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LA SYSTÉMATIQUE GÉNÉTIQUE |
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Texte de la 431e conférence de l'Université de tous les savoirs donnée le 10 juillet 2002
Sylvie Mazan, « Evolution et Développement : la rencontre de deux logiques pour le vivant »
Dans le domaine des sciences humaines, la compréhension d'une société et de son fonctionnement implique des approches multiples, visant par exemple à la replacer dans un contexte géographique, économique ou culturel et les contraintes qu'il implique. Mais ces analyses ne sauraient exclure une approche historique, retraçant à la fois son origine et les changements qui l'ont modelée au cours du temps. Il en est de même dans le cas du monde vivant. Ainsi, chez les animaux, la morphologie qui caractérise une espèce peut être comprise sous des aspects multiples (adaptation à un contexte écologique ou environnemental, résultat des processus génétiques et cellulaires complexes qui ont lieu au cours de l'embryogenèse). Mais elle est également le résultat d'une évolution, difficilement prévisible, dont il est particulièrement intéressant de retracer les étapes. Une telle approche s'inscrit donc dans une démarche de type historique. Au cours des vingt dernières années, la biologie moléculaire et la génétique du développement ont fourni, de façon inattendue, des outils nouveaux pour comprendre l'évolution des espèces. Elles ont conduit à l'émergence d'une nouvelle discipline, située à l'interface entre la génétique du développement et les sciences de l'évolution, et souvent appelée "Evo-Devo" par les spécialistes. Le but principal des recherches conduites dans ce domaine est de comprendre l'évolution des formes au sein du monde vivant, en retraçant l'histoire évolutive des gènes qui contrôlent la morphogenèse au cours du développement embryonnaire. Comme on le verra plus loin, ce type d'approche pourrait également permettre de relever d'autres enjeux, tout aussi importants.
Evolution et développement : un lien ancien longtemps oublié
L'idée de rapprocher les sciences de l'évolution et l'étude du développement embryonnaire n'est pas neuve. Elle trouve ses origines dès le début du XIXe siècle, alors que la théorie de l'évolution n'est pas encore publiée. Ainsi, le grand embryologiste Karl Ernst Von Baer, découvreur de l'Suf des mammifères mais également de la notochorde, structure embryonnaire qui caractérise un grand groupe de métazoaires incluant les vertébrés, propose à travers quatre grands principes, "Les Lois de Von Baer", une classification des espèces sur la base de leurs caractéristiques embryonnaires. Pour lui, les caractères généraux caractérisant un taxon donné apparaissent à des stades précoces du développement, alors que les caractères spécialisés d'un sous-groupe, voire d'une espèce, se mettent en place à des étapes tardives de l'embryogenèse. Ce scénario se traduit donc par des ressemblances entre embryons précoces, et cela même chez des espèces phylogénétiquement très éloignées comme l'ensemble des métazoaires, les différences s'accumulant ensuite au cours du développement pour aboutir à des morphologies potentiellement très divergentes. Dans cette vue, l'embryon d'une espèce donnée ne passe jamais par les stades adultes d'une espèce considérée comme "inférieure" (cette notion de hiérarchie entre espèces étant bien sûr aujourd'hui totalement abandonnée), mais en diverge de plus en plus au cours de son développement. La conception de Von Baer est assez proche de notre vision moderne en ce qu'elle n'implique pas de hiérarchie entre taxa au sein du monde vivant, mais plutôt une divergence à partir d'un "type" commun qui fonde l'unité du groupe. Sa faiblesse réside cependant en l'absence de mécanisme expliquant cette unité, dont nous savons aujourd'hui qu'elle est liée à une ascendance commune au cours de l'évolution. Par ailleurs, l'idée d'une conservation préférentielle des mécanismes mis en jeu précocement au cours du développement reste difficile à évaluer. Une conception radicalement différente est défendue dans la deuxième moitié du XIXe siècle par un courant de pensée dont le chef de file est Ernst Haeckel. Souvent résumée par la formule célèbre "l'ontogénie récapitule la phylogénie", cette conception intègre la notion d'évolution mais soutient l'idée selon laquelle ces organismes évoluent par l'addition de nouveaux stades de développement aux formes adultes d'espèces "inférieures". Elle aboutit ainsi à une vision hautement hiérarchisée du monde vivant qui rejoint finalement l'échelle aristotélicienne des êtres et une conception gradiste de l'évolution, qui modèlerait les espèces "supérieures" par complexification d'espèces inférieures. Ces vues sont aujourd'hui totalement abandonnées. En dépit de ces difficultés et des contradictions présentes dans ces visions du monde qui s'affrontent, l'idée d'un lien fort entre l'évolution et le développement embryonnaire est donc présente dès la fin du XIXe siècle. Charles Darwin l'exprime particulièrement clairement à travers les deux citations suivantes, extraites de L'origine des espèces "Embryology is to me by a the strongest class of facts in favor of change of forms" ou "Community of embryonic structures reveals community of descent"m.
Fondements techniques et conceptuels
Jusqu'aux années 1980, l'intérêt pour les relations entre évolution et développement va connaître une longue éclipse. C'est pourtant au cours de cette période que se mettent en place des outils techniques et conceptuels essentiels pour l'émergence de la discipline "Evolution -Développement". Ces avancées concernent trois domaines, bien séparés pendant la majeure
partie du XXe siècle, la génétique formelle, l'embryologie expérimentale et la cladistique. De façon indiscutable, l'essor récent de la génétique du développement a joué un rôle considérable dans l'intérêt renouvelé que suscitent aujourd'hui les relations entre évolution et développement. La caractérisation dans les années 1980 des gènes qui contrôlent la morphogenèse fournit en effet une base nouvelle pour des comparaisons à très grande échelle évolutive, entre taxa, mais aussi entre des espèces relativement proches, voire entre sous-populations d'une même espèce. Par ailleurs, à cette époque les outils conceptuels nécessaires à des comparaisons rigoureuses ont été mis en place, notamment sous l'impulsion de Willi Hennig. Les principes posés par ce dernier -base strictement généalogique pour les regroupements ; principe de parcimonie - restent aujourd'hui valides, même si les outils méthodologiques, mathématiques ou probabilistes, ont été considérablement améliorés. La rencontre entre évolution et développement n'aurait pu avoir lieu sans ces outils, indispensables aux analyses et aux comparaisons de séquences. Enfin, les progrès récents de la biologie moléculaire ont également constitué un facteur important dans l'essor de la discipline "Evolution-Développement". En particulier, l'utilisation de l'amplification génique ("Polymerase Chain Reaction") et la mise au point de techniques permettant de visualiser rapidement un domaine d'expression génique chez l'embryon ouvrent la possibilité d'étudier les "gènes de développement" chez un spectre très large d'espèces, choisies pour leur intérêt en termes évolutifs, et non chez les seuls organismes modèles, drosophile ou nématode chez les protostomiens, oursins, ascidies et vertébrés chez les deutérostomiens.
Des gènes conservés à très grande échelle évolutive : à la recherche des origines
Une des plus grandes surprises de la génétique du développement a émergé de la comparaison entre deux organismes dont les morphologies sont a priori fort distantes, la mouche et la souris. Très vite, il est en effet apparu que les acteurs moléculaires impliqués dans le contrôle du développement embryonnaire - facteurs de transcription, voies de signalisation, protéines de structure - sont conservés entre insectes et vertébrés. Bien plus, les gènes codant pour un grand nombre de facteurs de transcription interviennent dans des processus très similaires : morphogenèse de l'Sil dans le cas des gènes à homéodomaine Pax6 ; spécification de l'identité de segments dans le cas des gènes du complexe Hox ; régionalisation du cerveau dans le cas des gènes Otx ou Emx ; formation du cSur dans le cas du gène tinman. En accord avec la conservation en séquence primaire de ces protéines, les régions codantes sont même souvent très largement interchangeables entre des espèces très éloignées, comme la mouche, la drosophile et la souris. Ainsi, chez la drosophile, une des façons de mettre en évidence le rôle du gène Pax6 dans la morphogenèse de l'Sil est d'induire artificiellement son expression dans des populations cellulaires dans lesquelles il n'est normalement pas transcrit : on obtient alors l'apparition de structures visuelles -ou simplement - photoréceptrices - à des localisations surprenantes comme la patte ou l'extrémité des antennes. Or, il s'avère que le même effet est obtenu avec des séquences codantes de poulpe ou de souris ! Que signifient ces expériences ? Elles démontrent d'abord et avant tout que les protéines d'insectes et de mammifères possèdent des propriétés biochimiques très similaires, et que les interactions moléculaires nécessaires à la formation d'un organe visuel sont largement conservées à très grande échelle évolutive. Mais elles poussent aussi parfois à des interprétations plus poussées - et plus hypothétiques -, comme des homologies d'organes entre phylums éloignés. Ainsi, dans le cas du gène Pax6 précédemment évoqué, les résultats obtenus ont conduit une partie de la communauté scientifique à soutenir l'idée que des organes visuels élaborés, dont dériveraient les yeux des insectes et des mammifères actuels, étaient déjà présents chez le lointain ancêtre commun des protostomiens et des deutérostomiens. Le même type d'arguments, étendu à d'autres mécanismes génétiques impliqués dans la formation du cerveau, du cSur ou la segmentation, a également conduit à émettre l'idée que ce lointain ancêtre commun présentait déjà un grand nombre des caractéristiques retrouvées chez les métazoaires actuels. Cette vue reste cependant un sujet de controverses et il n'est pas exclu que les homologies dont témoignent les similitudes des systèmes génétiques caractérisés chez les métazoaires concernent des mécanismes de différenciation cellulaire plutôt que des organes proprement dits.
Quels rapports entre diversification morphologique et diversification génétique ?
