordinaire avantage de la fusée, capable d'embarquer des instruments de mesures à de hautes altitudes, en très peu de temps33. Peu à peu, la communauté scientifique française accorde davantage de crédit à la fusée, considérée jusqu'alors uniquement comme un outil militaire.
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Si les esprits changent, c'est également grâce à l'avènement de l'AGI. Des scientifiques appartenant à différents pays souhaitent organiser une vaste exploration de la haute atmosphère, au moment où l'activité solaire sera à son maximum en 1957-1958. Il s'agit de mieux cerner les interactions des rayonnements du soleil avec l'atmosphère terrestre. Pour faciliter la participation française à cette manifestation, le gouvernement met en place une commission « année géophysique » en janvier 1956. La responsabilité en incombe à André Danjon, directeur de l'Observatoire de Paris. Le CNRS y tient une part prépondérante, car son directeur, Gaston Dupouy, le seconde.
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En juillet 1957 s'ouvre l'AGI. En octobre et novembre, l'Union soviétique crée la double surprise en plaçant sur orbite Spoutnik-1 et 2, les premiers satellites artificiels de l'histoire, avant même les Américains. L'exploration de la haute atmosphère prend soudainement une nouvelle dimension, d'autant plus importante que le second Spoutnik est occupé par un animal, la chienne Laïka. Le message soviétique est clair : la prochaine étape est l'envoi d'un homme dans l'espace. De ce fait, les manifestations de l'AGI sont de plus en plus occultées par les aspects technologiques et militaires des satellites et des fusées. Métamorphosée en conquête de la proche banlieue terrestre, l'exploration de la haute atmosphère bascule en un furieux affrontement idéologique entre les deux grandes puissances34. Comment la France se positionne-t-elle ?
Le CNRS et les premiers programmes spatiaux
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En raison du retard pris dans le développement d'une version plus performante de Véronique (Véronique-AGI), la France n'entame ses premières expériences spatiales qu'en mars 1959. Si la charge technique des fusées incombe au Centre national d'études des télécommunications (CNET), la responsabilité des expériences scientifiques (embarquées dans les fusées-sondes) revient au CNRS. En effet, il n'existe pas encore une réelle agence spatiale, même s'il vient de se mettre en place, en janvier 1959, un Comité des recherches spatiales. Comme le soulignera plus tard Jean Coulomb35, il fallait rapidement entreprendre quelque chose en faisant « appel au milieu universitaire où l'on trouve, où l'on devrait trouver, sinon des spécialistes de chaque question, du moins des hommes qui en soient curieux » et, surtout, recruter de jeunes chercheurs, car ainsi « l'avenir serait assuré »36. Dans cette optique, J. Coulomb instaure un service d'aéronomie au sein du CNRS et en offre la direction au prestigieux prix Nobel de physique Alfred Kastler. Quant à la réalisation des expériences, elle est confiée à son jeune directeur adjoint, le professeur Jacques Blamont37 qui, en mars 1959, fait la « une » des quotidiens avec le lancement de deux fusées Véronique-AGI : il réalise des nuages de sodium en haute altitude, approfondissant ainsi les connaissances concernant les variations de température et de pression, mais aussi le déplacement des vents38.
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Le succès est tel qu'il permet d'une part aux scientifiques français de rejoindre les deux superpuissances dans la course à l'espace et, d'autre part, de convaincre le nouveau pouvoir – le général de Gaulle a repris la tête du gouvernement depuis 1958 – d'offrir aux scientifiques plus de moyens, de cohésion, mais aussi de rayonnement. Pour cela, de nouvelles structures sont constituées. Tout d'abord, au niveau de la recherche scientifique est créé le Comité. consultatif de la recherche scientifique et technique (CCRST) qui propose, à travers les comités interministériels (CIRST), des actions et des aides financières pour aider le développement de la recherche39. Rapidement, les réunions du CCRST ne suffisent plus. C'est la raison pour laquelle apparaît la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST), chargée d'établir un suivi des affaires et d'en tenir informé le gouvernement. Ainsi, depuis le retour au pouvoir du général de Gaulle, la recherche est devenue une priorité40. C'est d'ailleurs au cours d'une réunion du CCRST qu'avait été décidée la création d'un Comité des recherches spatiales, confié au professeur Pierre Auger. Ce dernier devait rassembler les forces vives du pays engagées dans l'aventure spatiale et les combiner avec les intérêts de l'Etat. Le CNRS ne pouvait sérieusement tenir seul ce rôle; ce n'était pas sa vocation.
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Parallèlement, les campagnes de tirs de fusées-sondes s'accélèrent (7 Véronique en 1960; 6 Véronique, 7 Centaure et 2 Bélier en 1961). De nouveaux acteurs civils et militaires rejoignent l'aventure spatiale : la Météorologie nationale, le Centre d'études et de recherches en médecine aéronautique (CERMA), ou encore le CEA. Le Comité des recherches spatiales apparaît vite insuffisant, parfois dépassé. C'est la raison pour laquelle est enfin créé le CNES, Centre national d'études spatiales, le 19 décembre 196141. Le nouvel organisme canalise, puis centralise progressivement l'ensemble des recherches scientifiques et techniques liées au spatial.
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Au moment où est défini le premier plan programme scientifique du CNES (1962), prévu pour les années 1962-1965, le CNRS déploie une véritable « offensive de charme » : il incite en effet ses laboratoires à s'investir plus avant dans le spatial. Le service d'aéronomie occupe toujours la première place dans ces activités. L'équipe du professeur J. Blamont poursuit avec brio les expériences au sodium. De nombreuses fusées-sondes sont lancées afin de poursuivre l'étude des couches atmosphériques situées entre 90 et 250 km d'altitude42. Outre le service d'aéronomie, on trouve le Laboratoire de physique cosmique (LPC) et le Laboratoire d'aérothermique (LA). Le LPC présente un ambitieux programme concernant l'étude du rayonnement cosmique. Pour le réaliser, il travaille en étroite collaboration avec les observatoires de Paris et du pic du Midi. Le projet inclut également une coopération européenne avec une équipe néerlandaise43. Les expériences sont réalisées avec des ballons et des fusées-sondes. Ainsi, en avril et en novembre 1964, plusieurs fusées Véronique sont lancées avec succès pour étudier les rayonnements cosmiques et solaires. De son côté, le LA se penche, d'une part, sur le problème de la frontière entre l'espace et la haute atmosphère terrestre et, d'autre part, sur l'approfondissement des connaissances sur la basse densité de l'atmosphère. Ce dernier domaine est particulièrement important, car il permet d'en savoir plus sur les problèmes de rentrée orbitale d'engins. Cela intéresse au plus haut point les militaires qui, dans le même temps, développent le missile balistique pour la force de frappe nucléaire française à travers la Société pour l'étude et la réalisation d'engins balistiques (SEREB). La collaboration avec les armées se place désormais au plus haut niveau et, en échange, les scientifiques bénéficient des retombées technologiques militaires en obtenant un de leur missile : Diamant. Celui-ci devient le premier lance-satellite français, qui place sur orbite le premier satellite national A-1, le 26 novembre 1965.
