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MORPHOGÉNÈSES CHIMIQUES

 

 

 

 

 

 

 

Texte de la 237e conférence de l’Université de tous les savoirs donnée le 24 août 2000.

Morphogenèse chimique : les réactions créatrices des rythmes et de formes               par Patrick De Kepper

La chimie est la science des transformations moléculaires de la matière. Les réactions chimiques expriment au niveau macroscopique les bilans de ces transformations, autrement dit quantifient comment les composés initiaux (dits réactifs) sont convertis en d'autres composés plus stables (dits produits). Le plus souvent, ces opérations se font à travers des cascades de composés intermédiaires. Au niveau microscopique ces transformations résultent de recombinaisons et d'échanges d'éléments constitutifs (électrons, atomes ou groupes d'atomes) au cours de collisions aléatoires entre ces composés. Les collisions sont rendues possibles grâce aux mouvements aléatoires des molécules sous l'effet de l'agitation thermique (mouvement brownien). En principe, des collisions ultérieures entre les produits peuvent redonner naissance aux réactifs de départ mais l'efficacité des conversions n'est généralement pas identique dans les deux sens. Pour des conditions données, une direction de transformation est privilégiée. Dans un système fermé, par exemple un simple flacon, une concentration fixe de toutes les molécules est atteinte au bout d'un certain temps, quand les vitesses de transformation dans les deux sens sont égales. Cet état stationnaire où plus aucun changement global n'a lieu correspond à l'état d'équilibre thermodynamique. Dans un fluide (liquide ou gaz) les mouvements aléatoires dispersent les différentes molécules dans tout le milieu. Au niveau macroscopique ce phénomène de dispersion des molécules est le moteur de ce que l'on appelle la diffusion. La diffusion est un processus homogénéisant ; c’est ce qui fait qu’une goutte d’encre déposée dans un verre d’eau non agitée se répartit lentement et uniformément dans tout le contenu du verre.

L’application la plus connue de la réaction chimique est celle de la synthèse : matériaux, engrais, médicaments, etc. L’autre grande utilisation de la réaction chimique est liée à la production de chaleur qui lui est souvent associée. C'est le cas de la combustion (oxydation par l'oxygène de l'air) du charbon ou du fuel dans nos chaudières ou dans les centrales « thermiques ». Ce dégagement de chaleur et la dilatation des gaz qu'il entraîne est aussi mis à profit dans les moteurs de nos voitures ou dans la propulsion des fusées.

Mais la réaction chimique a une propriété à laquelle on pense beaucoup moins : sa capacité à générer des signaux périodiques dans le temps ou des motifs organisés dans l'espace Cette propriété est directement liée aux aspects dynamiques des transformations chimiques (et paradoxalement aux processus de diffusion). Pourtant, ces phénomènes sont à l’œuvre dans la plus grande « industrie chimique » qu'il soit à la surface de nôtre planète, celle des êtres vivants.

L'objet de cette conférence est de vous présenter cet aspect encore bien souvent méconnu de la réaction chimique.

Des structures dissipatives

Les lois de la thermodynamique sont formelles, quelle que soit la complexité d’une réaction, aucune variation temporelle ou modulation spatiale des concentrations n'est possible en solution, à l'équilibre thermodynamique. Dans les années 60, I. Prigogine (prix Nobel 77) et ses collaborateurs de l'École de thermodynamique de Bruxelles établissent clairement dans quelles conditions des solutions réactionnelles peuvent présenter des phénomènes d'auto organisation. Ceux-ci ne sont possibles que si le système évolue suffisamment loin de son état d'équilibre thermodynamique. Or, comme toute réaction chimique en système fermé évolue inexorablement vers l’équilibre, les pulsations et les motifs chimiques dont il sera ici question ne peuvent prendre naissance que lorsque les réactions n'ont soit pas encore consommé de façon significative les réactifs de départ, soit parce qu'elles sont maintenues loin de l'équilibre par des apports constants

1

de réactifs frais et par l'évacuation des produits de la réaction. Dans ce dernier cas, on dit que le système est ouvert. L’observation de nos phénomènes d’auto organisation sont donc subordonnés à une consommation d’énergie, ici il s’agit d’énergie chimique, on les qualifie de « structures dissipatives »1.

Les réactions oscillantes

Loin de l'équilibre toutes les réactions ne donnent pas naissance à des structures dissipatives. Seules des réactions chimiques dont les mécanismes cinétiques présentent des boucles de rétroactions activatrices en sont capables. Le cas le plus simple d'une telle boucle de rétroaction est l'auto-catalyse (on entend par là qu'un produit de la réaction catalyse sa propre formation). Ce type de rétroaction est caractéristique des systèmes explosifs au sein desquels une réaction « s'emballe ». Dans les systèmes qui s'auto organisent, il est évident que cette rétroaction doit à un moment ou à un autre être tempérée, inhibée par un processus antagoniste. De tels mécanismes cinétiques où entrent en compétition des processus activateurs et inhibiteurs se retrouvent dans une classe spéciale de réactions chimiques : les réactions chimiques oscillantes. Si celles-ci sont relativement exceptionnelles dans les réactions inorganiques, elles sont au contraire très courantes dans les systèmes biochimiques où elles régissent des processus physiologiques essentiels ainsi que la régulation de ceux-ci. Mentionnons, à titre d’exemple, les réactions de la glycolyse, le moteur énergétique des cellules. La production de l’AMP-cyclique chez certains amibes accrasiales, les pulsations des cellules nodale du cœur, les rythmes circadiens.2

Découvertes à l'aube de ce siècle, les réactions chimiques oscillantes en solution homogène n'ont donné lieu à une étude extensive que dans la deuxième moitié des années 70, après que l'on ait appris à les mettre en œuvre dans des réacteurs ouverts. Toutefois, on connaissait dès la fin du XIXe siècle des phénomènes oscillants impliquant des réactions chimiques mais, le plus souvent, ils mettaient en jeu des échanges à l'interface entre deux phases (liquide-solide, liquide-gaz).3 La première réaction chimique oscillante dont le mécanisme ne fait pas intervenir d’interface fut découverte, en 1921, par William Bray de l'université de Californie, lors de ses études sur la décomposition de l'eau oxygénée par l'ion iodate. À l'époque, le caractère homogène de la réaction fut mis en doute par une grande majorité de chimistes qui imprégnés des principes de la thermodynamique des systèmes à l'équilibre, ne pouvaient admettre que de telles oscillations puissent se produire dans des solutions monophasiques.

La découverte, en 1951, d'une autre réaction oscillante par Boris P. Belousov, biochimiste soviétique, ne reçut pas un meilleur accueil de la part de ses pairs. Ce n'est qu'en 1958 que Belousov réussit à publier sa découverte dans un obscur journal de médecine. Mais sa découverte éveilla l'attention d'autres physico-chimistes et électrophysiologistes russes parmi lesquels Anatol Zhabotinsky, alors jeune étudiant à Moscou. Celui-ci proposa entre autre une version modifiée de la réaction de Belousov constituée d'une solution contenant initialement les ions bromate et céreux, de l'acide malonique, et un indicateur red-ox la ferroïne, permettant d'obtenir de spectaculaires changements périodiques de couleur, du rouge au bleu. Cette réaction, maintenant connue sous le nom de « réaction de Belousov-Zhabotinsky » (ou « réaction BZ »), est encore l'une des plus populaires. Le caractère homogène du processus oscillant de cette réaction fut admis, par un nombre croissant de chimistes au cours des années 70, grâce à élucidation du mécanisme cinétique de la réaction par Richard Noyes et de ses collaborateurs de l'université de

 G. Nicolis et I. Prigogine « Self Organization in Nonequilibrium Systems », Wiley (1977).
 
« Cellular Oscillators », Eds M.J. Berrridge, P.E. Rapp et J.E. Treherne, Cambridge University Press

(1979).
 
S. Veil, Actualités scientifiques et industrielles (1934).


l'Oregon. L’histoire du développement des réactions oscillantes est rapportée dans un ouvrage récent par A. Pacault et J.J. Perraud.                                          

Les premières réactions oscillantes avaient été découvertes par pur hasard. Bien à la fin des années 70, de nombreuses variantes des deux premières réactions fussent connues, il n'existait pas de méthode systématique pour découvrir des réactions chimiques oscillantes réellement nouvelles. Durant toutes ces années, la plupart des études sur les réactions oscillantes étaient menées en réacteur fermé. Nous savons maintenant que, dans ces conditions, la grande majorité des réactions atteignent leur état d'équilibre en un temps plus court qu'une période d'oscillation et qu’en conséquence de tels réacteurs sont inappropriés pour la recherche de nouvelles réactions oscillantes. Pour une démonstration spectaculaire de réaction oscillante voir annexe 1.

Des réacteurs continûment alimentés et agités

Notre équipe au centre de recherche Paul Pascal à Bordeaux a été la première à faire un usage systématique de réacteurs ouverts dans l'étude des réactions oscillantes. Nous avons utilisé Des réacteurs de volume constant, vigoureusement brassés, pour assurer l’homogénéité des solutions, et alimentés en continu par des solutions de réactifs frais, la conception de ces réacteurs a été empruntée aux génie chimique. Dans de tels systèmes . le comportement oscillant d'une réaction peut être maintenu tant que le réacteur est alimenté. On a pu ainsi, non seulement observer de nombreux comportements périodiques mais aussi des oscillations non périodiques (chaos déterministe) et des phénomènes de multistabilité (phénomènes de mémoire dynamique). L'utilisation de ces réacteurs continus agités à aussi permis de développer des méthodes pour découvrir de nombreuses autres réactions chimiques oscillantes dont la réaction entre les ions chlorite, iodure et l’acide malonique, dite réaction CIMA. Celle-ci a joué un rôle important dans les développements récents de structures spatiales chimiques. On compte maintenant une trentaine de familles de telles réactions totalisant plus de trois cents variantes. Elles sont essentiellement fondées sur la chimie des composés oxygénés des halogènes, du manganèse, du soufre et de certains composés azotés.                                                                                            

Les ondes chimiques et les réacteurs « spatiaux ouverts »

Il est assez facile d'imaginer que, lorsqu'une solution chimique oscillante n'est plus rapidement uniformisée par brassage mécanique, l'on puisse, au moins temporairement, produire une différence de phase entre les différents points du système réactionnel et ainsi engendrer une onde de phase. Cette onde fait naître des différences de concentrations locales, qui peuvent être assez importantes. En principe, la diffusion moléculaire devrait graduellement estomper ces différences et, à terme, la solution devrait osciller uniformément, sans déphasage ; mais de telles inhomogénéités spatiales ne régressent pas toujours et des ondes peuvent subsister aussi longtemps le système réactionnel évolue suffisamment loin de l'équilibre. Dans certains cas ces ondes sont liées aux propriétés fortement relaxationnelles de certains états oscillants ou des états stationnaires voisins de ces états oscillants. Le mécanisme de propagation sans amortissement de ces ondes est associé à un phénomène d'amplification chimique locale des variations de concentration, elles-mêmes induites de proche en proche par la diffusion. Par analogie avec la propagation d'un stimulus le long d'un axone, on qualifie ces ondes « d'ondes d'excitabilité ». Lorsque des mélanges appropriés de la réaction BZ (voir annexe 2) sont répandus en couche mince dans une boite de Pétri ces ondes d'excitabilité peuvent former des motifs soit en forme de « cible » (figure 1a) dont les anneaux s'éloignent du centre pendant que, périodiquement, un autre

« Rythmes et formes en chimie », Que sais-je ? n°3235 (1997).