Si les systèmes génétiques et les processus développementaux qu'ils contrôlent présentent de telles similitudes chez les métazoaires, comment expliquer la diversité fascinante de formes, qui est observée au sein d'un taxon ? Les données actuelles suggèrent de multiples mécanismes, dont les contributions relatives restent à évaluer. Il est tout d'abord très clair que les territoires, ou les chronologies, d'expression des facteurs de transcription qui contrôlent l'ontogenèse peuvent varier de façon substantielle même entre espèces proches, ce qui pourrait contribuer de façon importante à la diversité morphologique. Un tel scénario a été remarquablement mis en évidence par l'étude d'un petit poisson présent près des côtes du Mexique, Astyanax mexicanus. Cette espèce compte plusieurs sous-populations vivant dans des habitats différents. L'une d'entre elles, qui réside dans des grottes sous-marines, donc un environnement dépourvu de lumière, est caractérisée par une atrophie complète des organes visuels. Dans ce cas, cette évolution morphologique apparaît clairement liée à la perte du territoire d'expression embryonnaire d'un gène qui code pour une protéine de signalisation, sonic hedgehog et il est intéressant de noter que ce changement est lié non seulement à une perte de fonction (vision) mais également à une augmentation en taille des mâchoires, susceptible de conduire à un avantage sélectif. Cet exemple de micro-évolution est particulièrement intéressant en ce qu'il permet de retracer un scénario évolutif proprement dit. S'il est souvent difficile de retracer les événements de modification/sélection vraisemblablement complexes qui ont eu lieu au cours de l'évolution, on peut cependant noter que de telles variations dans les profils d'expression des gènes qui contrôlent le développement embryonnaire ne sont pas rares. Dans certains cas, elles peuvent être corrélées à des changements morphologiques. Les gènes du complexe Hox qui, chez les mammifères comme chez les arthropodes, sont impliqués dans le contrôle génétique de l'identité des segments du corps, ont fourni un modèle particulièrement riche à cet égard. Ainsi, chez les amniotes, la colonne vertébrale est une structure osseuse clairement segmentée et les gènes Hox jouent un rôle essentiel dans le contrôle génétique de l'identité des vertèbres, cervicales, thoraciques, lombaires ou sacrées, qui la composent. Il se trouve que chez le python, dont le squelette axial est formé de centaines de vertèbres, ces dernières portent pour la plupart des côtes, et présentent donc en cela une identité thoracique. Ce changement est corrélé à des variations très claires des territoires d'expression de plusieurs gènes Hox impliqués dans la spécification thoracique, suggérant ainsi un lien possible entre une évolution morphologique et une évolution génétique. D'autres exemples de tels liens impliquant ce système génétique ont été proposés chez les arthropodes, dont les segments, porteurs ou non d'organes aux fonctions variées, comme des ailes, des pattes articulées, des balanciers, ou des pinces, présentent des caractéristiques morphologiques bien différentes selon le sous-groupe considéré.
Les changements au niveau des régions codantes, et donc des protéines codées par les "gènes de développement " fournissent un autre mécanisme moléculaire majeur, susceptible de modifier les programmes génétiques de l'ontogenèse au cours de l'évolution, et de contribuer ainsi à la diversité morphologique. Là encore, des différences claires des propriétés biochimiques de certaines protéines Hox, liées à l'acquisition de domaines structuraux bien identifiés, ont été décrites entre certains taxons comme les arthropodes et les onychophores qui sont des petits vers au corps segmenté, quelquefois appelés péri-pattes. Ces différences semblent pouvoir déterminer le nombre de segments porteurs de pattes chez certaines espèces, trois strictement chez les insectes, mais plusieurs dizaines chez les onychophores.
Les cascades d'événements moléculaires responsables de ces changements, mutations ponctuelles ou réarrangements chromosomiques, sont généralement mal connus. On pense cependant que certains remaniements génomiques, comme les duplications géniques, pourraient favoriser l'acquisition de nouvelles fonctions par les gènes qui contrôlent le développement embryonnaire, et donc l'apparition d'innovations morphologiques ou physiologiques. De fait, plusieurs grandes transitions au sein du règne animal (transition des diploblastes aux triploblastes, caractérisés par l'apparition du troisième feuillet embryonnaire, le mésoderme ; émergence des vertébrés) pourraient être associées à des duplications géniques massives. Toutefois, l'évolution des familles multigéniques fait l'objet de modèles très différents dans leurs conséquences et reste actuellement mal connue.
Analyse comparative et génétique : deux outils complémentaires pour comprendre les génomes ?
Comme on l'a vu précédemment, l'étude des relations entre évolution et développement repose essentiellement sur les comparaisons des mécanismes génétiques qui contrôlent le développement embryonnaire. La comparaison d'organismes très éloignés, comme la drosophile et la souris, permettra sans doute de préciser encore les réseaux génétiques anciens, déjà présents chez le dernier ancêtre des bilatériens (espèces à symétrie bilatérale). Mais l'interprétation de ces résultats pourrait bien rester délicate et laisser totalement insatisfaite notre curiosité quant à la forme ou les fonctions physiologiques de ce parent éloigné. L'étude des variations génétiques qui se greffent sur ce réseau ancestral, et la recherche de leurs corrélations avec d'éventuels changements morphologiques, connaît actuellement un essor justifié. Là encore toutefois, les interprétations de ces travaux, qui en aucun cas ne permettent de reconstituer des scénarios évolutifs réels, restent limitées. Sans doute l'intégration plus systématique d'approches de micro-évolution et de la biologie des populations sera-t-elle un élément important pour comprendre l'évolution du monde vivant dans sa diversité dasn une synthèse encore plus large ?
Mais les approches et les outils développés par la communauté Evo-Devo pourraient aussi dépasser largement le cadre évidemment très fondamental de cette discipline toute récente. Les comparaisons entre espèces plus ou moins éloignées fournissent en effet un outil privilégié pour identifier les contraintes qui s'exercent sur les séquences des gènes impliqués dans le contrôle de notre développement embryonnaire, de nos processus physiologiques ou de nos comportements. A ce titre, elles pourraient éclairer de façon significative les masses de données, encore bien peu défrichées, que constituent les génomes et en tout premier lieu le génome humain. Il s'agirait dans ce cas d'un bel exemple des retombées que peut avoir la recherche fondamentale sur un domaine plus appliqué, dont les enjeux sociaux économiques et médicaux sont aujourd'hui évidents.
VIDEO CANAL U LIEN
(si la video n'est pas accéssible,tapez le titre dans le moteur de recherche de CANAL U.) |
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DE LA BIOLOGIE MOLÉCULAIRE AUX SCIENCES COGNITIVES |
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Texte de la 3ème conférence de l'Université de tous les savoirs réalisée le 3 janvier 2000 par Jean-Pierre Changeux
Le cerveau : de la biologie moléculaire aux sciences cognitives
François Jacob, a montré que les êtres vivants peuvent se décrire comme des états privilégiés d'organisation de la matière et qu'on peut rendre compte de leurs propriétés sans faire appel à d'autres forces que celles de la physique et de la chimie. Il a souligné que les progrès de la biologie moléculaire, la compréhension des êtres vivants au niveau des molécules et des atomes, a signé, en quelque sorte, la mort du vitalisme, l'appel à des forces vitales immatérielles. Qu'en est-il de notre cerveau et de ses fonctions ? Qu'en est-il de l'esprit humain ?
Mon propos ne va pas être de répondre d'une manière définitive à cette question difficile, mais de tenter d'étendre ce raisonnement, amorcé par François Jacob, à cet état d'organisation de la matière, beaucoup plus complexe que celui de la cellule bactérienne ou de l'embryon : le cerveau de l'homme.
Je tenterai à mes risques et périls d'illustrer la notion suivante : notre cerveau, l'organe de la connaissance, est une machine chimique, un système matériel, en constante évolution, à la fois refermé sur lui-même en un système conscient et ouvert sur le monde physique, social et culturel. Mais sa complexité, son adaptabilité, sa créativité sont telles que pour progresser dans le déchiffrage de son organisation fonctionnelle, il est indispensable de faire appel, simultanément, aux concepts et aux méthodes de disciplines jusque là souvent séparées, qui vont de la biologie moléculaire jusqu'à la psychologie ou la sociologie et, pourquoi pas, la philosophie. Ma conclusion sera qu'il n'est pas nécessaire de faire appel à des forces nouvelles, à de quelconques influences mystérieuses et immatérielles pour rendre compte de l'origine des productions les plus nobles de notre espèce et que l'on qualifie le plus souvent de "spirituelles".
Nous ignorons beaucoup de choses : ignoramus, mais je refuse de dire ignorabimus, nous ignorerons. Certes, notre savoir sur le cerveau est extrêmement limité. Il le restera sans doute encore longtemps. Mais, aucun scientifique ne peut accepter l'idée qu'il existe une frontière où la connaissance s'arrête même si ses connaissances seront toujours limitées par les modèles théoriques et les techniques qu'il emploie. Une des caractéristiques unique de la démarche scientifique, par rapport à tout autre activité humaine est qu'elle se trouve en perpétuel progrès. Nous sommes là pour participer à ce progrès de la connaissance. Le moment est venu de mettre à l'épreuve, un siècle après, cette proposition de Freud : « On doit se rappeler que toutes nos connaissances psychologiques sont provisoires et doivent un jour être établies sur le sol des substrats organiques. » Quel sont ces substrats organiques ? Des molécules, des processus physiques et chimiques ?
Après une brève présentation de quelques exemples de ces processus chimiques, je poursuivrai une démarche qui ne sera pas celle de la réduction mais celle de la reconstruction. Je choisirai parmi les molécules qui composent notre cerveau celles qui interviennent dans la signalisation entre les cellules qui composent ce cerveau. Je m'efforcerai de montrer comment on peut progressivement les réassembler, les recomposer pour obtenir, au moins d'une manière très schématique et encore provisoire, un système qui possède quelques propriétés caractéristiques du cerveau de l'homme.
Le cerveau humain est extrêmement complexe. Son anatomie chacun la reconnaît avec ses deux hémisphères, et leurs multiples sillons et circonvolutions, la substance grise, la substance blanche. Il se compose d'un nombre extrêmement élevé de cellules nerveuses, environ cent milliards, auxquelles s'ajoutent un nombre équivalent de cellules de soutien, ou cellules gliales. Les connexions qui s'établissent entre ces cellules nerveuses sont, elles aussi, d'une extraordinaire richesse, environ un million de milliards.
Plusieurs traits de l'organisation de notre cerveau signent notre appartenance à l'espèce humaine. Le cerveau de l'homme diffère sur plusieurs points du cerveau du singe même s'il s'en rapproche. Certes de nombreux terrritoires se retrouvent les deux espèces, comme ceux présents dans la commande motrice, dans la perception visuelle. Toutefois, d'autres modules chez le singe "explosent", en quelque sorte chez l'homme. C'est le cas en particulier des aires temporales et pariétales engagées dans la compréhension et la production du langage et, tout particulièrement, le cortex frontal, qualifié d'organe de la civilisation par le neurologue russe Alexandre Luria.
Notre cerveau est issu de l'évolution biologique, de l'évolution génétique qui fait descendre l'homme et le singe d'ancêtres communs. Mais il est aussi le siège d'autres types d'évolutions, de nature épi-génétique : d'abord l'évolution de l'individu, puisque, au cours du développement, les cellules nerveuses se multiplient et s'interconnectent les unes avec les autres, mais aussi l'évolution de l'environnement social et culturel au milieu duquel le jeune enfant va se développer, et qui va laisser son empreinte dans son cerveau en développement ; enfin on peut dire qu'une évolution de nos états mentaux se produit dans les temps psychologiques. Toutes ces évolutions que chaque individu possède en propre, tant sur le plan anatomique que sur le plan fonctionnel se nouent, dans notre cerveau, en une synthèse complexe et singulière d'organisation et de fonctions.
Le neurone
À la fin du XIXème siècle une révolution sans précédant inaugure les développements fulgurants des sciences du cerveau qui suivront. Les progrès de la microscopie optique et des techniques de coloration des cellules nerveuses conduiront l'anatomiste espagnol Santiago Ramon y Cajal à proposer une conception de la cellule nerveuse qui allait, à l'époque, contre l'opinion générale. Le débat portait sur la manière dont les cellules nerveuses possèdent de longs prolongements ramifiés : les dendrites et l'axone avec ses branches collatérales et son arborescence terminale. Mais deux théories s'affrontaient au sujet de leurs ultimes contacts : la théorie dite réticulariste et la théorie dite neuroniste.