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Au cours des années 1960, le CNRS a donc joué un rôle de premier plan dans le développement des programmes spatiaux. La preuve en est que, dès le 31 octobre 1962, le directeur général du CNRS, J. Coulomb, est nommé président du CNES. D'autres responsables du CNRS occuperont cette place, comme Hubert Curien (de 1976 à 1984) ou encore René Pellat (de 1992 à 1995).
Le CNRS et l'espace, 40 ans plus tard
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Si le nombre des organismes s'investissant dans la conquête de l'espace a considérablement augmenté depuis cette époque, le CNRS a continué à développer de nouvelles unités de recherche comme l'Institut d'astrophysique spatiale (IAS), le Laboratoire de météorologie dynamique (LMD), le Laboratoire de physiologie neurosensorielle (LPN), le Laboratoire d'astronomie spatiale (LAS), ou encore le Centre de recherche en physique de l'environnement terrestre et planétaire (CRPE). Par exemple, le CRPE est engagé dans des programmes spatiaux ambitieux comme la sonde européenne Ulysse, qui, depuis octobre 1990, étudie la topologie des vents solaires. Le LAS embarque régulièrement des instruments dans des satellites, comme la sonde russe Véga en direction de la comète de Halley (1984), ou dans les navettes spatiales américaines, comme des télescopes pour l'observation du rayonnement ultraviolet. Quant au LPN, il est étroitement associé aux vols habités français, en coopération avec la Russie et les États-Unis, notamment sur l'étude des fonctions sensori-motrices en apesanteur, l'irradiation des tissus vivants ou encore sur le comportement visiomoteur des spationautes français.
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Ainsi, les centres de recherche du CNRS se sont fait une spécialité dans les domaines de la biologie spatiale et de l'étude du système solaire. L'espace est devenu un champ de recherche scientifique à part entière.
Notes
1L'expression « conquête de l'espace » se généralisera après le lancement de Spoutnik-1 par l'URSS le 4 octobre 1957 ; avant cette date, on parle plutôt « d'exploration ». Voir à ce sujet notre article « Les réactions internationales au lancement de Spoutnik-1, le premier satellite artificiel de l'histoire », Les Cahiers de Mars, 1er trimestre 2000, p. 133-139.
2Si le pillage technologique de l'Allemagne par les États-Unis est désormais bien connu (voir L. Hunt, L'Affaire Paperclip, Stock, Paris, 1995), le pillage par les Français l'est moins ; soulignons qu'il a été tout aussi important (voir notre article « Les missions scientifiques ou comment la France a découvert, puis récupéré les armes secrètes nazies », Histoire de guerre, décembre 2000, p. 74-78.
3Conçue par le célèbre ingénieur allemand von Braun, la fusée V2, c'est-à-dire « arme de représailles n° 2 », est considérée comme le premier engin balistique de l'histoire. Parmi les plus récentes publications, voir S. Foiret, « V2 Aufbruch zur Raumfahrt », Icare, n° 148, 1er trimestre 1994, p. 45-47 ; O. Huwart, « Les héritages français de la V2 », Le Fana de l'aviation, n° 365, avril 2000, p. 44-51 ; ce dernier achève actuellement une thèse de doctorat portant sur les VI et V2.
4L'idée de l'AGI est née lors de la conférence de Bruxelles, en 1950, sur la proposition du scientifique américain Berkner. Un comité de l'ionosphère est créé et chargé d'organiser et de coordonner tous les projets scientifiques. Les manifestations sont prévues pour les années 1957-1958, au moment où le soleil aura le plus d'incidences dans l'atmosphère terrestre. C'est dans ce contexte que les Américains et les Soviétiques feront des surenchères de plus en plus spectaculaires et finiront par annoncer le lancement de plusieurs centaines de fusées-sondes et de quelques satellites artificiels. Sur l'AGI, voir W. Buedeler, « L’année géophysique internationale », in L'Unesco et son programme, XV, Paris, Unesco, 1957.
5En France, le professeur Picard utilise les ballons pour explorer la haute atmosphère : le 2 septembre 1947, il atteint l'altitude de 30 000 mètres. Son exploit sera suivi par l'astronome A. Dollfus, qui effectuera même de observations de la planète Mars depuis une nacelle de ballon. À ce sujet, voir A. Dollfus, 50 ans d'astronomie, Paris, EDP Sciences, 1998.
6Termes employés par P. Rousseau, in Satellites artificiels, Paris, Hachette 1957, p. 16.
7Cela explique qu'encore aujourd'hui, le CNES utilise la technique des ballons dans la conquête de l'espace comme le télescope submillimétrique PRONAOS, qui a volé à plusieurs reprises (1994, 1996, 1999) avec des instruments du CNRS (spectromètre photométrique multibande).
8Ce jour-là, la France place avec succès sur orbite le premier satellite national A-1.
9Docteur ès sciences physiques en 1930, il devient en 1937 sous-directeur du Laboratoire de chimie et physique nucléaire au Collège de France, puis, à partir de 1941, directeur du Laboratoire municipal de Paris.
10Rappelons que les premiers V2 ne tombent pas sur Londres mais près de Paris. À ce sujet voir les travaux de Jacques Villain, notamment La France a-t-elle hérité de Peenemünde ?, Paris, publication SEP, octobre 1992.
11Termes consacrés à l'époque pour désigner les groupes chargés de piller l'Allemagne vaincue.
12In Rapport n° 9698/CEPA, SHAA, Service historique de l'armée de l'Air, fonds Hautefeuille, Z.32.605, dossier 3/3.
13De nombreuses difficultés apparaissent en effet au niveau du pilotage des engins, du choix des ergols, de l'effet Pogo (tremblements au moment du décollage), du contrôle de vol et de la trajectoire, très problématique sans la maîtrise de la télémesure, etc.
14Le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques, situé à Vernon, dépendait de la DEFA de l'armée de terre. L'armée de l'air maintenait également des études de fusée avec notamment des engins SE-4100 (fusée ailée ressemblant au V2), SE-4400 (engin-fusée supersonique) ; sur ces engins, voir les récents travaux de Philippe Jung lors des derniers congrès d'astronautique de l'IAF « The true beginnings of French Astronautics (1938-1959) », communication lors du congrès international d'Astronautique (IAF) 2000, « The SE-4400/4401 family : an hypersonic ramjet in the fifties », 38e congrès IAF, Bangalore, Inde, 1988, « SNCASE Cannes rochets of the 50's », 47e congrès IAF, Beijing, Chine, 1996.