 « Oscillations and Travelling Waves in Chemical Systems », Eds. R.J. Field et M. Burger, Wiley interscience (1985).


anneau émerge au centre de la « cible » ; soit en forme de spirale d'Archimède (figure 1b) obtenue par rupture volontaire ou non d’un front d’onde circulaire. Mais dans ces expériences en réacteur fermé le milieu évolue inexorablement vers son état d'équilibre thermodynamique et les ondes disparaissent au bout d'un temps plus ou moins court. Dans ces conditions, seules les propriétés les plus simples et les plus robustes de ces trains d'ondes pouvaient être examinées.

Figure 1 : Ondes d’oxydation se propageant dans une solution de la réaction de Belousov-Zhabotinsky (BZ) pour des conditions où cette solution réactionnel est excitabilité ;

a) Structures « cibles » b) Structure en spirales obtenues après rupture d’un front d’onde (image A.-T. Winfree).

À partir du milieu des années 80, un petit nombre d'équipes dont la notre ont commencé à concevoir et construire différents réacteurs spatiaux ouverts. Ceux-ci devaient satisfaire à deux exigences apparemment contradictoires : alimenter en permanence des mélanges réactionnels en réactifs frais, en tous points, et éviter de créer des écoulements fluide qui perturberaient le transport diffusif des molécules. Ceci a été résolu en travaillant dans des réacteurs constitués par de minces blocs d’hydrogel (en forme de bande parallélépipédique, d’anneau ou de disque) alimentés à l’intérieur par diffusion de réactifs à partir de faces opposées en contact avec des réservoirs de réactifs constamment renouvelés. Rappelons qu'un gel est généralement constitué d'un réseau plus ou moins lâche de longue chaînes entrelacées de polymères, l'ensemble étant gonflé par un solvant (comme dans nos gélatines alimentaires). Dans notre cas le polymère est soit de l'agarose soit du polyacrylamide tandis que le solvant est de l'eau. La finesse des mailles du gel permettent de nous affranchir de tout grand mouvement convectif sans faire opposition aux processus de diffusion.


La première réaction oscillante étudiée dans ce type de réacteur ouvert fut la réaction BZ Des études effectuées à l'université d'Austin, dans des réacteurs ouverts constitués de minces disques de gel, ont montré l'extraordinaire complexité de la dynamique des cœurs des ondes spirales, dynamique prévue depuis déjà de nombreuses années par les théoriciens mais mal contrôlés dans les expériences antérieures. Pour notre part, nous avons, étudié avec cette même réaction de nouvelles formes d'ondes d'excitation, dans un réacteur constitué d'un anneau plat de gel. Celles-ci ont alors une forme de fer à cheval et tournent perpétuellement en rond le long de la partie médiane de l'anneau, comme illustré dans la figure 2. Nous avons appelé « excyclons » ce type d'ondes d'excitation tournant comme un carrousel .Ces ondes sont généralement de forme identique et réparties de façon équidistantes le long de l'anneau. Toutefois, la symétrie de l'ensemble peut être inférieure au nombre des ondes et même varier au cour du temps de façon très complexe.

Figure 2 : Excylons : Train de sept ondes d’excitation de la réaction BZ tournant indéfiniment dans un réacteur en forme d’anneau plat alimenté en réactif par diffusion à

partir de ses bords intérieur et extérieur.

Les motifs chimiques immobiles

Tous les motifs chimiques qui bougent reposent sur des instabilités qui agissent dans le temps mais il existe d’autres mécanismes d’auto organisation qui eux sont indépendants du temps et engendrent des motifs chimiques stationnaires. Un tel mécanisme d'apparition spontané de structures spatiales chimiques stationnaires fut proposé clairement pour la première fois en 1952 par le mathématicien anglais Alan Turing, dans un mémoire resté fameux et intitulé Les bases chimiques de la morphogenèse. Alan Turing est avant tout célèbre pour avoir décrypté les codes secrets des armées du IIIe Reich. Dans ce but, il a conçu et construit, en 1943, le premier calculateur électronique, Colossus. Pour ce fait et pour ses études de logique, il est considéré à juste titre comme l'un des pères de l'informatique. Grâce à son article de 1952 cité plus haut, Alan Turing est aussi l'un des pères de la biologie théorique moderne. Dans ce travail, Turing propose un mécanisme ingénieux d'apparition de formes fondé sur la synergie entre réactions chimiques et processus de diffusion.


Le secret des structures proposées par Turing réside dans la cinétique non linéaire de la réaction associée à des différences de diffusivité des espèces chimiques mises en œuvre. Plus précisément, l'inhibiteur doit diffuser plus vite que l'activateur. Ces conditions, assez difficiles à réunir dans les milieux chimiques classiques, sont fréquentes dans les systèmes biologiques où processus d'auto activation et d'inhibition sont la règle, et où certaines molécules diffusent plus difficilement que d'autres du fait de leur très grade différence de masse ou de leur forte interaction avec le milieu. Les structures stationnaires obtenues résultent d'un bilan équilibré (d'un « équilibre dynamique ») entre vitesse de transformation chimique et vitesse de diffusion des constituants de la réaction. Ce ne sont pas, comme les cristaux, des structures d'équilibre. Quand on cesse de fournir des réactifs, la réaction s'épuise, le caractère homogénéisant de la diffusion reprend ses droits et les structures s'effacent.

Toutes les réactions chimiques oscillantes peuvent à priori satisfaire aux conditions cinétiques nécessaires à l'apparition de structures de Turing sauf que dans toutes les réactions non biologiques connues les espèces mises en jeu sont de faible masse moléculaires et, en solution, ont toutes un coefficient de diffusion de l'ordre de 10-5 cm2/s. La nécessaire différence entre les coefficients de diffusion des composés activateurs et inhibiteurs ne peuvent donc pas être directement satisfaites. Heureusement dans les systèmes chimiques à plus de deux variables la conditions n'est pas aussi restrictive. En fait, il suffit que la « diffusion apparente » de l'activeur soit plus faible que celle de l'inhibiteur. Cette subtilité n'a pas été clairement réalisée avant la première mise en évidence expérimentale de structures de Turing, en 1989, par notre équipe près de quarante ans après leur prédictions par Turing.

On sait maintenant que le mécanisme de Turing fondé sur une activation locale couplée à une inhibition à longue portée est en fait un mécanisme assez répandu dans de nombreux autres domaines que la chimie. Il fournit une explication simple à un grand nombre de motifs que nous observons dans la nature et au laboratoire. Cette instabilité créatrice d'ordre brise la symétrie de translation de l'état initial pour donner naissance à une auto-organisation spatiale. Dans un système à une dimension celle-ci se présente sous la forme d’un alignement de pic d’activateur régulièrement espacés. La distance moyenne entre les pics est déterminée par des paramètres intrinsèques tels que les constantes cinétiques ou les coefficients de diffusion. Cette propriété différencie les structures de Turing d'un grand nombre de structures dissipatives comme par exemple les cellules convectives observées en hydrodynamique dont la longueur d'onde caractéristique est fixée par les dimensions géométriques du système. Selon la dimension de l'espace une plus ou moins grande variété de solutions géométriques sont possibles. À deux dimensions on prévoit aussi bien des taches réparties en motifs hexagonaux que des bandes. À trois dimensions, les structurations spatiales prédites théoriquement sont des feuillets parallèles, des réseaux de prismatiques hexagonaux de colonnes ainsi qu'un « cristal chimique dissipatif » dans lequel les maxima de concentration occupent les nœuds d'un réseau cubique centré. De telles organisations spatiales supra-moléculaires peuvent également apparaître dans des systèmes à l'équilibre thermodynamique comme dans les alliages polymères ou les cristaux liquides mais dans ce cas, la taille des motifs est intimement liée aux dimensions des molécules constitutives. Les structures chimiques de Turing n’ont par contre aucune relation de taille avec celles des molécules mise en jeu !

Dans la réaction CIMA, utilisée dans la première mise en évidence de structures de Turing les espèces jouant les principaux rôles d'activateur et d'inhibiteur sont respectivement les ions iodure et les ions chlorite. Le gel était imprégné d'amidon, indicateur coloré qui, en présence d'iode et d'iodure, forme un complexe bleu quand la concentration de l'iodure dépasse un certain seuil. Or l'amidon est une très grosse molécule qui reste bloqué entre les mailles du gel ; sa diffusivité est alors très inférieure à celle des autres espèces solvatées. Quand l'iodure se complexe


 « Chemical Waves and Patterns », Eds. R. Kapral et K. Showalter, Kluwer Academic Publisher (1994).

à l'amidon, sa diffusivité effective s'en trouve fortement réduite par rapport aux autres espèces de faible masse moléculaire, sans interaction avec l’amidon, et la boucle est bouclée : la formation sélective d'un complexe réversible et immobile de l'activateur de la réaction oscillante introduit de facto la différence de diffusivité nécessaire à l'émergence de structures de Turing.

Les expériences, conduites dans des réacteur « à disque de gel », produisent entre autre les magnifiques réseaux hexagonaux de taches. ou bandes parallèles prévus par la théorie, comme cela est illustré dans la figure 3. Ces organisations se sont développées spontanément au-delà d’une valeur critique des concentrations dans les flux d’alimentation des réservoirs dont les contenus sont en contact avec la pièce de gel. Elles brisent uniformité de l’alimentation imposée sur les faces du disque à l’intérieur desquelles elles se développent, phénomène caractéristique des structures prévues par Turing.


Figure 3 : Motifs chimiques stationnaires, dits de Turing, observés dans un réacteur spatial ouvert, constitué d’un disque de gel d’agarose, lors que celui-ci est alimenté en

permanence par des solutions de chlorite et iodure de potassium et d’acide malonique en présence d’amidon, un indicateur coloré d’iodométrie. Les réactifs sont amenés uniformément à la surface du disque. Les motifs de taches formant un réseau hexagonal ou en bandes parallèles se développent spontanément au-delà de certaines valeurs critiques de la concentration des réactifs dans les solutions d’alimentation. La sélection du motif dépend aussi de cette variable de contôle. Les changements de couleur du jaune au bleu traduisent les modulations spontanées de la concentration des ions iodure qui se développent à l’intérieur du gel.

Intermittences spatio-temporelles et fleurs chimiques

Les systèmes chimiques, de par leur aptitude à s'organiser spontanément à la fois dans le temps et dans l'espace offrent une panoplie très riche de comportements possibles, du fait d'interactions entre différentes classes d'auto organisations. La réaction CIMA peut non seulement produire des structures stationnaires de Turing mais aussi pou d’autres valeurs des paramètres chimiques des structures d’ondes. Ces deux instabilités peuvent occuper des domaines adjacents du diagramme d’état du système de réaction-diffusion. Au voisinage des frontières entre ces deux types de structures les instabilités spatiales et oscillantes peuvent se combiner pour faire émerger

des comportements dynamiques inédits ou oscillations et structures stationnaires se partagent l’espace de façon apparemment aléatoire dans le temps et dans l’espace pour donner naissance à ce que les spécialistes dénomment de l’intermittence spatio-temporelle. La figure 4 présente un instantané d’une telle distribution ou les zones purement oscillantes qui apparaissent lisses, s’enchevêtrent dans des zones structurées de Turing à l’organisation très tourmentée.