La théorie réticulariste voulait que toutes ces cellules nerveuses formaient les unes avec les autres un réseau continu, qu'il y avait, en quelque sorte, des minuscules canaux, des fibres particulières qui réunissaient ces cellules les unes aux autres d'une manière continue. La thèse opposée, qui était défendue par Ramon y Cajal, était que ces cellules nerveuses formaient des entités uniques et indépendantes ou neurones qui étaient simplement juxtaposées les unes aux autres. Ces deux théories avaient aussi un substrat idéologique. Si ce réseau était continu, bien entendu, l'esprit allait s'engouffrer dans le réseau et passer plus facilement d'une cellule à l'autre ; si ces cellules étaient juxtaposées les unes aux autres, il y avait discontinuité, il fallait franchir cette barrière et cela posait un problème pour ceux qui voulaient qu'un esprit volatil circule à travers tout cela.
L'expérience a donné raison à Ramon y Cajal : les cellules nerveuses sont effectivement en contiguïté et non pas en continuité les unes avec les autres. La cellule nerveuse est une unité anatomique et fonctionnelle. Les terminaisons nerveuses se juxtaposent les unes avec les autres au niveau de structures spécialisées, qui furent appelées synapses par Sherington.
La communication chimique entre neurones
Notre cerveau n'est pas une machine inerte. Divers types de signaux circulent à l'intérieur de la machine neurale. Les principaux signaux sont des impulsions électriques qui circulent à une vitesse qui est inférieure à la vitesse du son et se retrouvent de la méduse au cortex cérébral de l'homme. Celles-ci se propagent le long de l'axone d'une manière discrète, de "tout ou rien", du corps cellulaire jusqu'à la terminaison nerveuse. Cette onde électrique élémentaire peut être mesurée par des équipements d'électrophysiologie, et son amplitude est de l'ordre de 100 millivolts, c'est-à-dire 1/10e de volt. La somme des activités électriques qui ont lieu dans l'écorce cérébrale peut être enregistrée sous forme d'électroencéphalogramme. Celui-ci sert couramment pour détecter des troubles de fonctionnement cérébral comme ceux qui donnent lieu aux crises d'épilepsie. Chaque onde électrique individuelle peut elle-même être expliquée intégralement par des transports de particules chargées, des ions, à travers la membrane. L'activité électrique élémentaire du cerveau se réduit sans difficulté à des processus strictement physico-chimiques, conclusion importante sur le plan philosophique et idoélogique, j'en prends le risque.
Ces ondes électriques élémentaires peuvent être évoquées par l'interaction avec le monde extérieur mais elles peuvent également apparaître spontanément. La pensée se manifeste comme un fonctionnement particulièrement complexe et élaboré de notre cerveau. Elle se produit de manière spontané sans être nécessairement soumise à une interaction avec le monde extérieur. Cela est rendu possible par la propriété singulière que possède la cellule nerveuse et donc le cerveau de produire une activité spontanée, des impulsions électriques intrinsèques qui peuvent néanmoins s'organiser dans le temps en oscillations, régulières ou en successions discrètes. Dans tous les cas, il s'agit de processus physico-chimiques. Mais cela soulève un nouveau problème.
Si la théorie du neurone est exacte, que va-t-il se passer au niveau du contact entre cellules nerveuses ? Comment l'onde électrique va-t-elle se propager d'une cellule nerveuse à l'autre par le truchement de la synapse ?
Au microscope électronique, la synapse se reconnaît par la juxtaposition de deux structures distinctes. D'abord la terminaison nerveuse identifiable par de petites vésicules dont nous comprendrons le rôle dans un instant a une taille qui est de l'ordre de grandeur d'une bactérie soit environ un micromètre. Elle se trouve juxtaposée avec la cellule suivante au niveau d'une structure membranaire dense aux électrons. Il y a donc un espace à franchir entre les deux faces de la synapse. La distance est suffisamment grande, de l'ordre de 0.15 à .25 micromètre, pour que le courant ne puisse pas passer directement d'une cellule à l'autre à travers la synapse.
C'est là que la chimie va intervenir de manière quasiment obligée comme relais à l'électricité, dans la plupart des synapses de notre système nerveux et tout particulièrement dans notre cerveau. Celui-ci contient des substances chimiques qui ont été identifiées au début de ce siècle et servent dans la transmission des signaux entre cellules nerveuses. On les a appelé de ce fait : neurotransmetteurs.
L'un d'entre eux s'appelle l'acétylcholine. Celui-ci est synthétisée dans la terminaison nerveuse et est stockée au niveau de la terminaison nerveuse dans ces vésicules que je viens de mentionner. L'influx nerveux, lorsqu'il envahit la terminaison nerveuse, entraîne, par un mécanisme d'électrosécrétion, la libération de ce neurotransmetteur dans l'espace synaptique, sous forme d'une sorte d'impulsion chimique, un saut de concentration qui va monter brutalement de l'ordre de 10-9 molaires à environ 10-3 molaires. Ce saut de concentration transitoire, bref, d'environ une milliseconde correspond à la transmission du message chimique entre la terminaison nerveuse et la cellule suivante. Cette impulsion chimique traverse l'espace synaptique par diffusion puis atteint la membrane post-synaptique. À ce niveau il va y avoir une conversion du signal chimique en signal électrique : une transduction chimio-électrique se produit. Ces synapses chimiques composent l'essentiel des synapses de notre cerveau. Ce mécanisme de relais chimique relativement simple dure de l'ordre de la milliseconde ou plus pour l'ensemble du processus. Cela crée une sorte de barrière temporelle, un temps critique dans le fonctionnement du cerveau. On peut s'étonner que le cerveau ne fonctionne pas avec des échelles de temps de l'ordre de la nanoseconde au lieu de la milliseconde ou même plus vite encore ? Parce que nos synapses, elles, ont des temps critiques de fonctionnement qui sont de l'ordre de la milliseconde et que la vitesse de propagation des signaux dans notre système nerveux impose des contraintes au fonctionnement de l'ensemble de notre cerveau. On ne réalise pas que ce qu'il est convenu d'appeler le temps psychologique est déterminé par des propriétés moléculaires aussi élémentaires.
Voilà quelques neurotransmetteurs : l'acétylcholine, la dopamine, la noradrénaline, l'acide gamma-aminobutyrique ou la glycine. Certains neurotransmetteurs, comme l'acétylcholine ou le glutamate sont des neurotransmetteurs excitateurs, c'est-à-dire qui vont provoquer la genèse d'un influx nerveux dans la membrane post-synaptique ; d'autres, comme l'acide gamma-aminobutyrique, sont des neurotransmetteurs inhibiteurs : ils vont bloquer le déclenchement d'un influx nerveux. Un même neurone peut synthétiser jusqu'à cinq ou six de ces neurotransmetteurs. Il dispose d'une palette chimique qui lui permet de communiquer avec un nombre relativement important de ses partenaires et de multiplier les possibilités d'interaction avec ces neurones.
Cette découverte suscite une question lourde de conséquences : dans quelle mesure ces substances chimiques interviennent-elles dans la régulation des grandes fonctions de notre cerveau ? dans notre psychisme ? On sait qu'un grand nombre de produits, auxquels on se réfère sous le terme de drogues sont actives sur notre système nerveux, comme la morphine ou le tétrahydrocannabinol. Quel est leur mode d'action ? L'ensemble des résultats récents obtenus sur ce thème démontre que la morphine est un analogue de structure de la leu-enképhaline, le tétrahydrocannabinol de l'anandamide : l'un comme l'autre sont des neurotransmetteurs de notre système nerveux central.
L'homme est allé chercher dans le monde naturel des plantes, diverses substances qui agissent sur son système nerveux central au niveau de ces grandes fonctions comme la motivation, la douleur ou le plaisir. Ces drogues sont, en quelque sorte, des représentations sociales des substances chimiques que nous avons dans notre cerveau.
La chimie de ces communications entre cellules nerveuses a été étudiée très en détail au cours des dernières années, d'abord au niveau de la libération de neurotransmetteurs. Divers types de molécules contribuent non seulement à la synthèse, à l'accumulation des neurotransmetteurs mais aussi à leur libération lors de l'arrivée de l'influx nerveux dans la terminaison nerveuse. S'est posée aussi la question de comprendre qu'est-ce qui se passe de l'autre côté de la fente synaptique, lorsque le neurotransmetteur entre en contact avec cette membrane pour créer un signal électrique, qui peut être un signal d'excitation - pour l'acétylcholine ou pour la dopamine - ou un signal d'inhibition, pour l'acide gamma-aminobutyrique ou la glycine.
Les récepteurs de neurotransmetteurs : de la chimie à l'électricité
La cible du neurotransmetteur, son récepteur, qui intervient dans la transduction chimio-électrique est aussi la cible de certaines substances pharmacologiquement actives, de drogues ou de poisons. C'est grâce à ces agents chimiques qu'elle a pu être identifiée dans la membrane post-synaptique.
Pour ce faire, il fallait trouver un tissu qui soit très riche en terminaisons nerveuses et homogène. Quel tissu utiliser pour isoler un de ces récepteurs de neurotrnasmetteurs ? Le travail initial a été réalisé avec le récepteur de l'acétylcholine qui est aussi celui d'une drogue fort utilisée, la nicotine. Notre cerveau, est extrêmement hétérogène ; il contient plusieurs dizaines de neurotransmetteurs, il inclut des centaines de types de neurones. Un poisson électrique, connu depuis la plus haute antiquité, la torpille, nous a offert ce tissu très homogène. L'organe électrique qui produit des décharges électriques de 20 à 50 Volt et plusieurs dizaines d'Ampère, se compose d'une immense collection de synapses toutes identiques entr'elles et dont le nombre est du même ordre de grandeur que celui des neurones de notre cerveau. Nous sommes partis de cet organe électrique, mais nous avions besoin, en plus, d'une étiquette chimique qui nous permette de suivre le récepteur à la trace et de l'identifier. Un serpent venimeux très dangereux, le bungare, nous l'a offert.
La raison de la toxicité du venin du bungare ou du cobra est qu'il contient des toxines qui agissent de manière extrêmement sélective sur certaines cibles privilégiées dont les synapses. La toxine de venin de type alpha agit au niveau de la jonction neuromusculaire un peu comme le curare et la bloque d'une manière extrêmement spécifique et quasiment irréversible. Rendue radioactive elle nous a permis d'aller à la pêche au récepteur de l'acétylcholine qui intervient dans la transduction du signal chimio-électrique dans l'organe électrique.
En microscopie électronique, ce récepteur se présente comme une rosette de 10 milliardièmes de mètre de diamètre, cinq pétales et un cSur hydrophile. Il s'agit d'une molécule de masse moléculaire 300.000, qui porte les sites de liaison du neurotransmetteur et qui contient également le canal ionique. C'est du couplage entre la liaison du neurotransmetteur et l'ouverture du canal ionique que résulte la transduction chimie-électrique.