15Alors que le projet Super V2 du LRBA de Vernon proposait un engin ayant une poussée de 40 tonnes, celui de Véronique se limitait à seulement 4 tonnes.
16Pendant la guerre, les scientifiques allemands ont étroitement collaboré avec les militaires, permettant à ces derniers de réaliser de nombreuses armes révolutionnaires (bombe planante, avion sans pilote, fusée...). En retour, les scientifiques ont bénéficié d'importants crédits militaires, favorisant ainsi des domaines de recherche variés (ionosphère, radiocommunication...).
17Lettre du ministre de l'Air, datée du 4 jan.vier 1945, in SHAH, E. 4398.
18Ibid.
19Voir à ce sujet Girolamo Ramunni, « La mise en place d'une politique scientifique », Actes du colloque De Gaulle en son siècle, tome 3, Moderniser la France, Paris, Plon, 1992, p. 654-712. Sur les débuts du CNRS, voir Jean-François Picard et Élisabeth Pradoura, «La longue marche vers le CNRS », Cahiers pour l'histoire du CNRS, n° 1, CNRS Éditions, 1989, p. 7-40.
20Spécialiste en physique nucléaire, F Joliot-Curie (1900-1958) devient en 1946 le premier responsable du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) où il élabore la première pile atomique française (1948).
21Les recherches de François Jacq (voir sa thèse de doctorat Pratiques scientifiques, formes d'organisation et conceptions politiques de la science dans la France d'après-guerre. La « politique de la science » comme énoncé collectif, Paris, École des Mines, 1996) ont récemment démontré que F. Joliot-Curie est bien l'instigateur du CCSDN.
22Dès 1948, dans son ouvrage Les Armes de demain, (Paris, Berger-Levrault), le chroniqueur scientifique Albert Ducrocq souligne que « les guerres de demain se feront sous l'angle de la technique moderne » (p. 8). Deux ans plus tard, l'ingénieur civil des Mines, H.-J. Proumen, tient les mêmes propos dans son livre, Armes nouvelles dans une guerre future, Paris, O. de Publicité, 1950.
23On trouve des traces de méfiance notamment dans un rapport tardif intitulé « Pourquoi une liaison intime Recherche-Armée de l'air », sans date précise (1947 ou 1948), in Service historique de l'armée de l'air, E. 4397.
24Le CCSDN fonctionnait selon le bon vouloir des états-majors des trois armées, sans réelle coordination. Le projet CASDN a été présenté par le général Paul Dassault, président du CCSDN, qui regrettait la paralysie de son organisme.
25Voir à ce sujet notre article, « Au coeur de la modernisation des armées, il y a 50 ans le CASDN », Armées d'aujourd'hui, n° 231, juin 1998, p. 72-74.
26L'ONERA a été créé le 3 mai 1946 dans l'optique de reconstituer rapidement l'aéronautique française.
27C'est ce que nous avons démontré dans le chapitre 4 de notre thèse intitulée « Les origines et les enjeux de la conquête de l'espace en France (1944-1962) », p. 187-231. En effet, les militaires du CASDN réussissent à établir une profonde et durable interpénétration des projets scientifico-militaro-industriels qui paraissent utopiques à l'époque et qui finissent par devenir une réalité. Parmi les scientifiques de renom associés au CASDN, on trouvait le physicien Louis de Broglie, le mathématicien et physicien Yves Rocard, l'astronome André Danjon, ou encore le physicien Louis Leprince-Ringuet.
28Déclaration d'A. Vassy à l'auteur le 22 novembre 1996. Docteur ès sciences physiques en 1941, elle devient maître de recherche au CNRS en 1954. Pendant l'AGI, elle est responsable de la Commission de l'ozone du Comité national français.
29Voir notamment R. Hautefeuille et A. Teyssier, « Recherche scientifique et politique militaire en France (1945-1958) », Revue historique des armées, n° 175, juin 1989, p. 111-122.
30Déclaration d'A. Vassy à l'auteur (1996).
31Voir à ce sujet Dominique Pestre, « Études de l’ionosphère et prévisions pour les radiocommunications » in L'Essor de la politique spatiale française dans le contexte international (1958-1964), sous la direction de Maurice Vaisse, Amsterdam, EAC, 1997, p. 1-30.
32Titulaire d'un doctorat ès sciences, professeur à la faculté des sciences de Paris, E. Vassy rejoint H. Moureu au CEPA, puis le CASDN en 1950.
33Les Américains et les Soviétiques pratiquaient ce genre d'expérimentation depuis la fin des années 1940, mais les scientifiques français demeuraient sceptiques et les estimaient anecdotiques, comme le confirme A. Vassy : « Lorsque mon mari [le professeur E. Vassy] a proposé d'utiliser Véronique pour sonder la haute atmosphère, beaucoup de ses confrères ne l'ont pas pris au sérieux » (entretien avec l'auteur, 1996).
34H. Pierre, « Washington : on s'inquiète plus de l'effet de propagande obtenu par Moscou que des répercussions militaires de l'expérience », Le Monde, 8 octobre 1957, p. 3.
35Professeur de physique du globe à la Sorbonne (1941), J. Coulomb devient directeur général du CNRS en 1957, puis président du CNES de 1962 à 1967.
36J. Coulomb, Bulletin d'informations du CNES, n° 6, décembre 1962, p. 1.
37Docteur ès sciences physiques, J. Blamont devient le responsable du Laboratoire d'aéronomie du Service d'aéronomie et de physique cosmique du CNRS (1958), avant de devenir le premier directeur scientifique du CNES (1961).
38Le 10 mars 1959, il fait une réelle découverte : « Par chance, j'ai fait une découverte avec les premiers tirs de Véronique. J'ai mis en évidence la turbopause, qui est la limite entre la basse atmosphère à 100 km d'altitude et la haute atmosphère. On l'appelle turbopause, parce que l'atmosphère est mélangée au-dessous des 100 km, tandis qu'au-delà, elle n'est plus mélangée, c'est-à-dire qu'il n'existe plus de mouvements verticaux; le milieu devient hétérogène, stratifié en fonction du poids moléculaire » (entretien avec l'auteur, Paris, 25 mai 1996).
39Pierre Lelong, « Le général de Gaulle et la recherche en France », in Actes du colloque De Gaulle en son siècle, tome 3, Moderniser la France, Paris, Plon, 1992, p. 643-653.