Figure 4 : Intermittence spatio-temporelle : Motif irrégulier, en perpétuel mouvement, résultant de la synergie entre l’instabilité spatiale de Turing et l’instabilité oscillante dans la

réaction CIMA conduite dans un réacteur spatial ouvert.

On sait aussi que les systèmes chimiques avec rétroaction présentent très souvent, quand ils sont maintenus hors d'équilibre, des bistabilités entre différents états homogènes. Dans ce cas d'autres types d'organisations spatiales peuvent apparaître et se combiner avec l'instabilité de Turing et engendrer soit des croissances de structures par division de tache, rappelant des division cellulaires, soit le déploiement de magnifiques motifs floraux transitoires lors de la naissance d'une structure de Turing en bandes (voir figure 5).


Figure 5 : Motif floral au cour du développement d’une structure de Turing en bande dans des conditions ou instabilité de Turing interagit avec une autre instabilité, « instabilité

latérale de front » Les images successives correspondent au même motif à des stades différents de son développement.

Universalité et motifs biologiques

La très grande variété des phénomènes d'auto organisation spontanée dans les systèmes chimiques récompense largement les chercheurs qui se penchent sur la dynamique de ces systèmes hors d'équilibre. Au-delà de la production de belles images, l'étude des motifs chimiques permet également d'aborder la question plus philosophique de l'universalité des formes qui apparaissent dans la nature. En effet, on remarque que de nombreuses organisations spatiales et temporelles obéissent dans la nature souvent aux mêmes symétries (motifs sur le pelage des mammifères ou sur les coquillages, spirales en phyllotaxie). Il est tentant de penser que tous ces comportements sont régis par les mêmes lois fondamentales. Il ne faut certainement pas généraliser à outrance. Néanmoins, il est certain que les mécanismes décrits ici et qui sous-tendent les instabilités créatrices de formes se retrouvent dans d'autres domaines que les systèmes de réaction-diffusion. En effet, les processus d'activation et d'inhibition à la base des motifs chimiques ont des équivalents dans des domaines aussi variés que l'hydrodynamique, l'optique, la catalyse hétérogène et les semi-conducteurs par exemple. De même, à l'équilibre thermodynamique, la compétition entre forces antagonistes telles qu'une attraction à courte portée et une répulsion à grande distance peut donner naissance aux motifs en forme de labyrinthe que l'on observe dans les films magnétiques et les couches de ferrofluides. Le concept unificateur de ces diverses observations est celui de brisure de symétrie : ce qui compte d’abord c’est la diminution du nombre de symétries du système lors de la transition. Le détail du mécanisme physique, chimique ou autre à la base de l'instabilité devient alors secondaire car la nouvelle structuration peut être décrite en termes de la seule amplitude de la structure périodique par rapport à celle de l'état uniforme de référence. Les équations mathématiques décrivant l'évolution de cette amplitude prennent une forme universelle qui dépend uniquement des types de symétries brisées quand le système uniforme et stationnaire devient instable. C’est un peu magique de pouvoir ainsi unifier l'auto organisation de systèmes très différents en terme d'un même formalisme. Notons toutefois que dans le détail les différents systèmes peuvent présenter leurs spécificité mais il faut alors approfondir l’analyse.

La création de formes dans les systèmes chimiques trouve un grand intérêt dans toutes les applications impliquant une réactivité qui soit fonction de la localisation dans le système considéré. Il ne faut pas oublier que la chimie, on dira communément la biochimie, est à l’œuvre dans les êtres vivants et de nombreux chercheurs suggèrent que les processus de réaction- diffusion joueraient un rôle dans le développement de formes et de motifs chez les embryons, ce qu'on appelle la morphogenèse. Cette idée était d'ailleurs la motivation initiale de Turing.

Dans la partie la plus popularisée de ses travaux, J.D. Murray autre mathématicien britannique, s'efforce de rendre compte de la diversité des motifs sur le pelage des mammifères : par exemple rayures du zèbre, taches du léopard. Pour lui, l'organisation en taches ou en bandes serait liée à une distribution spatiale de la concentration d'un morphogène. Cette distribution résulterait d'une instabilité de réaction-diffusion de type Turing et constituerait un prémotif, formé très tôt au cours du développement embryonnaire. Celui-ci serait figé puis « lu » à un stade ultérieur. Le motif final sur le pelage des mammifères ne ferait que refléter ce prémotif : la forte ou la faible concentration de morphogène, suivant la position considérée dans le prémotif, influencerait la localisation ultérieure des mélanocytes (cellules sécrétrices du pigment, la mélanine)7. La figure 6 compare un motif chimique complexe que nous pouvons facilement reproduire dans nos réacteurs spatiaux ouverts avec les motifs du pelage du léopard, la similitude est quelque fois saisissante.


Figure 6 : Analogie biologique : Motif chimique complexe pouvant simuler des motifs observés sur la fourrure du léopard lors la réaction CIMA est mise en œuvre dans un réacteur

spatial ouvert. L’image de gauche est le résultat brute de l’expérience de chimie, l’image centrale correspond à la colorisation de l’observation expérimentale, l’image de droite correspond au dos d’un léopard.

D’une façon similaire Hans Meinhardt, biologiste théoricien allemand, est capable de reproduire avec une étonnante similitude les motifs les plus complexité observés sur une grande variété de coquillages à partir de modèles des réaction-diffusion fondés sur ce qui est connu de la physiologie des mollusques et des mécanismes de sécrétion des coquilles et des pigments.8

Aussi troublant que puissent être les analogies, elles n’en constituent pas des preuves des mécanismes mis en œuvre. Comme nous l’avons vu le caractère universel des instabilités brisant les symétries ne permettent pas de les attribuer de façon univoque à un mécanisme particulier mais seulement que le modèle mathématique ou expérimental appartient à la même classe

 J.D. Murray, « Mathematical biology », Springer (1993).
 
H. Meinhardt, « The algorithmic Beauty of Sea Shels », Spriger (1995).

d’instabilité. Les approches en termes de systèmes de réaction-diffusion des systèmes biologiques ne peuvent être considérés que comme des approches minimales ou simplifiées servant de support à la réflexion. Dans les systèmes biologiques réels bien d’autres mécanismes physiques sont connus pour intervenir dans les processus de morphogenèse telles que la tension superficielle, l’élasticité des tissus, la pression capillaire, les champs électriques et le champ gravitationnel. Toutes choses qui peuvent rendent le système encore plus non linéaire donc élargissant singulièrement les différentes voies pour que ces systèmes s’organiser spontanément dans le temps et dans l’espace. Le dernier mot au biologistes pour l’identification des couples antagonistes agissant respectivement comme activateur local et comme inhibiteur à longue portée, c’est un travail qui est encore loin d’être achevé.

Annexes : expériences de chimie

Recette 1 : Réaction chimique oscillante. Cette réaction initialement proposée par T.S. Briggs et C.W.Raucher9 produit de spectaculaires changements périodiques de couleur de l’incolore au jaune-orangé puis au bleu. Préparer les trois solutions de base suivantes puis mélanger des volumes égaux de ces trois solutions dans un flacon :

Solution 1 – eau oxygénée [H2O2]=3,2M + acide perchlorique [HClO4]=0,17M

Solution 2 – acide malonique [CH2(COOH)2]=0,15M + sulfate de manganèse [MnSO4]=0,024M + [Thiodène]=20g/litres, indicateur coloré de iodomètrie dérivé de l’amidon fabriqué par Prolabo

Solution 3 – iodate de potassium [KIO3]=0,14M

Ne pas boucher le flacon durant l’expérience car il se produit un fort dégagement d’oxygène

Recette 2 : Structures spatiales – ondes d’excitabilité de la réaction BZ. Des structures « cibles » ou « spirales » peuvent être obtenues en mélangeant, dans les proportions les instructions indiquées, les solutions suivantes :

Solution 1 – bromate de potassium [KBrO3]=0,6M + acide sulfurique [H2SO4]=0,6M Solution 2 – acide malonique CH2(COOH)2]=0,48M
Solution 3 – bromure de potassium [KBr]=0,007M
Solution 4 – ferroïne, indicateur redox solution commerciale à 0,025M

Mélanger dans un flacon les volumes suivants (en cm3) des différentes solutions 14 de 1, 7 de 2, 2 de 3.Boucher le flacon. Il se forme alors du brome reconnaissable à sa couleur brune. Continuer à agiter jusqu’à disparition de toute coloration brune puis seulement ajouter 1cm3 de 4. Verser le mélange rouge sombre en couche mince (1mm d’épaisseur environ) dans une boite de Pétri. Recouvrir la boite d’une plaque transparente pour éviter les courants d’air. Observer les ondes bleues apparaître après quelques minutes. « Déchirer » ces ondes pour obtenir des spirales

11

 T.S. Briggs et C.W.Raucher, J. Chem. Educ. 496,50,1973.


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LES MATÉRIAUX MOLÉCULAIRES

 

 

 

LES  MATÉRIAUX  MOLÉCULAIRES

 