Très récemment, le site actif d'un de ces récepteurs de neuromédiateurs, celui du glutamate, a pu être étudié par cristallographie et sa structure atomique résolue. La découverte importante faite par ces auteurs a été de se rendre compte qu'il existe une incroyable analogie de structure avec une protéine bactérienne qui fixe aussi des acides aminés comme le glutamate. Nous avons dans notre cerveau des molécules qui ont plus d'un milliard d'années puisqu'elles dérivent de protéines bactériennes qui ont conservé leur structure tout en changeant de fonction. Ceci illustre la proposition qu'avait faite François Jacob, dans son exposé introductif "qu'il y a une extraordinaire unité dans l'organisation moléculaire des êtres vivants".
L'analyse de la structure du canal ionique qui est associé à ce site récepteur permet de comprendre ce qui fait qu'un canal peut reconnaître un cation, donc être excitateur comme celui du récepteur de l'acétylcholine, ou reconnaître un anion, donc être inhibiteur comme celui du récepteur de l'acide gamma-aminobutyrique. Ces deux types de canaux interviennent directement dans le contrôle de nos fonctions cérébrales. Une excellente preuve, qui convaincra un nombre malheureusement élevé d'usagers, est offerte par le mode d'action de tranquillisants comme le Valium ou le Librium. Ces agents pharmacologiques, des benzodiazépines, interviennent, non pas directement au niveau de canal mais sur l'ouverture du canal associé au récepteur de l'acide gamma-aminobutyrique. C'est par la potentialisation de l'effet inhibiteur de ce récepteur que ces tranquillisants agissent sur notre système nerveux central.
Cette observation qui nous étonne par sa simplicité soulève la question décisive du mécanisme par lequel le neurotransmetteur, lorsqu'il se fixe sur son site, va ouvrir le canal ionique ? L'hypothèse que j'ai formulée, il y a bien des années, est que l'ouverture du canal ionique fait intervenir une sorte de déclic moléculaire, une commutation qui se déclenche quand le neurotransmetteur se fixe sur son site. Ce mécanisme de commutation moléculaire ressemble, sur bien des points, à celui observé avec des enzymes régulateurs bactériens et avec l'hémoglobine qui transporte l'oxygène dans nos globules rouges. Voilà donc le schéma qui est très largement validé, d'ouverture du canal ionique, de transduction du signal par le neurotransmetteur : un changement discret de conformation ouvre le canal quand le neurotransmetteur est présent, quand le neurotransmetteur disparaît, par diffusion, le canal se referme et le système retombe dans l'état de repos. C'est une sorte de serrure moléculaire qui s'ouvre et se ferme lorsque la clé neurotransmettrice y entre ou en ressort.
Il existe aussi d'autres états conformationnels des récepteurs qui sont importants pour des processus de plus longue durée, donc de mémoire. Ces états conformationnels n'apparaissent que quelques secondes à une minute après le début de l'application du neurotransmetteur. Les récepteurs de neurotransmetteurs interviennent donc non seulement dans des mécanismes de transduction qui servent à la transmission de signaux entre cellules nerveuses, mais dans des mécanismes de mémorisation, de conservation de traces de l'activité de notre système nerveux central au niveau de ces molécules présentes dans les synapses.
Ces récepteurs sont présents en très grand nombre dans notre cerveau mais également dans nos systèmes sensoriels, visuel, auditif, olfactif et aussi gustatif. Une extraordinaire palette de molécules sont susceptibles non seulement d'intervenir dans la réception de signaux physiques et chimiques du monde extérieur, des signaux lumineux, de signaux mécaniques comme de signaux auditifs mais aussi de contribuer aux activités internes de notre système nerveux central et, par voie de conséquence, aux fonctions supérieures de notre cerveau.
En conclusion, de toutes ces recherches qui ont été réalisées sur le récepteur de l'acétylcholine, sur le récepteur du glutamate et sur d'autres récepteurs même s'ils ne suivent pas exactement le même patron moléculaire, il apparait que nos activités cérébrales sont le fait non seulement d'activités électriques qui se propagent dans nos nerfs, mais également de transduction chimioélectriques par des systèmes moléculaires de neurotransmetteurs et de leurs récepteurs.
Nous sommes descendus de la cellule nerveuse à la molécule et de la molécule à l'atome, et jusque-là, nous avons fait appel à d'autres mécanismes, à aucune autre force qui ne puisse s'expliquer en termes matériels et physico-chimiques.
À partir de la connaissance du niveau moléculaire et de l'organisation des cellules nerveuses et de leur relation les unes avec les autres, je vais essayer, avec vous, et très rapidement, de remonter jusqu'aux grandes fonctions du système nerveux central
Molécules et cognition
Ces processus cognitifs engagent des architectures neuronales qui se situent à un niveau d'organisation beaucoup plus élevé que le niveau moléculaire et cellulaire. On ne peut progresser dans la jungle des synapses cérébrales qu'en construisant des modèles simples, et nécessairement fragmentaires, des circuits mis en Suvre par un comportement ou une fonction psychologique définie. Le modèle sera minimal, il ne sera certainement pas exhaustif. Stanislas Dehaene et moi-même avons concentré nos efforts sur le cortex frontal, un territoire du cortex cérébral dont la surface s'accroît de manière fulgurante du singe à l'homme.
Les neurologues ont imaginer des tests pour déceler chez les patients des lésions du cortex frontal. Si un patient a une lésion du cortex visuel, il ne voit plus ; s'il a une lésion du cortex auditif, il n'entend plus. La situation est simple. Trouver un test qui mette à l'épreuve le bon fonctionnement de ce cortex frontal est difficile. Il a été mis au point par des chercheurs américains de l'Université du Wisconsin - il a été appelé, de ce fait, le « test de tri de cartes du Wisconsin ».
Les cartes utilisées dans le test comportent des figures qui sont de couleurs, de formes et de nombres différents. Un ensemble de cartes de référence et une pile de cartes de réponse sont disposés devant le sujet. L'examinateur lui demande de classer les cartes de réponse suivant une règle. Le sujet prend une carte de réponse et essayer, par exemple, de la classer en fonction de la couleur. Si les croix sont de couleur rouge, il va donc classer cette carte avec la carte de référence qui a une couleur rouge. L'examinateur dit : « Oui, c'est bon. » Alors, il prend une deuxième carte dans la pile, qui est de couleur rouge. Il va la mettre en regard des cartes de couleur rouge, etc. jusqu'au moment où l'examinateur lui dit : « Non, ça ne va pas. ». L'examinateur, en fait, change de règle sans prévenir le sujet. Le patient doit découvrir que l'examinateur a changé de règle et qu'il applique une règle nouvelle qui va être, par exemple, le classement en fonction du nombre ou de la forme. Et ainsi de suite. Une sorte de jeu par essai et erreur se réalise ainsi entre le sujet et l'examinateur pour découvrir la règle de classement cachée. Le sujet, au bout de quelque jeux de cartes, va découvrir la règle que l'examinateur applique de manière tacite. Un patient avec une lésion du cortex frontal a des difficultés pour découvrir la nouvelle règle. Il se trompe, souvent il persévère de manière erronée dans la règle précédente. Il ne va pas se rendre compte qu'il y a eu un changement de règle. Une opération cognitive de compréhension est perturbée chez ce patient avec une lésion frontale.
Nous avons essayé de construire un modèle neuronal des processus cérébraux qui interviennent dans ce test du tri de cartes. Pour que le sujet puisse reconnaître une règle, il faut déjà que cette règle soit présente dans son cerveau, par exemepl sous la forme d'états d'activité d'ensemble de cellules nerveuses. La règle qui code pour la forme, la règle qui code pour la couleur et la règle qui code pour le nombre de ces figures sont "représentées" par ces états d'activités neuronaux. L'architecture du réseau a été conçue de manière telle que, à un moment donné, un seul groupe de neurones qui code pour la règle en cour est actif, les autres sont inhibés. Lorsque l'ensemble de cellules nerveuses codant pour la règle « couleur »va être actif, l'organisme donne une réponse telle que le choix de la carte va correspondre à la couleur, quelle que soit cette couleur. Si c'est la bonne carte, l'examinateur donne une réponse positive. Un autre système de cellules nerveuses intervient : les neurones de récompense qui vont transmettre au cerveau du sujet une réponse positive, en d'autres termes une récompense. Ces neurones dits de récompense libèrent un neurotransmetteur particulier, un neurotransmetteur qui stabilisent le groupe de cellules nerveuses qui a codé pour la règle « couleur ». Comment cette stabilisation se produit-elle ? En changeant ses efficacités synaptiques au niveau moléculaire, les récepteurs de neurotransmetteur seront figés dans des états conformationnels qui maintiennent, par exemple, l'auto-excitation du groupe de neurones codant pour la règle « couleur ». Le modèle propose que le cerveau du sujet contient un dispositif qui permet à l'organisme de mettre à l'épreuve une règle sur le monde extérieur, et si la réponse est positive, de consolider cette hypothèse
Voilà un schéma extrêmement simple d'un organisme artificiel qui réussit à passer le test de Wisconsin.
Les mécanismes de récompense que nous avons dans notre cerveau ont été explorés par Olds, il y a bien des années, à la suite d'une découverte faite quelque peu par hasard. Ce chercheur avait planté des électrodes de stimulation dans le cerveau d'un rat. Ayant noté une curieuse réaction de "plaisir" lorsqu'il envoyait une décharge électrique par l'électrode de stimulation, il construisit un dispositif par lequel le rat, en appuyant sur une pédale pouvait, lui-même, s'envoyer une décharge. Sa surprise fut grande lorsqu'il s'aperçut que le rat spontanément s'autostimulait. Si l'électrode est placée dans une zone correspondant à un certain nombre de neurones utilisant comme neurotransmetteur la dopamine, non seulement le rat prend plaisir à s'autostimuler, mais il ne s'arrête pas. Même s'il est privé de nourriture, même si un partenaire sexuel attractif lui est présenté, il continue de s'autostimuler. Il ne s'arrête que pour dormir et recommence pendant le restant de sa journée. Le même phénomène se produit si au lieu de se stimuler électriquement le rat s'injecte dans les veines une solution de cocaïne ou même... de nicotine.
Nous nous sommes intéressés évidemment à l'identification de la cible de la nicotine dans une expérience d'autostimulation. Nous avons utilisé pour cela une souris mutante qui a perdu un gène codant pour une sous-unité du récepteur de la nicotine. Cette souris est-elle modifiée ou pas dans ses capacités d'apprentissage et, en particulier, dans sa capacité de s'autoadministrer de la nicotine ? La souris est soumise à un test d'apprentissage dit d'évitement passif. Elle est placée dans un compartiment lumineux contigu à un compartiment obscur. Spontanément comme vous le savez les souris sortent la nuit. La souris entre dans le compartiment sombre. Et là, elle reçoit un choc électrique. Est-ce que la souris va se rappeler de son choc électrique le lendemain ? Si oui, elle va rester plus longtemps dans le compartiment éclairé et ne rentrera que plus tardivement dans le compartiment obscur. Si de la nicotine est injectée juste après que la souris ait reçu le choc électrique et que l'on mesure le temps qu'elle met pour entrer dans le compartiment sombre le lendemain, on constate que ce temps est plus long que chez les contrôles qui n'ont pas reçu de nicotine. La nicotine favorise la mise en mémoire du choc électrique déplaisant. La nicotine facilite un apprentissage aversif.