40Voir G. Ramunni, « La recherche : une priorité de la Ve République », in L'Essor de la politique spatiale française dans le contexte international (1958-1964), Amsterdam, EAC, 1997, p. 47-65.
41Sur la mise en place du CNES, voir C. Carlier et M. Gilli, Les Trente Premières Années du CNES, Paris, Documentation française, 1994.
42Par exemple, en mai et juin 1962, plusieurs fusées-sondes Centaure (construites par la société Sud-Aviation) sont lancées depuis le centre d'Hammaguir, en Algérie, afin de réaliser notamment des mesures de l'échelle spatiale des vents.
43Rapport sur les activités spatiales pour 1962, Centre des archives contemporaines de Fontainebleau, CSRSPT, 92/0547, carton 5, liasse 3.
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#notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Philippe Varnoteaux, « La part du CNRS dans les débuts de la conquête de l’espace (1945-1965) », La revue pour l’histoire du CNRS [En ligne], 6 | 2002, mis en ligne le 23 février 2006, consulté le 14 mai 2015. URL : http://histoire-cnrs.revues.org/3601
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Auteur
Philippe Varnoteaux
Philippe Varnoteaux est professeur d'histoire et de géographie.
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EINSTEIN AUJOURD'HUI |
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Texte de la 577 e conférence de l'Université de tous les savoirs prononcée le 20 juin 2005
Par Françoise Balibar: « Einstein aujourd'hui »
On célèbre en cette année 2005 le centenaire de ce qu'il est convenu d'appeler l'annus mirabilis d'Einstein. Année miraculeuse en effet, puisque Einstein, alors âgé de 26 ans, publia cinq articles qui tous, à des degrés divers, ont bouleversé le cours de la physique. Le premier en date, paru en mars 1905, est le seul qu'Einstein lui-même ait qualifié de « révolutionnaire » ; il y explique que dans certaines situations expérimentales, la lumière que tout le monde considère comme une onde, sur le modèle des rides qui se propagent à la surface de l'eau, doit plutôt être assimilée à un ensemble de grains d'énergie - ce que plus tard, en 1922, on appellera des photons -- autrement dit des grains de lumière qui sillonnent l'espace.
A la fin du mois de juin de cette même année, Einstein envoie un deuxième article à la prestigieuses revue allemande Annalen der Physik, intitulé « Electrodynamique des corps en mouvement » -- titre devenu ésotérique mais qui « parlait » aux physiciens contemporains car c'était une question largement débattue (j'y reviendrai). Cet article, publié en septembre, n'est autre que l'article fondateur de la théorie einsteinienne de la relativité restreinte - théorie qui, prolongée en 1916 par celle de la relativité générale, a rendu son auteur célèbre, au point que son nom est désormais associé au mot « relativité ». Un troisième article, paru peu de temps après le précédent, en est une sorte de post-scriptum de deux pages qui se termine, non pas par la trop fameuse formule E = m c2, mais par la véritable expression de l'équivalence entre masse et énergie : DE = Dm c2 -- le symbole D désignant, de façon conventionnelle en physique, la variation d'une grandeur - en l'occurrence, l'énergie d'un système physique et sa masse : à toute variation de la masse d'un système correspond une variation de son contenu énergétique, et inversement.
Et de trois (articles). Entre-temps, toujours en 1905, Einstein avait publié un quatrième article, dont on parle relativement peu mais qui a eu une importance historique énorme ; il s'agit d'une étude portant sur le mouvement brownien (mouvement désordonné de particules en suspension, observé au microscope pour la première fois par le biologiste Brown -- d'où son nom -- que plus trivialement chacun a pu admirer dans une forêt lorsqu'un rayon de soleil passe entre les arbres et que l'on voit danser des grains de pollen dans la lumière. Dans cet article, Einstein proposait d'expliquer ce mouvement désordonné de particules relativement grosses (« visibles», à l'Sil nu ou au microscope) comme résultant du choc de ces grains sur des particules beaucoup plus petites, les atomes (« invisibles » à l'époque, puisque ce n'est que dans les années 1980 qu'on a pu les observer, de façon indirecte). La relation établie par Einstein dans cet article ayant été vérifiée expérimentalement par Jean Perrin quelques années plus tard, les travaux conjugués d'Einstein et Perrin apparurent alors comme la preuve, indirecte évidemment, de l'existence des atomes. Il n'est pas inutile de rappeler -- tant on a peine à le croire aujourd'hui -- qu'il y a cent ans, certains physiciens, et non des moindres, niaient encore l'existence des atomes ; on parlait couramment d' « hypothèse atomique », pour souligner que les atomes n'étaient qu'une vue de l'esprit. C'est cette position sceptique que les travaux d'Einstein et de Perrin ont rendue intenable ; depuis, la réalité atomique ne fait plus de doute.
Quant au cinquième article publié par Einstein en 1905, c'est d'une certaine façon le plus fondamental, puisque c'est sur les résultats qui y sont exposés que s'appuient les quatre autres (plus ou moins directement). Il s'agit de son travail de thèse (25 pages, chose impensable aujourd'hui où un minimum de 300 pages est requis pour la moindre thèse), dans lequel il développait une nouvelle manière de considérer les liens entre les niveaux microscopique (celui des atomes) et macroscopique (à notre échelle, cette échelle incluant les choses vues au microscope). Cette méthode n'était pas entièrement originale, même si Einstein croyait faire Suvre de novateur ; mais elle allait à l'encontre des idées reçues - raison pour laquelle, il avait eu des démêlés avec son directeur de thèse.
***
Je l'ai déjà dit, l'article de mars 1905 est sans conteste le plus « révolutionnaire ». On peut même soutenir que cet article, en proposant de la lumière une conception radicalement nouvelle, a mis Einstein sur la voie de sa théorie de la relativité restreinte (article de septembre). C'est du moins la thèse que je vais défendre ici ; ce qui, m'amènera à préciser en quoi la théorie de la relativité restreinte d' Einstein diffère de celle élaborée par d'autres physiciens plus chevronnés, Lorentz et Poincaré.