Texte de la 240e conférence de l’Université de tous les savoirs donnée le 27 août 2000.Les matériaux moléculaires ou : de la molécule au matériau …par Michel Verdaguer Il est trivial de dire que la notion de matériau a scandé l’histoire de l’humanité : les « âges » qui structurent l’histoire de l’homme portent le nom de matériaux : âge de la pierre, âge du bronze, âge du fer, âge du silicium ou du nylon. Un seul de ces matériaux est un matériau (macro)moléculaire, c’est le nylon, mais c’est le plus récent, le plus complexe, le plus seyant[1]. Qu'est-ce qu'un matériau moléculaire ? Avant toute chose, il est souhaitable de définir ce que l’on entend par matériau moléculaire. Un matériau moléculaire est un matériau constitué de molécules[2]. Une molécule est un ensemble d’atomes reliés entre eux par des liaisons chimiques covalentes. Un matériau est une substance utile qui, convenablement mise en forme, est insérée dans un dispositif pour y remplir une fonction grâce à ses propriétés. C'est souvent un solide. Les matériaux moléculaires sont d'une grande diversité, de la nappe de l’incroyable pique-nique du 14 juillet 2000 (composite de polymères) aux dispositifs d’affichage des écrans de micro-ordinateurs (cristaux liquides). Les matériaux moléculaires parmi les autres matériaux Les grandes classes de matériaux utilisés par l'homme sont les métaux, les céramiques, les polymères[3]. Cette classification, pour une part arbitraire, ne comporte pas de matériau moléculaire au sens strict. Mais les polymères sont des molécules géantes (macromolécules). Chaque type de matériau a des propriétés caractéristiques (mécaniques, physiques, chimiques), correspondant à la structure et au type de liaison concerné : les métaux (liaison métallique) sont des assemblages d'atomes. Ils sont conducteurs, durs, à température de fusion élevée, malléables, ductiles, denses, réfléchissants et opaques. Les céramiques (liaison ionique) sont des assemblages d'ions isolants, réfractaires, denses, résistants mécaniquement et thermiquement mais cassants et fragiles. Les polymères (liaison covalente) sont légers, faciles à mettre en forme, isolants, peu rigides, souvent peu stables à la température. Quand un besoin n'est pas couvert par les grandes classes de matériaux, on fait appel à des composites, mélange complexe de matériaux ou on en crée de nouveaux. Il existe une véritable science des matériaux qui les étudie, les améliore et les crée[4]. Parmi les matériaux nouveaux, figurent précisément les matériaux moléculaires. Contrairement aux céramiques et aux métaux, obtenus à très haute température (donc coûteux en énergie), les matériaux moléculaires et les polymères sont obtenus dans des conditions douces de température et de pression. Ils sont légers, transparents, souvent délicatement colorés, faciles à mettre en forme ; ils sont souvent biocompatibles, biodégradables, recyclables. Dans le cycle des matériaux (Fig. 1), où le souci de l'environnement grandit, ces dernières propriétés sont importantes. Les matériaux moléculaires sont cependant fragiles et peuvent vieillir rapidement (sensibles à l'air, à la lumière …). Les matériaux moléculaires dans l’histoire Un matériau répond le plus souvent à un besoin, individuel ou social. Dans l'histoire, l'apparition de nouveaux matériaux correspond à l'évolution des besoins et à la capacité de l'homme à maîtriser le processus de fabrication du matériau[5] (Fig. 2). La protection contre les éléments est à l'origine de l'utilisation des matériaux moléculaires que sont les fibres naturelles végétales (lin, chanvre, coton à base de cellulose), ou animales (laine, soie à base de polypeptides), les fibres modifiant la matière première naturelle (soie artificielle, nitrate et acétate de cellulose …) ou plus tard les fibres purement synthétiques (nylons)[6]. L'évolution du naturel au synthétique est une constante dans l'histoire des matériaux moléculaires : la nature et les systèmes biologiques sont une source permanente d'exemples, d'inspiration et d'espoir. L'époque contemporaine marque l'accélération vers l'utilisation de matériaux complexes, notamment moléculaires. Le coût des matériaux moléculaires La figure 3 indique le coût des matériaux dans diverses branches industrielles, exprimé en euros par kilogramme. Les matériaux moléculaires interviennent peu dans les industries de la construction. Mais dès que le poids devient un critère de choix (emballage, transport), quand les autres exigences deviennent complexes (équipement sportif, santé …), ils prennent une place importante. Les multiples travaux fondamentaux et appliqués pour leur production industrielle contribuent à l'élévation du coût par unité. Par exemple, les lentilles de contact sont de petits chefs-d'œuvre de transparence, de légèreté, de précision optique et mécanique … Comment créer un matériau moléculaire ? L'élaboration d'un matériau est un long processus qui va de la matière première au produit[7]. Nous n'abordons ici que deux aspects fondamentaux : a) la liaison covalente sur laquelle repose l'existence de molécules stables (dihydrogène, H2 ou fluorure d'hydrogène, HF) et b) les interactions intermoléculaires sur lesquelles repose la construction des solides moléculaires. Nous n'abordons pas les problèmes très importants de mise en forme qui permettent de passer du système moléculaire doté des propriétés requises au matériau. L'existence d'une molécule repose sur l'interaction des atomes qui la constituent. Par combinaison et recouvrement des orbitales atomiques se forment des orbitales moléculaires qui décrivent les électrons dans la molécule[8]. Dans H2, les deux orbitales atomiques forment deux orbitales moléculaires ; les deux électrons se placent dans l'orbitale moléculaire de plus basse énergie (dite liante). L'orbitale la plus haute reste vide (antiliante). La molécule est plus stable que les atomes séparés. Les électrons de la liaison forment un doublet liant. Ils sont également partagés par les deux atomes. La liaison est dite covalente. Pour la casser, il faut fournir une grande quantité d'énergie (environ 450 kiloJoules par mole – ou kJ mol-1 – ; la mole est l'unité de quantité de matière. Au contraire, la molécule HF est formée par deux atomes différents : le fluor et l'hydrogène dont l'énergie des orbitales est différente. La liaison HF est encore plus forte que celle de H2 : 550 kJ mol-1. Mais le doublet de la liaison n'est plus partagé de manière égale entre H et F, il est « attiré » par l'atome de fluor, plus électronégatif ; il apparaît un moment dipolaire électrique dirigé du fluor vers l'hydrogène ; la liaison devient partiellement ionique. Six autres électrons du fluor forment trois doublets non liants. Le dipôle électrique est à l'origine d'interactions intermoléculaires, d'autant plus fortes que le fluor est très électronégatif et que l'hydrogène, petit, peut s'approcher très près du fluor voisin. Ces liaisons hydrogène existent dans l'eau liquide ou solide (glace) où le moment dipolaire électrique O-H est également important. Ces interactions expliquent la structure de la glace et déterminent les températures de changement d'état : pour l'eau, la température d'ébullition Téb est élevée, 100° Celsius, à cause des liaisons hydrogène. Pour le dihydrogène, apolaire, les interactions sont au contraire très faibles (interactions de van der Waals) et la température d'ébullition est très basse (-253° C !). Lorsque l'on place du chlorure de sodium NaCl (sel de cuisine) dans l'eau, le cristal est dissocié et les ions positifs sodium Na+ (cations) et négatifs chlorure Cl- (anions) se « solvatent » i.e. s'entourent de molécules d'eau grâce à des interactions ion-dipôle : ceci est à la base des propriétés de solvant de l'eau et de ses extraordinaires propriétés de transport de matière en biologie et en géologie : l'eau dissout les matières polaires ou ioniques (par interaction hydrophile) et n'interagit pas avec les molécules (ou les parties de molécules) non polaires (par interaction hydrophobe). C'est de la structure et de la nature de la liaison dans les molécules et des interactions entre les molécules que naissent les propriétés, la fonction et l'intérêt du matériau[9]. Molécules et matériaux moléculaires au quotidien Nous utilisons chaque jour des matériaux moléculaires[10] : fibres textiles (vêtements), savons (lessives), cristaux liquides (affichage : montres, ordinateurs, thermomètres) pour ne prendre que trois exemples. Polyamides, polyesters[11] Les fibres textiles artificielles sont des (macro)molécules, formés par l'addition ou la condensation multiple de petites molécules identiques : il se forme de longues chaînes[12]. Les propriétés du matériau reposent sur la structure des molécules de départ, sur les interactions entre les chaînes, puis sur la mise en forme. Ainsi les polyamides sont des polymères obtenus par la création de groupements amide ou peptidique, R-CO-NH-R', tandis que les polyesters comportent des groupements esters, R-CO-O-R'. La liaison hydrogène dans les polyamides renforce les interactions entre les chaînes, donc les propriétés mécaniques des polymères, qui sont excellentes (Fig. 4). Par contre, elle permet l'interaction avec des molécules d'eau : le nylon, qui est un polyamide, retiendra l'eau davantage que les polyesters (qui pourront donc utilisés comme vernis, au contact de l'eau …). D'autres interactions entre les chaînes - par exemple des interactions de van der Waals entre les noyaux aromatiques dans le Kevlar (Fig. 4), améliorent les propriétés mécaniques : le Kevlar est utilisé dans les tissus de protection anti-balles … Le besoin en matériaux complexes conduit à la préparation de composites. Ainsi, la nappe du pique-nique de la méridienne du 14 juillet 2000 assemble astucieusement de nombreux matériaux moléculaires : fibres de cellulose naturelle, liées par pulvérisation avec une émulsion aqueuse d'éthylène-acétate de vinyle ; le support est imperméable en polyéthylène pour la face arrière, contrecollée avec une émulsion aqueuse de styrène-butadiène. L'impression est sérigraphique avec des encres dont le liant est à base de copolymère butadiène. L'épaississant est acrylique. Les encres contiennent des résines acryliques et des pigments minéraux et organiques exempts de métaux lourds[13]. Le revêtement du train à grande vitesse « Méditerranée », conçu par un grand couturier, est également un composite de matériaux moléculaires, intelligemment choisis et artistiquement disposés[14]. Savons dans les lessives[15] Les savons sont obtenus à partir de corps gras, formés à partir de glycérol et d'acides carboxyliques à longues chaînes aliphatiques -(CH2)n-CH3 (Fig. 5A). La stéarine traitée à chaud par une base donne un savon, l'anion stéarate. L'extrémité carboxylate est chargée et hydrophile, l'extrémité aliphatique est hydrophobe. Il s'agit d'une molécule amphiphile ou surfactant. La graisse n'est pas soluble dans l'eau, une tache de graisse sur un tissu ne se dissout dans l'eau pure. On place alors un savon dans l'eau (Figure 5B, Schéma 1) : l'extrémité hydrophobe interagit avec la graisse hydrophobe (2) ; l'extrémité hydrophile est solvatée par l'eau (3). Quand le nombre d'interactions devient suffisant, la graisse est entraînée en tout ou partie (4). Le nettoyage est évidemment favorisé par une température et une agitation adaptées. Les surfactants donnent une nouvelle illustration du remplacement des produits naturels (savons issus de graisses animales ou végétales) par des dérivés de synthèse : les carboxylates ne sont pas très solubles en présence d'ions sodium ou potassium des eaux de lavage « dures » et sont remplacés par des composés plus solubles comme le benzenesulfonate à chaîne branchée, obtenu à partir d'un sous-produit de l'industrie pétrolière le méthylpropène, de benzène et d'acide sulfurique. C'est l'un des « détergents anioniques » des lessives. Les savons illustrent aussi le souci de l'environnement : les chaînes branchées ne sont pas biodégradables et encombrent les eaux, d'où l'apparition sur le marché d'autres détergents « non ioniques », non branchés, tout aussi solubles grâce à des groupements fonctionnels alcool et éther (Fig. 5C). Cristaux liquides[16] Les cristaux liquides sont des matériaux moléculaires qui représentent un nouvel état de la matière, l'état mésomorphe, dont l'organisation est intermédiaire entre l'ordre tridimensionnel du cristal et le désordre relatif du liquide (Fig. 6A). Ils ne présentent pas de température de changement d'état liquide-solide mais des températures correspondant à des organisations intermoléculaires variées : nématiques, smectiques, … (Fig. 6B). Ces propriétés exceptionnelles reposent sur l'auto-organisation d'assemblées de molécules anisotropes, i.e. qui n'ont pas les mêmes propriétés dans les trois directions de l'espace (molécules allongées). La direction dans laquelle les molécules s'orientent en moyenne est appelée directrice. Les interactions entre les molécules qui conduisent à l'état mésomorphe sont faibles de type Van der Waals[17]. Lorsque l'on applique un champ électrique, les molécules s'orientent de manière à minimiser l'énergie du système. Si on place un cristal liquide entre deux plaques, l'une qui polarise la lumière, l'autre qui l'analyse, on peut disposer les polariseurs de manière à ce qu'aucune lumière ne passe (Fig. 6C). L'application d'un champ électrique oriente différemment les molécules et permet le passage de la lumière : le dispositif passe du noir à l'incolore (ou inversement), c'est le principe de l'affichage sur un écran. Des dispositifs électroniques de plus en plus élaborés (nématique « supertordu » et écrans « à matrice active » (où un transistor est associé à chaque domaine de cristal liquide) sont disponibles pour accélérer la vitesse d'affichage. Certains autres cristaux liquides (cholestériques chiraux) sont organisés de telle manière que la directrice tourne régulièrement autour d'un axe perpendiculaire à celle-ci. La directrice reprend la même orientation avec un pas p, dont dépend la réflexion de la lumière par le composé. Quand la température change, p varie (par contraction ou dilatation thermique) et le cristal liquide change de couleur : les thermomètres fondés sur ce principe sont très répandus. Élaboration de nouveaux matériaux fonctionnels L'un des problèmes importants posés aux laboratoires universitaires et industriels est la mise au point de nouveaux matériaux fonctionnels. Le concept de fonction est ici utilisé par opposition à celui de structure : le béton assure des propriétés structurales, le polymère des lentilles jetables assure de multiples fonctions : correction de la vue, transparence, perméabilité au dioxygène, hydrophilie). Les exemples ci-dessous montrent que la structure moléculaire contrôle les propriétés. Propriétés optiques La couleur des composés moléculaires est déterminée par la manière dont ils interagissent avec la lumière : ils peuvent la transmettre, la diffuser, la réfléchir de manière plus ou moins complexe en fonction de la structure moléculaire et de la microstructure du matériau[18]. Une lumière monochromatique de longueur d'onde l est constituée de photons d'énergie hn (h est la constante de Planck et n la fréquence de la lumière). La lumière visible correspond à des longueurs d'onde l comprises entre 400 et 800 nanomètres (nm). L'absorption de la lumière correspond à