Chez le mutant, l'effet de la nicotine est perdu. Plus surprenant, la souris mutante, en l'absence de nicotine, reste un peu plu longtemps dans le compartiment éclairé que la souris sauvage, comme si elle possédait une meilleure capacité d'apprentissage. Cette même souris mutante a été soumise au protocole d'autostimulation chimique. La souris normale s'autoinjecte facilement de la cocaïne de manière spontanée. Mais il faut l'entraîner sur la cocaïne pour qu'elle s'auto-administre de la nicotine. Chez la souris mutante, il y a perte de l'auto-administration de la nicotine sans perte d'autoinjection de cocaïne. La souris n'est plus sensible à l'effet hédonique de la nicotine. Il existe donc une relation entre la capacité de la souris à effectuer ces tâches d'apprentissage et celle de s'auto-administrer de la nicotine.
D'abord, ce résultat est en accord avec l'idée que les systèmes de récompense interviennent dans l'apprentissage, comme le propose le modèle. Ensuite il montre qu'une lésion moléculaire, ici la perte du récepteur de la nicotine, modifie la tâche d'apprentissage. C'est une première et très simple mise en correspondance entre le niveau moléculaire et le niveau cognitif. Nous sommes évidemment très loin de la compréhension de tous les liens qui peuvent exister entre niveau moléculaire et niveau cognitif. Mais c'est un début.
Conclusion : l'âme au corps
Qu'en est-il de fonctions encore plus élaborées du cerveaucomme la conscience ? Nous sommes capables d'intervenir à ce niveau pour proposer des modèles, des schémas rudimentaires, mais nous sommes encore très loin davoir une parfaite compréhension des processus conscients. On peut dire qu'ils sont abordables sur le plan scientifique et c'est déjà beaucoup.
Ne nous laissons pas éblouir ni terroriser par ces recherches sur le cerveau. Pensons d'abord que le cerveau est extrêmement vulnérable et que cette connaissance de la chimie du cerveau nous permet d'évaluer cette vulnérabilité. De nombreuses maladies neurologiques et psychiatriques affectent notre cerveau. Maurice Tubiana, ce grand médecin, a écrit récemment que "les problèmes psychologiques et les maladies psychiatriques occuperont au XXIe siècle le devant de la scène médicale et heureusement les progrès des neurosciences donneront aux médecins des armes pour faire face à ces problèmes". La chimie du cerveau se dérègle par exemple au cours du vieillissement, entraînant morts cellulaires et dégénérescence des voies nerveuses. Il faut espérer que nous arriverons à trouver des médicaments qui la ralentissent ou, au moins, en minimisent les effets.
Pourquoi être effrayé de ces connaissances sur le cerveau ? Une meilleure connaissance de notre propre nature devrait, au contraire, nous aider à mieux nous comprendre.
VIDEO CANAL U LIEN
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SALIVE ET OBÉSITÉ ... |
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Paris, 30 mars 2014
La piste de la salive dans la génétique de l'obésité
AMY1, gène codant pour l'amylase salivaire est présent de manière répétée chez l'espèce humaine et peut varier de une à vingt copies en fonction des individus. Une diminution du nombre de copies de ce gène codant pour l'amylase salivaire (servant à digérer l'amidon, sucre complexe) favorise l'obésité. C'est ce que vient de découvrir une équipe internationale coordonnée par le professeur Philippe Froguel du laboratoire Génomique et maladies métaboliques (CNRS /Université Lille 2/Institut Pasteur de Lille) (1). En effet, les chercheurs montrent que les personnes qui ont le plus petit nombre de copies du gène AMY1 (et ainsi peu d'enzyme amylase dans leur sang) ont un risque multiplié par 10 de devenir obèses. Chaque copie de ce gène en moins augmente de 20% le risque d'obésité. Ces travaux, publiés le 30 mars 2014 dans Nature Genetics, démontrent pour la première fois le lien génétique entre la digestion des glucides complexes et l'obésité.
Un milliard de personnes sont actuellement en surpoids. Si au niveau d'une population entière c'est l'environnement délétère qui favorise l'obésité, au niveau individuel les facteurs génétiques expliquent 70% du risque génétique des personnes prédisposées à l'obésité. Environ 5% des personnes très obèses portent une mutation d'un des gènes contrôlant l'appétit qui est suffisante pour les rendre obèses. Les études récentes pan-génomique (2) par puces à ADN ont identifié 70 gènes de l'obésité commune, mais leur impact est faible et n'explique qu'une petite partie du risque génétique (4%).
Pour aller plus loin, les chercheurs français et britanniques ont étudié des fratries suédoises discordantes pour l'obésité, analysant leur génome et les gènes du tissu adipeux différemment exprimés entre obèses et sujets de poids normal. Ils ont mis en évidence une région du chromosome 1, unique en son genre car elle contient un gène AMY1 codant pour l'amylase salivaire qui est présent dans une forme unique à l'espèce humaine. Au lieu d'avoir seulement deux copies de ce gène (un du père, un de la mère) le nombre de copies d'AMY1 varie de une à vingt copies. Depuis 10 000 ans, date du début de l'agriculture, le nombre de copies d'AMY1 a augmenté dans l'espèce humaine, témoignant de la sélection naturelle et de l'évolution humaine : l'amylase servant à digérer les sucres complexes (amidons), les hauts sécréteurs d'amylase salivaire sont dotés d'un avantage nutritionnel sélectif. Les chercheurs ont remarqué que les personnes ayant le plus petit nombre de copies d'AMY1 (et ainsi peu d'enzyme amylase dans leur sang) ont un risque d'obésité multiplié par 10. Chaque copie d'AMY1 en moins augmente de 20% le risque d'obésité. A elle seule cette région du génome explique près de 10% du risque génétique.
Il existe 2 formes d'amylase, l'une produite par le pancréas et l'autre par les glandes salivaires et seule la forme salivaire semble associée à l'obésité. On ne connait pas encore pourquoi la déficience en amylase salivaire favorise l'obésité : deux hypothèses sont envisagées. D'une part la mastication des aliments et leur digestion partielle dans la bouche pourrait avoir un effet hormonal entraînant la satiété qui serait diminuée en cas de déficience en AMY1. D'autre part, la mauvaise digestion des amidons pourrait modifier la flore intestinale et ainsi contribuer indirectement à l'obésité voire au diabète comme le suggèrent les premières études du métabolome (3) réalisées chez des personnes à haute ou basse amylase salivaire. Ainsi les personnes à basse amylase salivaire ont une glycémie anormalement élevée quand on leur fait manger de l'amidon.
Ces résultats ouvrent une piste tout à fait nouvelle de la prédisposition génétique à l'obésité passant par la digestion des glucides complexes et leur action sur la flore bactérienne de l'intestin. Ils ouvrent des perspectives importantes de prévention et de traitement plus efficaces de l'obésité prenant en compte la digestion des aliments et leur devenir intestinal.
DOCUMENT CNRS LIEN |
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ORIGINE ET ÉVOLUTION DES GÉNOMES |
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Texte de la 667e conférence de l’Université de tous les savoirs donnée le 16 juin 2008
Patrick Forterre : « L’origine des génomes modernes »
Le génome renferme la très grande majorité des informations nécessaires à la vie des organismes sous la forme d’une ou de plusieurs molécules géantes d’acide nucléique. L’origine des génomes se confond donc avec l’origine de la vie elle-même ; or, pour le moment, nous ne savons absolument pas comment celle-ci est apparue sur notre planète. Nous ne le saurons peut-être même jamais, car l’origine de la vie est un événement historique, et les historiens du vivant, comme les autres, sont complètement dépendants des reliques fossiles pour déterminer les événements du passé. En absence de telles reliques, certains de ces évènements resteront toujours hors de notre portée. Je n’aborderais donc qu’en passant le problème de l’origine des tout premiers génomes, pour concentrer mon propos sur l’origine des génomes « modernes ». L’objectif est de reconstituer les dernières étapes de l’évolution qui ont abouti, il y a deux ou trois milliards d’années, aux êtres vivants et aux génomes tels que nous les connaissons actuellement. Cet objectif est moins ambitieux que celui de résoudre le problème mythique de nos origines, mais il est beaucoup plus réaliste (bien que toujours très ardu) et surtout, des progrès considérables ont été faits dans ce domaine ces dernières années, tout d’abord grâce aux avancées des connaissances en biologie moléculaire, et plus récemment, grâce au séquençage des génomes.
Les génomes modernes : cellules et virus
Passons tout d’abord en revue les génomes actuels ; ils présentent à la fois une grande uniformité et une grande diversité. Les génomes de tous les organismes sont constitués par des molécules géantes d’acides nucléiques. Ces molécules sont des polymères linéaires formés par l’association de briques élémentaires, appelés nucléotides, constitués d’une base aminée, d’un sucre, et d’un acide phosphorique (Figure 1). On distingue deux types d’acides nucléiques, l’ARN, acide ribonucléique, dont le sucre est le ribose (découvert au Rockfeller Institute of Biochemistry) et l’ADN, acide désoxyribonucléique, dont le sucre est le désoxyribose.
Les génomes de tous les organismes cellulaires sont constitués d’ADN sous forme dite « double-chaîne » dans laquelle deux polymères linéaires de nucléotides sont enroulés l’un autour de l’autre pour former la fameuse « double hélice ». L’ADN est formé par la polymérisation de quatre nucléotides distincts qui se caractérisent par quatre bases aminées différentes correspondant aux lettres A (adénine), T (thymine) G (guanine) et C (cytosine). Leur disposition linéaire dans la molécule d’ADN détermine le message génétique et les quatre lettres ATGC forment ce que l’on appelle parfois l’alphabet du vivant. Pour la diversité, l’ADN génomique des organismes cellulaires peut se présenter sous formes de molécules linéaires ou circulaires. Tous les organismes dit « eucaryotes » dont les cellules possèdent un noyau, et dont les gènes sont souvent morcelés en régions codantes et non codantes, ont des ADN linéaires, localisés à l’intérieur des chromosomes. Par contre, la plupart des organismes dont les cellules n’ont pas de noyau, Archées et Bactéries, traditionnellement appelés « procaryotes » (noyau primitif) ont des ADN circulaires – la double hélice d’ADN étant refermée sur elle-même.
La diversité des génomes est beaucoup plus grande dans le cas des organismes viraux. Si les génomes de nombreux virus sont composés d’ADN double brins, linéaire ou circulaire, tout comme les génomes cellulaires ; d’autres virus ont un génome composé d’un seul brin d’ADN circulaire, et d’autres encore, très nombreux, ont un génome composé d’un ou de deux brins d’ARN linéaire. L’ARN ressemble beaucoup à l’ADN, avec toutefois deux différences majeures, le désoxyribose est remplacé par le ribose, un sucre apparenté, et l’une des quatre bases aminées, la thymine (T), est remplacée par une autre base, l’uracile (U) (Figure 1).