L'article que publie Einstein en mars 1905 porte le titre « Sur un point de vue heuristique concernant l'émission et la production de lumière ». Il est rare de voir figurer l'adjectif « heuristique » (« qui sert à la découverte » indique le Robert de poche) dans un texte scientifique, encore plus rare dans le titre d'un tel texte. La physique (la science) moderne est plus positive que cela : aujourd'hui, il n'est ni concevable ni convenable de prendre la plume pour indiquer une éventuelle piste de recherche, développer un « point de vue » ; on préfère généralement « proposer une hypothèse » ; la physique n'est ni un jeu de pistes ni une affaire de point de vue. Il est rare aussi qu'un article scientifique commence par des considérations philosophiques, même triviales, du genre : « la théorie physique, telle qu'elle a été développée jusqu'à présent est marquée par une profonde division entre continu et discontinu ». C'est pourtant de cette division que prend acte Einstein dans les premières lignes de son article. Division entre d'une part, une physique dont les concepts relèvent du discontinu -- ceux de particule, trajectoire, position implicitement « ponctuelle » sur cette trajectoire à un instant donné --, qui rend compte de la matière pondérable, « matérielle », constituée d' « atomes » ou, comme l'on disait alors, de « molécules » (la différence entre atomes et molécules n'étant pas encore bien établie) et d'autre part, une physique dont les concepts relèvent du continu -- onde, champ, emplissant tout l'espace à un instant donné, se propageant de façon « frontale », comme une vague déferlant sur une plage (en Anglais onde et vague se disent de la même façon : wave) --, qui rend compte de cette autre partie du monde physique qu'est la lumière, impalpable, impondérable. Or, poursuit Einstein, chacun peut constater que la lumière est émise et absorbée par la « matière ». La théorie actuelle, dans la mesure où elle décrit le monde à l'aide de concepts totalement incompatibles entre eux (le discontinu et le continu sont des notions antithétiques) n'est pas outillée pour rendre compte de ce fait pourtant fondamental : la production et l'absorption de lumière par la matière, la formation de continu à partir de discontinu, et inversement l'absorption du continu dans du discontinu.
Arrêtons-nous un instant pour apprécier à sa juste valeur le « culot » (mais peut-être vaudrait -il mieux dire, la maîtrise intellectuelle) d'un jeune homme de 26 ans -- diplômé certes (Einstein sort de l'Ecole Polytechnique de Zürich, la meilleure « grande école » européenne à l'époque, n'en déplaise à « notre » Ecole Polytechnique) mais pour l'heure employé au Bureau des Brevets de Berne --, envoyant pour publication un article au titre si peu conforme, où il se paie le luxe de développer des considérations philosophiques, que l'on serait tenté de qualifier de simplistes si elles ne touchaient pas juste. Comme quoi un peu de philosophie, même naïve, vaut mieux que force ni que rage calculatoires.
S'il est vrai que l'on ne fait pas de continu avec du discontinu (et inversement), il n'en reste pas moins qu'en ce qui concerne la matière (mais uniquement elle), certains physiciens -- ceux précisément qui sont convaincus que la matière au niveau microscopique est faite d' « atomes » (et Einstein, à l'Ecole Polytechnique, a été formé par de tels physiciens) -- ont développé à la fin du XIXème siècle des techniques statistiques qui, prenant appui sur l'extrême grandeur du nombre d' « atomes » (ou « molécules ») contenus dans un gramme de matière, permettent de remonter du niveau microscopique (discontinu) au niveau macroscopique (à notre échelle où la matière semble continue) ; et ce, dans une branche bien particulière de la physique, la thermodynamique.
La thermodynamique, science de la chaleur, étudie les transformations que subit la matière lorsque la température qu'on lui impose varie, et ceci, indépendamment de sa constitution intime (atomique ou autre). La mécanique statistique, mécanique en ceci qu'elle traite de particules (puisqu'elle repose sur l' « hypothèse atomique » concernant la matière) et statistique en ce qu'elle applique les lois des grands nombres, a été développée à la fin du siècle, par Maxwell en Grande- Bretagne et Boltzmann dans le monde germanique. Pour ceux qui ne demandent qu'à être convaincus, elle est la preuve de la « réalité » des atomes (bien avant l'article d'Einstein sur le mouvement brownien), car elle permet de retrouver les principaux résultats de la thermodynamique, sur la base précisément de l'hypothèse atomique. On ne saurait trop insister sur l'importance d'un tel résultat - qui a fortement impressionné l'étudiant Einstein lorsqu'on le lui a enseigné ( Boltzmann, der grossartig, le magnifique, note-t-il à peu de temps de là). Au point que c'est sur les traces de Boltzmann qu'Einstein ose son premier pas théorique audacieux : il décide d'appliquer à la lumière les méthodes statistiques qui se sont révélées si fructueuses dans le cas de la matière. La démarche est audacieuse car elle suppose implicitement que ce qui vaut pour la matière vaut pour la lumière, autrement dit que matière et lumière sont régies par les mêmes principes théoriques. On voit bien que ce qui est en jeu ici, c'est l'unité de la Nature.
Einstein entreprend donc de comparer du point de vue de la mécanique statistique deux situations qu'il suppose analogues, à savoir d'une part, des « molécules » enfermées dans une boîte portées à une certaine température (ce qu'on appelle traditionnellement « un gaz parfait ») et d'autre part, du rayonnement lumineux, également enfermé dans une boîte et porté à une certaine température (dénommé « corps noir »). Plus techniquement, il choisit de calculer, dans l'une et l'autre situation, la variation d'entropie (DS) lors d'une réduction du volume de la boîte (de V0 à V), à température constante. Or l'entropie est précisément une de ces grandeurs thermodynamiques, exprimables à l'aide des grandeurs thermodynamiques macroscopiques (énergie, volume, température etc.) dont la mécanique statistique fournit (dans le cas de la matière) une interprétation (et une formulation) en termes microscopiques, faisant intervenir, en particulier, le nombre (N) des « molécules » du système considéré. Après avoir calculé la variation d'entropie, par la méthode statistique pour les « molécules » et par la thermodynamique pour le rayonnement, Einstein constate que les expressions ont la même forme mathématique, en logarithme (noté ln), dans les deux cas (gaz parfait et corps noir) et, plus intéressant, que la place qu'occupe N le nombre de « molécules » dans la formule relative à la matière est occupée dans le cas de la lumière par le rapport de deux grandeurs : l'énergie totale du « corps noir » (E ) et une autre grandeur (e) liée à la fréquence du rayonnement.
Einstein accomplit alors un deuxième geste audacieux, dont la force heuristique tient à ce qu'il est parfaitement conforme à la nature du rapport aux mathématiques qui, depuis Galilée, constitue la physique comme mathématisation de la Nature. Einstein, en effet, conclut de l'identité des places occupées dans une même formule mathématique par deux quantités (un nombre dans un cas, un rapport entre deux grandeurs, dans l'autre) à l'identité de nature physique de ces deux quantités. Or le nombre N qui figure dans la formule du gaz parfait n'est pas n'importe quel nombre, c'est un nombre de « molécules », donc un nombre entier. Conclusion d'Einstein : le rapport E/e qui occupe la même place dans la formule relative à la lumière doit nécessairement être une grandeur de même nature physique, donc, lui aussi, un nombre entier. Autrement dit : l'énergie macroscopique du rayonnement E est structurée en grains et e, la quantité qui figure en dénominateur du rapport en question est l'énergie individuelle de chacun de ces grains. De l'identité des places occupées dans une formule mathématique, circonstance que d'autres auraient peut-être considérée comme fortuite, sans signification, ne nécessitant pas d'être interprétée, Einstein, convaincu que les mathématiques « parlent le langage de la nature », déduit une propriété fondamentale de la structure de la réalité : la lumière est granulaire, quantifiée comme l'on dit.