l'excitation d'un électron d'une orbitale moléculaire occupée vers une orbitale vacante. Seuls les photons dont l'énergie correspond exactement à la différence d'énergie entre les niveaux occupés et vacants sont absorbés. Par transmission, l'œil voit les longueurs d'onde non absorbées : si un matériau absorbe dans le rouge (600-800nm), il apparaît bleu par transmission. La structure des molécules peut être modifiée pour moduler les énergies des orbitales et donc la couleur. La garance, extraite de la racine de Rubia tinctorum, contient de l'alizarine qui peut être produite industriellement (Fig. 7). C'est la compréhension de la structure moléculaire des colorants (alizarine, indigo) qui a permis à l'industrie chimique allemande, à la fin du 19ème siècle d'asseoir sa suprématie dans ce domaine, en ruinant l'industrie d'extraction des colorants naturels[19]. Au-delà de la couleur, l'interaction de la lumière avec les matériaux a de multiples applications : l'absence d'absorption conduit à des matériaux transparents (polymères des lentilles oculaires[20] …) ; les crèmes de protection solaires ou les lunettes de soleil (verres photochromes[21]) protègent des rayons ultraviolets avec des molécules organiques conçues pour arrêter tout ou partie des rayons (écrans A, B …), comme l'ozone le fait dans la haute atmosphère. D'autres matériaux, asymétriques, traversés par une lumière de fréquence donnée, créent une lumière de fréquence double ou triple (matériaux pour l'optique non linéaire). D'autres systèmes émettent de la lumière par désexcitation d'une molécule excitée : ver luisant, diode luminescente, bâton lumineux chimiluminescent à base de luminol …). Le linge « plus blanc que blanc » existe bel et bien : il n'absorbe pas la lumière, il la diffuse et il en émet grâce à des additifs luminescents peroxygénés déposés sur les tissus par la lessive[22] ! Propriétés électriques La conductivité mesure la capacité d'un corps à conduire le courant. C''est l'une des grandeurs physiques qui varie le plus : plus de 20 ordres de grandeur entre les matériaux les plus isolants et les plus conducteurs. Les supraconducteurs ont même une conductivité qui tend vers l'infini. Les matériaux conducteurs métalliques sont généralement des métaux ou des oxydes. Les matériaux moléculaires sont pour la plupart isolants (s très faible), mais les chimistes ont réussi à transformer certains d'entre eux en conducteurs métalliques. L'idée est simple : en plaçant côte à côte un nombre infini d'atomes, on construit une bande d'énergie de largeur finie, formée d'une infinité de niveaux (ou d'orbitales) (Fig. 8, schémas 1-5). Quand la bande est vide et séparée en énergie des autres bandes (1), il y a ni électron, ni conduction. Quand la bande est pleine, chaque O.M. contient deux électrons qui ne peuvent se déplacer (isolant). Pour qu'il y ait conductivité, certains niveaux de la bande doivent être inoccupés (vacants ou partiellement vacants -3,4). Un semi-conducteur correspond au cas 5. La bande peut être construite par des orbitales atomiques du carbone dans un polymère comme le polyacétylène ou par l'empilement de molécules [tétrathiafulvalène (TTF) ou tétracyanoquinodiméthane (TCNQ)]. Le polyacétylène est isolant. Quand on l'oxyde, on enlève des électrons dans une bande qui devient partiellement occupée et le matériau devient conducteur. Il s'agit d'une discipline très active qui a valu le prix Nobel 2000 à trois chercheurs américains et japonais (A.J. Heeger, A.G. MacDiarmid, H. Shirakawa)[23]. Propriétés magnétiques[24] Ici encore les matériaux magnétiques traditionnels sont des métaux ou des oxydes (aimants domestiques, moteurs …). Les chimistes savent aujourd'hui construire des matériaux magnétiques moléculaires, à partir de complexes d'éléments de transition ou de radicaux organiques stables. À chaque électron est associé un spin S = 1/2 et un moment magnétique élémentaire. Les éléments de transition présentent 5 orbitales d où peuvent se placer 10 électrons. L'environnement chimique du métal constitué de molécules appelées ligands, permet de contrôler l'énergie des orbitales et la manière de les remplir avec des électrons : dans un complexe octaédrique ML6, par exemple, l'élément de transition est entouré de six molécules. La symétrie permet de prévoir que les cinq orbitales d dans le complexe sont séparées en deux familles : trois orbitales appelées t2g, deux orbitales appelées eg, séparées par une énergie ∆oct, variable avec les ligands. La théorie qui décrit le phénomène porte le joli nom de « champ cristallin » ou « champ des ligands ». Les électrons ont alors le choix : occuper le maximum d'orbitales (ce qui, pour les orbitales eg, coûte l'énergie ∆, ou se mettre en paire dans une même orbitale (ce qui coûte une énergie d'appariement P). Prenons l'exemple de 5 électrons (Fig. 9) : a) quand ∆ < P, le champ est faible et le spin est fort (S = somme des cinq spins parallèles = 5/2) ; b) quand ∆ > P, les électrons se regroupent par paires dans les orbitales t2g ; le champ est fort et le spin est faible (S = 1/2). Dans la situation intermédiaire où ∆ est à peu près égal à P, le complexe peut être de spin fort ou faible, en fonction des contraintes appliquées (température kT, pression, lumière). C'est le phénomène de transition de spin qui se manifeste par un changement de propriétés magnétiques et de couleur (car ∆ change lors de la transition). Quand la transition se manifeste à température ambiante et présente le phénomène dit d'hystérésis (la température de transition « spin fort-spin faible » (blanc-rouge, par exemple) est différente de celle de la transition inverse, spin faible-spin fort. Il existe un domaine de température où le système peut être spin fort (blanc, quand il vient des hautes températures), ou spin faible (rouge quand il vient des basses températures). C'est un système bistable, « à mémoire » en quelque sorte, qui « se souvient » de son histoire (thermique), utilisable pour l'affichage[25]. Au-delà de cet exemple, l'application de règles simples permet de construire des matériaux magnétiques. Quand deux électrons occupent deux orbitales sur deux atomes voisins A et B, trois situations existent : a) quand les orbitales se recouvrent, comme dans le cas de la molécule de dihydrogène, on obtient un couplage antiferromagnétique entre les spins (les spins sont d'orientation opposée, antiparallèle, le spin total ST = SA - SB = 0) ; b) quand les orbitales ne se recouvrent pas (elles sont orthogonales), les spins s'orientent parallèlement et le couplage est ferromagnétique S = SA + SB = 1) ; c) une situation amusante naît quand les orbitales se recouvrent et que le nombre d'électrons est différent sur A et B, alors ST = SA - SB ≠ 0, le spin résultant est non nul. Paradoxalement et dialectiquement, l'antiferromagnétisme engendre son contraire, un magnétisme résultant. Cette idée a valu le prix Nobel à Louis Néel. En étendant de proche en proche l'interaction dans les trois directions de l'espace, jusqu'à l'infini, à une certaine température critique, TCurie, un ordre magnétique à longue distance apparaît où tous les grands spins sont alignés dans un sens et tous les petits spins sont alignés en sens inverse. C'est ainsi qu'en utilisant la stratégie des orbitales orthogonales [ i.e. avec du chromicyanure de potassium (3 orbitales t2g) combiné avec du nickel(II) (2 orbitales eg)], Véronique Gadet, à obtenu un aimant ferromagnétique avec une température de Curie, 90 Kelvins (K), supérieure à la température de liquéfaction de l'azote liquide, 77K[26]. En utilisant la stratégie du ferrimagnétisme, Sylvie Ferlay a obtenu un aimant qui s'ordonne un peu au-dessus de la température ambiante (42°C ou 315K)[27]. Deux points méritent d'être soulignés dans ce résultat : le caractère rationnel de l'approche et la possibilité qu'il offre désormais de passer aux applications pratiques des aimants à précurseurs moléculaires. Un exemple est donné sur la figure 10. L'aimant à précurseur moléculaire est dans une ampoule dans un gaz inerte (argon) car exposé à l'air, il perd ses propriétés. Il est suspendu à un point fixe, comme un pendule. Quand il est froid, il est attiré par un aimant permanent (1). En ce point, il est chauffé par un faisceau lumineux (lampe, soleil). Quand sa température dépasse la température d'ordre, il n'est plus attiré par l'aimant et repart vers la verticale (2). Hors du faisceau, l'air ambiant le refroidit (3) et il est à nouveau attiré : d'où un mouvement oscillant où l'énergie lumineuse se transforme en énergie mécanique, en utilisant deux sources gratuites d'énergie : l'énergie solaire et l'air ambiant. Des millions de cycles ont ainsi été effectués sans fatigue du système. La recherche de nouveaux matériaux magnétiques moléculaires est très active, au niveau national et international. Certains matériaux sont capables de présenter plusieurs fonctions (magnétisme modulé par la lumière pour l'enregistrement photomagnétique)[28], aimants optiquement actifs (qui font tourner à volonté la lumière polarisée soit à droite soit à gauche)[29] … Matériaux pour l’électronique moléculaire[30] L'un des développements le plus excitant est celui des matériaux pour l’électronique moléculaire. Sous ce terme se cachent diverses interprétations : matériaux moléculaires pour l'électronique (dont les cristaux liquides ou les polymères sont des exemples) ou l'électronique à l'échelle de la molécule. Tous les exemples que nous avons cités jusqu'à présent faisaient intervenir des ensembles macroscopiques de molécules, i.e. des moles de molécules. La recherche se développe pour concevoir et réaliser des molécules se prêtant à des expériences d'électronique sur une seule entité moléculaire avec notamment des techniques de microscopie à champ proche (où la molécule joue le rôle de conducteur, de diode, de photodiode …). Par exemple le mouvement de miniaturisation de l'électronique (électronique portable, enregistrement de quantités de plus en plus grande d'information sur des surfaces de plus en plus petites, calcul quantique …) peut aboutir à la mise au point de dispositifs permettant de stocker l'information à l'échelle ultime, celle d'une seule molécule[31]… Le présent se conjugue déjà au futur. Conclusion Dans un monde qui va vers plus de complexité, le développement des matériaux moléculaires n'en est qu'à son début. Les possibilités offertes par la flexibilité de la chimie moléculaire et supramoléculaire qui ont ouvert ce cycle de leçons[32], la chimie des métaux de transition et la chimie du carbone, sont pour l'essentiel inexplorées mais immenses[33]. La compréhension fondamentale et pluridisciplinaire des propriétés de la matière, la capacité du chimiste à maîtriser la synthèse pour obtenir les propriétés souhaitées peuvent permettre de répondre de mieux en mieux aux nouveaux besoins de l'homme et de la société. À eux d'en faire bon usage. Remerciements Ce travail sur les matériaux moléculaires a été alimenté par de nombreuses discussions dans mon équipe, dans mon laboratoire et dans les nombreux établissements que j'ai fréquentés et financé par le Ministère de l'Education Nationale, le C.N.R.S., les contrats européens M3D et Molnanomag, l'ESF (Molecular Magnets). Les expériences ont été préparées par F. Villain. Les matériaux présentés ont été aimablement prêtés par de nombreux fournisseurs auxquels je suis reconnaissant. Je dédie cette contribution à la mémoire de deux scientifiques français dont j'ai beaucoup appris, Olivier Kahn décédé en décembre 1999 et Louis Néel, prix Nobel de Physique 1970, dont j'apprends la disparition.
[1] Elsa Triolet, L’âge de nylon, Œuvres romanesques croisées d'Elsa Triolet et d'Aragon, Robert Laffont, Paris, 1959. [2] Jacques Simon, Patrick Bernier, Michel Armand, Jacques Prost, Patrick Hémery, Olivier Kahn, Denis Jérôme, Les matériaux moléculaires, p. 401-404, La Science au présent, Tome II, Encyclopædia Universalis, 1992. P. Bassoul, J. Simon, Molecular materials, Wiley, New York, 2000. [3] J.P. Mercier, G. Zambelli, W. Kurz, Introduction à la science des matériaux, Presses polytechniques romandes, Lausanne, 1999. [4] R.E. Hummel, Understanding Materials Science, Springer, Berlin, 1998. [5] André Leroi-Gourhan, L'homme et la matière, Albin Michel, Paris, 1971. B. Bensaude-Vincent, I. Stengers, Histoire de la chimie, La découverte, Paris, 1993. [6] Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, article Textiles (Fibres). Pour la Science, N° spécial, Fibres textiles et tissus biologiques, Décembre 1999. [7] Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, article Matériaux. [8] Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, articles Liaisons chimiques et Molécule. J.P.Malrieu, ce volume. L. Salem, Molécule, la merveilleuse, Interéditions, Paris, 1979. Y. Jean, F. Volatron, Atomistique et liaison chimique, Ediscience, Paris, 1995. T. A. Nguyen, Introduction à la chimie moléculaire, École Polytechnique, Ellipses, 1994. [9] P.W. Atkins, Molecules, Freeman, New York, 1987 et traduction française. [10] Ben Selinger, Chemistry in the Market Place, Harcourt Brace, Sidney, 1998. [11] Jean Bost, Matières plastiques (Tomes I et II), Technique et Documentation, Paris, 1985. Groupement Français des Polymères, Les polymères, Paris. [12] Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, articles Macromolécules, Polymères et Textiles (Fibres). [13] Communication de la société Fort Williams (Lotus), Gien. [14] Communication du service commercial de la SNCF, Paris. [15] Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, article Corps gras. Ben Selinger, Chemistry in the Market Place, Harcourt Brace, Sidney, 1998. [16] Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, article Cristaux liquides et Mésomorphe (État). [17] Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, article Van der Waals. [18] Encyclopædia Universalis, Paris, 1990, article Couleur. [19] Pour la Science, Dossier « La couleur », Avril 2000, notamment G. Bram, N. T. Anh, L'avènement des colorants synthétiques p. 52. [20] Communications de la société Ciba, Paris. [21] Communications de la Société Essilor, Paris. [22] Ben Selinger, Chemistry in the Market Place, Harcourt Brace, Sidney, 1998. [23] L'actualité Chimique, Société Française de Chimie, Novembre 2000, p. 64. [24] O. Kahn, Molecular Magnetism, VCH, New York, 1993. M. Verdaguer et al., Images de la Physique, CNRS, Paris, 2000. [25] O. Kahn, Magnétisme moléculaire, La Recherche, Paris, 1994. [26] V. Gadet et al., J. Am. Chem. Soc. 1992, 114, 9213-9214. [27] S. Ferlay et al. Nature, 378, 701, 1995. [28] M. Verdaguer, Science, 272, 698, 1996. A. Bleuzen, J. Am. Chem. Soc., 2000, 122, 6648. C. Cartier ibid. 6653. d) H. Hashimoto et al. ibid 704. [29] M. Gruselle, C. Train travail en cours. [30] M.C. Petty, M.R. Bryce, D. Bloor, Molecular Electronics, Edward Arnold, Londres, 1995. J. Jortner, M. Ratner, Molecular Electronics, I.U.P.A.C., Blackwell Science, 1997. [31] D. Gatteschi, R. Sessoli et al. Nature 1993, 365, 141. V. Marvaud, travail en cours. [32] J.M. Lehn, Chimie supramoléculaire, VCH, New York, 1997. T.A. Nguyen, J.M. Lehn, ce volume. [33] Dossier : 1999, Année internationale de la chimie, Pour la Science, Décembre 1999, p. 69-84 : J.M. Lehn, J.P. Launay, T. Ebbesen, G. Ourisson … La Science au présent, Encyclopædia Universalis, 1998 ; a) M.W. Hosseini, b) J.P. Sauvage, ; c) P. Bernier.