Les virus ne doivent pas être oubliés lorsque nous parlons de l’origine des génomes et de l’origine de la vie en général. Contrairement à une vision largement répandue, je pense (et c’est une idée de plus en plus partagée) que les virus sont bien des êtres vivants à part entière. Didier Raoult et moi-même avons ainsi proposé récemment de diviser le monde vivant en deux grands groupes : les organismes cellulaires, dont les génomes codent pour des ribosomes, et les organismes viraux, dont les génomes codent pour des capsides. Les ribosomes sont des complexes macromoléculaires, constitués de protéines et d’ARN, qui permettent aux organismes cellulaires de fabriquer leurs protéines. Les virus, qui ne possèdent pas de ribosomes, fabriquent leurs protéines en parasitant des organismes cellulaires pour avoir accès à leurs ribosomes. Ils se multiplient en produisant de nombreuses copies de leurs génomes qui sont empaquetés sous forme de virions. La capside, caractéristique des organismes viraux, correspond à la coque protéique qui protège le génome viral au sein du virion et permet sa dissémination dans la nature.
Comment ces deux formes de vie, organismes produisant des ribosomes et organismes produisant des capsides, sont-elles apparues ? Pourquoi existe-il des génomes à ADN, et d’autres à ARN ? Est-il possible d’imaginer des formes de vie plus anciennes qui auraient donné naissance aux formes de vie actuelles ? Voilà le type de questions auxquelles un petit nombre de chercheurs de par le monde essaient d’apporter des réponses.
Le monde à ARN
Si les génomes actuels sont composés d’ARN ou d’ADN, quels sont ceux qui sont apparus en premier ? Tous les évolutionnistes sont aujourd’hui d’accord sur la réponse à cette question : l’ARN a précédé l’ADN au cours de l’évolution. Cette idée s’est progressivement imposée depuis une trentaine d’année pour toute une série de raisons. Notons tout d’abord que, sur le plan chimique, l’ADN est un ARN modifié. Le ribose, présent dans l’ARN, est un sucre « normal », comme le glucose ou le saccharose, il possède quatre fonctions chimiques alcool (OH) pour cinq atomes de carbone (Figure 1). Par contre, le désoxyribose (présent dans l’ADN) est un sucre atypique qui correspond à une forme dérivée du ribose ; il a perdu un atome d’oxygène et ne possède plus que trois fonctions alcools. De même, la thymidine (T), présente dans l’ADN, est une forme modifiée de l’uracile (U), présent dans l’ARN (un groupement méthyl, CH3, a été ajouté sur la molécule d’uracile) (Figure 2). Il semble donc logique de penser que la forme chimique normale, l’ARN, est apparue au cours de l’évolution avant la forme dérivée, l’ADN.
Le processus de transformation de l’ARN en ADN est en fait récapitulé par le métabolisme cellulaire ; celui-ci produit dans un premier temps les quatre ribonucléotides (rA, rU, rG, rC) qui vont s’assembler pour former l’ARN (Figure 3). Ces ribonucléotides vont ensuite être transformés en désoxynucléotides (dA, dT, dG, dC) précurseurs de l’ADN. Nous avons vu que les nucléotides (ribo ou désoxyribo) sont formés par l’addition d’un sucre, d’un acide phosphorique et d’une base azotée. Dans la molécule d’ARN, deux des quatre fonctions alcool du ribose sont utilisées pour associer entre eux les ribonucléotides par l’intermédiaire de l’acide phosphorique, et une troisième est utilisée pour fixer la base azotée. Il reste donc un oxygène libre pour chaque nucléotide, précisément celui qui est absent dans la molécule d’ADN qui ne possède donc pas d’atome d’oxygène libre (Figure 1). Nous verrons plus loin que cette différence chimique entre l’ADN et l’ARN est cruciale pour plusieurs raisons.
Dans les cellules actuelles, la transformation des ribonucléotides, précurseurs de l’ARN, en désoxyribonucléotides, précurseurs de l’ADN, se fait grâce à l’action séquentielle de deux enzymes, la première, appelée ribonucléotide réductase, va enlever l’un des oxygènes du ribose pour produire le désoxyribose (Figure 3). La deuxième, appelée thymidylate synthase, va ensuite transformer l’uracile du désoxyribonucléotide dU en thymidine, pour produire la lettre T (dT), spécifique de l’ADN (Figure 3). Ces deux modifications chimiques (dont nous verrons plus loin la signification), sont donc catalysées par des enzymes spécifiques, qui sont absoluement nécessaires pour passer de l’ARN à l’ADN. Il est donc encore une fois logique de penser que l’ARN a existé avant l’ADN (c’est-à-dire avant l’apparition des enzymes en question).
Un autre argument, tout à fait indépendant, va dans le même sens. Contrairement à l’ADN, l’ARN peut, dans certains cas, catalyser des réactions chimiques, exactement comme une enzyme. Les « enzymes » constituées d’ARN sont appelées ribozymes, pour les distinguer des enzymes classiques constituées de protéines. Un ribozyme est formé par un brin d’ARN qui se replier sur lui-même dans l’espace en trois dimension pour former une structure globulaire, avec un site actif capable de fixer une autre molécule pour la transformer (ce qui correspond à une catalyse chimique). L’ADN ne peut pas catalyser de telles réactions chimiques, car l’oxygène du ribose qui a été éliminé dans l’ADN intervient de façon décisive dans la catalyse par l’ARN. En effet, cet oxygène est le seul atome réactif présent dans le ribose.
La découverte des propriétés catalytiques de l’ARN a résolu un problème qui a beaucoup perturbé les premiers biologistes moléculaires lorsqu’ils réfléchissaient à l’origine de la vie. Un problème qui rappelait celui de l’œuf et de la poule. Pour répliquer l’ADN, nous avons vu qu’il faut des protéines qui vont, entre autres, catalyser la formation des nouveaux brins (des polymérases). Or, ces protéines sont fabriquées sur la base de l’information génétique (le plan de montage) contenu dans l’ADN. Pour faire de l’ADN, il faut des protéines, pour faire des protéines il faut de l’ADN (pour faire un œuf il faut une poule et vice versa), comment s’en sortir ? L’ARN a fourni la solution : il est à la fois l’œuf et la poule, capable de porter une information génétique (tout comme l’ADN) et de catalyser des réactions chimiques (tout comme les protéines). On pouvait donc imaginer un « monde à ARN » ou des molécules d’ARN jouant le rôle de gènes, possédaient l’information pour fabriquer d’autres molécules d’ARN jouant le rôle d’enzymes, les secondes fabriquant les premières en se basant sur leur propre information. Pour certains auteurs, les virus à ARN seraient des reliques de ce monde à ARN.
On voit que dans le monde à ARN, non seulement l’ADN était absent, mais les protéines étaient facultatives. En fait, des travaux récents ont montré que les protéines telles que nous les connaissons à l’heure actuelle sont apparues après l’ARN. C’est la résolution de la structure du ribosome par cristallisation aux rayons X, au début des années 2000, qui a permis d’aboutir à cette conclusion. Cette structure a montré que l’association des acides aminés en longues chaînes linéaires, pour former les protéines, est catalysée par l’ARN du ribosome. Autrement dis, le ribosome est un ribozyme i Du coup, les protéines modernes n’ont pas pu apparaître avant l’ARN, puisque leur formation dépend d’une molécule d’ARN.
A ce stade, nous avons beaucoup avancé dans notre reconstitution du passé. Nous pouvons en effet diviser l’histoire du vivant sur notre planète en trois périodes : le monde à ARN avant l’invention des protéines modernes (que j’ai tendance à appeler le premier âge du monde à ARN, en référence à JR Tolkien), le monde à ARN/Protéine, avant l’invention de l’ADN (le deuxième âge du monde à ARN) et le monde actuel (le troisième age) avec son ménage à trois : ARN, protéines et ADN (Figure 3).
Comment sont apparus les premiers génomes à ARN ? C’est la question qui nous rapproche le plus des origines de la vie, et, bien évidemment, c’est celle dont nous ignorons encore la réponse ! L’origine des premiers ribonucléotides (les briques de l’ARN) reste mystérieuse, personne n’a encore réussi à les produire en laboratoire. Devant cette difficulté, certains chercheurs ont avancé l’idée selon laquelle l’ARN aurait été précédé par une autre macromolécule, plus simple, mais également capable de porter l’information génétique. Plusieurs candidats ont été proposés pour ces ancêtres de l’ARN ; mais, au final, ils ne semblent pas devoir être plus faciles à produire en conditions prébiotiques (au laboratoire) que l’ARN lui-même. Par ailleurs, quelques progrès ont été faits récemment dans la synthèse artificielle du ribose. On en revient donc plutôt aujourd’hui à l’idée d’une origine basée sur l’ARN.
Toutefois, l’idée d’un monde originel uniquement peuplé de molécules d’ARN est généralement abandonnée. Les premières molécules d’ARN, sans doute très courtes, étaient probablement déjà associées à des acides-aminés. Ces derniers, tout au moins les plus simples d’entre eux, sont en effet assez faciles à fabriquer en conditions prébiotiques ; ils sont même présents dans l’espace interstellaire. La synthèse des premiers ribonucléotides, et leur assemblage en petits ARN, a pu être catalysé par des petites protéines « anciennes », elles-mêmes fabriquées par des mécanismes chimiques (et non biologiques). Ces premières synthèses ont pu être accélérées par des catalyseurs minéraux, et l’énergie nécessaire à pu être fournie par des polyphosphates, présent dans les milieux volcaniques. Le tout a pu se produire au sein de vésicules lipidiques, qui ont permis de concentrer les acteurs de ce premier bricolage moléculaire.
Des chercheurs américains ont montré récemment que l’addition d’ARN à des vésicules lipidiques leur confère des propriétés inattendues ; mises en présence de vésicules « vides », les vésicules à ARN capturent les lipides de ces dernières et grossissent à leur dépend, ce qui peut s’apparenter à une amorce de sélection naturelle ! Il a certainement fallu une très longue période évolutive (et une compétition féroce) au cours du premier age du monde à ARN, pour passer de ces premières vésicules (proto-cellules) aux cellules à ARN qui ont hébergé l’ancêtre de nos ribosomes modernes, c’est à dire un ARN capable de fabriquer des protéines en lisant le message porté par un autre ARN (dans nos cellules modernes, c’est toujours un ARN, copie de l’ADN, l’ARN messager, qui vient porter le message de ce dernier aux ribosomes).