DS = variation de l'entropie du système lorsque le volume de la boîte passe de V0 à V
Dans le cas de la matière (gaz parfait constitué de N « molécules »), N est entier :
DS = k ln (V/ V0)N
Dans le cas du rayonnement (corps noir d'énergie totale E) :
DS = k ln (V/ V0)E/e
où e est une quantité que le calcul indique être proportionnelle à la fréquence du rayonnement.
L'identité de forme mathématique implique que
E/ e = nombre entier.
L'énergie totale du rayonnement contenu dans le « corps noir » est la somme d'un nombre de quanta (mot qui en allemand, comme en latin, signifie une quantité unité) d'énergie e :
E = (Nombre entier) e
.
Le degré de technicité mathématique requis par une telle « découverte » est nul. En revanche, ce que l'on y voit fonctionner à l'état pur, c'est le fameux « sens physique », toujours invoqué, jamais précisément décrit. De cet exemple, on serait tenté de conclure que le « sens physique » n'est que l'expression d'une profonde conviction intime, quasi inconsciente, comme « une pensée de derrière la tête » toujours active, en l'occurrence l'idée que le livre de la Nature est écrit en termes mathématiques. On peut aussi remarquer que le « sens physique », une fois exprimé, paraît incontestable, il est porteur de consensus ; c'est en quelque sorte le « common sense » des physiciens, ce sur quoi ils s'accordent. Einstein, malgré son jeune âge, le dit clairement quand, commentant « sa » relation de quantification de l'énergie lumineuse, il se déclare ouvert à la discussion, tout en notant que l'identité de structure des formules, qu'il a mise en évidence ne peut, en tout état de cause, rester sans explication : une identité mathématique correspond nécessairement à une propriété de la réalité physique ; et cela, personne ne le lui contestera.
****
Mais revenons à Einstein, en ce début d'année 1905. Il n'a pas réussi à obtenir un poste universitaire et il gagne sa vie en examinant des brevets durant les heures de bureau. Situation qu'il décrira par la suite comme idéale : un poste universitaire lui aurait laissé moins de loisirs pour réfléchir à des questions qui le tarabustent depuis l'âge de quinze ans et qui se trouvent être aussi au centre des préoccupations des physiciens plus âgés, engagés dans la vie professionnelle. Ces questions portent sur la nature de la lumière (en ce sens, son premier article s'y rattache), plus précisément au rapport entre lumière et mouvement. Le mouvement est une catégorie que la physique a redéfini à sa naissance (ou sa re-naissance au début du XVIIème siècle) comme le déplacement d'un corps (conçu comme un assemblage de particules, relevant du discontinu donc) d'une position d'espace à une autre, sans que le corps en question soit altéré. La catégorie de mouvement ne s'applique pas, en principe, à la lumière. Pourtant, la lumière, pensée comme une onde qui se propage, dont le « front » atteint au fur et à mesure que le temps s'écoule des régions de l'espace de plus en plus éloignées, se « déplace » elle aussi. Ce qui amène à définir une vitesse-de-propagation, qu'il est tentant d'abréger en « vitesse » tout court, terme qui, en toute rigueur, devrait être réservé au mouvement des corps matériels et qui se trouve ici appliqué à la lumière, immatérielle en quelque sorte. Le problème auquel songe Einstein depuis son adolescence est le suivant : comment verrais-je le monde si je me déplaçais (en tant que corps matériel, évidemment) à une vitesse égale à la « vitesse » de la lumière ? Autrement dit : comment se combinent la vitesse d'un corps et la « vitesse » de la lumière » ? S'ajoutent-elles algébriquement comme c'est le cas pour deux vraies vitesses (celles de deux corps matériels) ? A quelle « vitesse » arriverait dans mon Sil une onde lumineuse émise par un objet vers lequel je me dirigerais moi-même avec une vitesse égale à la « vitesse » de la lumière ?
A cette question, la physique de la fin du XIXème siècle, en l'espèce la théorie électromagnétique de la lumière élaborée par Maxwell, a déjà apporté une réponse... dont le seul inconvénient est qu'elle induit une myriade de questions. Cette réponse est la suivante : la lumière arriverait dans l'Sil du jeune Einstein avec la même « vitesse » que s'il était immobile. Ce qui revient à dire que la lumière jouit d'une propriété pour le moins bizarre : sa « vitesse » reste la même quand elle est combinée à n'importe qu'elle vitesse vraie (celle d'un corps). En complet désaccord avec la manière dont se comportent en général les vitesses (vraies) qui s'ajoutent (algébriquement) : si, dans un train, je me déplace à la vitesse de 4 km/h dans le sens du mouvement du train, lequel roule à une vitesse de 150 km/h, ma vitesse par rapport au remblai des voies est de 154 km/h.
Dans la théorie de Maxwell, cette singularité de la « vitesse » de la lumière s'explique par la nature même de la lumière. La lumière est un champ électromagnétique. Dire qu'elle est un « champ », c'est dire qu'elle est représentée par une grandeur définie en tout point de l'espace et à chaque instant. Dire que ce champ est « électromagnétique », c'est dire qu'il est constitué de la combinaison de deux champs, électrique et magnétique, qui non seulement sont indissociables mais en outre s'engendrent l'un l'autre au cours du temps, assurant ainsi la propagation de l'ensemble dans l'espace au cours du temps ... à la « vitesse » de la lumière (généralement notée c). Mais un champ, qu'est-ce que c'est ? Pour Maxwell, il est clair qu'un champ désigne nécessairement l'état d'un milieu matériel. Ceci par analogie avec la théorie du son où ce qui se propage est la compression des couches d'air ébranlées de proche en proche ; le champ est alors une représentation de l'état de compression du milieu que constitue l'air. Pour Maxwell, un champ ne peut pas se propager dans le vide (l'exemple du son est à cet égard probant) ; il lui faut nécessairement un milieu de propagation. A ce milieu, Maxwell donne, dans le cas de la lumière, le nom d' « éther luminifère », raccourci en « éther ». La « vitesse » de la lumière est alors la vitesse de propagation dans l'éther. Que cette vitesse soit absolue (elle n'est pas modifiée si on la combine avec une autre) reste à comprendre.