 

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physique - par Viviane Thivent dans mensuel n°403 daté décembre 2006 à la page 52 (2449 mots) | Gratuit
Qui a dit que la science russe n'était plus compétitive ? Aujourd'hui, le laboratoire de physique nucléaire de Doubna revendique le record de l'élément chimique le plus lourd jamais fabriqué : 118 protons. Une quête qui se poursuit depuis plus de cinquante ans. Reportage.

Voilà deux heures que le train a quitté Moscou pour filer vers le nord. Il atteindra bientôt Doubna, une ville de 70 000 habitants traversée par la Volga. C'est là qu'une équipe internationale de physiciens affirme avoir fabriqué, en 2003 et en 2005, le plus lourd noyau atomique jamais observé : celui de l'élément 118, baptisé par le nombre de protons qu'il contient. Ces résultats viennent d'être publiés dans une revue scientifique spécialisée en physique nucléaire [1] . Certes, tant qu'aucun autre laboratoire ne les aura reproduits, la prudence reste de mise lire « Une fraude lourde », p. 55. Néanmoins, en l'état actuel des choses, l'Institut commun pour la recherche nucléaire JINR, selon le sigle anglais, fleuron de la science soviétique, semble se maintenir au plus haut niveau dans la nouvelle époque russe.

La gare de Doubna est située dans un quartier résidentiel dont certaines maisons sont abandonnées. Sur un pan de mur, une banderole ondule. On y lit : « 1956-2006 : 50th anniversary of the JINR ». Créé il y a cinquante ans sous l'impulsion de plusieurs pays communistes, le JINR avait pour vocation de concurrencer le tout jeune CERN, fondé à Genève en 1954 [2] . Le laboratoire de Doubna prit alors un statut international : près de mille chercheurs russes, chinois, vietnamiens, allemands ou polonais s'installèrent dans la ville. Leur mission ? Effectuer des avancées significatives en physique fondamentale.

Goutte liquide
Sur le chemin du JINR, on croise une statue de Georgii Flerov. C'est lui qui, en 1940, a pour la première fois observé la fission spontanée d'un élément chimique : de l'uranium-238 s'était divisé sans qu'aucune énergie extérieure ne lui soit apportée. De quoi compléter les observations de fission faites à l'Institut Kaiser-Wilhelm de Berlin : en 1938, Otto Hahn, Lise Meitner et Fritz Strassmann avaient en effet montré qu'un noyau d'uranium, bombardé par un flot de neutrons, pouvait se scinder en deux parties plus ou moins égales.

Cette découverte, qui valut un prix Nobel à Hahn, permit à un Danois, Niels Bohr, et à un Américain, John Wheeler, de proposer le premier modèle descriptif du noyau [3] . Celui-ci s'apparenterait à une goutte liquide : il n'aurait pas de structure interne ; ses constituants, des particules chargées protons ou neutres neutrons, s'agenceraient simplement de manière à équilibrer les forces attractives, issues de l'interaction nucléaire forte, et celles, répulsives, engendrées par les interactions électromagnétiques entre particules de même charge.

Pour les petits noyaux, l'équilibre est atteint lorsque le nombre de neutrons est égal à celui des protons. En revanche, quand le noyau devient plus gros à partir du chlore, qui contient 17 protons, la proportion de neutrons nécessaire pour stabiliser l'ensemble doit être plus importante. Le plomb possède ainsi 82 protons et 126 neutrons. Quoi qu'il en soit, plus un noyau est gros, moins il est stable. Ce phénomène expliquerait, entre autres, qu'un atome aussi massif que l'uranium-238 92 protons et 146 neutrons puisse se diviser spontanément.

L'entrée du JINR est sobre. À l'intérieur, deux militaires vérifient l'identité des visiteurs. Il s'agit d'un centre de recherche civil, certes, mais qui abrite aussi un réacteur nucléaire et quelque 70 kilogrammes de plutonium. Avec ses espaces verts et ses grands bâtiments blancs d'inspiration romaine - les sept laboratoires de Doubna -, l'intérieur ressemble à un campus américain. C'est sur ce site long de 3 kilomètres qu'en 1960 fut construit le deuxième accélérateur à ions lourds du monde, le premier ayant vu le jour deux ans auparavant à Berkeley.

L'énergie employée à l'époque dans cette course aux grands appareils était à la mesure des espoirs qu'ils véhiculaient. Car en 1939 Bohr et Wheeler n'avaient pas seulement proposé le modèle de la goutte liquide : ils avaient aussi calculé que des noyaux pouvaient se former, transitoirement, avec jusqu'à 100 protons. Or, l'élément naturel contenant le plus grand nombre de protons, l'uranium, n'en possède que 92 : au moins 8 éléments chimiques restaient donc à découvrir !

Accélérateur d'ions lourds
Entre 1940 et 1953, Glenn T. Seaborg et ses collaborateurs du laboratoire Lawrence Berkeley, fabriquent les huit premiers, en bombardant de l'uranium avec un flot continu de neutrons. En captant des neutrons, les atomes d'uranium entament une décroissance bêta : un neutron se transforme en proton en émettant un électron et un antineutrino * . Cela permet d'augmenter artificiellement le nombre de protons présents dans un noyau mais, paradoxalement, pas celui des neutrons. Au-delà du fermium qui contient 100 protons, les noyaux contiennent trop peu de neutrons pour être formés.

D'où l'idée de bombarder les noyaux, non plus avec des neutrons isolés, mais plutôt avec des assemblages de neutrons et de protons : des ions. En cas de fusion, les noyaux obtenus devraient être moins pauvres en neutrons que ceux fabriqués jusque-là. Le concept d'accélérateurs à ions lourds est né.

Dans les années 1960, grâce à ces instruments, les éléments 101, 102, 103, 104, 105 et 106 sont découverts coup sur coup, à Berkeley et à Doubna. La compétition est si serrée qu'attribuer la paternité de certaines synthèses à l'un ou l'autre de ces laboratoires relève du casse-tête. Cette rivalité permet en tout cas la fabrication d'une grande diversité de noyaux instables, des agrégats présentant la même quantité de protons mais dont le nombre de neutrons diffère : des isotopes.