Les enzymes protéiques, composées de vingt acides aminés différents, aux propriétés chimiques variées, sont des catalyseurs beaucoup plus efficaces que les ribozymes à ARN. On comprend donc bien pourquoi elles ont progressivement remplacé les ribozymes comme catalyseurs dans la plupart des réactions du métabolisme au cours du second age du monde à ARN. On pense que les premières protéines étaient de petite taille, de séquence plus ou moins aléatoire, et qu’elles servaient principalement à stabiliser les ribozymes ou à augmenter le répertoire de leurs activités catalytiques. Au moment où l’ADN est apparu, on n’en était plus là, des protéines de grandes tailles, synthétisées avec une grande précision, devaient être présentes dans les cellules à ARN de cette époque. Nous pouvons l’affirmer, car les protéines qui sont nécessaires pour passer de l’ARN à l’ADN, ribonucléotide réductase et thymidylate synthases, sont de telles enzymes, complexes et précises. C’est particulièrement vrai pour les ribonucléotides réductases. Ces enzymes utilisent un mécanisme réactionnel très complexe pour enlever l’oxygène libre du ribose. Les enzymologistes qui étudient ces protéines considèrent que cette réaction n’a jamais pu être catalysée par un ribozyme, car elle fait intervenir un groupement chimique très réactif qui aurait attaqué et inactivé la molécule d’ARN formant le ribozyme. L’ADN n’a donc pu apparaître qu’après une longue période d’évolution du deuxième age du monde à ARN, après l’apparition des enzymes modernes telles que nous les connaissons aujourd’hui.
Une autre réflexion nous conduit à la même conclusion. Les cellules à ARN de l’époque devaient déjà posséder toutes les enzymes des voies métaboliques complexes qui aboutissent aux ribonucléotides (AUGC) puisque, comme nous l’avons vu, les précurseurs de l’ADN sont formés à partir des précurseurs de l’ARN (Figure 3). Les cellules à ARN de la fin du deuxième âge devaient donc être très élaborées. Cette idée est difficile à admettre pour beaucoup de biologistes qui pensent que l’ARN est une molécule trop instable pour pouvoir porter une information suffisante pour la construction d’une cellule complexe. Ces biologistes se basent pour en arriver à cette conclusion sur l’observation des virus à ARN actuels qui ont tous de petits génomes, et qui répliquent ces génomes en faisant un assez grand nombre d’erreurs. Les plus grands génomes à ARN modernes connus, ceux du virus du SRAS par exemple, ne sont formés en effet que de 30 000 ribonucléotides environ, contre 160 000 désoxyribonucléotides pour le plus petit génome cellulaire connu. Je pense toutefois pour ma part que les virus à ARN actuels ne sont pas de bons modèles lorsque l’on essaye de se représenter les cellules du monde à ARN. Les virus à ARN modernes ont intérêt à répliquer leurs génomes de façon imprécise afin de muter à grande vitesse pour échapper aux défenses immunitaires de leurs hôtes. Des chercheurs ont toutefois montré que l’on pouvait modifier leurs enzymes en laboratoire pour les forcer à fabriquer de l’ARN avec une grande fidélité. Il ne faut pas oublier non plus que les virus à ARN produisent des protéines aussi complexes que les virus (ou les cellules) à ADN.
Il est vrai que l’ADN est plus stable que l’ARN, en effet, l’oxygène libre du ribose présent dans l’ARN, très réactif, peut parfois s’attaquer aux liaisons entre nucléotides, ce qui aboutit à casser en deux la molécule d’ARN. Je pense toutefois que l’on a tendance à surestimer l’instabilité de la molécule d’ARN. Chez les Eucaryotes, dont les gènes possèdent souvent de nombreuses régions non codantes, les gènes peuvent être transcrit en très longues molécules d’ARN (plusieurs millions de ribonucléotides) qui sont suffisamment stables pour rester présentes plusieurs jours dans nos cellules. Il semble donc tout à fait envisageable d’imaginer un monde de cellules complexes dont les génomes étaient constitués de molécules d’ARN.
A quoi ressemblait le génome des cellules du monde à ARN ? Était-il constitué de molécules d’ARN simple ou double brins, en un seul morceau ou fragmenté comme chez certains virus modernes à ARN ? Je pense pour ma part que différents types cellulaires devaient sans doute co-exister à cette époque, avec différents types de génomes à ARN. Il nous faut sans doute imaginer toute une biosphère peuplée de cellules à ARN, et déjà composé de proies, de prédateurs et de parasites engagés dans une lutte sans merci dominée par la sélection naturelle. L’origine des virus pourrait dater de cette époque. Les premiers virus à ARN ont pu dériver de cellules à ARN parasites qui ont perdu leur propre capacité à fabriquer leurs protéines et sont devenus ainsi dépendants de leur cellule à ARN hôte. Ils ont pu au contraire dériver de fragments génomiques à ARN qui se sont autonomisés pour devenir infectieux. Dans les deux cas, l’étape clef dans l’origine des virus a été l’apparition des capsides permettant la formation de virions pour le transfert des gènes viraux d’une cellule à l’autre.
L’origine de l’ADN
Comment l’ADN est-il apparu dans cette biosphère ancestrale de cellules à ARN complexes accompagnées de leurs virus ? Pourquoi, au bout du compte, l’ARN a-t-il été remplacé par l’ADN en tant que forme unique de génome cellulaire ? Pendant longtemps, la réponse à cette question semblait aller de soi pour les biologistes moléculaires ; l’ADN avait remplacé l’ARN parce qu’il est plus stable (grâce à la perte de l’oxygène libre du ribose) et parce qu’il peut-être réparé plus facilement, grâce au remplacement de la lettre U par la lettre T. Ce dernier point mérite une petite explication. Tous les jours, une réaction chimique se produit spontanément dans nos cellules, qui transforme au hasard et de façons spontanées certaines lettres C (cytosine) en U (uracile) (Figure 2). Des U apparaissent donc sporadiquement dans l’ARN et l’ADN. Ces transformations de C en U vont entraîner des mutations qui seront la plupart du temps nocives. Or nos cellules possèdent un mécanisme moléculaire sophistiqué capable de reconnaître les U dans la molécule d’ADN (ils n’ont rien à y faire) et de corriger l’erreur pour remettre un C à la place. Bien sûr, cela n’est possible que pour un génome à ADN. Dans un génome à ARN, le mécanisme moléculaire de réparation que je viens d’évoquer n’aurait aucun moyen de reconnaître un mauvais U (issu d’une modification d’un C) d’un U bien à sa place (Figure 2).
La stabilité intrinsèque des génomes à ADN, et la possibilité de corriger les mutations de C vers U, ont eu une conséquence très importante pour tout le reste de l’évolution. Ils ont rendu possible l’augmentation de la taille des génomes à ADN. En effet, la quantité d’information que peut porter un génome est directement proportionnelle au degré de fidélité avec laquelle cette information est reproduite. Or, cette augmentation de la taille de génomes était nécessaire pour que l’évolution biologique produise des organismes de plus en plus complexes, jusqu’à l’homme, « aboutissement de l’évolution ! ». L’invention de l’ADN a donc constitué un progrès indéniable, et, pour beaucoup, cette constatation servait aussi d’explication, le progrès n’est-il pas inéluctable ? Je caricature à peine, pour de nombreux biologistes moléculaires peu au fait des mécanismes de l’évolution, l’apparition de l’ADN était une nécessité, ce n’était pas vraiment la peine de chercher à comprendre pourquoi et comment il était apparu en premier lieu.
Et pourtant les choses ne sont pas si simples, ce n’est pas pour que des organismes extraordinairement complexes se promènent sur la terre aujourd’hui que l’ADN est apparu. De même, ce n’est pas parce que les oiseaux ont besoin de plumes pour voler que leurs ancêtres, les dinosaures, avaient des plumes ! Si nous voulons vraiment comprendre l’origine des génomes à ADN, il faut comprendre quel avantage sélectif le remplacement de l’ARN en ADN a apporté au premier mutant à ADN chez qui cette transformation s’est produite.
Certains biologistes pensent que la plus grande stabilité de l’ADN suffit à expliquer la sélection de ce premier mutant. Cela me paraît peu probable, nous avons vu que l’ARN n’est pas si instable que cela ; de plus la durée de vie (entre deux divisions) des cellules à ARN était sans doute assez faible. Il me semble donc difficile d’admettre que l’augmentation de la stabilité de son génome ait été suffisante pour donner au premier mutant à ADN un avantage décisif dans le combat pour l’existence. Par ailleurs, la taille de son génome n’a pas pu augmenter instantanément ! De même, si l’on réfléchit au passage de l’ADN contenant la lettre U à l’ADN moderne (qui a dû se produire dans un second temps), on réalise que le premier mutant possédant la lettre T ne pouvait pas posséder le mécanisme de réparation dont nous avons parlé plus haut qui permettait de reconnaître les U provenant de C dans l’ADN et de corriger l’erreur. L’évolution ne pouvait pas avoir mis en place un tel système, il aurait fallu qu’elle prévoie à l’avance l’apparition d’ADN-T !
Je pense donc que l’intérêt d’avoir un génome plus stable, et pouvant être réparé plus facilement, ne s’est manifesté que sur le long terme, lorsque des populations de cellules à ADN ont coexisté sur une longue période avec des populations de cellules à ARN. Il a fallu laisser du temps aux organismes à ADN pour que leurs génomes grandissent et pour qu’apparaisse chez certains d’entre eux un mécanisme de correction des mutations C vers U, mettant à profit l’absence de U dans l’ADN. Autrement dis, la possibilité pour les génomes à ADN d’augmenter leur taille n’explique pas pourquoi ils sont apparus, mais pourquoi, sur le long terme, ils ont permis aux cellules à ADN d’éliminer les cellules à ARN. Ce ne sont que des retombées (bénéfiques pour nous, c’est incontestable) de l’apparition de l’ADN. De même, le vol des oiseaux est une retombée du fait de posséder des plumes ; plumes dont le rôle devait être très différent chez les dinosaures de celui qu’elles ont acquit chez les oiseaux (les évolutionnistes parlent d’exaptation).
L’hypothèse virale
J’ai proposé, il y a quelques années, une solution possible au problème de l’origine de l’ADN. Selon moi, le premier « mutant » à ADN aurait pu être un virus. En effet, les virus ont un intérêt évident à modifier chimiquement leur génome ; cela leur permet d’échapper aux mécanismes de défense des cellules qui visent à détruire le génome viral. De très nombreux virus modernes utilisent en effet cette stratégie. Par exemple, le bactériovirus T4, qui s’attaque à la bactérie bien connue Eschrichia coli, a modifié toutes les lettres C (cytosine) de son génome à ADN par les lettres HMC (hydroxymethyl-cytosine). L’enzyme virale qui réalise cette transformation est apparentée à l’une de celles qui modifient la lettre U en T chez tous les êtres vivants. Dans l’hypothèse virale pour l’origine de l’ADN, on voit bien que le premier mutant à ADN-U a immédiatement (au cours de son existence) obtenu un avantage sélectif immédiat sur ces congénères en se mettant à l’abri des enzymes cellulaires qui pouvaient dégrader son ARN. Le même phénomène a pu se produire pour la deuxième transition : un virus à ADN-U a obtenu un avantage immédiat en transformant son ADN-U en ADN-T, mettant ainsi son génome à l’abri des enzymes qui étaient apparues entre temps dans les cellules pour détruire l’ADN-U viral. On peut donc imaginer une période de l’évolution où des cellules à ARN étaient infectées par des virus dont les génomes étaient constitués soit d’ARN, soit d’ADN-U, soit d’ADN-T. Il faut noter à ce sujet, que certains virus actuels possèdent un génome à ADN-U, ces virus pourraient être des « fossiles vivants » qui témoignent de l’étape intermédiaire de la transition entre ARN et ADN (Figure 4).