L'« explication » donnée par la physique de la fin du siècle pose, de façon générale, plus de questions qu'elle n'en résout, selon la formule consacrée. Elle est en effet en contradiction flagrante avec ce que l'on commence à appeler « le principe de relativité » (je l'analyserai dans un instant), lequel ne date pas d'hier puisque c'est sur ce principe que s'est élevée la physique galiléo -newtonienne, physique des corpuscules, physique de la matière. L'interrogation déjà signalée plus haut (à propos de l'application de la mécanique statistique à la lumière) ressurgit ici : ce qui vaut pour la matière vaut-il, oui ou non, pour la lumière ? La lumière doit-elle, comme la matière, être soumise au principe de relativité ? Pour Einstein, comme pour la plupart des physiciens et souvent pour des raisons diverses, la réponse est oui.
Le moment est venu d'énoncer ce principe. Il définit une classe de « référentiels » « équivalents ». Deux mots qui méritent d'être expliqués. « Référentiels » désigne de façon raccourcie un « corps de référence » (matérialisant un trièdre trirectangle, généralement) assorti d'une horloge - ce qui permet de définir un système de coordonnées spatio-temporelles (3 d'espace et une de temps). L' « équivalence » dont il s'agit porte sur les « lois de la nature ». (Ce n'est pas le lieu de disserter sur ce que sont les lois de la nature et pourquoi elles portent le nom de « lois » ; d'autant que les choses se tiennent : le principe de relativité contribue à définir ce qu'il faut entendre par « lois de la nature ».) Dire que deux référentiels sont équivalents, c'est dire que les lois de la nature y sont les mêmes. Le principe de relativité énonce qu'il existe bel et bien des référentiels de ce type, formant une classe d'équivalence (vis-à-vis des lois de la nature). Mathématiquement, cela signifie qu'une même loi de la nature prend la même forme dans tous les référentiels de la classe en question. Tel est l'énoncé le plus général du principe de relativité. La relativité dite restreinte correspond à la restriction suivante : les référentiels équivalents se déduisent les uns des autres par une opération de translation rectiligne uniforme. En termes simples, le principe de relativité restreinte énonce que les lois de la physique sont les mêmes dans tous les référentiels qui sont en translation rectiligne uniforme les uns par rapport aux autres. En termes mathématiques, cela revient à dire que, lors de la transformation des coordonnées spatio-temporelles attachées à un référentiel en celles attachées à un autre en translation rectiligne uniforme par rapport au premier, la forme mathématique des lois de la nature reste inchangée. En termes concrets, le principe de relativité se traduit par le fait que le café, qu'une hôtesse de l'air sert à bord d'un avion ayant pris son allure de croisière coule de la même façon, de la cafetière dans les tasses, qu'au sol : les lois de l'écoulement du café sont les mêmes dans les deux référentiels « avion à sa vitesse de croisière » (vitesse mesure par rapport au sol) et « sol », en translation rectiligne uniforme l'un par rapport à l'autre à la vitesse de vol de l'avion.
Pour les physiciens du début du XXème siècle, le principe de relativité entre en contradiction avec l'existence de l'éther, pourtant indispensable, croit-on, à la théorie de la lumière de Maxwell. En effet, le principe de relativité énonce qu'il existe une classe de référentiels équivalents, et non pas un seul référentiel, dans lequel peuvent être formulés les lois de la nature de façon indifférente -- écartant par là même la possibilité que l'éther, défini comme le seul référentiel dans lequel les équations de Maxwell ont leur forme « canonique ».
En 1905, ce problème hante la physique depuis déjà plusieurs décennies, sous le nom d' « l'électrodynamique des corps en mouvement ». ( on se souvient que c'est le titre de l'article que publie Einstein ne septembre 1905). Dans cette appellation, « électrodynamique » indique que dans la théorie de Maxwell, la lumière est un champ électromagnétique, et l'expression « corps en mouvement », signale qu' un problème se pose dès lors que l'on essaie de décrire le champ produit par un corps émetteur qui se déplace dans l'éther : les équations de Maxwell, écrites dans le référentiel de l'éther, ne gardent pas la même forme mathématique lors du passage aux référentiels en translation uniforme par rapport à lui, qui pourtant devraient lui être équivalents.
On voit bien que dans cette affaire, c'est l'éther qui pose un problème et même qui le crée : si les équations de Maxwell ne devaient pas être écrites d'abord dans l'éther, seul référentiel où elles soient valables, les choses seraient beaucoup plus simples. L'éther embarrasse. Pourtant, l'argument de Maxwell selon lequel le champ ne se propage pas dans le vide et qu'il lui faut pour cela un support, un milieu matériel, empêche de s'en débarrasser. Le désir de le supprimer purement et simplement est exacerbé par le fait que de ce milieu imaginaire, rien n'a pu à ce jour être déterminé expérimentalement, ni sa densité, ni son élasticité, ni aucune propriété qui pourrait lui donner un peu de corps. Sa seule propriété physique, c'est d'être immobile...
***
J'ai décrit un peu longuement la situation dans laquelle se trouvait la physique, plus exactement, la théorie de la lumière, pour montrer qu'en 1905 Einstein s'attaque à un problème qui a déjà une histoire. Comme chacun a pu le constater en lisant la presse, cette année 2005 a été l'occasion de rouvrir un dossier récurrent, celui de la « véritable » paternité de la théorie de la relativité restreinte. Les faits sont les suivants, assez étonnants, il faut le dire. Einstein, alors en Suisse, envoie à Berlin, le 30 juin 1905, le manuscrit de son article « Electrodynamique des corps en mouvement » qui ne sera publié qu'en septembre. Trois semaines auparavant, le 5 juin, Poincaré a présenté à l'Académie des Sciences de Paris une communication dans laquelle il indique avoir résolu le problème des transformations qui laissent invariantes les équations de Maxwell, transformations dont il attribue à Lorentz le mérite, bien qu'il ait dû corriger les relations proposées par Lorentz. Poincaré rédige l'article correspondant en juin/juillet et l'envoie pour publication en juillet 1905 à la revue du Circolo matematico di Palermo ; il paraîtra en janvier 1906. Or, et c'est bien l'origine de toutes les controverses, la forme de ces transformations que Poincaré a baptisées « de Lorentz » mais qui sont de lui, est exactement celle que donne Einstein dans son article envoyé en juin, paru en septembre.