Entre-temps, les physiciens ont constaté que certains isotopes, ceux contenant 2, 8, 20, 28, 50 ou 82 protons, ou 2, 8, 20, 50, 82 ou 126 neutrons, sont plus stables que prévu. Il faut reconsidérer le modèle de la goutte liquide : en 1949, Maria Goeppert-Mayer aux États-Unis et Hans Jensen en Allemagne ont proposé un modèle de noyau « en couches » [4] . Les protons et les neutrons seraient agencés en couches contenant des nombres variables de particules. Ces nombres où l'on observe une meilleure stabilité nucléaire, que les physiciens nomment « nombres magiques », correspondraient à la quantité de protons ou de neutrons nécessaires au remplissage

complet des couches successives. Un noyau dont les couches de protons et de neutrons sont

pleines est dit « doublement magique ».

Dans le sillage de ces travaux, les théoriciens refont leurs calculs. « En 1966, nous trouvons que les noyaux devraient recouvrer une certaine stabilité aux alentours de 108 protons et 162 neutrons, ainsi que vers 114 protons et 184 neutrons [5] », explique F. Gareev, un théoricien de Doubna qui se bat depuis plusieurs années pour être reconnu comme l'un des pères de cette découverte [6] .

À l'époque, la nouvelle enthousiasme la communauté : elle suggère que des éléments, peut-être stables, caractérisés par des propriétés chimiques encore inconnues, restent à découvrir ! En 1969, l'Allemagne construit, à Darmstadt, son propre accélérateur d'ions lourds, le GSI Gesellschaft für Schwerionenforschung mbH ;

le Japon fait de même au Riken, à Tokyo.

Il faut attendre les années 1980 pour que les Allemands réussissent enfin à fabriquer les éléments 107 à 112, grâce à la « fusion froide » : le plutonium des cibles est remplacé par des éléments « magiques » tels que le plomb-208 82 protons et 126 neutrons ou le bismuth-209 83 protons et 126 neutrons. Les projectiles utilisés, eux, sont des ions lourds, du titane-50 au zinc-70. Les noyaux du plomb ou du bismuth étant doublement magiques, l'énergie du système qui fusionne est faible, d'où la « froideur » toute relative du procédé. Ces découvertes sont ensuite confirmées au Riken, où l'on observe aussi la formation d'un élément 113.

Un physicien « nobélisable »
Comme escompté, une meilleure stabilité est observée à proximité de l'élément 108. Celle-ci reste cependant relative puisque la demi-vie de l'isotope le plus stable n'excède pas 3,6 secondes. Quant à l'élément 114, le laboratoire Flerov des réactions nucléaires du JINR a annoncé l'avoir fabriqué le premier en 1999.

Ce laboratoire est proche de l'entrée du JINR. À l'intérieur, les murs sont couverts de portraits de Flerov, seul, ou accompagné de son « disciple », Yuri Oganessian, membre de l'Académie des sciences, dont certains ici assurent qu'il obtiendra un prix Nobel pour la découverte du 114. C'est lui qui conduit la visite.

Quelques personnes arpentent les couloirs. Pas un étudiant. « L'argent manque pour recruter... », explique Y. Oganessian. Seulement cinq cents personnes travaillent au JINR, soit la moitié des effectifs prévus il y a cinquante ans.

Au sous-sol, notre guide pénètre dans une immense pièce, où se trouve un accélérateur de 400 mètres de long. « C'est ici que nous fabriquons les noyaux de 114, 115, 116 et 118. Les expériences durent au moins un mois. » Une durée indispensable, étant donné la faiblesse des probabilités de fusion nucléaire. Y. Oganessian commence sa démonstration : « Ni les Allemands ni les Japonais n'ont dépassé le seuil des 113 protons parce que leurs noyaux sont trop pauvres en neutrons. » Le plus lourd des isotopes allemands de l'élément 112 contient en effet 165 neutrons ; le pic de stabilité, lui, est attendu pour 184 neutrons. Les superlourds produits au GSI ou au Riken sont donc, par essence, fragiles.

« Pour pallier ce problème, nous utilisons comme

projectile le plus lourd des noyaux doublement magiques : le calcium 48 qui contient 20 protons et 28 neutrons », dit-il. Un composé coûteux car rare : sur Terre, 0,187 % du calcium est constitué de cet isotope. « Une fois accélérés, ces ions frappent une cible tournante contenant les plus lourds isotopes disponibles du plutonium, de l'américium, du curium, ou encore du californium. Il s'agit d'une fusion chaude, effectuée à plus haute énergie que la fusion froide. »

Les superlourds fabriqués ainsi à Doubna sont identifiés de façon indirecte. Voici le principe : un noyau très lourd, s'il ne fissionne pas immédiatement, se décompose en émettant une particule alpha, composée de deux protons et de deux neutrons. Par émissions successives de particules alpha, un noyau de l'élément 115 devient alors un 113 puis un 111, un 109, un 107 et, enfin, un 105. En comptant le nombre de particules alpha émises, en mesurant leur énergie et le temps d'émission, on peut retrouver l'identité du noyau originel.

Trente ans de réglages ont été nécessaires pour en arriver là. « Et à ce jour, nous avons observé quatre isotopes pour les éléments 114, 116 et 112 ; et nous sommes certains d'avoir formé un noyau de l'élément 118 à trois reprises », assure Y. Oganessian. Un succès qu'il faut nuancer. Car les résultats du JINR, aussi fouillés soient-ils, doivent être confirmés.

« Le dernier maillon de ces chaînes de désintégration alpha échappe à l'identification car il fissionne », explique Bertram Blank, de l'université de Bordeaux.Or, la fission engendre une perte variable de neutrons. Du coup, la nature de l'isotope initial ne peut être retrouvée en considérant les seuls résidus de fission.

« Les réactions effectuées à Doubna posent aussi des problèmes de sécurité, selon Fritz Peter Hessberger, du GSI. Il faut en effet adapter les instruments à l'utilisation des éléments cibles particuliers qu'ils emploient. C'est pourquoi les expériences de Doubna n'ont pas encore été reproduites par d'autres laboratoires. » Jusqu'à maintenant. En effet, en 2005, une équipe du GSI, dirigée par Sigurd Hofmann, a commencé à bombarder une cible d'uranium avec un faisceau de calcium-48. « Et nous avons observé un événement : la fission d'un noyau 112 », annonce S. Hofmann. Un résultat qui va dans le sens des allégations de Y. Oganessian et de son équipe [7] .

Superlourd naturel
Les noyaux formés par fusion chaude restent cependant trop pauvres en neutrons pour atteindre l'îlot de stabilité du 114. « En attendant de trouver une solution pour enrichir ces éléments en neutrons, il serait intéressant de synthétiser tous les isotopes de superlourds situés entre ceux fabriqués par fusion froide ou chaude », explique S. Hofmann. Combler ces manques dans les données permettrait d'améliorer la qualité des prédictions théoriques concernant la position de l'îlot de stabilité.

Car depuis les années 1960 les modèles sont devenus plus complexes. Et selon les approches utilisées la position de l'îlot de stabilité varie. Il pourrait apparaître avec, non pas seulement 114, mais 120, 122 ou 126 protons [8] . « Ces quantités correspondent aux plus forts effets de couche escomptés, mais cela ne signifie pas pour autant que les superlourds de ces îlots soient stables : la charge, la masse peuvent aussi influencer la durée de vie », poursuit Y. Oganessian. « Du coup, la stabilité atteinte par ces noyaux est discutée. Ont-ils juste une longue durée de vie ? Ou sont-ils complètement stables ? » s'interroge Antonio Villari, du Grand Accélérateur national d'ions lourds de Caen. Mais dans ce cas pourquoi n'en trouve-t-on pas dans la nature ? Seraient-ils trop rares pour être détectés ? Ou n'existent-ils simplement pas ?

Pour en avoir le coeur net, une équipe franco-russe a lancé l'an dernier une expérience visant à détecter un superlourd naturel [9] . « On sait que l'élément 108 se comporte chimiquement comme l'osmium, explique Chantal Briançon de l'IN2P3. Il est donc possible que quelques atomes de cet élément se trouvent mêlés, en quantité infime, à l'osmium. » L'idée est donc de placer un échantillon d'osmium dans un détecteur à neutrons installé lui-même dans le laboratoire souterrain de Modane, à l'abri de tout rayonnement parasite. « Nous avons déjà observé deux événements susceptibles d'être liés à la désintégration d'un élément 108. Il est cependant trop tôt pour conclure. »

Mais, pour Yuri Oganessian, l'enjeu est déjà ailleurs. Sa toute nouvelle création, Masha de l'acronyme anglais pour Analyseur de masse d'atomes superlourds devrait permettre d'étudier les propriétés physiques et chimiques des superlourds, en tout cas, de ceux dont la durée de vie le permet. Elle a d'ores et déjà permis de montrer des similitudes chimiques entre l'élément 112 et le mercure.

Un point sensible. Surtout depuis que des théoriciens ont calculé qu'au-delà de l'élément 112 les homologies physico-chimiques qui donnent sa cohérence à la table de Mendeleïev pourraient disparaître, ou être décalées. De quoi relancer l'idée que ces îlots de stabilité seraient régis par des lois physiques et chimiques encore insoupçonnées.

EN DEUX MOTS Depuis les années 1940, les physiciens nucléaires explorent les limites du tableau périodique des éléments chimiques. Alors que l'élément naturel le plus lourd, l'uranium, ne contient que 92 protons, ils sont parvenus à fabriquer des noyaux atomiques en contenant jusqu'à 113. Mais ceux-ci sont instables : ils se décomposent assez vite en se cassant, ou en émettant des noyaux d'hélium. Aujourd'hui la course qui opposait quelques grands laboratoires, aux États-Unis, en Russie, en Allemagne et au Japon semble arrêtée. Seuls les physiciens du laboratoire de Doubna paraissent en mesure de poursuivre : ils viennent d'annoncer la découverte des éléments 116 et 118. Leurs résultats restent toutefois à confirmer.

Par Viviane Thivent

 

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CHIMIE ORGANIQUE

 


Branche de la chimie consacrée à l’étude du carbone et de ses combinaisons.