Si le premier organisme à ADN était bien un virus, il reste à imaginer comment ce virus a pu obtenir les précurseurs (désoxyribonucléotides) nécessaires à la fabrication de cet ADN. On peut penser que la ribonucléotide réductase est tout d’abord apparue dans le conflit entre virus et cellules comme un moyen d’inactiver les ribonucléotides de l’adversaire en les transformant en produits inactifs (les déoxyribonucléotides). La polymérase à ARN d’un virus aurait alors aqui par mutation la capacité de polymériser ces déoxyribonucléotides, réalisant ainsi la copie de l’ARN viral en ADN (les rétrovirus actuels possèdent toujours une enzyme, appelée transcriptase inverse capable de réaliser ce type de réaction.)
Pour moi, l’hypothèse d’une origine virale de l’ADN a le grand avantage d’expliquer pourquoi on observe aujourd’hui une grande diversité de mécanismes de réplication de l’ADN chez les virus et, en particulier, pourquoi de nombreux organismes viraux à ADN codent pour des enzymes de la réplication de l’ADN qui n’ont pas de parents proches (et parfois pas de parent du tout) chez les organismes cellulaires. En effet, si l’ADN est apparu en premier lieu dans le monde viral, l’évolution des mécanismes de réplication de l’ADN a du se produite dans un premier temps essentiellement dans cette virosphère ancestrale. Différentes protéines qui auparavant répliquaient l’ARN ont pu être recrutées indépendamment dans différentes lignées de virus à ADN pour répliquer ce dernier. Une grande variété de mécanisme de réplication de l’ADN et leurs protéines associées ont du ainsi s’élaborer progressivement dans la virosphère ancestrale. Par la suite, seul un sous-ensemble de tous ces mécanismes aurait été transmis aux organismes cellulaires, expliquant l’existence actuelle d’enzymes de la réplication que l’on ne trouve que chez les virus.
Si l’ADN est apparu en premier lieu dans le monde viral, il faut imaginer comment il a pu être ensuite transféré aux cellules. Mon hypothèse préférée est celle d’un virus à ADN infectant de façon chronique une cellule à ARN, et qui aurait progressivement pris le contrôle de cette dernière. Ce virus aurait tout d’abord perdu sa capside (par mutation) et se serait retrouvé sous forme de plasmides (petit chromosome circulaire) dans la cellule à ARN. Il aurait ensuite capturé progressivement les gènes à ARN de son hôte, par transcription inverse, et se serait ainsi transformé en génome cellulaire à ADN.
Le génome de LUCA et l’origine des trois domaines cellulaires
Dans le scénario que je viens d’évoquer, une question importante se pose, le transfert de l’ADN des virus aux cellules s’est-il produit avant ou après l’apparition du dernier ancêtre commun à tous les organismes cellulaires actuels (appelé LUCA en Anglais pour Last Universal Cellular Ancestor). Il a semblé pendant longtemps tout à fait évident que le génome de LUCA était constitué d’ADN double brins, comme ceux de tous les organismes cellulaires modernes. Cette certitude a été toutefois remise en question vers la fin du XXeme siècle, suite à la comparaison des premiers génomes séquencés, celui d’une bactérie pathogène de l’homme, Haemophilus influenzae et celui d’un Eucaryote, la levure de boulangerie, Saccharomyces cerevisiae. Il est en effet apparu que les enzymes qui permettent la formation des nouveaux brins d’ADN au moment de la division cellulaire (on parle de réplication de l’ADN) étaient complètement différentes chez ces deux organismes. Elles étaient si différentes qu’elles ne pouvaient pas descendre d’enzymes ancestrales communes qui auraient répliqué l’ADN chez leur dernier ancêtre commun. Selon l’une des hypothèses visant à expliquer cette observation, l’ADN et les enzymes qui le répliquent, seraient apparues deux fois indépendamment au cours de l’évolution, une fois dans la lignée conduisant aux Bactéries et une seconde fois dans la lignée conduisant aux Eucaryotes. Dans cette hypothèse, le génome de LUCA était encore un génome à ARN.
Par la suite, il est apparu que les protéines de la réplication de l’ADN chez les Archées, le troisième domaine du vivant, étaient homologues de celles des Eucaryotes. Il existe donc deux types de protéines impliquées dans la réplication de l’ADN, un type bactérien et un type commun aux Archées et aux Eukaryotes. Si l’hypothèse virale de l’origine de l’ADN est correcte, deux transferts indépendants de l’ADN des virus aux cellules après LUCA pourraient expliquer cette observation, l’une dans la lignée bactérienne, l’autre dans une lignée commune aux eucaryotes et aux archées. On peut toutefois aussi imaginer un premier transfert avant LUCA et un second qui aurait remplacé les protéines de réplication ancestrales par de nouvelles protéines virales chez les Bactéries ou chez l’ancêtre des Archées et des Eucaryotes. Enfin, pourquoi la formation des génomes à ADN ne se serait-elle pas produite trois fois indépendamment, après LUCA ? Dans ce cas, les trois transitions des génomes à ARN vers les génomes à ADN auraient pu donner naissance aux trois domaines cellulaires actuels. Le transfert de l’ADN à partir de virus dont les génomes étaient très différents auraient ainsi abouti d’un côté aux génomes circulaires relativement simples des Archées et Bactéries, qui ressemblent en fait à de gros plasmides (certains plasmides actuels sont d’ailleurs beaucoup plus gros que les plus petits chromosomes bactériens) et de l’autre aux génomes complexes des eucaryotes, avec plusieurs chromosomes linéaires terminés par des structures curieuses appelées télomères. Il est difficile de choisir entre ces différents scénarios. Il existe en fait de nombreux points qui restent mystérieux ; par exemple, comment se fait-il que les protéines de réplication de l’ADN soient identiques chez les Archées et les Eucaryotes alors que leurs génomes sont si différents ? Nous avons ainsi en main plusieurs pièces d’un puzzle que nous avons encore du mal à rassembler.
L’origine du noyau des cellules eucaryotes, qui renferme leurs génomes, reste un grand point d’interrogation. La encore, certains auteurs ont proposé récemment des hypothèses qui donnent aux virus le premier rôle dans cette histoire. Selon eux, un virus à ADN, apparenté au virus de la variole, serait à l’origine de leur noyau. Ces virus forment en effet dans les cellules qu’ils infectent des mini noyaux entourés d’une membrane construite selon le même principe que la membrane nucléaire (à partir des membranes intracellulaires du réticulum endoplasmique). La découverte récente du Mimivirus à relancé cette hypothèse, en effet ce virus géant, apparenté au virus de la variole, produit des usines virales qui ont la même taille que le noyau de la cellule qu’ils infectent (une amibe). Je pense pour ma part que les virus ont pu jouer un autre rôle, plus indirect, dans l’origine du noyau. Il est possible que celui-ci soit apparu en premier lieu pour protéger le génome cellulaire de l’attaque des virus. Peut-être une cellule (l’ancêtre des Eucaryotes) à-t-elle finalement réussi à retourner contre eux une stratégie d’origine virale, en transformant un mini noyau viral (destiné au départ à protéger l’ADN viral) en noyau cellulaire. La cellule eucaryote est en fait si compliquée, que je pense nécessaire de faire intervenir plusieurs gros virus pour expliquer son apparition. L’existence de multiples ADN et ARN polymérases nucléaires chez les Eucaryotes pourrait être une relique de ces multiples infections fondatrices.
Si les données de la génomique comparée n’ont pas encore permis de résoudre complètement l’énigme de l’origine des génomes, elles ont toutefois fait avancer le problème en soulevant de nouvelles questions, comme celle posé par l’existence de deux types de protéines de réplication dans le monde cellulaire. La biologie moléculaire a joué un rôle majeur en nous permettant de diviser l’histoire ancienne des génomes en plusieurs étapes bien définies: premier et deuxième âge du monde à ARN, apparition du monde à ADN. De façon inattendue pour beaucoup de biologistes, les virus, longtemps négligés par les évolutionnistes, se sont invités avec force dans ce débat. S’il s’avère qu’un, ou même plusieurs gros virus à ADN, sont à l’origine de notre génome, nous seront bien obligés de finir par considérer les organismes producteurs de capside avec un peu plus de respect, Le culte des ancêtre nous conduira peut-être à placer une photo de virus sur notre autel domestique.
Références
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FORTERRE, P. and GRIBALDO, S. The origin of modern terrestrial life The HFSP Journal, 1, 156-168 (2007)
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FORTERRE, P. Three RNA cells for ribosomal lineages and three DNA viruses to replicate their genomes: a hypothesis for the origin of cellular domain. Proc. Natl. Acad. Sci. 103, 3669-3374 (2006)
FORTERRE, P. The two ages of the RNA world, and the transition to the DNA world : a story of viruses and cells. Biochimie. 87, 793-803 (2005)
FORTERRE, P.L’Origine du génome La Recherche, (2004)
FORTERRE, P Les virus ont-ils inventé l’ADN? Pour la Science, Juillet (2008)
FORTERRE, P. Microbes de l’enfer, Collection Regards, Edition Belin (2007)
Légendes des figures
Figure 1 : Structures chimiques schématiques du ribose, de l’ARN (un brin) et de l’ADN (un brin). Les traits représentent des liaisons chimiques. Les boules noires représentent des atomes de carbones, les atomes d’hydrogènes fixés aux carbones n’ont pas été représentés. Les flèches pointent vers la position de l’oxygène absent dans l’ADN
Figure 2 : Structures chimiques schématiques des bases dites pyrimidiques : C (cytosine), U (uracile) et T (thymine). Les boules noires représentent des atomes de carbones et les boules grises des atomes d’azote. Les atomes d’hydrogènes n’ont pas été représentés. Les flèches représentent des transformations chimiques ; A : déamination des cytosines, une réaction chimique spontanée qui transforme C en U, elle se produit en présence d’eau (lentement mais sûrement) chez les êtres vivants, B : transformation de U en T, cette transformation est catalysés par une enzyme, la thymidylate synthase, lorsque U est sous la forme du désoxyribonucléotide dU. Deux petites séquences d’ARN et d’ADN sont représentées en bas de la figure. Un changement de C vers U passe inaperçu dans l’ARN, mais pas dans l’ADN.
Figure 3 : Formation de l’ADN dans les cellules modernes et au cours de l’évolution des cellules ancestrales. Les flèches bleues indiquent des transformations enzymatiques catalysées par des protéines-enzymes.
Figure 4 : Les différentes étapes de la transition ARTN vers l’ADN dans l’hypothèse d’une origine virale de l’ADN. La flèche grise symbolise le transfert de l’ADN des virus aux cellules.
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