Un auteur, français et polytechnicien comme Poincaré, a imaginé une histoire assez plaisante visant à réhabiliter Poincaré, l'Ecole Polytechnique et la France, victimes une fois de plus de la vindicte allemande ; histoire selon laquelle Hilbert et Planck, deux grosses pointures de la science allemande, furieux évidemment d'avoir été doublés sur le poteau par leur vieux rival Poincaré, se seraient avisés de l'existence d'un jeune ambitieux, en mal de poste universitaire, rongeant son frein dans un bureau à Berne et lui auraient proposé de rédiger l'article qu'ils avaient « raté » et qu'ils ne pouvaient pas décemment publier sous leur nom, en échange d'un poste à l'université Berlin, rien de moins.
L'histoire est plaisante ...bien que déplaisante par l'exhibition de sentiments revanchards que l'on croyait ne plus jamais avoir à supporter. Elle ne tient pas debout - ne serait-ce que parce qu'il faut plus de 25 jours pour prendre connaissance à Berlin d'une communication orale faite à Paris, décider de la stratégie à adopter en réponse, retrouver le jeune ambitieux prêt à tout pour arriver, écrire à la main un article de 30 pages et le faire recopier par le jeune ambitieux.
Mais elle ne tient pas surtout parce qu'on a affaire à deux théories distinctes. Certes, les relations (que l'on appelle depuis « de Lorentz ») proposées par Poincaré ont exactement la même forme que celles qui se trouvent dans le mémoire d'Einstein. Le contraire aurait été étonnant, ou inquiétant. Mais peut-on conclure de l'identité de forme à l'identité de contenu ? Ont-elles la même signification dans les deux cas ? Absolument pas. Comme le montre d'ailleurs le fait suivant récemment signalé par le physicien Thibault Damour : Poincaré n'a pas « vu » que de ces relations découlait l'un des résultats les plus significatifs de la théorie einsteinienne de la relativité : la « dilatation des temps ».
Au delà des résultats, il est un point sur lequel Einstein et Poincaré diffèrent profondément ; c'est celui de l'existence de l'éther. Poincaré, qui fondamentalement souhaite pouvoir s'en passer se voit contraint, faute d'avoir les arguments suffisants pour cela, de s'en accommoder. Il garde l'éther comme référentiel dans lequel doivent être écrites les équations de Maxwell et s'arrange pour lui faire jouer un rôle muet. En effet, ayant mis en évidence la structure de groupe des transformations « de Lorentz », il établit que les équations de Maxwell gardent la même forme lors du passage d'un référentiel R à un autre équivalent R', en décomposant ce passage en deux : du référentiel R à celui de l'éther, et ensuite de l'éther à l'autre référentiel R'. Ainsi donc, la théorie de Poincaré est une théorie avec éther. Elle résout la question que se posait Poincaré : trouver les transformations qui laissent invariantes les équations de Maxwell et les qualifient ainsi comme « lois de la Nature », obéissant au principe de relativité. Mais elle ne résout pas la question de l'éther, loin de là
L'objectif d'Einstein est différent. C'est là qu'intervient l'article de mars, celui qu'il disait lui-même « révolutionnaire ». Ayant trouvé des arguments qui l'avaient convaincu de la possibilité pour la lumière d'être de nature granulaire et non ondulatoire (relevant du discontinu plutôt que du continu), Einstein avait une longueur d'avance sur ses contemporains dans l'exécution du meurtre annoncé de l'éther. Il avait de bons arguments pour penser que l'éther était superflu (rappelons que la nécessité de l'éther était liée à la propagation d'une onde). Aussi cherchait-il, avant tout, le moyen de rebâtir l'électrodynamique des corps en mouvement en se passant d'emblée de l'éther. C'est ce qu'il a fait en mettant l'accent non pas sur la propagation (que voudrait dire le mot « propagation » si la lumière était vraiment faite de quanta ? rien), mais sur l'idée de vitesse, rapport entre un intervalle d'espace et un intervalle de temps. De ce que la « vitesse » de la lumière était la même dans tous les référentiels, en contradiction avec l'addition algébrique des (vraies) vitesses, il a conclu que cette « vitesse » n'en était pas une ; il lui a donné un nouveau statut : celui de constante structurelle liant l'espace et le temps de la physique, grandeur invariante par définition, gardant la même valeur dans tous les référentiels. On sait comment il a alors transformé les idées fondamentales de temps et d'espace et bâti sa théorie.
Pour terminer, je voudrais insister sur la différence entre les perspectives adoptées par Einstein et par Poincaré (et Lorentz). Poincaré et Lorentz ont consacré trente ans de leur vie à bâtir une théorie électromagnétique libre, autant que possible, de contradiction. Ils y sont formellement arrivés. Einstein, avait trente ans de moins et, en 1905, il n'avait encore investi aucun effort dans cette direction. De plus, Einstein appartenait à l'aire culturelle allemande : il était enthousiaste des méthodes statistiques (il était devenu expert en la matière, grâce à son travail de thèse) ; c'est ce qui l'a mis sur la piste de la quantification de l'énergie lumineuse et lui a donné les arguments physiques qui lui permettaient d'affronter ceux, physiques également, qu'avait avancés Maxwell en faveur de l'éther ; c'est ce qui lui a permis de se placer sur le terrain même de Maxwell, celui de la physique. Einstein, contrairement à Lorentz et Poincaré, attachait de l'importance à l'éther ; bien qu'il ne se soit pas exprimé sur la question, on peut penser qu'au début de l'année 1905, Einstein ne considérait pas (comme le faisait Poincaré) que l'éther tomberait de lui-même, un jour (plus tard, une fois la théorie de Maxwell rendue invariante par changement de référentiel). Pour lui, il fallait commencer par se débarrasser de l'éther, c'est-à-dire s'en passer, de manière à le rendre superflu. A cet égard, d'avoir été formé à l'école statistique lui a rendu d'immenses services, comme j'ai tenté de le montrer en analysant l'article de mars.
On peut dire les choses autrement : Einstein, par sa formation, était enclin à chercher un passage du niveau microscopique au niveau macroscopique, du discontinu au continu ; Poincaré et Lorentz, eux, à force de critique des modèles mécanistes (dans lesquels on cherchait à rendre compte de la propagation de la lumière en termes de mouvements matériels) en étaient venus à se convaincre de la supériorité des théories du continu sur celles du discontinu. Significatif à cet égard est le titre donné par Poincaré à son article de Palerme: « La théorie de l'électron » ; Poincaré cherchait à construire le discontinu comme une accumulation spatiale d'énergie continue. L'ironie de l'affaire est que trente ans plus tard, Einstein lui aussi devait trouver un certain charme à cette idée, prêt à tout pour éviter la théorie quantique qu'il avait lancée mais qui avait pris un cours qui lui déplaisait.
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