Cycle du carbone
Au sein de la chimie, la chimie organique occupe une place prépondérante, du fait de la variété et du nombre presque illimité de composés à base de carbone. Plus d’un million de corps sont connus et ce nombre ne cesse de croître, et cela bien que les composés organiques ne renferment qu’un très petit nombre d’éléments différents : outre le carbone, on trouve principalement de l’hydrogène, de l’azote, de l’oxygène, des halogènes et, plus rarement, du soufre, du phosphore, etc.
Liaisons chimiques
Le nombre quasi illimité des composés organiques s’explique en partie par la propriété que possède le carbone tétravalent (de valence 4) de former des chaînes linéaires ou cycliques, qui constituent le squelette de la molécule sur lequel se greffent un ensemble de groupes fonctionnels ou d’autres atomes. L’existence de divers types d’isomérie (plane, stérique, optique, etc.) augmente encore considérablement le nombre de molécules imaginables.
1. Histoire de la chimie organique

1.1. « Force vitale » et alchimie

Jusque vers le milieu du xixe siècle, la chimie organique est limitée aux substances extraites des organismes vivants. On pense à l’époque que les corps organiques possèdent une « force vitale » qui les différencie des substances minérales et qui explique le peu de ressemblances notées entre ces deux types de substances.
Les alchimistes, cherchant l’élixir de longue vie et la pierre philosophale, capable de changer les métaux en or, mélangent intimement tous les éléments qu’ils trouvent ; cependant, ils distinguent les substances qui n’ont aucun rapport avec le règne vivant, telles que le soufre ou le salpêtre, de celles qui proviennent des organes vivants : viscères de crapaud, venin de serpent, etc. Ils font donc la distinction entre la chimie minérale et la chimie organique, comme l’écrit d’ailleurs Nicolas Lémery dans son Cours de chymie en 1690.
1.2. Les découvertes du xixe siècle

Laboratoire de Justus von Liebig
Laboratoire de Justus von Liebig
Laboratoire de Justus von LiebigLouis Joseph Gay-Lussac
Il est généralement admis que, élaborées par la « force vitale », les substances organiques forment une catégorie à part, et ne peuvent obéir aux mêmes règles que les substances minérales. La mise au point progressive de méthodes analytiques propres à l’étude des substances organiques par les chimistes français Eugène Chevreul, Louis Joseph Gay-Lussac, Louis Jacques Thénard, puis surtout par le chimiste allemand Justus von Liebig, va conduire le chimiste suédois Jacob Berzelius à étendre sa théorie électrique à la chimie organique (→ électrochimie). Mais Berzelius se heurte à une difficulté : la définition de la structure et de la polarité des radicaux, fondement de cette théorie.
On assiste à ce sujet, et pendant de nombreuses années, à d’interminables controverses, dont le résultat immédiat est qu’une même substance peut être représentée par plus de dix formules différentes.

August Kekulé von Stradonitz

En prouvant que dans un composé organique l’hydrogène (substance électropositive) peut être remplacé par le chlore (substance électronégative), le chimiste français Auguste Laurent porte un coup fatal à la théorie électrique. De nombreux travaux de première importance vont conduire ensuite à adopter les formules développées et à comprendre le lien profond qui existe entre la structure réelle d’un composé et sa formule développée. Parmi ces travaux, on peut citer la découverte de la tétravalence du carbone et de la formule développée du noyau benzénique par August Kekulé von Stradonitz, la découverte de la dissymétrie moléculaire des substances optiquement actives par Louis Pasteur, la mise en lumière de la notion de carbone asymétrique par Joseph Le Bel et Jacobus Van’t Hoff, ou les études d’Alexandre Boutlerov sur la structure des composés organiques.
En 1828, le chimiste allemand Friedrich Wöhler réalise la synthèse de l’urée à partir du cyanate d’ammonium. L’urée étant considérée alors comme un corps essentiellement organique, puisque découvert dans l’urine, cette première synthèse d’un corps organique à partir d’une substance minérale étonne le monde des savants. Cette découverte fondamentale marque la fin de la théorie vitaliste et le début de la chimie organique moderne. Cependant, à l’époque, elle ne parvient pas totalement à imposer partout l’idée que la « force vitale » n’est pas nécessaire pour fabriquer des substances organiques.

Marcellin Berthelot
De 1850 à 1865, le chimiste français Marcelin Berthelot, professeur au Collège de France, se consacre à la synthèse organique et reconstitue le méthane, l’alcool méthylique, l’acétylène et le benzène à partir de leurs éléments, et expose ses théories dans son livre intitulé Chimie organique fondée sur la synthèse (1860). Actuellement sont synthétisés environ un million de composés, parmi lesquels rares sont les produits que l’on trouve dans la nature.
2. La chimie du carbone

2.1. Liaisons simples et stabilité des composés organiques

Liaison chimique, orbitale moléculaireLiaison chimique, orbitale moléculaire
L’extraordinaire variété des composés étudiés en chimie organique tient à la propriété du carbone de pouvoir réaliser des liaisons de covalence avec lui-même et avec d’autres éléments comme l’hydrogène, l’oxygène et les halogènes. Le carbone permet ainsi de former des molécules de diverses tailles, notamment des macromolécules.
Les composés du carbone sont peu stables aux températures élevées ; en général, ils se décomposent à partir de 300 ou 400 °C ; le méthane (CH4), plus stable, commence à se décomposer en carbone et hydrogène vers 600 °C.
Suivant les conditions expérimentales, les produits de la décomposition peuvent être très variés ; plus une molécule est complexe, moins grande est sa stabilité thermique.
Pour en savoir plus, voir l'article liaison chimique.
2.2. Liaisons multiples

HydrocarburesHydrocarbures
L’atome de carbone peut également être réuni à d’autres atomes de carbone par des doubles liaisons (alcènes), des triples liaisons (alcynes) ou des liaisons plus complexes (délocalisation des électrons dans les composés aromatiques ou les diènes et polyènes conjugués). Cette faculté confère aux composés une réactivité remarquable et la possibilité d’introduire dans la molécule des hétéroatomes, notamment lors de réactions d’addition.
2.3. Les groupements fonctionnels

Un grand nombre de corps organiques possèdent un ensemble de propriétés communes ; ainsi se définit la notion de fonction, caractérisée par un groupement d’atomes : fonctions alcool (groupement OH), acide carboxylique (groupement COOH), etc. Dans la chaîne carbonée peuvent s’immiscer d’autres atomes, principalement d’oxygène ou d’azote.
3. Nomenclature des composés organiques

On commence par reconnaître le squelette d'atomes de carbone de la molécule et par lui attribuer un nom, qui dérive de la chaîne la plus longue si le composé n'est pas cyclique ou du cycle le plus grand si le composé est cyclique.

Conformation d'une molécule d'éthaneConformation d'une molécule d'éthane
S'il existe des ramifications, on considère qu'elles correspondent au remplacement d'un ou de plusieurs atomes d'hydrogène par des radicaux sur un squelette de base. La présence de groupes fonctionnels est indiquée soit par des préfixes, soit par des suffixes : ainsi, hydroxy- est le préfixe et -ol le suffixe caractéristiques du groupe fonctionnel OH des fonctions alcool et phénol. Pour les radicaux comme pour les groupes fonctionnels, on fait suivre le préfixe ou le suffixe d'un chiffre indiquant la position sur le squelette de base, ce qui permet de distinguer les isomères (par exemple, les deux isomères du butane : CH3―CH2―CH2―CH3 et  .
Sur cette nomenclature se greffe en outre une nomenclature stéréochimique relative aux configurations et aux conformations.
4. Les techniques de la chimie organique

4.1. L’analyse chimique des composés organiques

L’analyse chimique permet de connaître la nature et le nombre d’atomes présents dans le composé (détermination de la formule brute), ainsi que la position que les atomes occupent dans la molécule.

Combustion du carbone et du méthaneCombustion du carbone et du méthane
Pour cela, des méthodes chimiques sont utilisées ; on recherche des fonctions en provoquant des réactions chimiques caractéristiques (l’action du sodium sur un alcool permet de mettre en évidence l’hydrogène du groupement OH) et l’on peut dégrader des molécules complexes en molécules plus simples afin de les identifier plus facilement.
Analyse spectroscopiqueAnalyse spectroscopique
Les méthodes physiques de spectroscopie permettent de déterminer les formules développées des composés : les liaisons covalentes sont caractérisées par les spectres infrarouges et Raman, les liaisons multiples sont identifiées par les spectres ultraviolets, les atomes d’hydrogène sont comptabilisés grâce aux spectres de résonance magnétique nucléaire (RMN).
Pour s'assurer de la formule d’un composé, on emploie l’ensemble de ces méthodes, on compare les résultats obtenus et on vérifie les présomptions en faisant la synthèse de ce corps selon des méthodes éprouvées.
4.2. La synthèse chimique des composés organiques

Théoriquement, la synthèse est l’élaboration d’une substance à partir de corps simples. En fait, on peut considérer que l’on sait faire la synthèse totale d’un corps même si les produits de départ ne sont pas simples, à la condition que la synthèse de ces produits de départ soit connue. Ainsi, on considère que tous les corps obtenus à partir de l’acétylène sont synthétisés totalement, car on sait faire la synthèse de l’acétylène à partir du carbone et de l’hydrogène.

Parfum, essence naturelle et de synthèseParfum, essence naturelle et de synthèse
Les chimistes ont tenté la synthèse des composés organiques pour montrer que la « force vitale » n’était pas nécessaire. Le procédé s’est révélé fructueux, et la synthèse des produits naturels dont l’extraction et la purification sont difficiles est pratiquée couramment. Dans la chimie des colorants par exemple, les composés synthétiques ont supplanté les colorants naturels. On connaît l’importance de la synthèse des macromolécules (matières plastiques et polymères), issues de la carbochimie et de la pétrochimie.
Dans certains cas, la synthèse organique est plus difficile à réaliser que l’extraction des produits naturels. Il en est ainsi de la synthèse des protéines, catalysée par les enzymes, de la fabrication des molécules de sucre et de la fermentation alcoolique.

NylonNylon
Les synthèses industrielles ont permis l’obtention d’innombrables produits de la vie courante : matières plastiques, colorants synthétiques, textiles artificiels, détergents, produits pharmaceutiques, parfums, etc. Les recherches se poursuivent pour améliorer les rendements, diminuer les prix de revient et augmenter les qualités de ces nouveaux produits. Pour cela, la chimie organique fait appel à d’autres sciences comme les mathématiques, la thermodynamique et la cinétique.
C’est en biologie que la chimie organique a permis les progrès les plus spectaculaires, avec la découverte de la structure des acides nucléiques et de certaines vitamines, hormones et protéines (→ biochimie).
5. L’évolution des théories en chimie organique

La chimie organique est une science expérimentale. Très vite, les chimistes ont essayé de dégager des théories permettant d’expliquer et de prévoir les réactions entre les composés. De la recherche des structures des molécules sont nées les théories de la valence et de l’isomérie.
De grands progrès ont été faits dans l’étude des mécanismes de réaction grâce à la théorie atomistique, qui permet de distinguer différents types de rupture des liaisons chimiques : rupture homolytique (radicalaire) lorsque chaque atome emporte un électron du doublet de valence, et rupture hétérolytique (ionique) lorsqu’un atome emporte le doublet électronique et devient un ion négatif tandis que l’autre atome se transforme en un ion positif. Enfin, la mécanique quantique ondulatoire a permis d’affiner encore les connaissances des mécanismes de réaction. Toutefois, toute hypothèse issue de ces théories doit être confirmée par l’expérience.
6. La chimie organique au cœur de l’industrie chimique

Raffinage du pétrole, distillation fractionnéeRaffinage du pétrole, distillation fractionnée
La chimie organique occupe une place majeure dans le monde industriel. Elle regroupe trois activités liées entre elles : la fabrication de produits chimiques organiques de base (éthylène, propylène, etc.), et en aval, la fabrication des matières plastiques de base (polyéthylènes, polypropylène, polychlorure de vinyle, polystyrène, etc.) et celle du caoutchouc synthétique et d’élastomères. Elle alimente ainsi de nombreux secteurs industriels, en particulier l’industrie pharmaceutique et la parachimie (cosmétiques et parfums), qui transforment ses produits de base. C’est une activité qui dépend fortement du pétrole qu’elle utilise à la fois comme matière première et comme source d’énergie. En effet, la chimie organique est une activité extrêmement énergivore.
La récente prise de conscience de l’inéluctable épuisement des ressources mondiales en énergies fossiles conduit les chimistes à explorer de nouvelles pistes de fabrication de bioproduits et ouvre la voie au développement de la « chimie verte ».

 

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